Parfois, il suffit de citer quelques phases scratchées pour savoir ce qu’un disque renferme. Entre « les ailes de mésanges » de la « Saleté d’espérance » de Rocé et le « I’m the quiet storm nigga who fight rhyme » de Prodigy s’intercalent ici le véhément « Sacerdoce » d’Afrojazz, la « Sale défaite » de Vîrus ou encore la voix de Lino, celle qui dit que si tu n’adhères pas, rien à foutre. En gros, tu te casses et c’est tout. Se casser, c’est ce qu’ont fait E.One et Skalpel en s’installant dans l’Ouest de la France, plus ou moins proches de là où vivent les autres membres de Quatre-Vingt Breizh, quelque part où la notion de bout du monde a un sens, c’est à dire entre Brest et Concarneau. Mais pour les deux rappeurs du quatre-vingt-treize, partir ne veut pas dire renoncer au racines du Blanc-Mesnil et de La Courneuve. Et pour Raan, Tideux et Fl-How, être sur la pointe bretonne ne signifie pas tourner le dos à la lutte, c’est au contraire en cultiver les embruns. Voilà pourquoi ce disque est présenté d’une jolie formule : « un truc de banlieue du bout de la terre ». Et ce n’est pas non plus par hasard qu’il s’appelle Loin. Sur un tissu instrumental quasi exclusivement signé de Tamahagané beats (Raan, Tideux et Fl-How toujours), cet album à quatre voix se joue des « enfantillages du nouveau monde », y compris celui du rap (« Je viens du passé, toi du turfu mais t’es déjà rincé »). Il brise les murs des impasses et fout le feu aux voies proclamées sans issue. Tour à tour, chaque rappeur pose sa singularité sur des instrus aux caisses claires qui cognent, entre samples vocaux pitchés, relents de guitare électrique, ambiances à la Jean-Pierre Melville et même un riddim ragga joliement insolent. Une ode au rap qui fait de la pointe du continent un terrain insulaire, une première ligne qui se détache de la masse et prend ses quartiers, avec un sens de la formule tantôt sans fard, tantôt lumineux et souvent sans illusions. Du 93 au quatre-vingt-breizh, de la rade aux barres, l’art de la flibuste continue à faire son bout de chemin. Malgré les vents actuels.
Photographie en page d’accueil : Isabelle Calvez pour Le Télégramme.