Sidekicks

Initié par Clément Perrin et Rodrigue Favre, respectivement rédacteur et illustrateur, Les Dudes est un livre léger qui a vocation à distraire et instruire les novices à propos de la décennie 2010 du rap français. Il s’ouvre sur quelques règles d’or évocatrices quant à son contenu : « ce top est subjectif et purement personnel », « ne nous prenez pas trop au sérieux et passez un bon moment ». En se focalisant exclusivement sur des artistes dont le premier album est sorti après 2010 et avant 2020, les auteurs dressent une liste de trente noms établie dans l’ordre alphabétique commençant par Alpha Wann et se concluant avec Vald. Entre eux, Chilla, Jul, Lala &ce, Niro, Shay et consort ont droit à une présentation biographique sur deux pages illustrées, permettant de brosser le portrait de chacune et chacun sans noyer le lecteur dans une recherche d’exhaustivité. L’ensemble est agrémenté de petits jeux à compléter directement sur le livre (mots fléchés, culture générap, 7 différences, etc.) dans un esprit de divertissement.

Paru aux Éditions Faces Cachées, avec lesquelles l’Abcdr entretient une proximité certaine, Les Dudes est disponible en ligne et dans tous les points de vente habituels. Un cadeau qui ravira le neveu lors du secret Santa familial ! Deux exemplaires sont à gagner sur les réseaux sociaux de notre site : Instagram et X.

C’est une de ces belles histoires où une passion dévorante amène à se dépasser et à transformer des idées en réalité. Sauf qu’ici il s’agit de deux passions et a priori pas forcément étroitement liées… pour ne pas dire franchement opposées. Mais son auteur a de la ressource et en ayant creusé sévèrement les deux sujets et univers, il a réussi à créer des ponts et des intersections surprenantes rassemblées autour d’un livre. Et cela avec le soutien et les témoignages d’activistes chevronnés. Pour découvrir le hip-hop par le vin et le vin par le hip-hop, pour les néophytes et les plus connaisseurs, voilà qui mérite le détour. Ce projet ambitieux et assez unique, c’est celui de Joris Vigouroux et le résultat de son histoire personnelle. Pour avoir eu le plaisir de s’y plonger, on vous recommande d’y jeter un œil et pas uniquement au moment de l’apéro. Une recommandation que l’on garantit sans pots-de-vin. Ce bon gros pavé est en cours d’impression mais vous pouvez suivre les détails associés à sa vente et distribution à venir ici

Paru le 22 novembre 2024, il est très probable que Scopa, album de quatorze titres en commun du rappeur Ascofi et du producteur DJ Per-K soit passé sous vos radars, le regard dirigé vers l’Ouest américain et un album sorti d’un chapeau de magicien, vite devenu un éléphant dans un magasin de porcelaine (oui, GNX de Kendrick). Pourtant Scopa, deuxième album en commun entre les deux artistes après Ego en 2023, a beaucoup d’atouts de son côté. L’album s’appuie sur des solides et ingénieuses productions boom bap de DJ Per-K, qui a également produit cette année « Monsieur Sunshine » et « DJ Khaled » pour Eloquence mais aussi un album-compilation, La Vie Magique, Vol. 2, invitant entre autres Veust, Jeff Le Nerf, Prince Fellaga ou LK de l’Hotel Moscou. Mais c’est aussi grâce à son ensemble carte postale affranchie en Italie que Scopa se démarque de la concurrence. Calcio, jeu de cartes, pasta, grappa, limoncello, cannoli, références aux Sopranos, au Parrain, le duo nous assoit sur une table à la nappe rouge et blanche où repose une carafe de vin en attendant l’antipasti. Au micro, Ascofi est à la hauteur de ses invités, que ce soit Veust sur « Fuoriclasse » ou Grems sur « Gatti Pazzi ». Cerise sur le gâteau, le tout est mixé et masterisé par Taipan.

L’impact en Europe du cloud-rap des années 2010, celui de Clams Casino et FRIENDZONE, ne se limite pas à Yung Lean, Bladee et la scène suédoise. La nouvelle génération de rappeurs de Berlin-ouest s’est également accaparée ces sonorités éthérées, entre rêves et moments de pleine-conscience. Parmi ces héritiers berlinois, on compte le très productif collectif BHZ, qui célèbre l’insouciance sous substances, ou la superstar discrète Pashanim, qui fait le lien entre cette esthétique et un rap plus dur dans ses thèmes et son interprétation. Un peu à mi-chemin de ces deux approches, Sylvain Mabe aka Symba est tranquillement devenu une figure incontournable du rap de la capitale. Son deuxième album Liebe & Hass, sorti en octobre dernier, s’ouvre avec « Bundesliga » sur une production évoquant l’iconique « Summa Time » du duo californien Main Attrakionz. Si ces sonorités « cloud » sont présentes tout au long de l’album, le rappeur promène sa mélancolie sur d’autres terrains, que ce soit le rock façon Vampire Weekend sur « Liebe & Hass » ou la « mélo » ensoleillée, tiakolesque, de « Ferienjob ».

Une variété d’ambiances rendue cohérente par l’interprétation et les textes de Symba. Avec sa voix légèrement filtrée pour la rendre cotonneuse, sa manière de poser tout en flegme et en confiance l’autorise à se montrer vulnérable mais jamais larmoyant ou impudique. Ainsi sur « Keine neuen Freunde », l’arrogance d’un rappeur et la célébration sincère et solaire de l’amitié ne font plus qu’une : « Shawty, vor zwei Sachen hab’ ich Angst, nur / Vor Gott und dass es Team nicht gut geht » (Shawty je n’ai peur que de deux choses : de Dieu, et que l’équipe n’aille pas bien.) Si l’artiste ne fait pas mystère de la priorité qu’il accorde à ses proches sur le reste du monde, sa manière de retranscrire le psyché d’une certaine jeunesse berlinoise tend vers l’universel, comme sur « Bunte Farben » où il fait se rencontrer en une poignée de mots la fête et la dépression: « Du weißt, dass es mir zu viel ist, schau hin, es vergeht die Zeit / Meine Freunde sind auf Depris, tanzen traurig in ‘nem Kreis » (Tu sais que c’est trop pour moi, regarde, comme le temps passe / Mes amis sont en dépression, dansent et tournent en rond.) Petits trafiquants et gros consommateurs, fêtards no future ou rêveurs solitaires, tout le monde semble chercher un peu de lumière à travers les nuages dans le Berlin gris que Symba décrit avec chaleur. Porté par un amour salvateur pour sa vie, comme pour mieux tenir contre la haine avec un grand h, celle du titre de l’album, auquel l’artiste dans ses songes refuse de croire : « Hab’ letzte Nacht geträumt, dass dieses Land uns wirklich liebt » (J’ai rêvé la nuit dernière que ce pays nous aimait vraiment.)

La composition de musique de jeux vidéo est un art délicat, tout en équilibre entre un caractère suffisement trempé pour mettre en valeur l’action du joueur et le pur ambient « lounge » juste assez discret pour ne pas lasser, ou pire, agacer. Le producteur star Pi’erre Bourne n’a jamais caché son amour pour le 10ème art, qui s’exprime dans ses presets et ses visuels 16-bits, ainsi que dans son souhait répété de participer un jour à la bande son d’un jeu. Annoncé fin 2021 pour une sortie 3 ans plus tard, Sli’merre 2, son nouvel album commun avec son complice de longue date Young Nudy exauce ce souhait de manière détournée. Sans révolutionner le « style Bourne », chaque composition du producteur s’appuie sur un schéma répétitif basé sur des accords simples, avec un minimum de dissonance. Pi’erre fait le choix astucieux d’utiliser des patterns peu éloignés d’une piste à l’autre, créant un effet de « fondu » organique, comme si l’on passait d’un niveau au suivant. La variété et le caractère addictif de ses productions tenant pour beaucoup de la palette d’instruments distillée avec parcimonie selon les pistes, des flûtes qu’il affectionne aux synthés vintage. Cette matrice musicale homogène en termes de couleurs et de nuances permet ainsi une grande liberté à la section rythmique pourtant typique de la trap d’Atlanta, qui fait ici de grands écarts de bpm au fil de l’album, pour un résultat garanti sans langueur pour l’auditeur/joueur.

Si Pi’erre se voit en compositeur de musique de jeu, Nudy se pense clairement comme le protagoniste. Son univers lyrical, inchangé depuis ses mixtapes « Slimeball », évoque sans surprise la violence et la cruauté qui hantent les rues d’Atlanta. Elles n’impressionnent pas un rappeur boogeyman qui semble tenir tout ce vice dans le creux du poing, tel l’avatar déjanté et tout puissant d’un GTA. Son interprétation, qui a toujours priviligié l’efficacité, semble se resserrer encore un peu plus sur Sli’merre 2, les bars de seulement quelques notes rebondissant entre elles en même temps que sur les productions de son acolyte. Bien davantage que le héros d’un open-world, Nudy est le combattant d’un beat’em all en couloirs où les coups et les combos pleuvent sans interruption d’un bout à l’autre du stage, son elasticité et sa manière d’adhérer aux compositions tenant presque de la chorégraphie. Un pur défouloir régressif sans véritable « fond », mais qui s’impose comme une mise en musique intelligente des forces et qualités de ses deux programmeurs.

Indisponible sur les plate-formes de streaming, le titre « Filles, Flics, Descentes » du deuxième album de la Fonky Family trouve une deuxième jeunesse dans le morceau « Ça parle de » du Sétois Demi Portion. Le rappeur, qui a sorti le très bel album Poids Plume en début d’année, a également organisé la huitième édition du Demi Festival dans l’enceinte du Théâtre de la Mer de sa ville en août. En cette fin d’année, en plus de partir sur une tournée mondiale, Rachid fait un joli clin d’œil à la scène marseillaise en rappant sur la production millésimée, issue d’un sample du groupe de disco français Space, du Rat Luciano. En plus de faire honneur à l’instrumental, le clip comprend des caméos de différents artistes de la ville ainsi que des insertions d’anthems made in Marseille s’étalant sur plusieurs générations : « Art de Rue », « Le Retour Du Shit Squad », « Bande Organisée », « Petit Frère », « Hymne à la Racaille », « La rabia del pueblo ». Un hommage panoramique à son échelle par Demi Portion, confortant sa place d’incontournable acteur du rap du Sud, voire plus. « C’est pour Sète, Marseille, Montpellier et nos villages / À tous les ultras et les supporters au virage. »

Avec « Sunny Dayz », morceau publié le 6 novembre, Bakari propose une entrée radicale dans le froid hivernal. Comme un saut dans une mer gelée, sans tergiverser. La grisaille est là, donc que faire hormis attendre le retour du soleil, penser à ses proches et ressasser des regrets, les yeux dans le brouillard. Le rappeur de Liège, Bakari accepte et propose un instantané de cette période bien spécifique.

Un moment pour dresser le bilan des erreurs effectuées durant les beaux jours. Le Liégeois se dévoile sur certaines phases, de sa voix singulières, qui lui permet d’incarner facilement son texte. Ces incursions personnelles se démarquent de propos plus génériques. Lorsqu’il parle des remords liés aux visites insuffisantes qu’il rend à ses parents, ou de sa jeune version contemplant le miroir, devant un reflet d’ambitions mêlées à un futur incertain. Le Bakari adulte a maintenant la vision trouble. Reste à savoir si c’est la faute de ces nuages de novembre ou de ce qu’il fume en attendant de meilleurs jours.

Dans le refrain, il adresse aussi des excuses à une ancienne partenaire, sujet tant entendu dans le rap qu’il en devient générique. La forme l’est tout autant, et, bien qu’efficace, elle rappelle son compatriote Hamza, et sa façon de laisser traîner les fins de phrases sous autotune.

Bakari a sorti quelques morceaux cette année, après un très solide album sorti l’an passé, SUPERNOVA. En 2024, il a notamment publié « BANDZ », ultra efficace pour sa faculté d’imprimer ses phases dans un pur style trap, avec aisance, suintant l’amusement. Il a aussi montré sa complémentarité en feat avec Slim Lessio, pour livrer « Minimum ». Il termine l’année avec « Sunny Dayz », et montre que, s’il peut parfois être inégal dans sa musique, il a sa marque bien précise, et un talent aussi certain que le retour du soleil.

Abel Tesfaye a fini le jeu. Rempli les plus grands stades, séduit les femmes les plus admirées, imposé sa pop existentielle et anxieuse au monde entier. Comme beaucoup d’artistes ayant atteint à la fois le succès populaire et l’admiration des critiques, il raconte aujourd’hui sa propre légende et use et abuse des jeux de pistes et autres déclarations pompeuses. Ainsi l’album à venir Hurry Up Tomorrow doit être le volet final d’une trilogie inspirée de la Divine Comédie de Dante. En éclaireurs de ce blockbuster annoncé, sont sortis trois singles très différents, dont « Timeless », morceau de pop-rap où le canadien renoue avec le genre qui l’a accompagné jusqu’au sommet.

Si on l’a connu broyant du noir seul face au miroir, le roi Abel s’est entouré pour l’occasion d’une cour de choix. D’abord Playboi Carti, porte-parole de la « gen Z », particulièrement intelligible par rapport à ce qu’on connaît de lui, comme un ado qui aurait passé une chemise pour se rendre au barbecue des parents de sa girlfriend. Pharrell Williams est là aussi, à la production (les drums autoritaires semblent bien être les siennes), ainsi que dans l’hommage que lui rend The Weeknd : « Feel like Skateboard P, BBC boys on the creep /Feel like it’s ’03, Neptune drum with a beam ». Cette marque de respect consacre l’auto-célébration quasi dynastique du morceau : Carti, Abel et Pharrell incarnant chacun une génération successive de ce « crossover » entre rap et pop, celui qui séduit les marques et les fabricants de playlists depuis plus de 25 ans. Pourtant, pas même les synthés de Mike Dean ne parviennent à faire décoller ce « Timeless » très anecdotique à l’aune de la grande carrière des personnes impliquées. Comme si l’ennui faisait partie du trésor de guerre de ces grandes figures de la musique mondiale, tellement détachées du commun des mortels qu’elles sont devenues incapables de s’y connecter.

Tyler The Creator n’est pas étranger aux esthétiques rocks, preuve en est son album Cherry Bomb (2015) ou la collaboration entre Odd Future et le groupe de hardcore Trash Talk via le titre « Blossom & Burn ». Sans surprise, il est donc tout à son aise dans l’un de ses derniers singles, « Noid », construit sur un break guitare-batterie robuste agrémenté d’une voix pitchée et puissante. Un habillage bien senti pour scruter les tensions entre vie privée et célébrité, en mode paranoïa.

Mais qu’en est-il de ce sample qui donne toute sa saveur au morceau de Tyler ? Il s’agit d’un morceau de la Ngozi Family, « Nizakupango Ngozi », du zamrock ou du rock zambien des années 70. Une scène riche, politisée, influencée par Jimi Hendrix, James Brown ou Les Rolling Stones, et dont les disques regorgent de bons échantillons qui n’ont pas non plus laissé indifférents Madlib ou Travis Scott, quand ce dernier posait sur une boucle psychédélique du groupe Amanaz, reprise sur le titre « Sirens » extrait du blockbuster Utopia sorti l’année dernière. Mais cette-fois ci, le succès de « Noid » a trouvé un écho particulier jusque dans le media zambien Base 101 qui pointe du doigt une certaine ironie quand des artistes US utilisent le zamrock dans leur musique plutôt que la jeune génération d’artistes du pays tournée vers les tendances afrobeats du Nigéria. De son côté, la rappeuse zambienne Sampa The Great y voit une chance et un défi, pour elle et ses contemporains, de valoriser leur héritage musical.

 

Photographie à la une : John Tlumacki

N’Dji est en forme. Non content d’envoyer un morceau toutes les deux semaines depuis un mois et demi, le rappeur de Saint-Gilles-les-Hauts, à la Réunion, vient de balancer le clip du dernier en date, « Concurrence ».

Moins méditatif que sur les deux morceaux précédents (« Rhum antique » et « Koz kréol »), N’Dji rappe sur une prod trap, qu’il fait vivre d’images marquantes. Les deux premières posent le cadre : « Ma pou roulé dans la savane avec un Rav-4 / Mi é blanc mais dans les veines mi n’a la ras’ kaf’. » Comme d’habitude chez le MC métis, c’est le mariage entre la langue réunionnaise et les sonorités trap, ainsi que le mélange de réalités (le Rav-4, la savane) qui font que le charme opère. À cela s’ajoute l’extrême maîtrise du rappeur, qui a pour de bon terminé ses années d’apprentissage, et fait démonstration de ses katas, censurant la rime facile : « Si mi sors l’album ce sera le septième / Mi fé pèt le son pur cett’ i aim / Charognard comme sept ***. » À deux reprises, il se désigne comme un samouraï : « Samouraï fort depuis « Jeunes Loups » », « Samouraï deuxième dan bloqué dans l’hacienda. »

La maîtrise n’empêche pas N’Dji de dédicacer le confrère de Saint-Leu le Moonjor, ni de partager sa déception sur les trahisons endurées (« M’a fin gagn coup de couteau, faut endosser »). Le clip est joliment réalisé, dans un bloc sous les néons bleus, où les figurants prennent la pose, sans forcer. Le geste est naturel, le rap de N’Dji fluide. Peu importe la concurrence, le MC saint-gillois est en place.