Sidekicks

La composition de musique de jeux vidéo est un art délicat, tout en équilibre entre un caractère suffisement trempé pour mettre en valeur l’action du joueur et le pur ambient « lounge » juste assez discret pour ne pas lasser, ou pire, agacer. Le producteur star Pi’erre Bourne n’a jamais caché son amour pour le 10ème art, qui s’exprime dans ses presets et ses visuels 16-bits, ainsi que dans son souhait répété de participer un jour à la bande son d’un jeu. Annoncé fin 2021 pour une sortie 3 ans plus tard, Sli’merre 2, son nouvel album commun avec son complice de longue date Young Nudy exauce ce souhait de manière détournée. Sans révolutionner le « style Bourne », chaque composition du producteur s’appuie sur un schéma répétitif basé sur des accords simples, avec un minimum de dissonance. Pi’erre fait le choix astucieux d’utiliser des patterns peu éloignés d’une piste à l’autre, créant un effet de « fondu » organique, comme si l’on passait d’un niveau au suivant. La variété et le caractère addictif de ses productions tenant pour beaucoup de la palette d’instruments distillée avec parcimonie selon les pistes, des flûtes qu’il affectionne aux synthés vintage. Cette matrice musicale homogène en termes de couleurs et de nuances permet ainsi une grande liberté à la section rythmique pourtant typique de la trap d’Atlanta, qui fait ici de grands écarts de bpm au fil de l’album, pour un résultat garanti sans langueur pour l’auditeur/joueur.

Si Pi’erre se voit en compositeur de musique de jeu, Nudy se pense clairement comme le protagoniste. Son univers lyrical, inchangé depuis ses mixtapes « Slimeball », évoque sans surprise la violence et la cruauté qui hantent les rues d’Atlanta. Elles n’impressionnent pas un rappeur boogeyman qui semble tenir tout ce vice dans le creux du poing, tel l’avatar déjanté et tout puissant d’un GTA. Son interprétation, qui a toujours priviligié l’efficacité, semble se resserrer encore un peu plus sur Sli’merre 2, les bars de seulement quelques notes rebondissant entre elles en même temps que sur les productions de son acolyte. Bien davantage que le héros d’un open-world, Nudy est le combattant d’un beat’em all en couloirs où les coups et les combos pleuvent sans interruption d’un bout à l’autre du stage, son elasticité et sa manière d’adhérer aux compositions tenant presque de la chorégraphie. Un pur défouloir régressif sans véritable « fond », mais qui s’impose comme une mise en musique intelligente des forces et qualités de ses deux programmeurs.

Indisponible sur les plate-formes de streaming, le titre « Filles, Flics, Descentes » du deuxième album de la Fonky Family trouve une deuxième jeunesse dans le morceau « Ça parle de » du Sétois Demi Portion. Le rappeur, qui a sorti le très bel album Poids Plume en début d’année, a également organisé la huitième édition du Demi Festival dans l’enceinte du Théâtre de la Mer de sa ville en août. En cette fin d’année, en plus de partir sur une tournée mondiale, Rachid fait un joli clin d’œil à la scène marseillaise en rappant sur la production millésimée, issue d’un sample du groupe de disco français Space, du Rat Luciano. En plus de faire honneur à l’instrumental, le clip comprend des caméos de différents artistes de la ville ainsi que des insertions d’anthems made in Marseille s’étalant sur plusieurs générations : « Art de Rue », « Le Retour Du Shit Squad », « Bande Organisée », « Petit Frère », « Hymne à la Racaille », « La rabia del pueblo ». Un hommage panoramique à son échelle par Demi Portion, confortant sa place d’incontournable acteur du rap du Sud, voire plus. « C’est pour Sète, Marseille, Montpellier et nos villages / À tous les ultras et les supporters au virage. »

Avec « Sunny Dayz », morceau publié le 6 novembre, Bakari propose une entrée radicale dans le froid hivernal. Comme un saut dans une mer gelée, sans tergiverser. La grisaille est là, donc que faire hormis attendre le retour du soleil, penser à ses proches et ressasser des regrets, les yeux dans le brouillard. Le rappeur de Liège, Bakari accepte et propose un instantané de cette période bien spécifique.

Un moment pour dresser le bilan des erreurs effectuées durant les beaux jours. Le Liégeois se dévoile sur certaines phases, de sa voix singulières, qui lui permet d’incarner facilement son texte. Ces incursions personnelles se démarquent de propos plus génériques. Lorsqu’il parle des remords liés aux visites insuffisantes qu’il rend à ses parents, ou de sa jeune version contemplant le miroir, devant un reflet d’ambitions mêlées à un futur incertain. Le Bakari adulte a maintenant la vision trouble. Reste à savoir si c’est la faute de ces nuages de novembre ou de ce qu’il fume en attendant de meilleurs jours.

Dans le refrain, il adresse aussi des excuses à une ancienne partenaire, sujet tant entendu dans le rap qu’il en devient générique. La forme l’est tout autant, et, bien qu’efficace, elle rappelle son compatriote Hamza, et sa façon de laisser traîner les fins de phrases sous autotune.

Bakari a sorti quelques morceaux cette année, après un très solide album sorti l’an passé, SUPERNOVA. En 2024, il a notamment publié « BANDZ », ultra efficace pour sa faculté d’imprimer ses phases dans un pur style trap, avec aisance, suintant l’amusement. Il a aussi montré sa complémentarité en feat avec Slim Lessio, pour livrer « Minimum ». Il termine l’année avec « Sunny Dayz », et montre que, s’il peut parfois être inégal dans sa musique, il a sa marque bien précise, et un talent aussi certain que le retour du soleil.

Abel Tesfaye a fini le jeu. Rempli les plus grands stades, séduit les femmes les plus admirées, imposé sa pop existentielle et anxieuse au monde entier. Comme beaucoup d’artistes ayant atteint à la fois le succès populaire et l’admiration des critiques, il raconte aujourd’hui sa propre légende et use et abuse des jeux de pistes et autres déclarations pompeuses. Ainsi l’album à venir Hurry Up Tomorrow doit être le volet final d’une trilogie inspirée de la Divine Comédie de Dante. En éclaireurs de ce blockbuster annoncé, sont sortis trois singles très différents, dont « Timeless », morceau de pop-rap où le canadien renoue avec le genre qui l’a accompagné jusqu’au sommet.

Si on l’a connu broyant du noir seul face au miroir, le roi Abel s’est entouré pour l’occasion d’une cour de choix. D’abord Playboi Carti, porte-parole de la « gen Z », particulièrement intelligible par rapport à ce qu’on connaît de lui, comme un ado qui aurait passé une chemise pour se rendre au barbecue des parents de sa girlfriend. Pharrell Williams est là aussi, à la production (les drums autoritaires semblent bien être les siennes), ainsi que dans l’hommage que lui rend The Weeknd : « Feel like Skateboard P, BBC boys on the creep /Feel like it’s ’03, Neptune drum with a beam ». Cette marque de respect consacre l’auto-célébration quasi dynastique du morceau : Carti, Abel et Pharrell incarnant chacun une génération successive de ce « crossover » entre rap et pop, celui qui séduit les marques et les fabricants de playlists depuis plus de 25 ans. Pourtant, pas même les synthés de Mike Dean ne parviennent à faire décoller ce « Timeless » très anecdotique à l’aune de la grande carrière des personnes impliquées. Comme si l’ennui faisait partie du trésor de guerre de ces grandes figures de la musique mondiale, tellement détachées du commun des mortels qu’elles sont devenues incapables de s’y connecter.

Tyler The Creator n’est pas étranger aux esthétiques rocks, preuve en est son album Cherry Bomb (2015) ou la collaboration entre Odd Future et le groupe de hardcore Trash Talk via le titre « Blossom & Burn ». Sans surprise, il est donc tout à son aise dans l’un de ses derniers singles, « Noid », construit sur un break guitare-batterie robuste agrémenté d’une voix pitchée et puissante. Un habillage bien senti pour scruter les tensions entre vie privée et célébrité, en mode paranoïa.

Mais qu’en est-il de ce sample qui donne toute sa saveur au morceau de Tyler ? Il s’agit d’un morceau de la Ngozi Family, « Nizakupango Ngozi », du zamrock ou du rock zambien des années 70. Une scène riche, politisée, influencée par Jimi Hendrix, James Brown ou Les Rolling Stones, et dont les disques regorgent de bons échantillons qui n’ont pas non plus laissé indifférents Madlib ou Travis Scott, quand ce dernier posait sur une boucle psychédélique du groupe Amanaz, reprise sur le titre « Sirens » extrait du blockbuster Utopia sorti l’année dernière. Mais cette-fois ci, le succès de « Noid » a trouvé un écho particulier jusque dans le media zambien Base 101 qui pointe du doigt une certaine ironie quand des artistes US utilisent le zamrock dans leur musique plutôt que la jeune génération d’artistes du pays tournée vers les tendances afrobeats du Nigéria. De son côté, la rappeuse zambienne Sampa The Great y voit une chance et un défi, pour elle et ses contemporains, de valoriser leur héritage musical.

 

Photographie à la une : John Tlumacki

N’Dji est en forme. Non content d’envoyer un morceau toutes les deux semaines depuis un mois et demi, le rappeur de Saint-Gilles-les-Hauts, à la Réunion, vient de balancer le clip du dernier en date, « Concurrence ».

Moins méditatif que sur les deux morceaux précédents (« Rhum antique » et « Koz kréol »), N’Dji rappe sur une prod trap, qu’il fait vivre d’images marquantes. Les deux premières posent le cadre : « Ma pou roulé dans la savane avec un Rav-4 / Mi é blanc mais dans les veines mi n’a la ras’ kaf’. » Comme d’habitude chez le MC métis, c’est le mariage entre la langue réunionnaise et les sonorités trap, ainsi que le mélange de réalités (le Rav-4, la savane) qui font que le charme opère. À cela s’ajoute l’extrême maîtrise du rappeur, qui a pour de bon terminé ses années d’apprentissage, et fait démonstration de ses katas, censurant la rime facile : « Si mi sors l’album ce sera le septième / Mi fé pèt le son pur cett’ i aim / Charognard comme sept ***. » À deux reprises, il se désigne comme un samouraï : « Samouraï fort depuis « Jeunes Loups » », « Samouraï deuxième dan bloqué dans l’hacienda. »

La maîtrise n’empêche pas N’Dji de dédicacer le confrère de Saint-Leu le Moonjor, ni de partager sa déception sur les trahisons endurées (« M’a fin gagn coup de couteau, faut endosser »). Le clip est joliment réalisé, dans un bloc sous les néons bleus, où les figurants prennent la pose, sans forcer. Le geste est naturel, le rap de N’Dji fluide. Peu importe la concurrence, le MC saint-gillois est en place.

Avec son premier EP New DNA, le girls band japonais XG puisait largement dans le rap US en vogue. Désormais sur l’autouroute du succès, le groupe peut sortir des clous et affirmer un style plus prononcé. Sorti le 8 novembre, leur « come-back » (selon l’expression consacrée par l’industrie K-Pop pour désigner une nouvelle « ère » dans la carrière d’un artiste ou d’un groupe) AWE assume enfin l’identité musicale est-asiatique et japonaise de la formation. En témoigne le remix de leur single « Woke Up », morceau de pur rap à la production inquiétante, garanti sans refrain sucré : leur producteur Simon Jakops y convie une équipe de huit vengeurs du rap japonais et coréen, pour un posse-cut interculturel de 6 minutes rappé en trois langues. En dehors de OZworld, rappeur d’Okinawa de 26 ans, tous sont des OG approchants ou dépassants la quarantaine, de la star américaine d’origine coréenne Jay Park à la rappeuse japonaise de 37 ans Awich, longtemps restée dans l’ombre avant d’exploser en 2022 avec son album Queendom.

Sur ce remix on retrouve également Verbal, MC du duo m-flo, groupe dont le son mélangeant J-Pop, hip-hop et EDM a marqué durablement la pop culture japonaise des années 2000. Sur « IYKYK », autre single de l’EP AWE, c’est d’ailleurs un sample du morceau « prism » de m-flo qui sert de structure à ce tube rap-pop coloré. Appuyant l’hommage, l’une des chanteuses évoque sur le deuxième couplet l’interprétation nonchalante et irrésistiblement « cool » de Verbal, 23 ans après le morceau d’origine. Une célébration inattendue de l’héritage du rap japonais, qu’on imagine ces vétérans du genre contempler avec un sourire en coin, fiers des travaux accomplis.

Invité par le média Grice TV, Aelpéacha s’est expliqué sur sa récente décision de retirer, avec méthode, ses œuvres des plate-formes de streaming. L’occasion fût propice pour redéfinir les coulisses de Spotify, Deezer, Apple Music et consorts mais aussi les contours de plus en plus flous du terme « rap ». Un point de vue technique, avec le regard d’un artiste qui roule en indépendant depuis la moitié des années 90, bienvenue tant cette musique est devenue polymorphe ces dernières années et que le mot est devenu un fourre-tout. Durant une heure trente d’interview passionnante, Aelpéacha revient également sur l’histoire de Supa John, pionnier du reggae en France, sur quelques techniques de production musicale, son parcours, ses influences musicales puisées, entre autres, dans la West Coast et la Bay Area. Une piqûre de rappel essentielle.

Au début de l’année, la rappeuse franco-canadienne Mandyspie racontait longuement son parcours et sa musique dans les colonnes de l’Abcdr du Son. Parmi les étapes importantes de son parcours, elle citait alors Remastered : à la fois média, collectif, mais aussi structure à la réalisation de clips ou à la mise en relation entre producteurs et rappeurs, cette plateforme oeuvre depuis de nombreuses années à Montréal pour mettre en lumière la scène rap de la ville, notamment underground. 

Une mission déjà remarquée sur deux compilations, Gotham City Vol.1 et 2 en 2021 et 2022, qui prendra une nouvelle dimension le 14 novembre avec Symbiose, nouvelle compilation de collaborations entre des artistes français (8ruki, ThaHomey, Kay The Prodigy, Baby Neelou…) et montréalais (Mike Shab, Woody, LucioWav, Young Rose…). Une initiative née après deux années de travail et trois passages à Paris dans le but de rapprocher ces deux scènes, qui se dévoilait fin octobre avec “A.D.N”. 

Première collaboration entre Mandyspie et le rappeur montréalais HALO, le morceau voit le duo poser sur une production gorgée de synthés et de basses synthétiques signée hellyess!, avant de terminer sur une outro tendance drum’n’bass. Un titre planant et mélancolique qui permet aux deux artistes d’évoquer leurs tourments sous une vague de chant autotuné qui fonctionne, tant les deux voix de Mandyspie et HALO se complètent. Premier extrait de la compilation à venir, “A.D.N” montre finalement un bel aperçu des connexions entre Français et Montréalais que promet Symbiose. Ne reste plus qu’à attendre le 14 novembre pour découvrir la suite.

Depuis 2022, l’Abcdr du Son s’entretient avec des rappeurs et rappeuses françaises sur toute leur discographie dans un podcast nommé Trajectoire. Sur les cinq premiers épisodes, des artistes comme Médine, Caballero & JeanJass, Grems, Ärsenik ou plus récemment Chilla, ont ainsi pu raconter toute leur évolution musicale le temps d’épisodes enregistrés parfois en studio, d’autres fois en public. 

Pour son sixième épisode, l’Abcdr du Son se déplacera le mardi 12 novembre à Lille dans la salle du Flow pour rencontrer une nouvelle figure locale : Bekar. Révélé au début des années 2020, le jeune rappeur Roubaisien a fini par s’imposer au fil des années, notamment avec son premier album Plus Fort Que L’Orage – un de nos albums de 2023 – récemment certifié disque d’or et qu’il présentera aussi dans deux Olympia complets quelques jours avant notre événement. 

Pour clôturer ce chapitre, le rappeur viendra donc discuter avec l’Abcdr du Son de tout son début de carrière le temps d’une heure à Lille, au troisième étage du Flow. L’entrée est gratuite, sur billetterie.

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