Sidekicks

MINI-SERIE

Lost in California

Après être parti à la recherche d’Outkast dans Lost in Traplanta, Larry s’offre d’autres aventures. C’est cette fois en terres californiennes qu’il a décidé de poser ses valises, à la recherche d’une autre légende : Detox. Lost in California reprend le même format que son prédécesseur : une mini-série de quelques épisodes d’une quinzaine de minutes chacun aux airs de buddy-movie sans buddy puisque Larry (joué par le comédien Kody Kim) part seul sur les traces d’un mythe. Une aventure qui n’est qu’un prétexte pour explorer les dessous du g-funk et du gangsta rap dans son berceau d’origine : Los Angeles et ses bourgades voisines Compton, Leimert Park ou Watts. Seul, Larry ne l’est pas vraiment : derrière sa quête, Mathieu Rochet, ex-Gasface que l’Abcdrduson avait interviewé en 2007, tire les ficelles. Le ton y est léger, l’humour candide et pittoresque. Mais derrière ce faux-semblant de ne rien y connaître, Lost in California, tout comme Lost In Traplanta, est une petite piste aux étoiles de gloires locales allant de la génération Death Row jusqu’à celle de la scène rap des années 2010. L’album le plus célèbre jamais sorti fait donc encore parler de lui, le chat de Schrödinger transposé à la sphère rap, dans cet entertainment de qualité supérieure où viennent se rajouter les talents de l’illustratrice Anouk Ricard et les compositions originales de Mil Beats.

Furax Barbarossa a commencé son épopée sur son navire, il y a bien longtemps juste avec « un survêtement sans élastique, avec, comme seul bagage, un chiot de trois mois. » Un itinéraire non tracé au feutre rouge sur sa carte, où il « y a eu de la lumière, donc forcément de l’ombre. » Un voyage qui l’a mené, aujourd’hui, jusqu’à son septième album, Caravelle, dans lequel l’introspection est à son paroxysme. Le rappeur toulousain dépeint l’intégralité de son parcours tout au long du projet. Le passé, les douleurs qu’il a pu engendrer et ses racines (les coordonnées géographiques indiquées sur les trois pochettes de l’album localisent Bonifacio, Corse) tiraillent Furax. Des éléments majeurs qui l’ont sûrement poussé à entreprendre ce voyage initiatique. De longues épreuves et souffrances dans lesquelles Barbarossa y a mis plus de sens que dans un bonheur inlassable. Se laissant porter par le courant en attendant « l’ouragan dans le plus grand des silences, » Furax brave vents et marées, seul contre tous dans une industrie où il joue le rôle de Léon : un tueur à gages solitaire, taciturne et très efficace (« J’ai nettoyé façon Katrina maintenant ça paraît vide », « J’ai fait d’la rime un parabellum ça fait des paraplégiques », « Uragano »). Le rappeur n’est pas là pour les tubes ni pour les thunes, ne se retrouve pas dans ce monde où tout s’achète, même la notoriété (« Ils passent leur temps à dire qu’ils pèsent, à contempler les scores, mais peut-on se vanter que l’on baise quand on paye l’escort, » « Coliseum »). L’album sonne comme une thérapie du passé qui l’a brisé et l’a mis au premier rang d’un spectacle où tout n’est qu’agressivité et sombritude. Pour preuve, « Porcelaine », le titre le plus touchant de l’album (Furax raconte son innocence d’enfant volée par la violence de son père), sublimé par Sofiane Pamart, dans lequel la rage, l’amour, les regrets et les remords s’entremêlent. Supporté majoritairement par les productions méditerranéennes, mélancoliques mais percutantes du Katrina Squad et de Mehsah, le rappeur fait de sa révolte un art. Une révolte existentielle. Tout dans l’agressivité torturée de son flow pourtant très technique, rappelle l’égide du Camus de L’Homme révolté, dont il place une archive vocale à la fin de « Dites au revoir à Printemps. »  Furax ne ferait-il pas partie de ces « grandes d’âmes (…) parfois moins épouvantées par la douleur, que par le fait qu’elle ne dure pas ? » Reste qu’avec Caravelle, l’artiste s’extirpe de la solitude en faisant de sa rage et de ses maux une aventure collective.

Cinq ans après son dernier EP (Maintenant j’suis chaud) entièrement produit par Crapulax, beatmaker, adepte de son West Coast et ami de lycée, l’homme aux multiples casquettes, podcaster (“Featuring”), Youtuber (“Roule avec Driver”), et même prof (“La Récré”), revient au rap avec un nouvel EP de 8 titres, Pour toujours. Contrairement au précédent, tous les feux sont verts pour promouvoir correctement ce nouveau projet. Des tensions entre les différents participants de Maintenant j’suis chaud avaient émergé et provoqué certaines embrouilles, avortant la promotion de l’EP. En revanche, Pour toujours réunit tout ce qu’affectionne le Maire de Sarcelles, du fond à la forme. Les femmes, la fête, l’oseille (“J’aime tellement l’argent que je pourrais m’acheter de l’argent”) et le rap sont les thèmes les plus prégnants du projet. Chaque titre possède sa propre couleur musicale. Si sur « Buju Banton », Driver et LMK s’enjaillent, accompagnés d’une mélodie de guitare acoustique sud-américaine, le rappeur peut être aussi beaucoup plus rude sur « Oseille » profitant de la patte de Frencizzle, producteur à « l’Exigence Mongole » influencé par Mannie Fresh. Les références US sont, comme souvent avec Driver, mises à l’honneur. En témoigne la reprise du « yeah » de Lil Jon’ dans « Oseille », son « Swing Swing » planant sur une prod de Didaï, typée Bay Area (rappelant le respect de Driver pour E-40) et le retour aux sources new-yorkaises via l’invitation de Napoleon Da Legend (rappeur d’origine comorienne ayant grandi à Brooklyn) sur « Caviar Music. » Sur quelques titres, le Maire se transforme même en maître de cérémonie pour sound system en rappant et toastant sur des vibes dancehall et reggae (« Kung-Fu » et « Costaud Remix » feat. Tuco Gadamn, J.Mi Sissoko). Bref, un EP qui montre que si son auteur parle beaucoup, il rappe toujours et kiffe toujours autant faire voyager ses auditeurs et auditrices. Comme d’habitude, à lancer de préférence sous un soleil brûlant type californien, toit ouvrant, vitres baissées, sidechick sur le siège passager. Et juste rouler avec Driver.

Les albums mythiques soulèvent toujours les passions lorsqu’il s’agit de rentrer dans le secret de leur élaboration. À propos de Paris sous les bombes du Suprême NTM, de nombreux éléments fusent tant le disque a été un tournant dans les sonorités du rap français. Et quand il est question de citer les hommes ayant eu impact considérable sur le classique sorti par Joey Starr et Kool Shen en 1995, il y a bien sûr les Psykopat, Lucien, mais aussi DJ Clyde. Des participations des uns et des autres décortiquées dans nos colonnes et de nombreuses interviews et ouvrages. Sauf que généralement, s’il est question dans l’exercice de la critique musicale d’expliquer comment un album est devenu ce qu’il est, il est plus rare d’avoir des informations et des faits qui permettraient d’imaginer ce qu’il aurait pu être. DJ Clyde et le label Trad Vibes Records en donnent ici une réponse. Mieux-même, un secret d’arrière boutique, puisqu’ils dévoilent ensemble les démos des beats que Didier Morville et Bruno Lopes n’ont pas retenus lors de la fabrication de leur troisième LP. Il se dit souvent que la notion de groove est difficile à définir. Elle l’est encore plus après cette Hypnotik Lost Tape tant ces 18 pistes, produites par Clyde et son acolyte DJ Max, suintent une ondulation magnétique et un sens du sampling aussi redoutable que celui entendu sur l’album, tout en ayant le pouvoir de le changer complètement. L’auditeur s’amusera à rapper les paroles de « La Fièvre sur l’instru de « Heavy Load ». Il se demandera si le texte de « Old School » aurait été exactement le même transposé sur la basse rondelette et la caisse-claire matte de « Golden Age ». Il ira jusqu’à imaginer un « Tout n’est pas si facile » que n’aurait pas renié un DJ Muggs associé à House of Pain s’il avait été posé sur « Hypnotik ». Une écoute fascinante, pour la qualité des beats évidemment, mais aussi et surtout pour la lecture qu’elle laisse du travail de production et d’élaboration du mythique LP des Suprême. Voici la face cachée d’un classique, ni plus ni moins, et c’est un privilège rare.

Derrière une production qui ressemble à une version ralentie du « Criminology » de Raekwon, DJ Muggs, auquel nous avons consacré un large podcast, vient relancer la promotion du troisième opus de sa série Soul Assassins. Après la réunion de Method Man et Slick Rick sur « Metropolis », deux autres légendes croisent le fer. Scarface et Freddie Gibbs se retrouvent sur « Street Made ». Un duo déjà entendu sur l’album Piñata du rappeur de l’Indiana, lequel n’avait pas manqué de rendre hommage quelques années plus tard à son aîné dans la rubriques Verses de Pitchfork. En réunissant ce duo d’OGs de deux générations différentes, DJ Muggs ne pouvait pas trop se tromper. Si le morceau en lui-même est juste une confirmation condensé du talent des trois artistes, le clip ajoute une large plus-value, combinant humour corrosif (le discret « R. Kelly Escape Game » par exemple), images d’archive, interview du producteur savamment orchestrée et parodie subtilement dosée de show TV à l’américaine de la fin des années 80. Le visionnage dure 11 minutes et quelques secondes et il y a assez d’entertainment pour qu’il se regarde d’une seule traite. Une réussite réalisée par Muggs lui même et David Sakolsky. Le tout mixé avec l’aide de Richard « Segal » Huredia et masterisé par Brian « Big Bass » Gardner.

Malgré les années, Atlanta continue de réserver des surprises : Kenny Mason fait sans doute partie de cette catégorie de nouveaux artistes à suivre dans la ville. Originaire de la capitale de l’état de Géorgie, ce jeune rappeur de 26 ans, protégé de Denzel Curry (dont il fait régulièrement les premières parties) s’est fait remarquer ces trois dernières années avec sa musique entre sonorités trap de sa ville d’origine, influences rock, et expérimentations sonores dignes des grandes années de Soundcloud. Un désir de mélanger les genres que l’on a particulièrement retrouvé sur Angelic Hoodrat: Supercut, un deuxième album sorti l’année dernière fait d’introspection et d’expérimentations, en compagnie d’un (très) beau casting, puisque le Géorgien réussissait notamment à avoir Freddie Gibbs et Denzel Curry dans sa liste d’invités.

Dans le veine de la nouvelle génération du rap américain qui brise les barrières entre les genres, Kenny Mason reste accroché au rap d’Atlanta, tout en faisant des excursions vers d’autres genres musicaux. Une proposition artistique qu’il viendra défendre le lundi 11 juillet à Paris sur la scène du Pop Up Du Label, et à laquelle on vous propose d’assister en gagnant des places sur nos comptes Facebook et Twitter.

La billetterie est par ailleurs toujours ouverte.

C’est peut-être parce qu’il est amoureux. D’une fille aux cheveux châtains, aux yeux « verts comme des diamants » qu’il aime observer avec tendresse rouler son joint du matin. Mais Numéro 10, après deux ans d’effacement, ne crie plus. L’amateur du flow écorché, flirtant avec le cri, de xxxtentacion en 2018 a fait place à une mixtape beaucoup plus solaire. Celui qui « rendait ouf » son beatmaker il y a quatre ans pour des type-beat Jul avait déjà donné le beau « Wilson » en 2019, sur lequel l’Abcdr s’était penché. Pour son quatrième projet, Numéro 10 a choisi l’option artisanale, fidèle à l’esprit du rappeur marseillais : il a lui-même produit tous les morceaux, à l’exception de l’outro. Les treize titres (mixés par Palinke) essaiment guitares rudimentaires tirées de package Fruityloops (façon de parler), bpm rapides, sens de la mélodie très simple, rimes faciles (« j’tourne en rond / je cours après les billets / elle me trouve mignon / quand je suis mal habillé.») Au point d’avoir parfois de Jul non seulement la texture artisanale, mais aussi la précision topographique – « j’fais les Arnavaux – La Ciotat ». En réalité, l’impression d’éclaircies vient surtout des prods. Le récit est rarement à la tendresse ou aux vacances. « J’Benda », « Petit filet » ou le très touchant « Audi noir » renvoient à la précarité, au seum et à l’errance qui font la musique de Numéro 10. « Sois tu tombes amoureux soit tu pars en prison », l’alternative de Titulaire indiquait déjà les thèmes récurrents, entremêlés, de Casper. Et « Casper », c’est précisément le porte-nom de cet anonymat, le blase caché d’un pote à qui « il est arrivé des dingueries », « jamais seul dans sa tête » (disait le rappeur en 2018); le protagoniste de « L’enfoiré » de Heuss. Numéro 10 parle d’ailleurs autant à la troisième personne qu’à la première. Pas étonnant pour un artiste dont le rap sonne parfois comme une conversation avec soi-même. Parfois répétitif dans le flow (« Guapa »), Casper propose tout de même une musique renouvelée, qui colle avec l’état d’esprit du moment. C’est sûrement ce qui lui donne cet air spécial de balades authentiques.

Depuis 2020, le duo M City développe son approche d’un rap brut, poisseux, crapuleux. Après les sorties en duo 20/20 Vision (2020) et Mac 10 Music (2021), c’est le temps de disques solo que les deux rappeurs ont décidé de porter l’empreinte M City en 2022. En mars, Black P, la voix de basse de M City, a sorti Corner – Face A, manifestation d’une « bête » réveillée qui rappe mâchoire serrée et poings fermés (à vide ou sur un manche d’armes à feu), sur des instrumentaux aux tambours battants et ambiances étouffantes qui complètent idéalement le style plus sec de Black P. Avant que Fresh One prenne le relai sur la Face B, l’équipe vient de se frotter à un exercice devenu rare : celui du remix. L’EP de Black P a été entièrement remixé par MadIzm. Le briscard de la production, déjà à l’origine de deux productions bien grimy sur la version originale, propose une relecture avec un son plus limpide et lourd en basse, parfois soulful grâce à un travail fin sur certains samples immortels. Si Corner – Face A est disponible sur toutes les plateformes de streaming, c’est sur le compte Bandcamp de M City que la version remixée est trouvable. Deux fois plus de raison d’écouter cette musiques des coins de rue sombres par des experts du genre.

Si depuis 22 ans maintenant l’Abcdr du Son ne cesse d’échanger avec ceux qui font le rap français, rares ont été les occasions de le faire avec ceux qui nous lisent ou nous écoutent. Depuis trois années déjà, c’était même une petite musique qui résonnait au sein de la rédaction : pourquoi ne pas organiser des rencontres en public avec des rappeurs français, pour échanger pendant deux heures sur leurs carrières, leurs identités artistiques et leurs trajectoires ? Seulement voilà, une certaine pandémie est passée par là, et il a bien fallu prendre son mal en patience. L’attente en valait pourtant la peine : en 2022, l’Abcdr du Son lance Trajectoire, ses rencontres en public avec des rappeurs français pour échanger sur leurs parcours, en public, pour prolonger ce qui fait l’ADN du site : documenter l’histoire de cette musique à travers la parole de ceux qui la font.

Et qui de mieux que Médine pour inaugurer ces événements ? Avec presque vingt ans de carrière au compteur, huit albums et de multiples virages dans sa musique, le rappeur havrais viendra discuter de son parcours avec la rédaction de l’Abcdr du Son à Paris à la fin du mois. Ce sera le 27 juin prochain, sur la scène de la Flèche D’Or à Paris pendant deux heures, une séance de questions réponses avec le public sera organisée à la fin, et l’entrée est à prix libre. Vous êtes évidemment les bienvenus.

Comment réparer une injustice ? Qui plus est dans le rap ? Sans doute en utilisant ses propres armes : celles de la musique. En se faisant éliminer de manière (un peu) arbitraire du nouveau télé crochet Nouvelle École de Netflix, BEN plg avait de nombreuses raisons d’être amer. Une réaction qu’on aurait pu comprendre tant la séquence du deuxième épisode de cette première saison semblait lunaire au premier abord. Convié sur un parking par Shay pour réaliser un freestyle, le montage un peu aléatoire de la série laisse entendre au spectateur que la rappeuse bruxelloise découvre le rappeur de Tourcoing à l’instant où les caméras s’allument, sans lui poser aucune question ou presque sur son parcours. Sous les yeux convaincus de Frenetik, l’auteur de « Vivre et mourir à Dunkerque » réalise alors sans doute une des performances les plus intéressantes et incarnées de ces deux premiers épisodes… sans convaincre Shay, qui lui trouve un « manque de dalle ». Fin de parcours express pour le jeune rappeur, bashing un peu trop prononcé et teinté de misogynie (mais est-ce étonnant, malheureusement ?) sur les réseaux sociaux pour Shay, et un vrai goût d’inachevé à la fin pour tout le monde. Mercredi dernier pourtant, BEN plg a eu la bonne idée de trouver une issue artistique à ce drama : en faire un morceau. Et « Mauvaise nouvelle » est sans doute la meilleure réponse à donner à cette séquence de télévision faussement dramatique. Si le Tourquennois n’a eu que quarante secondes face à Shay, il livre ici un pur morceau de rap de presque quatre minutes, dans la veine de sa musique présentée sur ses deux premiers albums sortis en 2020 et 2021.

Entre mélancolie assumée, souvenirs d’une jeunesse dans le Nord cabossée mais pleine de sincérité, textes soignés et rage au ventre, tout ce qui fait le son BEN plg est ici condensé le temps d’un titre qui s’amuse aussi à faire des clins d’oeil à la séquence de Nouvelle École, sans jouer le jeu du droit de réponse. C’est là l’intelligence du morceau : une élimination dans un télé crochet ne représente qu’une infime partie des soucis de son auteur, qui semble décidé à transformer les coups du sort en contres éclairs tendance Diego Simeone. La porte fermée, mais la fenêtre entrouverte, BEN plg s’engouffre finalement avec « Mauvaise nouvelle » vers la carrière qu’il estime mériter, tout en montrant que le négatif peut parfois alimenter la création. Une réponse sans animosité qui a d’ailleurs attiré l’attention de Shay, saluant elle aussi publiquement le morceau sur les réseaux sociaux. Car elle sait, il sait, nous savons : si le rap est une compétition ce n’est pas pour opposer bêtement ceux qui font cette musique. C’est surtout pour toujours plus pousser ses acteurs à se dépasser dans leurs propositions. « Mauvaise nouvelle » en est une nouvelle fois la preuve.