The Alchemist : Vodka et Ayahuasca
Deux ans après notre première rencontre post-Chemical Warfare et quelques semaines après la sortie du projet Gutter Water confectionné avec Oh No, on a retrouvé Alchemist. Fidèle à sa réputation, oscillant entre inspirations musicales imagées et blagues à répétition. Rencontre à distance où il est question d’aigles, d’Oxnard et de Jason Goldwatch.
Abcdr Du Son : Les productions que tu as faites sur Gutter Watter sont très différentes de ce que tu sors habituellement. Même chose pour Oh No. Tu n’as pas peur que ton public perde tous ses repères ? Ou peut-être que tu t’en fous en fait.
Alchemist : Sortir un projet avec Oh No, c’était la possibilité de me laisser aller, et c’est vraiment le sentiment qui m’animait quand on posait nos textes ou qu’on composait nos beats. Tu sais, j’écoute très peu ce que j’ai pu faire par le passé. Je fais ce que je veux et je continue à avancer. J’ai eu l’opportunité de sortir cet album…. et franchement, je n’ai pas envie d’être enfermé dans un carcan et faire toujours la même chose. C’est quoi ma musique ? Je n’en sais rien. Peut-être que si tu prends tous les trucs que j’ai pu sortir, tu auras quelque chose. Mais sincèrement, je sample et change d’avis toutes les cinq secondes. Pour ce qui est de ce projet avec Oh, j’étais très ouvert à ses idées et suggestions. J’étais comme ça parce que je sais qu’Oh No défonce.
J’ai cru en lui, en sachant que je le connaissais peu avant notre rencontre. Je savais juste que c’était un putain de rappeur et un putain de producteur. Mon état d’esprit, c’était : « Amusons-nous et créons quelque chose. » Bien entendu, Madlib et Dilla nous ont inspirés. Le simple fait qu’ils aient pu sortir un album ensemble ça nous a influencé. Mais au-delà de ça, je pense à ces musiciens de jazz. Quand tu fouilles un peu ces disques, tu vois des mecs comme Bob James ou Earl Klugh, tu vois qu’ils avaient enregistré des trucs en direct à Stockholm en dix-neuf cent quelque chose. Tu vois, tu te demandes si ces mecs se connaissaient avant. Mais ils ont fait un album ensemble, et ce disque est mortel. J’étais dans le même état d’esprit quand j’ai débuté ce projet. Parfois Oh No balançait un morceau et vingt-cinq minutes plus tard je lui refilais après avoir posé dessus. On s’est vraiment bien marrés à faire cet album ensemble. On a juste déroulé.
Ab : Comment est-ce que vous avez bossé ensemble ? En vous envoyant des e-mails avec en pièce jointe les instrus ?
Al : Ouais, on a fait ça notamment… mais la plupart du temps j’attachais un disque à la patte d’un aigle, et j’envoyais l’aigle direction Oxnard !
Ab : [Rires] Mortel ! Tu as beaucoup d’aigles ?
Al : Je ne tiens pas un compte très précis, pas mal se perdent ou se font attraper avant d’arriver jusqu’à Oxnard. Certains se font aussi tirer dessus. Une fois je parlais avec Madlib et je lui disais de mater ses mails. Je lui avais envoyé un mail avec une pièce jointe grâce à mon cerveau. [Rires]
Ab : En gros, ce projet c’était un concentré de spontanéité, sans réel objectif ?
Al : En fait l’objectif il est venu au fur et à mesure du temps. Si je devais faire des productions pour un nouvel album, je pourrais te dire « Ouais, ça c’est du son Gangrene. » Aujourd’hui, on a des repères musicaux, ces repères viennent des morceaux qu’on a pu faire. C’est un peu comme si on pouvait éteindre le cerveau et se lancer en mode Gangrene ? Tu comprends ce que je veux dire ?
Ab : Ouais ça fait sens. Et même si les sons sont franchement chaotiques, on sait que t’aimes bien ce genre de trucs.
Al : Je sais qu’en France vous êtes vraiment à la pointe pour ce qui est de la musique. Paris a toujours été derrière nous avec Mobb Deep. Et j’apprécie votre honnêteté, le fait que vous n’hésitiez pas à le dire quand vous n’aimez pas certains trucs. Je me rappelle toujours combien le public parisien était en sang à l’époque de la sortie de Hell on Earth. Cet album a eu un impact dingue. Je suis bien énervé aujourd’hui, avec la même noirceur, le même état d’esprit chaotique que je pouvais avoir à cette époque-là.
« Pour le clip de « Take drugs » Jayson Goldwatch nous parlait d’un flingue avec une capote dessus, d’éclater des mecs, des trucs comme ça. Je l’ai laissé gérer. »
Ab : On regardait de nouveau les clips que tu as pu faire pour Gangrene. Notamment « Sickness » qui est complètement barré. Vous vouliez faire quoi avec cette vidéo ? Comment est-ce que vous avez bossé dessus ?
Al : Cette vidéo elle sort tout droit du cerveau d’un mec super créatif : Jason Goldwatch. Il a vraiment tout fait sur ce clip. Il a rassemblé les images les plus dingues sur lesquelles il avait pu mettre la main. Franchement, la première fois je n’ai même pas pu le voir en entier. Il a tout fait de son côté, et il faut croire que les gens sont aussi tarés que lui vu que pas mal ont bien aimé. Bref…. Big up à Jason Goldwatch. C’est un mec incroyable, même si je n’étais pas en phase avec ce qu’il a voulu faire sur ce coup. On ne pouvait pas aller trop loin non plus, trancher une jambe ou deux, ou se couper un doigt. Qu’est-ce que tu en as pensé ?
Ab : Elle est plutôt flippante. Je ne regarderais pas ça avant d’aller dormir. Tu penses que tu pourrais faire un clip vraiment gore, un truc à la Nuit des morts-vivants.
Al : Gravediggaz a déjà fait des trucs comme ça. Et avec Gangrene, franchement, on n’est pas dans le même délire. Je n’ai pas vraiment d’idées établies quand il s’agit de mettre en image de la musique. Je veux juste que la musique ce soit celle de Gangrene. Je déteste le classique. Ne jamais prendre le moindre risque, ça craint. Je trouvais que le clip ne correspondait pas trop au morceau, mais qu’est-ce que tu veux que je te dise ? [NDLR : Al’ dit ça avec un ton mafieux, façon Tony Soprano] Jason a fait la plupart des clips et vidéos de Dilated depuis des années. Il est putain de bizarre ce mec, il sent mauvais, ne change jamais de fringues [Rires] En fait il ressemble à Tom Cruise, le Tom Cruise qui aurait perdu son boulot. Ça me semble une bonne description de Jason Goldwatch. Non, mais ce mec est un vrai génie.
Ab : Vous avez eu la même approche pour le clip de « Take drugs » ?
Al : Ouais, tu sais Jason c’est quelqu’un de super créatif. Quand on a commencé à monter Gangrene avec Decon, c’était évident qu’on allait bosser avec lui. Il est un peu chez lui chez Decon. Il était super enthousiaste à l’idée de bosser sur tous les aspects visuels du projet. On lui a laissé entièrement la main dessus. Pour le clip de « Take drugs » il nous parlait d’un flingue avec une capote dessus, d’éclater des mecs, des trucs comme ça. Je l’ai laissé gérer. Je n’ai pas tout compris mais c’était cool.
Ab : Pour en revenir à Gangrene, où tu partages l’affiche avec Oh No, on ne peut s’empêcher de lancer une comparaison avec le Champion Sound de Jay Dilla et Madlib. Deux gros producteurs qui sortent un album ensemble sur Stones Throw.
Al : Cette comparaison, elle est assez logique. On ne pourra rien y faire, sortir un album avec le frère de Madlib… Bien sûr ils nous ont inspiré quelque part, même si on n’a pas cherché à les copier. Bon, et en plus, les deux étaient de gros potes. On peut aussi penser, en guise de comparaison, aux Beatnuts, deux putains de producteurs qui sortent un album et rappent dessus. Champion Sound avait un concept, le fait que l’un rappe sur les beats de l’autre, et inversement. Nous, on n’avait pas de plan comme ça.
« Je vais probablement traîner un peu, prendre des triple gin avec du jus de pomme, faire des putains de beats funky et scratcher encore et encore. »
Ab : Tu vas toujours régulièrement au Japon ?
Al : Ah, j’aimerais bien…
Ab : Tu es encore proche de DJ Muro ?
Al : Muro, c’est un frère pour moi. Un frère d’une autre mère ! Il y a peu de gens aussi bons que DJ Muro sur cette terre. Le mec parle à peine anglais mais il fait partie de ma famille aujourd’hui. Je partage avec lui les crédits de production à chaque fois qu’il me laisse utiliser un de ses disques. On discute beaucoup de musique ensemble, c’est un mec mortel. Sa collection de disques est vraiment unique. Muro c’est avant tout un grand collectionneur, plus qu’un beatmaker. Je fais partie des rares privilégiés qu’il invite chez lui et à qui il dit « Va mater mes 45 tours et cherche quelque chose qui te botte. » Il me laisse fouiller parmi ses pépites. Je ne suis pas du genre à chercher éternellement des disques, je préfère jouer avec les sons. Passer du temps avec lui c’était mortel. Les âmes créatives s’inspirent.
Ab : Tu as des trucs prévus après ?
Al : [Pensif] Je vais probablement traîner un peu, me laisser pousser la barbe un peu plus… me prendre des triple gin avec du jus de pomme, faire des putains de beats funky et scratcher encore et encore. Et je vais aussi sampler des trucs que personne ne connaît. [NDLR : Il s’arrête] Tu te souviens de Shawn J Period ? Il produisait beaucoup de trucs pour Rawkus. Un putain de producteur. Maintenant il est à fond dans la religion et il a décrété qu’il ne faut pas sampler. Je suis un peu dans le même était d’esprit, à vrai dire je l’ai toujours été. Tu sais, je n’ai jamais samplé de ma vie ! [NDLR : Alchemist, un rien ironique, se marre tout seul] Je dis ça, si quelqu’un se ramène et me dit que tel ou tel truc a déjà utilisé ici et là, je vais lui dire qu’il déconne complètement ! Et s’il veut continuer, je vais lui ramener Premier, il va l’appeler et lui gueuler dans les oreilles « Woooord is bond, you keep violating that shit ! » [NDLR : Alchemist crie vraiment comme Premier] Primo est le plus grand !
Ab : Dis à Premier de venir avec toi à Paris !
Al : Je vais lui en parler mais il est probablement enfermé à double tour dans HeadQcourterz avec la même MPC60, celle qu’il a depuis trente-sept ans ! Elle est pas encore pétée. Soit dit en passant, il a deux productions sur le nouvel album d’Evidence. J’en ai six moi, j’ai aussi rappé sur quelques morceaux. Son album est vraiment mortel. Vous voulez écouter un extrait ? Un petit apéritif, comme des rouleaux de printemps à tremper dans une bonne sauce ? Un apéritif comme du fromage [NDLR : En français dans le texte] Et voilà ! [NDLR : Alchemist joue un beat pendant une dizaine de secondes, il gueule dessus « Exclusive! »]
Ab : Comment tu fais pour trouver le temps de bosser sur autant de trucs ?
Al : Je suis comme ça, je fais toujours pas mal de projets en même temps. Je ne fais que ça, je bosse dur, et dès que je termine quelque chose, je débute quelque chose d’autre. Je suis sur d’autres projets et morceaux, ici et là. Bon, tu sais que Prodigy sort dans trente-neuf jours maintenant… [NDLR : l’interview a été faite le dix-huit janvier] et clairement je vais faire des trucs pour lui.
Ab : Est-ce que parfois, quand tu fermes les yeux, tu vois le beat se composer dans ton morceau, avec chacun des éléments ?
Al : Je vois plutôt des couleurs en fait [NDLR : exactement comme Pharrell, il en parle sur l’interlude de Seeing sounds]. Et j’essaie de transformer ces couleurs en musique. Je ne vois pas le beat dans mon cerveau comme lorsque tu peux tout voir sur un écran Pro Tools. Le cerveau ne s’éteint jamais. Malheureusement. Parfois, j’aimerais que ce soit le cas. Quand je marche dans la rue, chaque son, chaque bruit, je l’enregistre. J’essaie beaucoup de choses quand je fais des sons. Je peux changer un truc quinze fois. Et quand j’ai terminé, ce que j’ai fait n’a plus rien à voir avec ce que c’était au départ.
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