Sidekicks

À l’occasion de la sortie de Dopamuun en 2018, Muun annonçait dans les colonnes de l’Abcdr travailler sur des sorties à venir, sans s’avancer sur le temps qu’elles lui prendraient : « je ne suis pas quelqu’un qui aime envoyer masse de choses sans qualité. » La suite est arrivée l’année suivante (Dopamuun 2) puis le Montreuillois a laissé passer quelques saisons et une pandémie avant de se montrer à nouveau. Il vient de dévoiler un EP quatre titres, Dans Muun mood hivernal, déclinaison de l’éphémère format « Dans Muun Mood » qu’il avait lancé l’été dernier et qui ne s’est finalement composé que de deux épisodes, « Razmoket » et « FF ».

C’est d’ailleurs cet excellent morceau produit par le rappeur lui-même qui ouvre le dernier EP. Atmosphère étouffante, vision pessimiste de l’avenir et misanthropie y sont de mise… « J’suis totalement deg’, l’être humain est trop deg’, la planète est dead, les gens donnent plus d’aide » sous autotune anesthésiant  et sur basses assommantes. Les trois pistes qui suivent laissent chacune entendre une ambiance différente : une composition ensoleillée de Playz sur « Qui » puis deux instrumentaux de Adibuu pour « Cinéma » et « Sans se retourner », sur lesquels Muun joue avec sa voix et tente diverses mélodies, non sans rappeler Kekra par moments.

Disponible sur les plateformes habituelles, Dans Muun mood hivernal vient ajouter une jolie ligne à la courte discographie de Muun, qui cultive discrètement sa formule, mêlant sans complexe le cloud rap aux sonorités latines et nord africaines depuis Montreuil sous Bois dans une épaisse fumée.

Comme un dernier faisceau lumineux avant l’obscurité, KayCyy transperce de sa voix un mur d’ondes synthétiques. S’efforçant de fendre la noirceur qui l’entoure, sa lutte est âpre, mais le résultat n’en est que plus beau. Voilà comment l’on pourrait résumer TW20 50 : dix minutes et trente-six secondes de quelques fragments de lumière qui plongent petit à petit l’auditeur dans un océan de mélancolie. Révélé auprès du grand public l’été dernier sur Donda (avant d’en être injustement retiré) KayCyy est le nouveau protégé de Kanye West. Un gamin né au Kenya (avant d’émigrer aux États Unis) à la voix, sautillante comme un Playboi Carti et sur le fil que le producteur électronique français Gesaffelstein magnifiait vendredi dernier le temps d’un EP. Sur les trois morceaux offerts par ce duo bousillé de mélancolie, peu de place à l’espoir. Ou alors seulement du côté de son interprète : car derrière la noirceur baroque des productions du musicien electro lyonnais (lui aussi entendu sur Donda sur « Jesus Lord ») un KayCyy très romantique se cache, notamment sur le superbe “THE SUN” qui alterne entre mélodies glaciales et paroles sensuelles. TW20 50 joue en définitive dans la cour des grands EPs de ce début d’année car il brille dans son utilisation des contrastes : là où les mélodies glacent l’atmosphère, le chant fragile de KayCyy embrase les coeurs. C’est toute la force de ces dix minutes d’apesanteur sonore. Baroques et romantiques à la fois. Sombres et lumineuses en même temps. Comme l’ombre et la lumière, le temps d’une courte éclipse musicale que nous offre ce duo sorti de nulle part.

Certains diront des Daltons qu’il s’agit d’un énième groupe de rappeurs qui, faute de talent, titillent le ministre de l’Intérieur dans l’espoir d’en tirer du buzz. La preuve, une invasion de stade lors du match OL-Sparta Prague et un passage sur TPMP, l’émission qui a fait percer un certain candidat à la présidentielle. D’autres que ce sont des vaillants, prêts à prendre micro et caméra pour réclamer la sortie de leur camarade incarcéré, Many GT – et au passage, un featuring avec Angèle, parce que pourquoi pas. Quel que soit le point de vue adopté, on peut s’accorder sur une chose : ils ne manquent pas de bonne humeur pour mener à bien leur objectif. Originaires de la même ville que l’auteur d’un récent triplé contre le PSG, Les Daltons se sont d’abord fait connaître au-delà de leur zone par ces vidéos de rodéos sauvages suscitant les foudres de Gérald Darmanin. Parmi elles : pas de danses ressuscités des années 1990, performance d’un certain Speeder-Man, Twingos aux rayures jaunes et noires qui mettraient à coup sûr des étoiles dans les yeux de Jul, masques tirés de Saw secouant des guitares folk n’importe comment, et surtout : de la funk, beaucoup de funk. Amené à s’expliquer, l’un d’entre eux prétend vouloir, par l’humour et cette mise en scène, retourner le stigmate apposé aux jeunes « d’une certaine zone géographique, d’une certaine catégorie socio-professionnelle ». Et c’est vrai, la dérision (y compris de soi) est au rendez-vous. La semaine dernière, l’équipe a sorti « Daltons toute ma life », dont le clip s’ouvre sur une plage et un air de piano joué par un bagnard cagoulé (non, sous la cagoule ce n’est pas Sofiane Pamart), pour laisser place à une sorte de type-beat « tubes funk intemporels » signé Slimane B. Les couplets s’enchaînent – et ils sont moins bêtes que vous le pensez – entrecoupés de pas de breaks, headspins, snaps, captures d’écrans d’articles de presse, vidéos de karting, refrains auto-tunés (« dans le fond pas mauvais, pas mauvais…« ) Ce n’est pas parfait, mais il faudrait vraiment être sans âme – ou Gérald Darmanin – pour ne pas décrocher un sourire.

Six nationalités différentes, et au moins autant de styles représentés. La Phonkerie, label autoproclamé « premier sur la phonk » en France, a sorti sa deuxième compilation, deux ans après la première. Un véritable cap est donc passé pour cette dernière. Mais Jamy, qu’est-ce que c’est la « phonk » ? Terme popularisé depuis Miami par SpaceGhostPurrp (« Bringing the Phonk »), la phonk est un mélange de sonorités extrêmement distordues (le terme lui-même ressemble à une sorte de version chopped and screwed de « funk ») posées sur des rythmiques trap directement issues du rap de Memphis, souvent agrémentées de samples instrumentaux ou vocaux de Three 6 mafia et d’autres groupes de cette espèce (un titre s’appelle « Sippin and Pimpin », comme ça c’est clair). Le tout est bourré d’effets divers et variés conférant un aspect vaporeux au résultat final. Et s’il y a des cassettes ornées de police Cyrillic Goth, des têtes de mort et du violet partout, c’est encore mieux. Mais Phonkerie Vol.2 se permet des encarts divers et variés, côté punk rap et drum & bass. Car la phonk est versatile, changeante, mais ce qui reste – comme pour beaucoup de genres peu exposés – c’est un amour de la texture sonore, parfois manipulée jusqu’à en faire voir l’absurdité (« Outer space » est un sample accéléré de The Prodigy, qui samplait déjà Ultramagnetic MC’s, puis Max Romeo…). Certains y voient étrangement l’enfant et l’opposé de la violence brute et premier degré de la trap. En tout cas, la Phonkerie livre ici un échantillon de qualité du genre. Pour les francophones on trouvera notamment un titre des Sages Mécréants (« Fugitif ») et de Yuri J avec Train Fantôme, où ça crie beaucoup (mention spéciale au « t’es trop sexiste pour bouffer une chatte »).

Rappeur et beatmaker au sein du groupe Kalhex, Lex poursuit également depuis une dizaine d’années une carrière fructueuse dans la musique Hip-Hop instrumentale. Celle-ci l’a fréquemment amené au Japon, où il a tissé des liens avec de prestigieux acteurs de la scène locale. Illustration d’un certain succès, la musique du Parisien est « même diffusée dans les konbinis » nous disait son frère Parental. Rogue Hill, le cinquième album instrumental de Lex, est justement influencé par un séjour au Pays du Soleil Levant, et propose douze titres lumineux, aériens et délicats. De quoi garder sa place dans les playlists des épiceries japonaises.

Kaaris et Kalash Criminel, Freeze Corleone et Ashe 22, mais aussi, Gino et Relo : les albums communs connaissent un petit succès en ce début d’année 2022, et ces fusions n’ont rien de déplaisant. Gino avait mis un coup de frein à sa production musicale depuis plusieurs années. Son dernier projet date de 2014, il avait sorti une Retrotape en 2020. La vie passe, les enfants naissent, mais il y a des collègues qui n’oublient pas. En opérant un retour vers le son FF du tournant des années 2000, entre froideur électronique et chaleur samplée, énergique et mélancolique à la fois, engagé et drôle, littéraire et argotique (bref, parfait pour les nostalgiques pas farouches de la même espèce que l’autrice de ces lignes), Relo a immédiatement pensé à faire renaître la voix écorchée de Gino à ses côtés. 13 au carré, pour le code postal, 13013, et parce que les deux incarnent une certaine facette de la ville. L’EP est conçu comme l’émanation d’un amour pur de la musique. Du rap qui aime le rap. Aucune stratégie marketing derrière, juste une manière de ramener Marseille à ses bases des années 2000, émotive et rocailleuse comme la rue, à l’image de la voix de Gino. Certains y reconnaîtront même les inflexions du Soprano triste de Puisqu’il faut vivre. Les sept titres ont chacun leur petite spécificité : sens de la formule réaliste (« une paire de birk, c’est plus pratiques pour les gardav »), références au rap aimé (« le gardien de mon frère comme Sefyu et Assa Traoré » ; « alors comme Sopra j’roule, et j’essaye de tout oublier comme Jul »), rimes qui donnent envie de backer à dix, posse-cut qui fait la part belle à la frissonnante Soumeya, samples de Ragnar dans Vikings… Gino et Relo transportent quelque part entre Art de rue et Les Cités d’Or, tout en se permettant quelques incursions contemporaines (« Noir et blanc »). Tous les morceaux valent le détour. Une perle se dégage quand même : le titre « Pone », dont la prod, conçue par Nef, est un hommage au beatmaker de la FF, premier être humain à créer de la musique avec ses yeux… « Les légendes ne meurent jamais », la musique intemporelle non plus. De quoi faire taire les hurluberlus qui se permettent d’affirmer que Marseille ne rappe pas. La ville a gravé son son et son style au croisement d’influences hétéroclites sans jamais perdre ce qu’elle était. Gino et Relo viennent le rappeler, plutôt deux fois qu’une.

Architecte sonore dans les années 2010 des Get Home Safely de Dom Kennedy, Victory Lap de Nipsey Hussle, et aussi de celle moins connue mais tout aussi brillante, de Harlan and Alondra de Buddy, le duo de producteurs Mike N Keys sort ce 11 février un album intitulé Midnight Mirage Instrumentals, Vol.1. John Groover (alias J-Keys) et Michael Ray Cox Jr (alias Money Mike) se sont fait assez discrets depuis 2019 et leurs productions ont été distillées au compte goutte. Ont bénéficié entre autres de leur attention Kehlani, Reason et, encore et toujours, Dom Kennedy. Des productions qui se démarquent également par le fait que le duo travaille énormément avec d’autres compositeurs. Plus récemment, c’est Dr. Dre qui les a conviés aux côtés d’Alchemist sur The Contract pour le morceau « Diamond in Mind ». Si ce dernier a plus mention de symbole que de véritable coup d’éclat, Midnight Mirage Instrumentals, Vol.1 vient rappeler que le duo en a encore sous le coude et propose un collage de beats d’une cinquantaine de minutes pour vous accompagner au boulot ou à la salle comme le suggère Redman en introduction. Mais c’est plus sur une escapade ensoleillée que l’on vous recommande l’écoute de cet album à l’énergie californienne, reposant et radieux, dégoulinant de basses et de cowbells sur « Baby Blue », mêlant douce mélodie de piano et chants d’oiseaux sur « They Say » ou dosant subtilement claps et guitar slides sur « Radical ».

Le rap de Ron Brice est celui du labeur et de la discipline, parfois même de la droiture. Des mots qui sont souvent associés à une forme d’ascèse qu’il n’y a pourtant pas chez le rappeur du label 12 Monkeys. Sur son dernier titre au son rugueux, « Exhibition », il y a certes une célébration de la rigueur dans son art et un refus de niveler son exigence vers le bas : « Sorti d’école, mauvais élève, pourtant bien élevé. M’appliquais quand j’écrivais pour prouver un QI élevé. Maintenant le jeu consiste à paraitre bête : j’dis pouce. J’suis peace mais violent quand on me pousse ». Mais comme il l’a prouvé sur ces derniers EPs sortis depuis 2018, Blacklist et Pédigrée des grands, Ron est aussi un rappeur élevé au rap « poing serré et troisième doigt levé » qui n’a rien d’un stoïque. De son slow flow jamais redondant grâce à ses subtils sursauts de placement, le « bnom » rappelle aussi qu’il ne veut pas se contenter de rester dans l’ombre : « On dit qu’la valeur d’âme n’attend pas l’âge. Moi j’dis qu’tout s’monnaie, mais qu’le respect s’arrache. J’étais dans le tunnel sans percevoir la lueur du fond. Ça a plus d’valeur quand ça s’acquiert à la sueur du front. » À l’image de sa maison mère 12 Monkeys, qui vient de livrer en début de mois le rutilant EP FENDI Massacre de CHAM produit par Just Music Beats, Ron Brice prouve que toute une scène qui « excelle dans [son] couloir » sans vouloir jouer aux numéro dix a encore bien des belles choses à démontrer. Ce « craquement d’os » qu’est « Exhibition » le démontre une nouvelle fois.

Décédé en décembre 2020, Driss Maazouzi alias Zouz était l’un des membres d’Ambusquad, groupe historique de la scène caennaise. Rappeur, chanteur, producteur, réalisateur de clip, le garçon a laissé l’image d’un touche-à-tout doué et altruiste. Afin d’honorer sa mémoire et son talent, son entourage s’est démené pour sortir l’album sur lequel Driss travaillait avant que sa santé ne se détériore. Graine de star est pour l’instant accessible uniquement sur YouTube ; il sera prochainement disponible sur les plateformes de streaming et en version physique. Une page Facebook a été créée pour suivre les informations liées au projet. Nous saluons cette belle initiative et espérons qu’elle apportera du réconfort aux proches de Driss.

Parmi ses derniers articles, le site web Cultures Urbaines interviewe un pionnier du rap marseillais en la personne de DJ Rebel. L’occasion pour le lecteur de revenir rapidement sur les débuts du rap marseillais et de son ancien groupe Soul Swing, mais aussi de découvrir que le DJ a participé au film méconnu Freestyle (sorti en 2002) et plus récemment au court-métrage Merlich Merlich réalisé par le marseillais Hannil Gilhas.

Et pour faire d’une pierre deux coups, vous pouvez écouter, ou re-écouter, la cassette promotionnelle de Chroniques de Mars (avec quelques inédits de Faf Larage et de 3eme Oeil) mixée par ses soins et ceux de DJ Kep ici, mise à disposition par SoundCasaChannel.