Après Confiserie, le b.boy – oui, le mot existe toujours – de Deuil-la-barre sort un nouvel EP, Monsieur Bourbier. Et c’est un bien bel ouvrage dans l’ensemble, de l’artwork rigolo aux productions signées du taulier Madizm, décidément pas en reste niveau démonstratif, et Flem sur « Imbécile bête ». Quelque chose marque plus que le reste : le fait que, libéré de beaucoup de contraintes, Aketo semble plus que jamais faire la musique qu’il aime. C’est-à-dire une musique de bousillé, aux deux sens du terme. Si les titres introspectifs où il dessine, mi-tendre mi-nerveux, le portrait d’une vraie galère sont touchants, la palme revient aux titres explosifs – l’introduction flambante sur sirènes saccadées et « Konar » en tête. « Konar », dans l’interprétation, c’est Aketo qui se défoule comme on aimerait que plus le fassent. Distorsions de voix, énergie, phases implacables, ad-libs dignes des djinns du Fianso 2017, tout convoque l’image d’un gars qui entre en studio « comme s’il avait vingt ans, avec vingt d’expérience ». C’est le signe qu’il n’y a pas que du négatif à voir sa musique devenir celle de tout le monde, cela implique aussi qu’il y a de la place pour autre chose que la standardisation. Passionné du rap autant que rappeur (comme il le rappelle dans l’un des rares podcasts qui ne rime pas avec sieste, Featuring, animé par le père castor du rap français, Driver), Aketo prouve qu’avec un pas de côté des projecteurs, il est possible de revenir aux fondamentaux : faire du rap pour s’éclater.
Sidekicks
Et le game roule, roule, roule, pour le meilleur et pour le pire, mais il y a, au milieu de tout ce cirque, des rocs qui restent fidèles à eux-mêmes. L’avion du rap français pourrait s’écrouler, Nakk est de ceux qui résistent à l’immersion, l’incendie, l’attentat, les #metoo, les jeans slims, les remix de « Barbie Girl », les déchéances de roi et les ascensions de parvenus. Au pire, il regardera les hommes tomber. Avec « Boîte noire », un « apéritif avant les impératifs » selon ses termes, il livre sur des batteries enjouées un unique couplet, ravivant le souvenir ému de ses qualités de rappeur. Et c’est un plaisir, pour l’auditeur qui l’a connu dans les années 2000, de voir au moins un des maîtres de ses écoutes adolescentes ne pas décevoir. Pour les autres, c’est l’occasion de découvrir un artiste qui ne sonne ni daté ni jeuniste, drôle mais jamais gênant, punchlineur mais jamais creux. Le rap français a certainement vu naître et mourir des carrières entières sans qu’elles égalent jamais une seule phase de « Boîte noire ». Extraits choisis : « j’suis Kunta Kinte sans son pied gauche / j’suis Karl Marx dans un pays de gauchistes » (Nakk vient de Bobigny); « Le quartier est moche comme une paire de triple S / J’ai bien dit une paire de Triple S » (Nakk n’est pas votre petit); « Comme Macron ils fument le cul de la vieille » (Nakk a des valeurs, mais ne fait pas la morale). Efficacement subtil, il suffit d’un coup d’œil à son traitement des références au films de gangster ou aux séries pour constater qu’il survole, encore et toujours, tout le reste. Il n’y a pas à dire, le rap est son pays. Qu’il aime autant qu’il critique.
Les plateformes de streaming ont façonné notre manière d’écouter et de consommer la musique. Tout y est accessible en un clic, toute la discographie d’un artiste, tout un genre. Les algorithmes facilitent d’autant plus une exploration naviguant entre Daily Mix et Radar Des Sorties. Cependant malgré cet immense catalogue, certains disques sont encore absents de ces bibliothèques musicales et virtuelles. Jean Baptiste Vieille mentionnait déjà dans nos colonnes certaines pièces manquantes au puzzle et les raisons de ces absences.
Il y a quelques jours, c’est une pièce historique du rap marseillais, et français, qui refit surface. Souvent cité dans les crédits et remerciements de ses pairs, le groupe Uptown sortait en octobre 1994 une cassette qui restera pour toujours le quatrième album (un EP en l’occurrence) du rap marseillais. Après Ombre Est Lumière, Kartier De Fous allait devancer la sortie de Métèque Et Mat en 1995 et du Retour De L’Âme Soul en 1996. Moins mystique qu’IAM, Uptown proposait en édition très limité un rap plus aéré, plus laid-back entre le style d’un DITC poussiéreux de 1992 (« Dealers De Rimes ») et des inspirations Left Coast (« Pulsions – Remix 96 »), en poussant même vers de la balade funky (« Quand j’avais 16 ans »).
Kartier De Fous est entièrement produit par Mounir Belkhir qui produira également pour Les Nubians, Prodige Namor et également Assassin (deux titres sur l’album Touche D’Espoir). Namor qui apparait sur le possee-cut « Le Kartier Passe Avant Tout » où se retrouvent également Sista Micky, Toko Blaze et… Kery James. Le groupe de Saint Joseph (quartier Nord de la ville) composé de Mourad alias N°7, Stabe, Mounir et Funkystein a par la suite sorti un maxi Pulsions/Réalité en 1996 et un double CD Bootlegz (1991 – 1997) sorti en 2006, réunissant en plus de cet EP des inédits et featurings. Une belle surprise que vous pouvez retrouver sur Internet, en attendant une hypothétique réédition physique, qui sait.
Le featuring phare de D.E.L, sorti en décembre dernier, a son clip, et il s’ouvre sur une fête dans un lieu incongru – une prison, une idée à garder sous le coude au cas où la pandémie dure vraiment trop longtemps. C’est pas le 113 qui fout la merde cette fois, mais Zesau, Isha et le jeune marocain « en règle » Djalito. Sur quelques notes d’un instrument proche d’une cithare chinoise, une jeune femme en uniforme de matonne s’approche d’une cellule d’où s’élèvent des cris étouffés, avant d’ouvrir la porte et de laisser place à un beat agressif et à Zesau, lunettes noires et casquette Lacoste sur la tête, bien droit sur son terrain. Le montage convoque alors l’esthétique crapuleuse d’un clip game changer de l’histoire du rap français : la caméra bouge comme dans « Pour ceux » (avec des meufs, qui, ici, n’ont pas vraiment l’air de faire la vaisselle). Elle filme un juge malmené, des motos en Y, des combats de boxe illégaux dans des lieux interlopes… Isha, en sniper nonchalant, s’avère être le seul rappeur capable de refourguer un couplet à Zess mec de tess et au Planète rap de Lomepal. À l’entrée « charisme » d’une encyclopédie interactive, il y aurait certainement ces seize mesures du Bruxellois en guise d’illustration. Djalito lui serait à l’entrée « Je m’en balec » tant il arrive à cracher du feu en plein milieu d’un combat de boxe. Johnny et Mohammed Ali seraient fiers de lui – et d’eux. Bref, un « banger », un vrai.
C’est une évidence qui a été maintes fois répétée : la scène bucco-rhodanienne a redoré son blason en 2020. Principalement grâce à Jul et sa Bande organisée qui a réuni quatre générations de rappeurs phocéens autour de lui. Ils le diront même en interview, les absents de la compilation ont eux aussi profité du coup de projecteur. Si le public attend prochainement les livraisons de Keny Arkana et de Carré Rouge, il peut d’ores et déjà ronger son frein avec ce petit EP sorti de nulle part : Cristalline noire de Bigash. Apparu sur SoundCloud toute fin 2020, Cristalline noire est hivernal et les placements du rappeur ont plus à voir avec l’école du dix-huitième arrondissement Parisien (un s/o à Befa bienvenue sur « Cheville ouvrière ») qu’avec l’argot du Sud. À en croire la fin de « Perdant magnifique », il aurait même presque une dent contre la scène et le public local, avant de contraster ses propos en scratchant Sameer Ahmad et La Fonky Family.
Bigash surprend par un rap propre et une écriture pointilleuse. Si le flow du rappeur de 24 ans est monocorde, il sied parfaitement à l’ambiance pluvieuse et aux productions tristes et riches de son partenaire Avak. Que ce soit sur le piano classique de « Cours élémentaire » ou sur les nappes brumeuses de « Cheville ouvrière ». Le spleen qui émane des six titres fait penser à du Psykick Lyrikah de 2002 et sur « Soleil gris », le duo s’envole tout doucement derrière un chant murmuré où l’espoir se fait mince, côtoyant les meilleurs blues d’un autre duo, Essonnien cette-fois ci. Une distance certaine avec la tendance, une technique maîtrisée au service de textes complexes, une atmosphère de saison singulière, Cristalline noire est un très bon premier jet d’une originalité vivifiante qui demande plusieurs écoutes pour en saisir toute l’essence. Il inscrit en plus les noms de Bigash et Avak dans la liste des artistes à surveiller.
S’il fallait déterminer le dernier morceau un tant soit peu marquant de 50 Cent, les chiffres répondraient « I’m The Man », le cœur rétorquerait « Funeral », la raison quant à elle trancherait avec « Big Rich Town ». Le générique de la série Power est à l’image de celle-ci : une formule assez téléphonée, un univers vu et revu mais un côté plaisir coupable difficile à ignorer. C’est que l’ancienne mégastar du début des années 2000 semble prendre désormais tout son plaisir dans ses aventures télévisuelles bien plus que dans la musique. Rien d’étonnant alors que les rares morceaux sortis ces derniers temps jouent à fond la carte nostalgique, s’appliquant à récréer avec un brin de modernité le son des grandes années G-Unit ou plutôt le souvenir que les auditeurs en chérissent. « Part Of The Game », appelé à devenir le générique du spin-off de Power situé au début des années 1990, s’inscrit en plein dans cette démarche : un sample grillé de Keni Burke, des intonations au refrain qu’on jurerait sorties de The Massacre et un couplet de NLE Choppa pour la jeunesse. Et si l’effet rétro fonctionne aussi bien c’est que Curtis Jackson s’était déjà frotté à la mélodie de « Risin To The Top » en 2008 dans une mixtape qui le voyait rapper sur des classiques du R&B des années 1980. Alors s’il est trop tôt pour définir l’ampleur que prendra ce titre, il impose de découvrir ou redécouvrir Sincerely Yours, Southside. Car si certains pans de la carrière de 50 ont mal vieilli, l’entendre backer Rick James sur « Moon Man » n’est certainement pas de ceux-là .
« J’ai ma liste de gens qui sont vrais et sincères dans ce milieu et Preemo, Dee Nasty, Jimmy Jay, Imhotep et Akhenaton sont en haut. De belles personnes. » Quand nous l’avons rencontré en 2018, DJ Scribe nous disait à quel point il tenait IAM et Akhenaton en haute estime, ainsi que l’importance que les Marseillais avaient eue dans son parcours d’auditeur et d’artiste. Alors que 2020 marque le vingt-cinquième anniversaire de Métèque et Mat, le Mulhousien a souhaité rendre hommage à Chill et à son grandiose premier album. En mettant les petits plats dans les grands, comme à son habitude, Scribe a réalisé Mixtèpe et Mat : il y revisite son album préféré de A à Z en repartant des acapellas, conviant du beau monde pour l’épauler. Et comme un calendrier de l’Avent version audio, le mix livre surprise après surprise à mesure que le temps s’écoule : là, Cut Killer donne des anecdotes sur les séances d’enregistrement avec AKH ; plus loin, ce sont Solo, Napoleon Da Legend, Faf Larage ou Sako qui reprennent des couplets de l’album ; ailleurs, Olivier Cachin assure un interlude en remettant ses lancements de Rapline au goût du jour ; sont également donner à savourer plein de remixes inédits, assurés par (entre autres) Madizm, Logilo ou Scribe lui-même ; et puis il y a des faces B, des morceaux rares, des jeux autour des samples et même des classiques du rap US ayant des origines communes avec les titres de Métèque et Mat. Et pour animer ce bouillonnement créatif plein de bonne humeur, qui de mieux placé qu’Akhenaton lui-même ? Un voyage dans l’univers de Métèque et Mat organisé par des passionnés, pour des passionnés, et permettant de voir le monument sous d’autres angles, aussi plaisants qu’inattendus.
Il y a en France des gens qui derrière le micro sortent des disques durant des années de carrière, comme s’ils ne pouvaient jamais être à cour d’énergie. Au-delà de leur constance, ce qui est bluffant chez ces rappeurs, c’est leur aptitude à être hermétique aux courants du moment : ils sont solidement ancrés dans la réalité mais ne craignent pas d’être face aux vents contraires. Leur boulimie de productivité est la transposition d’une conviction chevillée au corps. Parmi ces rappeurs, il serait possible de citer Lucio Bukowski, Donkishot (oui, il sort encore des disques !), Alpha 5.20 dans ses grandes années, mais ici, il s’agit de Skalpel. Comme tous les rappeurs précités, il ne dévie jamais de sa ligne – qu’il se fait un devoir de mettre en première. Pour cette énième disque (généralement, pour ce genre de rappeurs, il y a un moment où toute personne raisonnable arrête de compter), il ne s’agit évidemment encore de convictions politiques et de portraits sociétaux, mais pas uniquement. Car si avec humour, Skalpel reconnaît faire du « Rap de vieux » – un peu à la manière dont la Scred dirait qu’elle n’est jamais dans la tendance, mais toujours dans la bonne direction -, il fait avant tout une déclaration d’amour au boom-bap de son enfance, celui des 90s. Pour ce faire, il s’est associé avec Raan. Le Finistérien ingénieur du son talentueux, producteur au sein du collectif Tamahagané Beats et complice régulier de Skalpel et de Première Ligne, est sur la même longueur d’ondes que le rappeur originaire de La Courneuve. Ensemble, ils ont donc réalisé un disque où les scratches, les phases, les refrains, les samples, et même le mix et les structures de chaque titre, portent toujours un clin d’œil passionné au rap qui bounce de la grosse pomme. Entre ambiances à la Necro et à la Group Home, Skalpel et Raan mélangent rap d’hier et préoccupations d’aujourd’hui. À ce titre, le salvateur « Sales gosses » vaut à lui seul l’écoute de ce disque. Comme l’aurait dit le C.Sen : « Ils comptent tous sur la police, chialent, puis chaque jour de nouvelles milices / Ils s’pissent dessus et s’enfuient devant des enfants, j’me demande dans le fond pourquoi ils en font. » Voilà un condensé de la pensée de Skalpel, dans ce disque qui mélange admirations musicales héritées de l’adolescence et vécu d’adulte désormais vétéran.
Le rap français a beau ne plus être adolescent, l’art de la reprise y reste rare. Si les références à des lignes sorties par le passé sont nombreuses, jusqu’ici peu de rappeurs se sont risqués à adapter un titre de leurs aînés. Les causes ? Elles ont notamment été explorées par notre cher Captain Nemo. Bien entendu, il y a la sacro-sainte autonomie dans l’écriture, même si en 2020 le concept de ghostwritter n’est plus vraiment un tabou. La volonté d’être original et soi-même, quoi que cette explication peut avoir un petit quelque chose de désuet à l’heure où la production est à nouveau standardisée, remplie de copycats et où les différences entre certains rappeurs se jouent sur une note de topline. Enfin, il y a peut-être le poids des anciens. Rien de cela n’a pourtant effrayé Hatrize. Le rappeur lyonnais, auteur d’un EP froidement prédictif en 2018, a décidé de reprendre des couplets de Salif, rien que ça. Ce sont ceux de « Tu veux nos vies », que Fon avait posés avec Exs. Hatrize y a mis la rancœur de Salif en apesanteur pour en sublimer le côté désillusionné. Dénué de beat, avec un refrain expiré dans un court souffle autotuné, « Tu Veux nos vies » version 2020 est comme un nuage de vapeur sortant d’une bouche au pied d’un immeuble de banlieue une nuit d’hiver. De la vie, Salif et Exs en avaient donné la copie à ceux qui la voulaient. Hatrize en a fait l’adaptation, et elle est glaçante de solitude.
Le rap n’a pas découvert les violences policières hier. Malheureusement, que ce soit en 1997 sous la bannière Cercle Rouge ou en 2020, le sujet résonne toujours autant avec l’actualité. Il y a d’ailleurs une fierté à voir le rap ne s’être jamais résigné sur ce sujet. Inlassablement, il met – et mettra – autant de fois que nécessaire sur la table une réalité que les gouvernements et leurs bras exécutifs s’efforcent plus que jamais de normaliser, entre culture du déni, arsenaux législatifs autoritaires, clientélistes, et déclarations visant à diviser leurs propres populations.
Devant l’inlassable spirale des violences systémiques, c’est une initiative venue de Belgique qui perpétue aujourd’hui la tradition de ces titres consacrés aux violences policières. Sobrement intitulé « 40 MCs contre la violence d’État », le morceau a spontanément vu plusieurs générations de rappeurs belges défiler au micro. De glorieux anciens comme Smimooz (De Puta Madre) ou Tar One (Dope ADN) côtoient la nouvelle génération, avec des rappeurs tels que Zwangere Guy (parenthèse : ne loupez pas ce morceau qu’il a signé l’an dernier), l’excellente Nephtys ou encore l’inévitable et talentueux Youssef Swat’s. Coordonné par Ypsos, ce morceau fleuve a un autre mérite : ne pas s’embarrasser de barrières linguistiques. Flamands et Wallons sont ensembles et montrent que le sujet est universel, pas seulement français ni même francophone. La genèse de cette initiative est d’ailleurs racontée dans l’excellent documentaire Les Cris restent, où comme le dit Coto de La Selecta : « Relever la tête pour voir ce qu’il se passe autour de moi, c’est un état d’urgence, et l’état d’urgence, ça fait trente ans que les MCs le crient ». À noter qu’une autre initiative, 13’12, est en cour d’atterrissage côté hexagonal. Ça sortira le 13 décembre, et ceux qui aiment déchiffrer les numéros en feront la parfaite conclusion à cet article.