Lil Durk et J. Cole, à contre-choeur
Depuis sa rencontre avec Chief Keef au tournant des années 2010, la carrière de Lil Durk a suivi une trajectoire digne des grandes success stories. Rassemblant rapidement un noyau de fans dévoués autour de ses premières mixtapes, le rappeur de Chicago a grimpé un à un les échelons de l’industrie, parvenant dix ans plus tard à fédérer autour de lui la quasi-totalité du milieu, sans compromettre son style ou son message, ancré profondément dans la réalité psycho-sociale d’une ville éprouvée par la violence et l’injustice. Perséverance, posture oecuménique, véritable « voix » du peuple : la « recette » Lil Durk est celle d’un American Hero. Ainsi, fort d’un premier numéro un au Billboard avec l’album 7220, celui qu’on surnomme « The Voice » revenait en force en mai avec Almost Healed, un album blockbuster destiné à lui ouvrir les portes des radios internationales et des cérémonies de récompense.
« All My Life », single ambassadeur de l’album, a su devenir instantanément le tube qu’il devait être, consacrant symboliquement deux rappeurs au sommet de leur popularité, aux publics différents par aspects, mais tout aussi engagés. Le morceau s’inscrit dans la continuité des thèmes défendus par les deux artistes : Lil Durk y porte un regard tranché sur son statut de superstar, contrebalancé par la façon dont le système n’a cessé de le « rappeler à l’ordre » et de le renvoyer à son passé, terni par l’amertume qu’il a à s’en sortir alors que le chômage, la prison et les tribunaux sont encore le quotidien de millions d’âmes. J. Cole, si il ne renonce pas à son style d’écriture appliqué, qu’on aime ou qu’on déteste (la rime sur Jordan Peele pourra faire lever quelques yeux au ciel), profite de cette tribune pour livrer un couplet puissant, dans lequel il détaille avec clarté la manière dont l’industrie se nourrit des morts tragiques et trop nombreuses de jeunes rappeurs, dont les réseaux sociaux et autres plateformes de streaming tirent un sordide profit, avec la complicité d’un public atone et moteur lui aussi de cette boucle macabre.
Il y a quelque chose de galvanisant à entendre une telle parole émaner d’un tube populaire destiné à une exploitation intense – sans que celui-ci n’ait l’air d’une « contre-proposition ». Mais si l’honnêteté de la démarche des deux artistes n’est pas à remettre en cause, « All My Life » n’échappe hélas pas à son lot de concessions. D’abord dans l’interprétation de Lil Durk, moins animée que sur ses précédents tubes, comme une sorte de compromis pour faire passer son message. Concession aussi, et surtout, dans l’ossature même du morceau, structurée autour d’un refrain-comptine immédiatement mémorisable, chanté par un choeur d’enfants synthétique. Compressé à la manière des tubes proto-EDM de la fin des années 2000 (qui devaient pouvoir être joués sur les haut-parleurs de téléphones pas encore complètement smarts), ce refrain évoque davantage Empire of the Sun ou l’étoile filante Keedz que celui qu’on imagine avoir été l’inspiration du producteur au moment de rendre sa copie : le grand Kanye West des années 2000, celui de Graduation et de Be, album intemporel de Common à jamais gravé dans l’histoire musical de Chicago.
Du gospel de ces illustres modèles il ne reste qu’un simulacre, presque une parodie, dont les paroles égo-centrés semblent même en léger décalage avec le propos des deux rappeurs. Ultime ombre au tableau, l’homme à la manœuvre n’est autre que le producteur de pop Dr. Luke, embourbé depuis plusieurs années dans des démêlés judiciaires sordides – compte tenu de ce contexte, la ligne « All my life / They been tryin’ to keep me down » perd sa coloration émancipatrice pour renvoyer à la posture revancharde du producteur, lequel a relancé sa carrière en investissant le rap. Étrange occurence de « fond sans la forme », le succès de « All My Life » peut avoir un goût amer pour les fans de rap, confrontés à un nouvel exemple de compromis décevant venant de deux de ses héros. Les succès des uns devenant une petite défaite pour les autres.