Sidekicks

Ce 25 août marquait les vingt ans de la disparition de la chanteuse dans un accident d’avion. Depuis ce jour fatidique, sa discographie menaçait de glisser peu à peu dans l’oubli. Ses disques n’ont jamais été repressés et sa musique n’a jusque-là jamais été disponible sur les plates-formes de streaming (à l’exception du premier album conduit par R. Kelly et d’une poignée de singles). Elle était virtuellement devenue inaccessible. Alors que rappeurs, chanteurs et producteurs ont continué de célébrer Aaliyah pendant deux décennies en la samplant et en la citant, son héritage semblait pourtant vouer à s’effacer peu à peu de la mémoire collective et à ne plus devenir qu’une référence obscure auprès des nouvelles générations. Le biopic sorti en 2014 était un naufrage, l’album posthume que devaient superviser Drake et 40 n’est jamais sorti et surtout les albums cultes One in a Million et Aaliyah paraissaient condamnés à ne jamais revoir le jour.

Cet enlisement est dû en premier lieu à l’effondrement de Blackground Records, le label fondé par l’oncle de la chanteuse : Barry Hankerson. Dévasté par la mort d’Aaliyah, cet homme mystérieux aux méthodes discutables, qui a introduit R. Kelly auprès de sa jeune nièce et a maintenu sa collaboration avec lui jusqu’en 2000 (bien après l’épisode de leur mariage illégal) s’est longtemps muré dans le silence. Les poursuites judiciaires ont plu sur Blackground Records au cours des deux dernières décennies, notamment de la part de ses propres artistes (comme Timbaland ou Toni Braxton) désireux d’obtenir leur dû et de quitter le navire. Les ponts avec la mère d’Aaliyah – la sœur d’Hankerson – sont coupés depuis longtemps. Ils ne s’adressent plus la parole. En coulisses, des négociations infructueuses semblent avoir eu lieu entre la famille et Blackground, d’après les communiqués publiés. Sorti de sa réserve cet été, Hankerson, seul détenteur des droits, justifie l’absence de la musique d’Aaliyah pendant tout ce temps par une défense floue et changeante : respecter la volonté de la mère de ne pas entendre la voix de sa fille ou encore la difficulté à établir un deal équitable avec les plates-formes de streaming.

Quoi qu’il en soit, dans ce nœud de culpabilité, de non-dits et de chagrin jamais apaisé qui mine cette famille, l’escamotage insensé de tout un héritage musical va prendre fin. One in a Million, l’album fondateur, fruit de la collaboration entre Aaliyah, Timbaland et Missy Elliott, est déjà disponible. Quant à Aaliyah, qui abrite les plus gros cartons de la chanteuse comme « We Need A Resolution » ou « More Than A Woman », il ressort ce vendredi 10 septembre. D’ici octobre, c’est l’intégralité du catalogue de Blackground Records qui devrait être mise en ligne. L’occasion également de redécouvrir le premier solo de Timbaland et ses albums avec Magoo (notamment Indecent Proposal et Under Construction, part II) où le producteur élaborait un son unique et osait des bizarreries qui étonnent encore aujourd’hui. Sur One in a Million, son usage avant-gardiste des percussions, l’écriture de Missy et la douceur fragile d’Aaliyah se marient pour atteindre un moment de grâce qui n’a pas pris une ride. Il était temps que le monde en profite à nouveau.

Lorsqu’en décembre dernier, il a été temps de jeter un regard passionné sur l’année écoulée, L’Abcdr avait pris garde de laisser visible dans le rétroviseur quelques excellents disques restés confidentiels. Parmi eux, il y avait le recueil de titres que Tar One avait publié tout au long des 365 jours précédents. Une œuvre pour perpétuer une passion et contenant autant le plaisir de kicker que celui d’observer le monde. Elle ne pouvait donc pas être mieux nommée : Juskomsa. 2021, rebelote avec un deuxième volume, sauf que cette fois, le rappeur n’avance pas en solo. Après avoir dévoilé une première piste avec Taipan, c’est en trio que la joue celui qui est désormais l’un des darons tranquilles du rap belge. À ses côtés ? Son compatriote le ‘vni Béhybé, ainsi que le virevoltant Moudjad qui officie dans un registre plus sombre que d’habitude. Et pour cause, même si Moudj’ ne prononce pas une seule fois le mot « enfoiré », lui, Béhy’ et son hôte démontent l’orgueil digitalisé du monde moderne. Ils le font sur une production aux maléfices planants portée par un beat assourdissant de Math Mayer. Du son envoûtant à la Hits Alive qui suit à la lettre la maxime prononcée par Moudjad : « Rappelle-toi qu’on voit tous les défauts quand il y a trop de lumière. » C’est dit juste comme ça et ce sera tout de même relayé sur les réseaux sociaux, quoi que ces rappeurs en pensent.

L’artwork peut faire penser au Hegelian Dialectic, ultime album de feu Prodigy. L’ambiance sonore proposée par Dead Monarchs, duo de producteurs australien composé de Donnie Tha Chief et Stricknine (du groupe Kings Konekted), colle également au QB de Pee, celui qui mêlait ésotérisme obscur et fierté de représenter le borough new-yorkais. Pas vraiment étonnant, vu que l’album Tabula Rasa, met à l’honneur un de ses soldats le plus prestigieux : Tragedy Khadafi, vétéran de la scène Queensbridge depuis Marley Marl et son Juice Crew. La liste d’invités confirme la direction artistique : KRS-One, M.O.P, Blaq Poet, Kool G Rap, A.G… Tragedy croise le fer avec un panthéon de MCs du New-York (mais pas que) crasseux des années 90. Le rappeur désormais cinquantenaire s’offre une cure de jouvence, son flow ressemblant de plus en plus -c’est à s’y méprendre sur certains morceaux- à celui de Nas. Fort de dix-huit titres et d’une cohérence impeccable, Tabula Rasa est une belle surprise, prolongeant l’ambiance amenée par les albums collaboratifs de DJ Muggs en début d’année. Il pourrait même prétendre au titre de meilleur album de Tragedy, depuis Intelligent Hoodlum en tout cas.

Le coeur bien serré pendant trois minutes, pour essayer d’un peu mieux aimer. En s’attaquant au sujet de l’amour, Disiz faisait son retour au début de l’été en usant de sa plus grande force : sa vulnérabilité. Et si depuis ses débuts le rappeur d’Evry n’hésite pas à ouvrir des portes sur ses doutes et ses peurs, la tendance semble maintenant encore plus forte depuis deux albums : que ce soit sur Pacifique (2016) et ses nombreux questionnements personnels, ou sur l’exploration de ses démons sur Disizilla (2018), Serigne M’Baye Gueye semble depuis quelques années rejeter les calculs pour ausculter ce qui l’anime. Une théorie qui se confirme encore un peu plus à l’écoute de « Casino », nouveau morceau pop chanté aux couleurs tristes et estivales. Composé en compagnie du producteur LucasV, le titre plonge la tête la première dans les vagues sentimentales d’un Disiz tiraillé : là où l’amour semblait jusque là l’animer, « Casino » parle des doutes qui peuvent (aussi) parfois s’inviter. Aussi langoureux que profondément sincère, tiraillé entre la peur de se tromper (« Qu’est-ce que je risque ? Est-ce que je l’aime ? Qu’est-ce que je perds si je la quitte ? ») et une tendresse persistante pour celui ou celle qu’on continue peut être d’aimer (« Je sais, tu as mal […] Viens dans mes bras, rapproche-toi, repose-toi sur moi ») « Casino » parle finalement de ces contradictions qui rendent autant humains qu’elles peuvent causer de la souffrance. C’est beau et triste, comme un dernier au revoir à quelqu’un qu’on a aimé, tout en étant aussi la preuve d’autre chose : à 43 ans, Disiz semble avoir encore beaucoup de choses à nous montrer.

Les rétrospectives, DJ K-tana s’y connait. Alors, quand le Toulousain propose de nous faire revisiter le premier semestre 2021 – six mois durant lesquels il s’est passé une pléthore de trucs dont la grosse majorité nous est passée sous le pif -, il n’est pas question de rechigner. 2021 Underground Hip-Hop, c’est cinquante-six morceaux sélectionnés et enchaînés avec maestria. Plus qu’un best of de cette première partie d’année, K-tana a voulu proposer une ambiance cohérente durant les quatre-vingt minutes que dure le mix. Durant ce plaisant voyage, on croise des habitués de nos colonnes (Evidence, DJ Muggs, Your Old Droog, Griselda), tout comme des artistes moins souvent cités par ici mais néanmoins hautement talentueux (M.A.V., Chris Crack, Jazz Spastiks). Un moment et une initiative franchement appréciables.

Ce titre aurait très bien pu être celui d’une compilation regroupant des morceaux d’artistes d’horizons divers comme on en connaît bien dans le rap. Et l’idée n’est pas très éloignée : un recueil de textes écrits par des rappeur.se.s, produit par une cheffe d’orchestre, Elena Copsidas.

Réunis autour de quatre thèmes (bleu, brut, mur et muse), les dix-sept artistes ont en choisi un et ont laissé libre cours à leur créativité pour imaginer un texte en rime ou en prose. Seule contrainte, logique sur papier, il n’y a évidemment pas de musique. Là où pour le rap la prod représente 50 % du résultat – et dans à une époque où les toplines prennent le dessus et arrivent en amont des paroles –, l’exercice peut être déroutant pour certains.

Le résultat est cependant concluant. Sans basses, sans flow et sans mélodies, les plumes des artistes donnent tout de même à entendre une rythmique, propre à chacune d’elle. Il y a les rappeurs qui jouent avec les allitérations, faisant rebondir les sons dans tous les sens. Ceux qui écrivent en respectant les temps et les mesures, vers par vers, deux par deux. Ces autres qui favorisent les rimes embrassées et les répétitions de strophe pour cadrer leurs propos. Les destructeurs de structures littéraires qui mélangent les genres et les styles. Les amoureux d’énigmes et casse-têtes qui nous font sourire et réfléchir.

En suivant attentivement les plumes de chaque auteur, c’est leur personnalité qui transparaît à travers leur narration et leurs champs lexicaux, tout comme leur expérience dans cet exercice de style.

Mais le pouvoir d’un écrit réside dans la réception que chacun en fait. C’est dans cette idée que chaque texte est accompagné d’une illustration pensée par un artiste graphique qui a laissé à son tour son crayon interpréter ce que les mots lui ont fait ressentir. Nul besoin de Genius pour expliquer quoi que ce soit dans ce livre, tout est une histoire de sensibilité et d’interprétation.

Avec des textes de : Akhenaton, Rémy, Jok’Air, Kacem Wapalek, Lino, Georgio, Greg Frite, Lord Esperanza, Captaine Roshi, Lady Laistee, Chilla, Edgar Sekloka, Nikkfurie, Demi-Portion, Kemmler, Scylla et Sean.

Avec des illustrations de : Stéphanie Macaigne, Maxlesquatt, Carlotta Magali, La grosse griffe, Hakim Sahiri, Engy Saint-ange, Sofiane Who Knocks et Dimitri Zegboro.

Le livre Au nom du rap est disponible à la commande ici.

Le 20 juillet, l’émission radio Blockbusters invitait deux rédactrices de l’Abcdr du Son afin de revenir sur la carrière de Diam’s [merci à Narjes pour la passe dé, NDLR] Résultat : sur les ondes de France Inter ont résonné les mots de Radikal MC, de Casey et des camarades de Tierlist (insérés sur nos conseils), mais aussi des mentions de Soprano époque Street Skillz et quelques anecdotes plus ou moins glorieuses de l’industrie du disque. À cette occasion, et parce qu’il a – encore ! – été impossible de parler du plus beau morceau de sa carrière faute de temps, le site a décidé de dévoiler une chute de L’Obsession Rap consacrée à « Si c’était le dernier ». Encadré écrit en 2019 et qui a dû être sacrifié, comme malheureusement bien d’autres, mais qu’il aurait été dommage de ne jamais dévoiler. Pour écouter l’émission, c’est ici et lire l’encadré, là :

« Si c’était le dernier », le « testament du rap français » (Proof)

Mélanie Georgiades se donnera aux dépens de sa santé mentale, au point de poser « un genou à terre en fin d’année 2007 ». Une date qui curieusement correspond à l’explosion d’une autre icône féminine détruite par l’industrie musicale : Britney Spears. Les deux se rasent le crâne. Les deux font surgir le spectre de l’hystérique dès lors que leur image les fait suffoquer. Mais, à la différence de Spears, Diam’s se reprend en main par un choix spirituel qui ne tient qu’à elle et la conduit à arrêter le rap. Le rap, mais pas le don : ses projets humanitaires, qui ne sortent pas de nulle part – elle avait déjà chanté pour Amnesty International, pour les sans-logis etc. – sont clairement présentés comme une continuité non pas de sa carrière, mais de ce qu’elle lui a apporté de plus précieux : un lien avec son public. Pour cela, elle livre un morceau fleuve. « Si c’était le dernier », qui clôt SOS, accède sans nul doute au panthéon des points finaux du rap français. Ce qui se dégage d’un morceau qui ferait frissonner le pire de ses détracteurs, c’est, derrière l’intensité passionnelle de chaque mesure, une extrême cohérence. Son testament personnel. Mais aussi, du témoignage-même du beatmaker Proof lors d’un hors-série d’OKLM, un « testament du rap français. » Au-delà du point final, c’est un morceau charnière. Nous sommes à la veille des années 2010. Un an après, c’est Salif qui tire sa révérence avec « L’Homme libre ». Le genre s’apprête à connaître un renouveau esthétique et commercial inédit. Le rap piano-violon mélancolique, introspectif, premier degré, que Diam’s a incarné (parfois malgré elle) se ringardise. Les réseaux sociaux occupent une place toujours plus envahissante dans la musique. Diam’s rappelle doucement que derrière ceux-ci, si prompts à construire des personnages en armure, il y a et aura toujours des êtres humains, potentiellement rongés par l’insécurité, le doute et la dépression. Alors que le vieux rap se meurt et que le nouveau tarde à apparaître, elle prévient de la vanité du strass et des paillettes. Un chemin qu’il pourrait prendre ?

L’an passé, pour la promotion de son bel EP 95 Monde Libre, Mairo faisait une démonstration pour la chaîne suisse Couleur 3 avec le « 95ml Freestyle », cet été, il remet le couvert pour les cinq millions d’abonnés YouTube de Colors, le programme berlinois au fond monochrome. Son Colors Show, intitulé « Attentat Uzi », est sorti ce 19 juillet et le Genevois y fait preuve d’une aisance incroyable, en rap et face caméra, comme l’exige le concept. Air Force blanche aux pieds, kufi sur le crane, Mairo arrive comme un G en Dickies bien large sur le beat. « I have no idea about the lyrics but the beat and flow are great », dit Phil B. dans la section commentaires de la vidéo, et Valdimir M. abonde dans son sens : « I don’t understand a single word but the dude went so ham. » Impossible de nier, le rappeur est tout feu tout flamme pendant ces quelques minutes, multipliant les skills et les références, citant les Ruff Ryders et Time Bomb, convoquant par le sample Lunatic (« Le silence n’est pas un oubli ») et Maitre Gims (« À 30% »). Il se pose en bruleur de mic, plein de l’énergie que l’on connaît aux XTRM Boyz dont il est, technique dans l’intention et précis dans l’exécution. La production aux petits oignons est quant à elle signée Hopital, qui déroule le tapis parfait pour l’incandescence lyricale de Mairo. Des jeux de mots, des rimes haut de gamme, une juste alliance de fougue et de maîtrise, un faux zozotement, les adlibs de nos grands frères, des lignes sensées et des placements insensés, MairoSmalls a livré l’un des tous meilleurs Colors Show francophones, ces derniers étant globalement de très bon niveau. Bravo à lui.

C’est devenu une habitude depuis quelques années, l’équipe de Swampdiggers vient d’éditer un mix spécial été. Si vous voulez vous faire plaisir en pilotant votre estafette vitres ouvertes ou en asaisonnant les grillades, c’est la playlist à faire tourner en fond sonore. Une sélection détaillée en textes passionnés si en plus vous voulez allier lecture au bord de l’eau et plaisir auditif. Vous ne pouvez pas vous tromper, « I dont like to dream about gettin’ paid » du Dogg Pound s’y trouve calé entre un classic de Doggystyle et un titre de 3X Krazy diggé au fond d’un bac à disques de la Bay Area. Le mercure est monté, le timing est parfait. Et si vous n’en avez pas assez, vous pouvez toujours compter sur les éditions des années passées.

C’est la coutume, après avoir synthétisé en deux sélections de vingt-cinq morceaux les six premiers mois musicaux de l’année, l’Abcdr s’accorde le temps d’une pause. Durant l’été, pas besoin de pass sanitaire pour aller et venir dans les pages du site, qui regorgent de contenus à découvrir, qu’ils aient été publiés ces derniers mois ou qu’ils sommeillent paisiblement au fond des archives, ne demandant qu’à être réveillés par des visiteurs curieux. Si vous avez la chance de prendre le large, nos divers podcasts et mixes pourront vous accompagner durant le trajet. Côté lecture, interviews, articles et chroniques ne manqueront pas d’occuper les après-midi pluvieux au besoin. Enfin, L’Obsession Rap, le jeu est toujours disponible pour s’amuser et digger avec nous même loin de toute connexion Internet. La trêve des publications durera jusqu’à la rentrée scolaire lors de laquelle nous vous donnons rendez-vous avec vos plus belles paires de chaussures et vos nouveaux bombers pour de nouvelles explorations rap au fond du préau. Et d’ici-là, peut-être recevrez-vous quelques nouvelles dans notre rubrique Sidekick et sur nos réseaux sociaux : Twitter, Instagram et Facebook.