Vîrus, Dreyfus, Rictus : la fierté des marges
Pour revisiter l’œuvre de Jehan-Rictus, il faut savoir écrire dans la marge et au-delà. Rencontre avec Jean-Claude Dreyfus & Vîrus.
À la Terrasse des Batignolles, en face de la mairie du dix-huitième arrondissement qui célèbre un mariage, le corps immense de Jean-Claude Dreyfus, en short et chaussettes remontées, Vîrus en sweat à capuche et baskets. Deux avatars, que plusieurs dizaines d’années séparent, des classes populaires blanches mises côte à côte.
D’emblée, Dreyfus annonce la couleur et raconte une sorte d’anecdote préventive et rituelle à destination des journalistes qui ont affaire à lui. Il y apparaît comme l’homme capable de passer d’une pub pour les produits cuisinés à un film d’Eric Rohmer. Difficile de faire plus antagoniste, entre la bouffe populaire des supermarchés et l’archétype par excellence du cinéma d’intellos. Le rap et le théâtre à côté paraissent bien proches.
Tout au long de l’interview, les gens le saluent, viennent l’interrompre, lui demander des nouvelles : de vieilles femmes qu’on croirait directement tirées de son dernier film Vive la crise, des serveurs en nœud papillon qui l’appellent « Monsieur Dreyfus », et même l’acteur avec lequel il interprète Les Soliloques, Fabrice Carlier qui surgit comme une apparition pendant que l’on parle de lui.
Quelques heures avec Jean-Claude Dreyfus suffisent à montrer qu’il est de ceux qui rayonnent à la fois par leur bonté et leur liberté – deux qualités si précieuses, qu’il serait bon de retrouver plus souvent réunies. Alors qu’il s’apprête à partir, à la question,pourquoi il a refusé d’entrer à la Comédie-française, il répond : « J’ai toujours préféré les amants et les maîtresses aux mariages. » Les marges et leur liberté, plutôt qu’une stabilité mortifère – il interviendra plusieurs fois pour plaindre les marié-e-s de la mairie d’en face. Rictus, Dreyfus et Vîrus ont en commun, plus que la dernière syllabe de leur nom, la fierté des marges et le bris des codes. Le comédien, les rappeurs l’emmerdent globalement, mais il leur reconnaît un sens de la langue et du rythme – et de toutes façons, s’il n’avait été qu’élogieux, « on aurait trouvé ça louche » dit Vîrus quand nous nous retrouvons seul-e-s. Pas de démagogie. La force des gens libres. Et une rencontre qui fait voir un Vîrus, rappeur de l’adolescence, à moitié plus enfant, à moitié plus adulte.
Jean-Claude Dreyfus : Je peux vous raconter une histoire avant de commencer ? C’était avec une journaliste d’un journal qui n’existe plus, France Soir, un journal de merde [Vîrus rit], je lui avais donné rendez-vous ici. Elle avait un vieux magnéto, mais pourri, elle était obligée de changer les piles et tout. Non mais attendez, elle écrivait comme les gens qui écrivent à l’envers. Je ne comprenais rien. Et puis elle me parle de ma pub, d’antan. Vous êtes peut-être trop jeune pour l’avoir vue, bref. [Publicité pour la marque de plats surgelés « Marie », NDLR] Je n’ai honte de rien, mais quand même on allait pas faire toute une interview sur une pub Marie quoi. Je lui dis, plutôt que de parler de ma pub trop longtemps, on peut parler du film que je tournais à l’époque avec Eric Rohmer, L’Anglaise et le Duc.
Abcdrduson : Oui, où vous jouez le duc d’Orléans.
JC D : Oui voilà, je lui dis qu’on peut parler de ça, qu’il est encore à l’affiche. Je lis l’article, évidemment très mal écrit, jusque là rien d’étonnant, puis j’arrive au passage du film d’Eric Rohmer, orthographié aussi n’importe comment, et là je vois le titre : « L’oncle Zelduc. » L’Anglaise et le Duc, c’est quand même pas bien compliqué ! Elle n’arrivait ni à se relire ni à écouter ce que je lui racontais. Affligeant. Je raconte toujours cette histoire aux journalistes pour les mettre bien à l’aise.
A : Pouvez-vous revenir sur la genèse de votre collaboration ?
JC D : C’est Vîrus qui m’a appelé. J’avais fait un très beau spectacle. [Adaptation des Soliloques du Pauvre au théâtre par Jean-Claude Dreyfus, avec l’acteur Fabrice Carlier et disponible sur YouTube, NDLR] Vous l’avez vu ? C’est ma chienne au début, depuis elle est décédée. Donc j’avais joué ce spectacle plusieurs mois à la Maison de la Poésie. Il y avait longtemps que je voulais faire un spectacle sur Les Soliloques du Pauvre. Mais par définition, des soliloques, on les fait tout seul. Franchement ça m’emmerdait. J’ai connu le garçon avec qui j’ai fini par les interpréter, Fabrice Carlier, parce qu’il m’avait envoyé un texte qu’il avait écrit. J’ai dû me mordre les joues tellement qu’il me plaisait pas. Un truc imbitable, ça ne parlait que de lui. C’était dans l’aigreur, vous savez, ces comédiens qui écrivent des trucs par aigreur. Je lui ai dit très gentiment, il est reparti un peu triste, et six mois après il m’a amené les corrections qu’il avait faites. Et ça tenait debout, donc je lui ai trouvé un titre, Sauvage d’esprit. Il m’a demandé de le mettre en scène. Le texte était intéressant, il avait vraiment percuté ce que je détestais. Tout d’un coup c’était devenu universel, ça n’était plus replié sur lui-même. On a donc répété dans une maison perdue dans les bois, et il m’a tellement énervé, à chercher et ne pas trouver… Non mais c’est vrai, faut trouver, pas chercher. Bref, je lui ai dit : « tu m’emmerdes, et en plus, tu as un rictus qui m’insupporte. » Et j’enchaîne : « en plus t’es un gros nul, un inculte, tu ne sais même pas qui est Rictus. Jehan Rictus. » Il me dit non. On continue à répéter, on se quitte quelques jours parce qu’il m’énervait.
A : C’est arrivé avec Vîrus, ça ?
JC D : Non pas du tout, je ne l’ai pas du tout dirigé. Mais Carlier, pendant une pause, me raconte que quelqu’un lui avait offert Les Soliloques du Pauvre. Il s’était isolé à un endroit, et je l’ai surpris à les lire à haute voix. Et là j’ai eu un déclic : « ben voilà ! » Lui il fera un jeune, parce qu’il devait avoir trente ans à l’époque, et moi un genre de Jean Valjean sur le retour. Ça restait un soliloque, dans la mesure où j’avais adapté l’œuvre à la manière d’un ruban, où le jeune comme le vieux déroulent le même texte. Et puis merde, c’est un soliloque à deux, et voilà. C’est une licence poétique.
A : Comme Rictus en faisait.
JC D : Voilà. Donc j’ai fait ce spectacle, et un jour je le vois arriver : « je m’appelle Vîrus et je fais du rap. » Olala. Qu’est-ce qu’il me veut celui-là. [Vîrus rit] « J’ai trouvé votre vidéo, et je suis en train de faire un truc sur Rictus, est-ce qu’on peut se rencontrer ? » Donc on parle de tout ça, on a enregistré. Bon, je ne suis pas forcément pro-rap. Ça me fait un peu chier, ça me rappelle les stand-up, les one-man show de gens qui parlent que de leur petite personne, de leurs problèmes, ça m’emmerde. Mais là je trouve que dans son écriture, en dehors de Rictus, il y a une espèce de rythme, d’universalité. Et il a une articulation, il y a ce rythme du rappeur, mais pas que. Quand on a enregistré, je lui ai dit direct que je n’étais pas capable de le faire rapidement. Je ne suis pas un rapide, et puis que d’un coup je me mette à faire du rap, ce serait ridicule. Donc chacun son rythme. Ces deux rythmes croisés s’imbriquent très bien dans la façon dont moi je peux raconter les choses en lisant, et Vîrus les rapper. Et bon, moi pour que j’apprenne un truc par cœur, faut vraiment qu’on me donne beaucoup d’argent. Et encore même avec beaucoup d’argent je suis pas sûr de le savoir. C’est deux natures différentes. Lui, il faut le laisser raconter ses trucs comme il veut. Mais disons que ça reste plus universel que les rappeurs ou stand-up qui racontent les malheurs de la banlieue. C’est un peu insupportable ces trucs. Je veux bien qu’on raconte tout ce qu’on veut, la vie des gens pauvres, la difficulté d’être, mais il y a façon et façon d’écrire. Lui a cette universalité qui peut s’allier à ma manière de raconter, parfois hystérique parfois très douce, en montagnes russes. Je n’allais pas essayer de prendre le rythme du rappeur, ça n’avait pas d’intérêt en plus, ça faisait double emploi.
A : Et en découvrant la discographie de Vîrus, vous avez senti des points communs avec Rictus ? C’était notre cas, quand pour la première fois à la Maison de la Poésie il interprète un poème des Soliloques, beaucoup de gens qui le connaissaient avant pensaient que c’était de lui.
JC D : Avant même de le connaître, j’ai toujours pensé que Rictus était un poète pour les rappeurs. C’est vraiment bien tombé : ce qu’il a proposé, j’y avais pensé avant, même si, non seulement j’en suis pas capable, et puis ça ne m’intéressait pas de faire ce rythme-là. D’abord, si le mec fait du rap et s’intéresse à Rictus, c’est qu’il y a un autre intérêt que le simple goût pour les jeux de mots, du tricotage avec la langue française. Ça va plus loin. Dans la mesure où il s’intéresse à Rictus, son écriture à lui, même si elle est différente, va dans un sens d’une revendication forte, qui le dépasse. C’est ça qui m’intéresse. C’est la même chose que j’ai trouvé dans le texte de Fabrice Carlier Sauvage d’esprit, une revendication du mal être, de la difficulté d’être.
Il se lance ensuite dans une explication de la mise en scène proposée pour le texte de Fabrice Carlier, quand soudain :
JC D : Ah non mais le voilà Fabrice Carlier, je rêve ! J’étais en train de parler de toi – embrasse la demoiselle, Fabrice – je disais que t’étais un sale con. Tu connais Vîrus ? Il est génial. C’est en voyant notre vidéo qu’il est tombé dans Rictus. [À Vîrus] Remarque, tu connaissais avant non ?
Vîrus : Oui je connaissais avant, c’est en cherchant tout ce que je pouvais sur lui que je suis tombé sur votre vidéo. Il y a pas tant de commentaires, de gens qui l’ont adapté finalement.
JC D : Il y en a, mais qui surjouent. Ils crient, genre « Merrrrdeuh » [Dreyfus pousse plusieurs cris de ce genre, ce qui fait rire les tables environnantes] alors qu’aujourd’hui on ne peut plus lire Rictus comme dans le temps. En fait je déteste tous les gens qui lisent Rictus. À part nous deux.
« Avant même de connaître Vîrus, j’ai toujours pensé que Rictus était un poète pour les rappeurs. »
Jean-Claude Dreyfus
A : Et pourquoi, à part vous deux ?
JC D : Parce que les autres ils sont pas biens. Ils caricaturent, c’est poussiéreux.
V : Moi aussi j’étais allé en voir un, il s’était mis en haillons, avec du talc et tout ! Et c’était faux. Enfin faux, c’était du jeu, mais c’était trop.
JC D : Il n’a pas besoin de ça Rictus. Il a besoin d’une bonne articulation, que ce soit en rap ou autrement, qui fait que l’on comprend tout ce qu’il dit d’une façon simple et tout ce qu’il a voulu dire derrière. Donc il faut une super lucidité je dirais. Et je pense qu’il l’a. Moi je suis pas toujours lucide.
A : Et toi Vîrus, pourquoi tu as décidé d’intégrer des passages avec quelqu’un d’autre, alors qu’il s’agissait de soliloques, donc que tu aurais pu faire seul ?
JC D : C’est vrai ça, d’où ça t’es venu cette idée ?
V : D’abord, j’ai été voir tout ce que tout le monde avait fait sur Rictus. Des chanteuses qui l’ont repris aux spécialistes universitaires. Et j’étais très en lien à ce moment-là avec le gardien du temple, Christian Tanguy, hyper spécialiste de Rictus. Il avait vanté les mérites, parmi les interprétations, de celle de Dreyfus.
JC D : Parfois Fabrice j’avais du mal à le diriger dans le travail, mais je pense que la chose que l’on a faite autour de Rictus, et le montage des textes, c’était un spectacle fort et important à l’époque où on l’a faite. Quand j’avais interprété « Conseils », j’avais dû supprimer quelques passages, trop extrêmes. Je ne voulais pas qu’il y ait ça, ni de son aigreur. C’est un poète très revanchard parfois, il en veut aux « bourgeois »…
A : Il y a « Prière » quand même, où il y a certes de l’aigreur, mais il aussi une forte envie de vivre…
JC D : Oui, avec une vraie poésie. Je n’aime pas quand il est aigre, tu vois comme ces one-man show dont je parlais. Je veux bien qu’on revendique des choses, mais avec plus d’ampleur.
V : Sinon ça peut exclure, quoi.
A : Qu’est-ce que vous diriez que Rictus a apporté à l’histoire littéraire, l’histoire de l’art en général ?
JC D : Il a apporté un langage. Il fallait surtout pas lui dire que c’était de l’argot : c’était un langage à part entière, avec ses ellipses, ses contractions, un vrai langage à lui.
A : C’est un peu la réception qu’en fait Mallarmé d’ailleurs, il retient de Rictus surtout l’innovation langagière, la « sublime déformation. »
V : Oui, l’invention langagière, après il y en a d’autres qui avaient fait ça, Richepin, Bruant.
JC D : Rictus il se sert beaucoup de la phonétique, du son des mots, il a une phonétique à lui, qui accentue.
A : Le côté très oral aussi, qui peut correspondre un peu au rap…
V : Oui et non, parce que Jean-Claude arrive à le prononcer tel que c’est écrit, pour moi c’est impossible, il y a un décalage entre ce qui est écrit et comment je le rappe. C’est finalement le rap qui est le moins proche d’une exactitude dans l’oralité. Il y a plein de choses dans les contractions, les accents, que je ne rends pas. Pour que ça ressemble quand même à ma manière de parler.
JC D : C’est vrai. Faisons une comparaison, par exemple, entre Rictus et Claudel. J’ai commencé le théâtre avec Claudel. Avec L’Echange. [Une des pièces les plus accessibles de Claudel, NDLR] J’avais 29 ans, les cheveux longs, bronzé, avec mon nez, j’étais maigre… La metteuse en scène, qui m’avait vu au cabaret, me propose de jouer Thomas. [Personnage de businessman états-unien, NDLR] Je me suis dit : pas possible. Je n’ai pas écouté. Je peux pas faire le banquier. Je dois faire l’Indien.
[Une femme arrive et lui parle de son dernier film Vive la crise, dont le personnage de « clochard céleste, cocasse et coquin » fait penser à Rictus.]
JC D : Bref L’Echange. J’ai adoré cette pièce, qui parle d’argent, et d’amour. Il faut savoir que Claudel a écrit cette pièce à 18 ans, puis l’a reprise à 60. La première version est magnifique, puis en vieillissant il a rajouté des trucs complètement réacs, il était catho tout ça, bref, même trajectoire que Rictus. Tout le monde pense que c’est compliqué. Oui mais Claudel – et c’est pour ça que j’en viens à Rictus : c’est pas compliqué à jouer. Il suffit de le suivre. Si tu rentres dans ce carcan-là, tu as toute la liberté ensuite. Rictus, c’est la même chose. Si tu le contraries, c’est mort.
Femme : Vous parlez de Claudel ? Dix pages et vous vous endormez. Soporifique. Un excellent somnifère.
A : Sauf L’Échange, justement.
JC D : Sauf L’Échange. Claudel à jouer, on rentre dedans comme dans ses chaussons. Il n’y a qu’à le suivre, comme Rictus. Je ne dis pas que c’est simple à apprendre, mais la première fois que j’ai joué des alexandrins, quelqu’un me montrait comment faire des hémistiches, je trouvais ça chiant ! Pourquoi on s’endort avec des alexandrins ? Même les bons acteurs avec les alexandrins, c’est toujours la même musique, la même boucle. La mamie-là [en désignant la femme à côté de nous, qui vient de partir], elle aurait dit aussi qu’on s’endort avec des alexandrins. Et pourtant, j’ai joué Hugo, Rostand, Molière, des styles très différents, et le truc c’est de se l’accaparer. Si tu as le respect des rimes, des machins, hémistiches – tu les appelles comme tu veux – et de l’écriture, tu rentres dedans de manière très simple mais il faut casser la musique. Souvent on dit que c’est facile à apprendre les alexandrins parce que c’est comme une musique. Mais justement ! Bien jouer, c’est casser la musique. Casser le phrasé à l’intérieur.
A : C’était un peu ce qu’il fallait faire aussi pour adapter Rictus au rap, non ?
V : Oui, pour que ça évite de tourner en rond, et encore… Tout est en quatrains et en octosyllabes donc pas évident. Rictus ne parlait pas bien de l’alexandrin d’ailleurs, il disait que c’est un « cercueil où l’on couche la Poétique française.»
JC D : Rictus, Claudel, il faut les lire à haute voix déjà, en brisant la musique des alexandrins et en trouvant la sienne. Pour Rictus, j’ai beaucoup travaillé, j’ai eu beaucoup de mal à me libérer de cette forme, pour que ça devienne simple, clair pour qu’on comprenne. Les gens mettaient souvent quatre à cinq minutes à rentrer dans mon spectacle.
V : Il y a même une version sous-titrée du DVD.
JC D : J’étais pas complètement d’accord d’ailleurs, mais si ça peut aider.
V : Je trouvais ça pas mal, parce qu’il y a des mots qu’on ne connaît pas. Le « treffe » par exemple, le trèfle je n’aurais pas deviné : il y en a pour qui c’est du tabac, d’autres pour qui c’est de l’argent. Après il y a toujours moyen de ressentir dans le contexte, mais on a quand même fait un lexique à la fin du livre-disque. Par exemple, Rictus a une foule de mots ne serait-ce que pour désigner une femme.
« Bien jouer, c’est casser la musique. Casser le phrasé à l’intérieur. »
Jean-Claude Dreyfus
A : D’ailleurs dans « Déception », le passage que vous jouez Jean-Claude Dreyfus, on peut avoir du mal à reconnaître quelle entité vous êtes en train d’incarner. Benoît Dufau, qui a écrit la préface, dit à juste titre qu’il s’agit de la Femme idéale. Il y a un moment très émouvant à la Maison de la Poésie [lors de la première représentation du spectacle le 4 avril 2017] où Jean-Claude vous incarnez cette femme, regardez Vîrus tapi dans l’ombre de la table de mixage de Banane et dites : « je te connais comme si je t’avais fait, dors mon gosse, mon chouné. » La mise en scène donnait un sens complètement différent au texte, elle faisait surgir l’idée d’une filiation.
V : Oui, c’est chaud ça. [Rires]
JC D : Ce sont des moments qui se font tout seuls, et qu’il faut savoir exploiter sur l’instant.
V : Chaque version est différente, il y a toujours une part d’impro, même des accompagnements pas forcément prévus. C’est des moments pas évidents parfois, comme dans ce cas, ça rend enfant. Pas forcément en répèt ou en studio, mais là, quand il y a des gens, on a l’impression que le texte prend le sens de la vie réelle. Parce que dans Rictus, il y a toujours une part d’adulte resté enfant. Un de ses derniers textes est même écrit en langage enfantin : « Chanson de Taote », c’est fort. Je pense qu’il est resté enfant par rapport aux soucis avec sa mère.
JC D : Et nous aussi d’ailleurs. J’ai compris pourquoi j’aimais pas les enfants et pourquoi je n’en ai jamais eu.
V : Parce qu’ils nous concurrencent.
JC D : Mais exactement ! Je ne le supporte pas. Ça va cinq minutes les enfants, et encore, quand je dis cinq minutes, c’est trois minutes et demie.
V : C’est peut-être qu’on a besoin d’autant d’attention qu’eux. Je n’aime pas être avec un gosse et un adulte, parce que le gosse il prend toute l’attention, et à un moment, je n’en ai plus. Et je dis « ohohoh ! A mon tour ! »
A : C’est perceptible dans la manière dont Rictus parle des femmes, de la misère sexuelle, « le cib entre deux nénés sans que cela vous froisse. » La figure de la femme est souvent maternante, maternelle…
V : Lui il parle quasiment que des seins en fait ! Les seins maternels. Quasiment jamais des fesses…
A : Sauf pour parler de la prostituée, des gars se cotisent à quatre pour ses services, mais qu’elle n’a « qu’une paire de fesses ».
V : Oui mais il est obsédé par le sein maternel. Rien que le fait qu’il termine par le « le bout d’un téton dans les dents. » On se posait la question pour le disque : est-ce que l’on finit par « Épilogue », un inédit, ou par ce bout de téton ? Parce que c’est un recueil avec des revendications fortes, et pourtant, il finit par ça, et ce n’est pas un hasard. On a choisi l’Épilogue finalement.
A : A ce sujet, « Crève-cœur » introduit les Soliloques en se terminant sur « mal réveillé de mon songe d’été », qui fait d’emblée penser à la comédie de Shakespeare, et surtout, l’épilogue se clôt par Jean-Claude Dreyfus qui dit « après tout, moi je suis du Théâtre / Je suis aussi un rouage influent. » Je me demandais si c’était volontaire, voire un hommage, cette référence à l’homme de théâtre qu’a été et qu’est Dreyfus…
V : Oui. J’y tenais. Au début j’étais parti pour faire tout tout seul, comme d’habitude. Là, vu que c’était un projet atypique, l’idée d’inviter quelqu’un – une vraie personne, pas une voix trafiquée de Louis de Funès – qui représente quelque chose pour ma génération, c’était de ramener le côté narratif, dans l’esprit du livre-disque. Des histoires qui se racontent, des pages qui se tournent. De presque introduire par « il était une fois » et de conclure. Au début, je ne lui ai proposé que ça, l’introduction et la conclusion, puis Jean-Claude se disait que ce serait bien que l’on en fasse une ensemble. Et celle qui me restait, « Déception », c’était le rôle d’une femme. Et du coup, ça a été… direct. Je trouvais ça plus intéressant. Et pour la chute, je voulais que ça revienne à Jean-Claude. Un « rouage influent », c’est puissant : il y a les politiques, machin, mais aussi des gens qui ont un rôle social apparemment secondaire, mais que Rictus considère comme influents dans la société d’aujourd’hui et je le rejoins complètement. Je trouvais que c’était une belle chute.
D : On m’a confié un texte récemment qui s’appelle Histoire de mes seins, un peu genre Les Monologues du vagin [pièce de théâtre de Eve Ensler créée en 1996, NDLR]. J’ai souvent fait des bonnes femmes. J’ai joué une transexuelle, dans le cabaret de mes débuts j’ai été travesti…
A : C’est d’ailleurs une différence entre le rap et l’homme de théâtre, ça. C’est comme si dans le rap il y avait toujours l’équation auteur=interprète=protagoniste qui pèse. Vîrus, tu ne joues pas Rictus, tu l’incarnes.
V : Oui, parce que je ne suis pas un acteur. Je ne suis même pas joueur.
JC D : Tu as quand même le sens de la scène et le sens des mots, c’est déjà pas mal pour quelqu’un qui ne se dit pas acteur.
V : Non, mais dans le sens de rentrer, m’immerger dans un personnage, par exemple une femme ! En même temps… ça m’est jamais arrivé. Ça ne m’a jamais été proposé. Quand tu es issu du rap, on ne pense pas à toi pour ce genre de choses.
JC D : En même temps, tu peux t’immerger sans t’en rendre compte. C’est peut-être ça qu’elle a ressenti. Dans Le Mardi à Monoprix, j’étais une femme, ce n’était pas un travestissement. À un tel point qu’une dame a demandé comment s’appelait « la comédienne » en parlant de moi.
V : Rien que dans le cinéma, quand on invite un rappeur dans un film, c’est souvent pour être LE rappeur. C’est con, mais quand on se confronte à d’autres mondes on devient souvent LE rappeur.
D : Moi je mets « Le jacteur » dans mon bouquin.
A : Vous avez joué différemment en sachant qu’il y avait aussi une interprétation rappée ?
JC D : Non, j’ai joué comme j’aime, disons que ce sont deux mondes différents. Là où c’est dommage, c’est que je sois beaucoup plus âgé. Ça aurait été bien qu’on ait le même âge.
V : Il n’y a pas encore de rappeurs de soixante-dix ans. Je trouve ça bien justement, c’est une autre manière de briser des codes : ceux des générations. Et puis, en dehors de l’école, je ne suis jamais allé au théâtre, en spectateur, encore moins sur scène. Là, tu brises les mondes de la musique, du théâtre, des générations.
JC D : En réalité, il y a quand même très peu d’acteurs qui auraient accepté. Si tu étais tombé sur des acteurs de mon âge, ça n’aurait sûrement pas été leur goût mais pour moi c’était intéressant du moment que le rap en question est de qualité. Pour moi, c’était intéressant. Ça ne m’a pas fait peur.
A : Ce serait quoi les motifs de cette peur ?
JC D : C’est pas leur goût, ils préfèrent la chanson française ! Une fois, j’ai rencontré la veuve d’Anouilh [dramaturge du 20ème siècle, auteur notamment d’Antigone, NDLR] qui m’a proposé de jouer une pièce créée par Pierre Brasseur, dont le fils est Claude Brasseur et le petit-fils Alexandre, une famille d’acteurs. J’ai adoré cette pièce, qui n’avait pas été rejouée parce que tous les acteurs de ma génération n’osaient pas la rejouer sous prétexte que Pierre Brasseur l’avait créée. Moi ça m’a pas fait peur. Claude était d’ailleurs venu me féliciter en loges d’avoir repris le rôle que son père avait créé.
A : Mais ce n’est pas la même peur que de se lancer dans un projet avec un rappeur ?
JC D : Pas du tout, mais tout ça pour dire que les gens du théâtre de cette génération sont frileux.
V : Vous m’aviez dit que des gens vous faisiez des remarques sur le fait que vous étiez en collaboration avec un rappeur…
JC D : Ah oui, je leur disais « venez, vous verrez bien ! »
A : Quels sont été les retours après la représentation ?
JC D : Ah très bons par contre, de son côté comme du mien. C’était fort.
V : Le public était quand même très varié. Ça allait de petits gamins de 12-13 ans à des gens de 80 piges.
« Maintenant, quand on me dit « théâtre », je ne tourne plus la tête. »
Vîrus
A : Vous comptez en refaire ?
V : Une fin novembre, normalement oui.
JC D : Les gens que je connais ne sont pas fans de rap. Quand je leur dis que je faisais les Soliloques avec un rappeur, ils se disent au premier abord « ouais il veut faire djeuns ». C’est seulement quand je leur dis que la demande vient de lui qu’ils changent d’avis. J’aurais fait « djeuns » si c’était venu de moi, « oui j’aimerais faire quelque chose avec un jeune rappeur… » Mais c’est de lui que c’est venu. Dans ce sens-là, c’est plus touchant.
V : C’était ma première question : tout allait dépendre du rapport que ce monsieur allait avoir avec le rap. Parce que ça arrive tous les jours ce rejet d’emblée: c’est une musique jeune, et ça reste une musique de jeunes.
JC D : Mais moi, je n’ai pas peur, je suis curieux. J’étais déjà très touché qu’il choisisse le Rictus. Et de l’intérêt de faire quelque chose ensemble. Rictus c’est écrit d’une telle façon, j’ai toujours pensé qu’un mec qui a ce rythme de rap, ce serait très simple pour lui de l’interpréter.
V : Oui, tout est une question de rythme. Quand tu lis déjà, tu sens un flow. Après, quand on s’est rencontrés, on a beaucoup parlé de Gabriel Randon, on a réfléchi ensemble à la manière de dire le texte. Si je le disais comme ça devait réellement se prononcer, je rentrais dans la position d’un acteur, un jeu ; j’ai préféré la plupart du temps prononcer comme je l’aurais prononcé moi.
JC D : Si tu te souviens bien, sa façon est une façon de rappeur, mais la mienne, qui est celle d’un comédien, n’est pas si éloignée. Ce n’est pas comme s’il y avait un vieil acteur qui déclame et un jeune rappeur qui dit tout vite. Il y a une fusion quand même qui se fait. Cette fusion était présente dans son choix, dans nos personnalités à l’un et à l’autre.
V : C’est nature. Ce sont des interprétations assez nature, qui allaient bien avec ce qu’on est l’un et l’autre. Pour moi il ne fallait pas surjouer, sinon c’était desservir le texte. Et Rictus déjà, il créé un lien chez les gens qui s’y attardent. Déjà, parce qu’on est pas nombreux. Il y a cette curiosité commune d’aller sur des chemins de traverse, rares.
A : La volonté commune de réhabilitation aussi ?
V : Sûrement, indirectement. C’est ce que j’ai toujours cru voir dans les intentions d’une adaptation, puis les films de Jean-Claude. C’est des rôles disons atypiques. Tout allait ensemble, c’était logique. Avec une crainte toujours, parce que je sais qu’il y en a d’office pour qui le rap, c’est mort.
JC D : Vous savez, il y a en plein, sans même connaître, qui sont rébarbatifs… Mais c’est aussi que le rap qu’on entend à la radio tout ça, bon ça nous fait chier.
V : Et nous, on va avoir la même position sur le théâtre. Le théâtre, ça me fait chier, c’est horrible.
JC D : Comme la mamie de tout à l’heure, avec Claudel qui lui tombait des mains.
V : Et maintenant, si je tombe sur une pièce à la télévision, dans un hôtel ou autre, je regarde, je zappe plus. C’est une prestation scénique qui n’est pas simple, qui m’intéresse.
JC D : Il vaut mieux aller voir en vrai.
V : Sûrement, mais le premier pas, c’est déjà que je ne change pas de chaîne. Mais ce sont les mêmes a priori en fait. Celui que j’avais déjà sur la poésie. Poésie, théâtre, à la base c’est pas dans mon ADN. Du coup, ce sont des projets qui viennent un peu nuancer. Maintenant, quand on me dit « théâtre », je ne tourne plus la tête.
A : J’ai trouvé aussi qu’à la Maison de la Poésie, pour t’avoir vu en concert plusieurs fois avant, que tu avais une maîtrise de la scène complètement différente.
V : [Il sourit] C’est que je me sentais soutenu aussi… C’est vrai ! Je me sentais épaulé. D’habitude je suis complètement tout seul, j’affronte tout seul, je ne sais pas quoi faire de mon corps parfois…
JC D : Il y a aussi un joli travail qui a été fait avec son camarade [Banane, NDLR] et les ingés de la lumière.
V : Les premières réflexions sur la scène concernaient la lumière. Faire une scène c’est autre chose qu’enregistrer en studio : ici, il y a des yeux. Lumière et légère mise en scène. Jean-Claude arrive et dit « ça c’est moche, ça c’est bien. » Simple et direct. Donc c’est pratique d’avoir un homme du théâtre avec soi. Mais j’avais peur, le rap c’est une histoire d’ADN aussi, et là il allait s’en manger une heure en pleine tête, il avait une enceinte juste à côté de lui, je lui demandais s’il voulait pas qu’on baisse pendant les réglages, il disait « non, non, mets à fond, j’aime bien ! »
A : Même pour tes morceaux ?
V : Oui ! J’avais des doutes, mais en fait non. Au début, la moindre des choses c’était de lui envoyer deux trois liens, des skeuds, il m’a rappelé et dit « j’ai écouté, c’est sombre ! » Parce qu’il a une attention très particulière au texte, tu as vu depuis tout à l’heure il ne parle que de texte. Il en est imprégné.
A : Depuis tout à l’heure effectivement, vos liens avec Rictus, ce sont les innovations langagières, la forme quoi.
V : Et la marge.
JC D : Et Rictus c’est extrêmement bien écrit. Je refuse systématiquement quand c’est mal écrit.
V : Et il y a de l’humour, dans le fond.
A : Comme dans tes textes.
V : Je pense oui. Quand on s’est vus, on a quand même réussi à rigoler, c’est important, surtout quand le texte est aussi sombre. C’est notre côté enfant. On joue quoi. Des enfants en marge. Qui jouaient pas dans le parc. Juste à côté. Mais ils jouent quand même.
Très bonne initiative, un duo plus qu’atypique!
Nota Bene: Par contre la terrasse des Batignolles est face à la mairie du dix-septième et non du dix-huitième 😉