UFO Fev, Harlem hustle
Interview

UFO Fev, Harlem hustle

Rappeur très actif depuis la deuxième moitié des années 2010, UFO Fev fait partie des têtes de l’underground new-yorkais qui arrivent à allier qualité et régularité grâce à une musique à la fois ancrée dans l’histoire du rap local mais aussi empreinte de la personnalité de l’artiste.

Photographies : Joseph Rodriguez ,K.Rod, H2

Un après-midi ensoleillé d’automne à Astoria, quartier de classe moyenne du Queens, New York, à la terrasse d’un bar qui pratique des prix prohibitifs.  UFO Fev se présente discrètement avec bob vissé sur la tête, t-shirt blanc immaculé, pull attaché autour du cou, et paire d’Air Max aux pieds. Il pourrait presque faire penser à un rappeur français de la fin des années 90, mais il vient des cités Thomas Jefferson dans l’est d’Harlem, aussi appelé El Barrio, de par sa large communauté portoricaine. La présence timide de l’artiste au premier abord et sa carrière démarrée sur le tard, recouvrent pourtant une discographie déjà riche. Rimeur adolescent au début des années 2000, c’est seulement au cours de la décennie suivante qu’il va franchir la frontière entre rappeur de terrain et acharné de studio. Originaire du même quartier que le rappeur Black Rob, et amateur de rap chevronné depuis toujours, il a su faire sa place, et se rapprocher de têtes d’affiches comme Statik Seletah ou même Fat Joe. Sur fond d’affirmation de soi, de rap réaliste et d’une part de conscience politique, UFO Fev entretient une technique acérée qui rappelle les styles de Big L ou de Cam’ron à ses débuts.


Abcdrduson : Le rap, c’est venu comment pour toi ?

UFO Fev : Je suis né dans les années 80 à East Harlem, j’ai grandi dans les années 90 et les années 2000. À chaque fois que j’étais dehors, et qu’il y avait de la musique, c’était du hip-hop. Il y avait toujours des mecs en train de rapper. Tout ça était déjà là quand je suis né. J’ai juste de la chance d’être de New York, et plus particulièrement des quartiers HLM d’East Harlem. Je devais avoir 16 ou 17 ans, au début des années 2000. C’était une grosse période pour la ville : les mixtapes de 50 Cent, c’était le feu. Il y avait aussi The Diplomats, Fat Joe. Dans mon quartier, il y avait des vendeurs de rue. Ils vendaient des CDs. Je pouvais rester devant mon immeuble, la musique venait à moi. Parfois, le mec qui vendait les t-shirts avait des enceintes avec lui, et balançait du son, il te vendait aussi des mixtapes. Avant de rapper, j’étais fan de cette musique. Je connaissais tout. J’étais un hip-hop kid. Black Rob habitait à côté de chez moi. Quand il a signé un contrat en maison de disque, et qu’il a commencé à se faire connaître, c’était un événement. Sinon, en ce qui me concerne, j’ai commencé à rapper après une blessure au basket dans mon adolescence mais j’ai vraiment pris la musique au sérieux vers 2016.

A : C’est Black Rob qui t’a donné ton surnom ?

U : Mon père et Black Rob étaient proches. Rob m’a vu grandir. C’est au-delà du rap, c’est le quartier. Un jour je me balade au milieu des dealers, des vieilles dames et des gamins de mon âge, et je croise Rob. Ce jour-là, c’était juste un échange de courtoisie, il était déjà célèbre à cette époque. Il me demande des nouvelles de ma famille, puis il me balance : « I heard you got a little fever » (« il paraît que t’es chaud en ce moment »). J’ai rougi, j’étais un peu nerveux parce que je n’essayais même pas de devenir rappeur à proprement parler. À cette époque (avant le web tel qu’on l’utilise aujourd’hui) dire que tu allais faire du rap, c’était abstrait. Il fallait quelqu’un pour investir dans ce que tu faisais. Le marché indépendant, c’était compliqué, faire des vinyles, etc. J’étais juste bon en rap, et c’était venu jusqu’à ses oreilles. Cette idée de la fièvre, je me suis dit que c’était moi, j’avais trouvé mon blase. Et le côté ovni (UFO) parce que plus jeune, je n’avais pas une grande popularité, et de fait quand je me mettais à rapper dans des soirées, des événements, des cyphers, les gens étaient très surpris, ça faisait beaucoup d’effet, comme si ils apercevaient un ovni. Et ils voyaient bien que j’étais un jeune Portoricain qui trainait dehors, et que je ne racontais pas des conneries. Ça bousculait mon auditoire. Je ne faisais pas de Reggaeton. C’était du pur hip-hop.

A : Quels sont les rappeurs qui t’ont le plus influencé ?

U : Il y a des références qui sont évidentes : Biggie, Jay-Z, Nas. C’est le Mont Rushmore. Puis il y a Big Pun, Cam’ron, DMX, Jadakiss, Black Rob. Mais mon préféré de tous les temps, c’est Beanie Sigel. Il était très habile, mais toujours dur, très direct. Et c’est comme ça avec beaucoup de rappeurs que j’apprécie. Des mecs avec beaucoup d’esprit, et en même temps très cash. Ils ne vont pas se contenter de te raconter qu’ils vendent de la drogue, il y aura toute une histoire avec. Des grands raconteurs d’histoires mais aussi des faiseurs de rimes de haut niveau. Comme Ghostface ou G Dep également. Même Cam’ sur son premier album Confession Of Fire était fort côté storytelling. Slick Rick est un autre grand narrateur. J’aime aussi des rappeurs du sud, Jeezy, et Rick Ross qui est un lyriciste très affûté. Clipse également, c’était ma came. Dans le même genre, j’aimais bien Philly’s Most Wanted. Les plus jeunes comme Kendrick ou J Cole ont des plumes exceptionnelles mais ne cochent pas toutes les cases selon moi. J’ai besoin de sentir la rue dans la musique d’un rappeur, comme avec Prodigy. J’ai besoin de sentir la souffrance qui passe à travers l’écriture. Il faut aussi avoir de la versatilité, et que les gens puissent s’identifier ou se projeter dans ce dont tu parles. Il faut que ça soit crédible. Faut en imposer. C’est tout ce qui fait qu’un rappeur peut être important pour moi. C’est ce qu’on retrouve chez Griselda par exemple. Ces mecs ont vraiment vécu ce qu’ils racontent mais c’est toujours divertissant. Ce genre d’esthétique qu’on retrouve aussi chez Roc Marciano, Pusha T. C’est ce rap là que j’écoutais en grandissant. Et ce n’est pas du chauvinisme de la côte est, on retrouve ça chez des artistes de la Côte Ouest : Ice Cube, The Game, Drakeo The Ruler. Et dans le sud, j’adore Scarface aussi.

A : Il y a un moment où les producteurs Cool & Dre ont commencé à faire attention à ta musique, comment s’est faite la connexion ?

U : J’ai sorti un titre qui s’appelle « Mr. Nice Guy » en 2016, c’est sur mon EP Camouflage, c’est produit par BackPack Beatz, un beatmaker de Floride. Ce morceau avait un petit buzz via Instagram, pas mal de gens faisaient des repost. Et c’est venu jusqu’aux oreilles de Cool & Dre. Ils ont trouvé ça mortel, et sans même que je sache, ils avaient déjà joué le morceau à Fat Joe. Quand ils m’ont appelé, ils m’ont demandé sur quoi je travaillais à ce moment-là, et à vrai dire, pas grande chose. Donc peu importait la proposition, j’étais partant. C’est là qu’ils m’ont proposé de rencontrer Joe.

A : C’est à cette période là que vous avez enregistré « Fentanyl Flow » produit par Cool & Dre  ?

U : Oui, j’allais aussi aux sessions d’enregistrement de Joe, je l’observais travailler. J’essayais d’être attentif à ce qu’il faisait, en particulier les titres qui sont susceptibles de devenir des gros singles, des hits. Joe sait faire ça. Ça m’a inspiré dans ma façon de travailler, avec mon équipe. Chaque nouveau titre peut amener un nouvel auditeur, un nouveau fan. Et même si certains me suivent depuis Camouflage, j’essaie de me donner de nouveaux défis à chaque nouvelle sortie. Ça peut être un passage radio, par exemple, comme un freestyle sur On The Radar. Aussi, j’estime avoir perdu beaucoup de temps. Pendant une longue période, je n’ai pas sorti de musique, donc je sors tous mes enregistrements. Tout est réfléchi. J’ai pas 400 démos en stock.

 

« J’ai besoin de sentir la rue dans la musique d’un rappeur, comme avec Prodigy. J’ai besoin de sentir la souffrance qui passe à travers l’écriture. »

A : Mais il y a aussi eu un moment où tu as pensé arrêter la musique ?

U : Oui, quand j’ai sorti « Mr Nice Guy » en 2016, je n’avais pas l’impression de retenir vraiment l’attention au départ. Mais 50 Cent disait qu’il y a toujours une période dans la carrière d’un artiste où son travail n’est pas vraiment pris en considération, et c’est formateur pour la suite. Sortir plusieurs projets, investir mon argent pour louer un studio, car je n’en ai pas chez moi, le fait de devoir payer pour enregistrer, ça m’oblige à bosser. Cependant, je me suis demandé à un moment si je dépensais mes sous là où il fallait. Autour de moi, à cette période, les gens étaient bien financièrement, et ça se voyait, donc je voulais faire pareil. Je suis parent aussi, donc il faut que ça paye. Mais tout ça, c’est une partie de moi avec laquelle je suis en conflit, parce que je viens du hustle. J’ai toujours été habitué à réfléchir à comment faire de l’argent. Tout ce que je fais doit générer de l’argent. Mais j’adore le rap. Donc il y avait un conflit intérieur entre le côté artiste et la recherche du profit. C’était juste une période, mais c’était un sentiment fort.

A : Tu as également travaillé avec Statik Selektah, est-ce tu penses que ses compilations représentent bien la scène new-yorkaise actuelle ?

U : Oui, sans aucun doute. C’est lui l’ambassadeur. Il propose une plateforme pour de nouvelles têtes. C’est une bonne position pour lui, il est content d’avoir cette place. Je me sens chanceux de l’avoir rencontré. C’était vraiment quelque chose d’important pour moi. On a fait Fresh Air ensemble.

A : Comment s’est passée votre collaboration ?

U : Statik aime tout le monde, mais ça ne se voit pas forcément. Tu peux penser qu’il ne t’apprécie pas au premier abord mais c’est juste qu’il rencontre beaucoup de monde, et il attend un effort de travail de la part des mecs avec qui ils bossent. Il sait que c’est lui la clé de l’underground, donc il est prudent dans sa façon d’agir. Le premier jour où je le rencontre, il me joue des beats, et il me demande de rapper. Et juste après m’avoir écouté, il me dit d’aller dans la cabine enregistrer ce que je viens de balancer. Il me demande si j’ai plus en réserve, je lui répond que oui, et il me joue d’autres productions, donc je continue d’enregistrer dans la foulée. Ce premier jour ensemble, on a dû enregistrer cinq ou six titres. Une partie s’est retrouvée sur Fresh Air, une autre sur l’album Still 1982 avec Termanology. C’est d’ailleurs par lui que j’ai rencontré Statik. Depuis ces premiers enregistrements, en général quand je vais voir Statik Selektah, il est bien occupé. S’il est au studio à 19h, je suis là à la même heure. Et on va bosser jusqu’à 22h. Il est papa, donc en général, il va au studio une fois qu’il s’est occupé de sa fille. Il peut produire un beat assez rapidement, il est prolifique. De 19h à 22h, il commence à y avoir du passage. Statik travaille toujours avec quelqu’un. Si tel soir, Conway The Machine vient bosser avec lui, il me prévient que Conway sera là vers 22, 23h, et je me pointe à 19h, pour avoir du temps. Quand il commence à y avoir du monde au studio, c’est à ce moment là que je m’en vais. Notre façon de travailler nécessite du calme, sans trop de distraction ou du monde autour de nous. Ça va très vite quand il enregistre. C’est aussi pour ça que j’ai fait cet album sans avoir écrit les rimes. Statik ne va pas attendre que t’aies fini d’écrire pour lancer le beat et que t’ailles enregistrer. Tu as entre 15 et 30 min pour réfléchir à ce que tu vas poser pendant qu’il est en train de trouver un sample, de travailler la boucle, et de s’occuper des batteries. Quand il me demandait :  » Tu as des rimes pour ça ? », « Tu as déjà une idée pour ça ? », et que je répondais oui, la plupart du temps, je mentais. Ensuite, j’essayais quelque chose, et puis il validait. Enfin, il me demandait si j’avais les couplets, et je me débrouillais sur le moment.

A : C’était comme un freestyle et un puzzle en même temps ?

U : Exactement.

A : Pour ma part, je t’ai découvert avec The Ghost of Albizu, ton album avec le beatmaker Big Ghost Ltd. Qui était Albizu ? Et pourquoi tu as décidé de le mettre en avant à ce moment-là ?

U : Ça pourrait me prendre une heure entière pour bien présenter Pedro Albizu Campos, mais c’était un révolutionnaire portoricain. Il a été à la tête du parti révolutionnaire à Porto Rico, et avant ça il avait combattu pour l’indépendance de l’Irlande. C’est ce qui a forgé sa conscience politique, ainsi que son parcours de révolutionnaire et de combattant pour la liberté. Il a aussi été diplômé de l’université d’Harvard, il était major de sa promotion mais il n’a pas pu faire de discours au moment de la remise des diplômes parce qu’il était foncé de peau. Il est mort en prison. Il a vite été incarcéré après le départ de la révolution à Porto Rico. On l’a accusé d’avoir tenté d’assassiner le président Harry Truman. On l’a accusé de beaucoup de méfaits. Le nom de l’album m’est venu pendant un voyage à Porto Rico. Statik était là, Nems, Fat Joe, D-Stroy également (ndlr : animateur sur la radio Shade 45). On était tous là-bas pour l’anniversaire du Rock Steady Crew, l’équipe de breakdance du Bronx. On était dans un Airbnb avec Nems. Pas à San Juan, la capitale, mais dans un coin plus tranquille de l’île. On traînait, on chillait. J’aurais du mal à décrire ce sentiment mais je ne me suis jamais senti aussi accepté qu’en étant là-bas à cette période, et pourtant ce n’était pas la première fois que j’allais à Porto Rico. Mais c’était la première fois que j’y allais en tant qu’adulte, sans la famille. Je pouvais me balader plus librement, bouger facilement d’un endroit à un autre. C’était fou comme expérience. Puis D-Stroy m’a fait découvrir un livre, War Against All Puerto Ricans: Revolution and Terror in America’s Colony (ndlr : de l’auteur Nelson Denis). Au même moment, Big Ghost Ltd qui a travaillé avec Griselda me contacte pour faire un album. Et ce qu’il y a de drôle dans cette histoire, c’est qu’en même temps que je me renseigne sur l’histoire politique de l’île, Big Ghost laisse un commentaire sur une des mes publications sur Instagram, et là un dessinateur qui s’appelle Gosch commente ainsi « Ufo Fev et Big Ghost devraient faire un album ensemble et l’appeler The Ghost Of Albizu. » C’est là que j’ai su que c’était le titre que je voulais pour l’album, et Big Ghost était sur la même longueur d’onde.

« Je sors tous mes enregistrements, tout est réfléchi. Je n’ai pas 400 démos en stock. »

A : Ton album Sunsets in The Ghetto me fait particulièrement penser à l’influence de ton environnement sur ta musique. Quelle était l’intention dans le choix de ce titre ?

U : Je voulais que ça reflète l’ambiance de l’été dans le quartier. L’énergie est différente pendant cette période de l’année. C’est fun, mais tu dois encore faire attention car il y a toujours du danger. Il y a beaucoup de temps passé en famille, c’est un mélange de différentes choses. Il y a un contraste comme au moment du coucher de soleil. Dans les quartiers pauvres à New York, à la fin de la journée, les enfants sont censés rentrer chez eux, car une fois la nuit tombée, tu peux te retrouver seul, livré à toi-même. Je faisais partie de ces jeunes qui traînent à des heures tardives, et je savais qu’ il fallait rester prudent. C’est aussi pendant la période estivale que j’ai enregistré cet album. Ensuite, en dehors des titres où je choisis de m’attarder sur un sujet en particulier ou en dehors de mon univers, j’essaie de constamment rester en lien avec là d’où je viens.

A : Sur ton EP Eastside Fev, tu collabores avec Goddams de Get Large, qu’est-ce qui t’a plu dans sa musique ?

U : J’aimais bien l’énergie. C’était pas trop boom-bap. Ça ne ressemblait pas non plus à ce que j’entends chez les autres rappeurs. C’était ce dont j’avais besoin au bon moment.

A : C’est un producteur français, comme J Hart avec qui tu travailles aussi. Comment se fait-il que tu collabores autant avec des producteurs français ?

U : Je ne sais pas exactement mais ils ont une bonne énergie. Ils adhèrent complètement à tout l’aspect Spanish Harlem de ma musique. Je ne connais pas bien la France, mais il semble que certains producteurs de chez vous sont toujours inspirés par New York. Ils arrivent à transmettre l’identité musicale de la ville, parfois plus que des producteurs qui viennent d’ici.

A : Comment as tu rencontré J Hart ?

U : Il avait une émission de radio en France pour laquelle il voulait faire une interview avec moi. Il venait régulièrement à NYC. On s’est rencontrés dans mon quartier. On a déjeuné ensemble. À partir de là, on est devenus amis. On trainait ensemble. Il a même rencontré mon entourage.

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1 commentaire

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  • Saul D,

    Bonjour, j’espère qu’il y a une suite, l’itw se termine un peu brutalement par rapport à d’habitude, selon moi…