Ray David Grammont, dit Tonton David, est décédé le 16 février 2021, à 53 ans et dans un certain anonymat. Il n’était pas étranger au monde du rap : il avait collaboré avec Intouchable et Doc Gynéco et était apparu sur Rapattitude, dont il avait signé le titre le plus emblématique avec « Peuples du monde ». David avait surtout été l’auteur, dans les années 1990, d’énormes succès populaires, tels que « Chacun sa route », « Allez leur dire » ou « Ma Number One ». Mais, avant de passer en boucle à la radio ou d’intégrer les Enfoirés, le Tonton avait connu un parcours pour le moins tumultueux, entre les foyers pour enfants, la taule et les squats. Une fois sa période de gloire passée, il reviendra d’ailleurs à un quotidien beaucoup plus précaire, tout en caressant le rêve de sortir son magnum opus, qu’il n’achèvera jamais. C’est cette trajectoire fascinante que raconte Alexandre Grondeau dans son livre Tonton David, le prince des débrouillards, qui sortira chez La Lune sur le toit le 1er février. L’auteur a déjà signé plusieurs ouvrages sur le reggae et a fondé le site reggae.fr en 1998. Il a de ce fait régulièrement croisé Tonton David et a également recueilli la parole de nombreux proches du chanteur. Avec Le prince des débrouillards, il s’agit pour lui de rendre justice à un artiste qui a marqué une époque avant d’être jeté aux oubliettes. Une initiative plus que louable.
Sidekicks
Depuis son éclosion à la fin de l’année 2022, la rappeuse Kay Prodigy n’a cessé de montrer qu’elle savait rapper avec son style et sa diction. Un rap faussement nonchalant, plein de confiance en soi (qui l’aura emmenée jusque sur la scène des Flammes en 2024) qu’il ne faut pourtant pas uniquement résumer à ses collaborations avec le producteur Mezzo Millo. Voilà deux années en effet que la rappeuse expérimente d’autres terrains musicaux, en essayant de sortir du rap pur pour aussi aller vers du chant autotuné.
Un exercice qu’elle a particulièrement tenté durant l’année 2024, puisque la majorité de ses morceaux en collaboration auront été faits dans ce registre. Avec au bout du compte, une progression au fur et à mesure de ses propositions. Notamment sur l’EP UFONY de la productrice Meel B , où la rappeuse chantait en février 2024 sur des sonorités plus planantes en utilisant l’autotune de manière moins perçante ou robotique que d’habitude.
Fin décembre, elle réitérait l’expérience sur « KAYA » : un nouveau single solo – le premier depuis plusieurs mois – où Kay The Prodigy semble viser dans le mille musicalement, notamment dans son utilisation du chant. Sur une production synthétique et onirique portée par des basses lourdes signée Milksh4kevf, southsidemrs et Fakri Jenkins, la Strasbourgeoise déroule sa confiance en soi tout en jouant avec le chant, en étirant ses vocalises lorsqu’il le faut, ou en rebondissant au bon moment sur les rythmiques de la prod, notamment sur son refrain. Intégralement chanté, le morceau voit ainsi Kay The Prodigy livrer une prestation sous autotune maîtrisée, dans son interprétation comme dans son réglage de l’outil préféré de T-Pain. Un premier avant-goût de ce que la rappeuse réserve pour 2025 qui montre qu’après pas mal de temps passé à expérimenter, le travail commence maintenant à payer. Avec style qui plus est.
Le rappeur réunionnais ZL50 (déjà évoqué ici dans nos colonnes) a envoyé le vendredi 13 décembre 2024 la réédition de son EP Impliké, intitulée Impliké P2V. Plus versatile que le premier volet, entièrement produit par JLN, cette suite comporte des instrus de Madenka, Samuel Beatz et Saint 6, ainsi que deux featurings (CTZNKANE, et Junior).
Cette diversité de producteurs donne à entendre plusieurs expérimentations qui fonctionnent bien. Après la cohérence poussée à l’extrême d’Impliké, ZL50 retrouve sa liberté dans les flows, dans les voix (l’outro qu’on dirait faite sous hélium de « Glock 9 »), et dans le ton, qui se fait moins virulent, et plus volontiers doux-amer. Dans ce registre, il faut noter le très beau titre en featuring avec le portois CTZNKANE, « Tout ce temps », accompagné d’un clip de SSMatt. Les deux MCs évoluent en symbiose, et livrent un des titres les plus mélancoliques de ZL50, porté par un refrain qui accroche l’oreille sans en faire des tonnes. ZL50 exploite un peu plus cette veine mélancolique sur « 90g », premier morceau où il s’autorise à rapper sur des sonorités créoles, en l’occurence un kayamb samplé par Samuel Beatz.
Bien sûr les objectifs du trappeur n’ont pas bougé (« Le cœur Agamemnon, motivé pour ramèn’ le billet à la maison / le relance z’huissier fait perd’ a mwin la raison » sur « Agamemnon »), et il y aura toujours un titre qui lorgne sur le shatta (« Mood » avec Junior) pour compenser le mal de vivre. Bref, Impliké P2V enfonce un peu plus loin le clou d’Impliké, et nous fait entendre un ZL50 en pleine forme.
Le rendez-vous devient récurrent. Pour la quatrième fois, de nouveau dans la salle parisienne du New Morning, les fondateurs Éric Blaze, Dj Ness Afro et Sonia Bela organisent une soirée Beat Tape Session pour mettre à l’honneur des pros des MPC, ASR-10 et autres SP-1200. Pour cette édition calée le 17 janvier prochain, ils convient de nombreux invités. Côté MC : Busta Flex, toujours affûté, ainsi que 2L , Titi Banlieusard et les MC’s Paris Nest. Côté producteurs : Azaia, fidèle de ces soirées, et Kool M, producteur émérite, compagnon de route de La Rumeur et auteur en 2024 de Paname Originals, belle compilation. Complétée d’un set de DJ Ness Afro et de la participation d’un live band composé du trompettiste Serigne Diagne et du clavieriste Pr Strange, la soirée promet sa dose de bon son pour entamer cette année 2025. La billetterie est déjà ouverte.
Initié par Clément Perrin et Rodrigue Favre, respectivement rédacteur et illustrateur, Les Dudes est un livre léger qui a vocation à distraire et instruire les novices à propos de la décennie 2010 du rap français. Il s’ouvre sur quelques règles d’or évocatrices quant à son contenu : « ce top est subjectif et purement personnel », « ne nous prenez pas trop au sérieux et passez un bon moment ». En se focalisant exclusivement sur des artistes dont le premier album est sorti après 2010 et avant 2020, les auteurs dressent une liste de trente noms établie dans l’ordre alphabétique commençant par Alpha Wann et se concluant avec Vald. Entre eux, Chilla, Jul, Lala &ce, Niro, Shay et consort ont droit à une présentation biographique sur deux pages illustrées, permettant de brosser le portrait de chacune et chacun sans noyer le lecteur dans une recherche d’exhaustivité. L’ensemble est agrémenté de petits jeux à compléter directement sur le livre (mots fléchés, culture générap, 7 différences, etc.) dans un esprit de divertissement.
Paru aux Éditions Faces Cachées, avec lesquelles l’Abcdr entretient une proximité certaine, Les Dudes est disponible en ligne et dans tous les points de vente habituels. Un cadeau qui ravira le neveu lors du secret Santa familial ! Deux exemplaires sont à gagner sur les réseaux sociaux de notre site : Instagram et X.
C’est une de ces belles histoires où une passion dévorante amène à se dépasser et à transformer des idées en réalité. Sauf qu’ici il s’agit de deux passions et a priori pas forcément étroitement liées… pour ne pas dire franchement opposées. Mais son auteur a de la ressource et en ayant creusé sévèrement les deux sujets et univers, il a réussi à créer des ponts et des intersections surprenantes rassemblées autour d’un livre. Et cela avec le soutien et les témoignages d’activistes chevronnés. Pour découvrir le hip-hop par le vin et le vin par le hip-hop, pour les néophytes et les plus connaisseurs, voilà qui mérite le détour. Ce projet ambitieux et assez unique, c’est celui de Joris Vigouroux et le résultat de son histoire personnelle. Pour avoir eu le plaisir de s’y plonger, on vous recommande d’y jeter un œil et pas uniquement au moment de l’apéro. Une recommandation que l’on garantit sans pots-de-vin. Ce bon gros pavé est en cours d’impression mais vous pouvez suivre les détails associés à sa vente et distribution à venir ici.
Paru le 22 novembre 2024, il est très probable que Scopa, album de quatorze titres en commun du rappeur Ascofi et du producteur DJ Per-K soit passé sous vos radars, le regard dirigé vers l’Ouest américain et un album sorti d’un chapeau de magicien, vite devenu un éléphant dans un magasin de porcelaine (oui, GNX de Kendrick). Pourtant Scopa, deuxième album en commun entre les deux artistes après Ego en 2023, a beaucoup d’atouts de son côté. L’album s’appuie sur des solides et ingénieuses productions boom bap de DJ Per-K, qui a également produit cette année « Monsieur Sunshine » et « DJ Khaled » pour Eloquence mais aussi un album-compilation, La Vie Magique, Vol. 2, invitant entre autres Veust, Jeff Le Nerf, Prince Fellaga ou LK de l’Hotel Moscou. Mais c’est aussi grâce à son ensemble carte postale affranchie en Italie que Scopa se démarque de la concurrence. Calcio, jeu de cartes, pasta, grappa, limoncello, cannoli, références aux Sopranos, au Parrain, le duo nous assoit sur une table à la nappe rouge et blanche où repose une carafe de vin en attendant l’antipasti. Au micro, Ascofi est à la hauteur de ses invités, que ce soit Veust sur « Fuoriclasse » ou Grems sur « Gatti Pazzi ». Cerise sur le gâteau, le tout est mixé et masterisé par Taipan.
L’impact en Europe du cloud-rap des années 2010, celui de Clams Casino et FRIENDZONE, ne se limite pas à Yung Lean, Bladee et la scène suédoise. La nouvelle génération de rappeurs de Berlin-ouest s’est également accaparée ces sonorités éthérées, entre rêves et moments de pleine-conscience. Parmi ces héritiers berlinois, on compte le très productif collectif BHZ, qui célèbre l’insouciance sous substances, ou la superstar discrète Pashanim, qui fait le lien entre cette esthétique et un rap plus dur dans ses thèmes et son interprétation. Un peu à mi-chemin de ces deux approches, Sylvain Mabe aka Symba est tranquillement devenu une figure incontournable du rap de la capitale. Son deuxième album Liebe & Hass, sorti en octobre dernier, s’ouvre avec « Bundesliga » sur une production évoquant l’iconique « Summa Time » du duo californien Main Attrakionz. Si ces sonorités « cloud » sont présentes tout au long de l’album, le rappeur promène sa mélancolie sur d’autres terrains, que ce soit le rock façon Vampire Weekend sur « Liebe & Hass » ou la « mélo » ensoleillée, tiakolesque, de « Ferienjob ».
Une variété d’ambiances rendue cohérente par l’interprétation et les textes de Symba. Avec sa voix légèrement filtrée pour la rendre cotonneuse, sa manière de poser tout en flegme et en confiance l’autorise à se montrer vulnérable mais jamais larmoyant ou impudique. Ainsi sur « Keine neuen Freunde », l’arrogance d’un rappeur et la célébration sincère et solaire de l’amitié ne font plus qu’une : « Shawty, vor zwei Sachen hab’ ich Angst, nur / Vor Gott und dass es Team nicht gut geht » (Shawty je n’ai peur que de deux choses : de Dieu, et que l’équipe n’aille pas bien.) Si l’artiste ne fait pas mystère de la priorité qu’il accorde à ses proches sur le reste du monde, sa manière de retranscrire le psyché d’une certaine jeunesse berlinoise tend vers l’universel, comme sur « Bunte Farben » où il fait se rencontrer en une poignée de mots la fête et la dépression: « Du weißt, dass es mir zu viel ist, schau hin, es vergeht die Zeit / Meine Freunde sind auf Depris, tanzen traurig in ‘nem Kreis » (Tu sais que c’est trop pour moi, regarde, comme le temps passe / Mes amis sont en dépression, dansent et tournent en rond.) Petits trafiquants et gros consommateurs, fêtards no future ou rêveurs solitaires, tout le monde semble chercher un peu de lumière à travers les nuages dans le Berlin gris que Symba décrit avec chaleur. Porté par un amour salvateur pour sa vie, comme pour mieux tenir contre la haine avec un grand h, celle du titre de l’album, auquel l’artiste dans ses songes refuse de croire : « Hab’ letzte Nacht geträumt, dass dieses Land uns wirklich liebt » (J’ai rêvé la nuit dernière que ce pays nous aimait vraiment.)
La composition de musique de jeux vidéo est un art délicat, tout en équilibre entre un caractère suffisement trempé pour mettre en valeur l’action du joueur et le pur ambient « lounge » juste assez discret pour ne pas lasser, ou pire, agacer. Le producteur star Pi’erre Bourne n’a jamais caché son amour pour le 10ème art, qui s’exprime dans ses presets et ses visuels 16-bits, ainsi que dans son souhait répété de participer un jour à la bande son d’un jeu. Annoncé fin 2021 pour une sortie 3 ans plus tard, Sli’merre 2, son nouvel album commun avec son complice de longue date Young Nudy exauce ce souhait de manière détournée. Sans révolutionner le « style Bourne », chaque composition du producteur s’appuie sur un schéma répétitif basé sur des accords simples, avec un minimum de dissonance. Pi’erre fait le choix astucieux d’utiliser des patterns peu éloignés d’une piste à l’autre, créant un effet de « fondu » organique, comme si l’on passait d’un niveau au suivant. La variété et le caractère addictif de ses productions tenant pour beaucoup de la palette d’instruments distillée avec parcimonie selon les pistes, des flûtes qu’il affectionne aux synthés vintage. Cette matrice musicale homogène en termes de couleurs et de nuances permet ainsi une grande liberté à la section rythmique pourtant typique de la trap d’Atlanta, qui fait ici de grands écarts de bpm au fil de l’album, pour un résultat garanti sans langueur pour l’auditeur/joueur.
Si Pi’erre se voit en compositeur de musique de jeu, Nudy se pense clairement comme le protagoniste. Son univers lyrical, inchangé depuis ses mixtapes « Slimeball », évoque sans surprise la violence et la cruauté qui hantent les rues d’Atlanta. Elles n’impressionnent pas un rappeur boogeyman qui semble tenir tout ce vice dans le creux du poing, tel l’avatar déjanté et tout puissant d’un GTA. Son interprétation, qui a toujours priviligié l’efficacité, semble se resserrer encore un peu plus sur Sli’merre 2, les bars de seulement quelques notes rebondissant entre elles en même temps que sur les productions de son acolyte. Bien davantage que le héros d’un open-world, Nudy est le combattant d’un beat’em all en couloirs où les coups et les combos pleuvent sans interruption d’un bout à l’autre du stage, son elasticité et sa manière d’adhérer aux compositions tenant presque de la chorégraphie. Un pur défouloir régressif sans véritable « fond », mais qui s’impose comme une mise en musique intelligente des forces et qualités de ses deux programmeurs.
Indisponible sur les plate-formes de streaming, le titre « Filles, Flics, Descentes » du deuxième album de la Fonky Family trouve une deuxième jeunesse dans le morceau « Ça parle de » du Sétois Demi Portion. Le rappeur, qui a sorti le très bel album Poids Plume en début d’année, a également organisé la huitième édition du Demi Festival dans l’enceinte du Théâtre de la Mer de sa ville en août. En cette fin d’année, en plus de partir sur une tournée mondiale, Rachid fait un joli clin d’œil à la scène marseillaise en rappant sur la production millésimée, issue d’un sample du groupe de disco français Space, du Rat Luciano. En plus de faire honneur à l’instrumental, le clip comprend des caméos de différents artistes de la ville ainsi que des insertions d’anthems made in Marseille s’étalant sur plusieurs générations : « Art de Rue », « Le Retour Du Shit Squad », « Bande Organisée », « Petit Frère », « Hymne à la Racaille », « La rabia del pueblo ». Un hommage panoramique à son échelle par Demi Portion, confortant sa place d’incontournable acteur du rap du Sud, voire plus. « C’est pour Sète, Marseille, Montpellier et nos villages / À tous les ultras et les supporters au virage. »