Texaco, l’activisme derrière les slogans
Manager de Fabe, cofondateur de Get Busy, Wicked ou 360, disciple de Steve Rifkind, Texaco a forgé le street-marketing français dans un activisme hip-hop en acier trempé. Retour sur trente ans de parcours.
Un petit bar sans prétention en plein cœur de la capitale. Le genre de lieu sans artifices où les réguliers et les badauds de passages semblent branchés sur secteur. À une centaine de mètres La Place, futur centre névralgique du Hip-Hop hexagonal et, à quelques pas de là, la boutique Wrung où il opère quotidiennement. Autant dire que le lieu ne manque pas de symbolique pour se poser avec Texaco. Quelques heures avant qu’il ne parte animer une soirée célébrant les classiques des années quatre-vingt- dix, on retrouve celui qu’on croise régulièrement un peu partout. Homme de l’ombre, sans pensées sombres, Texaco c’est une certaine mémoire du Hip-Hop en France. Un activiste qui flirte de très près avec le demi-siècle, mais aussi un mec fondamentalement discret, derrière un paquet d’histoires au long cours. De Get Busy à Fabe, des bandes des années quatre-vingt- dix à l’arrivée du street-marketing en France, son histoire c’est aussi celle du rap dans l’hexagone. Claude M’Barali le clamait avec Guru : « prendre du recul, c’est prendre de l’élan« . Alors prenons du recul pour mieux faire face à l’évidence : les choses changent, pas seulement les saisons.
Rencontre avec le hip-hop
Je vais avoir quarante-neuf ans. Quand j’avais quinze ans, le hip-hop n’existait pas. Lorsqu’on écoutait Sugar Hill Gang, on ne voyait pas du hip-hop mais un mec qui parle sur de la funk. La première fois que j’ai vu des danseurs hip-hop, on ne parlait pas encore de smurf. On disait que c’était de la robotique. C’était en 1982. C’est en changeant d’école, en 1983 et en rencontrant Armen [Armeni Blanco, photographe, qui participera plus tard à Get Busy, NDLR] que j’ai compris de quoi il était question. Lui était super B-boy, déjà super imprégné par le mouvement. Il savait tout et avait déjà la tenue complète. À l’époque, les fringues étaient un vrai marqueur, un signe d’appartenance. Un mec qui avait un Kangol, tu savais tout de suite qui il était, ce qu’il écoutait et pourquoi il portait ça. Tous les mouvements de l’époque avaient un équipement, dont chaque pièce voulait dire quelque chose. Armen, il suffisait de le voir et tu savais qu’il était hip-hop. Il est plus jeune que moi mais à cette époque il connaît déjà tout. Du coup, il me parle de hip-hop toute la journée. J’écoutais déjà du funk, mais aussi beaucoup de ska, de soul des années soixante. Au même moment, l’émission H.I.P. H.O.P. arrive. Je ne la perçois pas comme les jeunes de l’époque. Pour moi, elle renvoie l’image d’un truc de gamin et je pars dans le milieu rock alternatif sans vraiment être rentré dans le rap, malgré tout ce qu’Armen me transmet de la culture hip-hop. J’y suis revenu quelques années plus tard via des rencontres du milieu graffiti. J’habitais Juvisy et les premiers mecs à avoir fait du graff’ sur ma ligne RER C c’est les OBF. Dedans, il y a EKO, qui est le plus connu. Je voyais le truc, ça me plaisait bien. J’étais déjà imprégné car le milieu alternatif faisait aussi beaucoup de street art à l’époque, avant que ce soit la mode. Les pochoirs c’était le truc des rockers par exemple. J’étais en confiance avec les graffeurs, ça me parlait, donc j’ai commencé à essayer de le faire avec eux. Puis après il y a eu Subway Art [Livre sorti en 1984 qui retrace les débuts de l’histoire du graffiti à New York, NDLR], et les albums de Public Enemy, de Run-DMC, et je suis devenu exclusivement hip-hop. Plus tard, j’ai réalisé que même quand je suis allé dans le milieu rock alternatif, je n’écoutais finalement pas tant de musique blanche que ça. Certes, j’aimais bien les Clash, les Béruriers Noirs, mais peut-être plus pour le côté revendicatif que purement musical. Je pense d’ailleurs que les labels de rock alternatif français ont loupé un truc avec le rap. C’était à eux de sortir les premiers disques de rap français. C’était plus ou moins la même population, comme tu le vois les réseaux pouvaient se croiser, c’était eux les plus proches de ce à quoi on aspirait. Sauf que les rockers dans leur grande majorité voyaient le funk comme le diable incarné. Alors t’imagines ce qu’ils ont pensé du rap. Et en fait, au lieu de se plonger dans le truc, ils n’ont pas cherché à voir plus loin, à quelques exceptions près.
En 1989, je deviens vendeur au Virgin Megastore. Nous étions trois au rayon funk, soul et rap, si on peut parler de rayon rap à l’époque car tu n’en avais quasiment pas dans les bacs. Rapattitude n’était pas sorti. J’ai vendu le maxi Bouge de là de MC Solaar. Les autres trucs français, c’est hyper anecdotique, mais de nous trois, j’étais le plus jeune et le plus calé en rap. Les autres étaient plus soul/funk. C’était assez particulier, car étant sur les Champs, j’avais plein de clients de boites de pub et du milieu audiovisuel. Ils venaient surtout le matin très tôt ou alors en soirée après le boulot. Au fur et à mesure, un échange se créait. Ils me disaient ce qu’ils avaient aimé dans ce que je leur avais conseillé la fois précédente, et on affinait le tir. Ils n’étaient pas du tout du milieu hip-hop mais super curieux. Le mec qui arrive super speed avec son casque de moto et qui bosse dans la communication, l’audiovisuel, c’était ça mes clients et ce sont ceux qu’aujourd’hui on appellerait les bobos. Et puis il y avait quelques mecs déjà hip-hop qui venaient. Eux savaient ce qu’ils voulaient en arrivant. Je me rappelle avoir vendu plein de 7A3. Sinon De la Soul marchait très fort. Ça parlait à la fois aux gens du hip-hop et aux autres. C’est aussi le début de la new-jack où pas mal de mecs branchés funk se sont mis à en écouter. En rap, je vendais surtout des disques de rappeurs américains et pourtant, tout était loin d’être importé en France ou édité par des maisons de disques françaises. Tu n’avais pas internet, pas de magazines, alors les gens venaient vraiment pour connaître et découvrir. C’était le début de Yo! MTV Raps. Et encore, à peine puisque c’était l’époque où c’était encore présenté par Sophie Bramly. En dehors des gros trucs que tout le monde connaissait, tu n’avais pas vraiment d’informations. Le fait d’avoir affaire à un vendeur passionné, ça allait de paire avec aller dans un magasin. Ça avait bien plus de sens qu’aujourd’hui, où tout le monde peut se faire sa culture sur internet.
Get Busy Fanzine et activisme
Après un an au Virgin Megastore des Champs Elysées, je me fais virer avec trois mois de salaire. Je me demande quoi faire. Nous sommes au début des années quatre-vingt-dix et c’est l’époque où tu as toute une campagne médiatique sur les bandes. Ils mélangent tout, font des amalgames avec les Zulus et publient cette fameuse carte des bandes en banlieue où tu vois les Little MC dedans [France Soir publiera effectivement au début des années quatre-vingt-dix une carte de Paris titrée « Deux mille à se partager Paris », NDLR]. Ça me fait réagir. Je me dis qu’il faut faire un média for us and by us parce que des journalistes lambdas parlent de nous sans savoir qui nous sommes ni ce qu’on vit. En fait, Get Busy c’est un fanzine qui s’est vraiment fait en réaction à ça, avec cette idée d’être un contre-pouvoir et de reprendre la main sur la culture du hip-hop. J’avais en plus ce réflexe du fanzine et du do it yourself en héritage de mon passage dans le rock alternatif. Chez eux, chaque petit sous-groupe avait son fanzine et je lisais tous ces trucs. Je me disais que si eux y arrivaient, on pouvait le faire aussi. J’étais très proche des IZB. Je parle de cette volonté à Crazy JM qui me branche avec Sear. Je ne le connaissais pas mais on s’y est mis tout de suite.
On fait ça avec une machine à écrire, des collages et des photocopies. David Dufresne qui faisait déjà des fanzines rock nous conseille et nous aide. De notre côté, on l’aide dans l’écriture de son bouquin Yo ! Revolution Rap. On prépare le numéro zéro de Get Busy, on l’imprime à la photocopieuse et on agrafe les pages chez Free Time [Fast food à Chatelet, NDLR]. Pendant qu’on finalisait ce premier numéro, on se disait que personne n’allait vouloir mettre un franc dans un truc comme ça. On a donc décidé d’aller le donner gratuitement, le soir de la Fête de la Musique, à Bobino où il y avait le concert de Rapattitude. On savait qu’il y aurait toutes les têtes du hip-hop là-bas. Les gens nous ont dit que c’était super bien de faire ça. De son côté, David Dufresne s’est débrouillé pour qu’on parle aussi de nous dans Rock n’ Folk et Best. On s’est rendu compte qu’on choquait les gens de la presse et des fanzines rock, notamment parce qu’on se prenait en photo avec les artistes qu’on interviewait. Ce n’était pas de l’egotrip pourtant, on le faisait pour prouver que nos interviews de Public Enemy, Third Bass ou Krs-One étaient authentiques. Quelque part, on était persuadés que les gens ne nous croiraient jamais alors c’était notre manière à nous de dire que ce n’était pas du bluff. On n’était pas des journalistes, on avait un côté décalé en nous, qu’on ne maîtrisait pas mais qu’on assumait. Comme les retours sont bons, qu’il y a un vide quant à la presse hip-hop, on se lance sur un second numéro puis on prend le rythme, on enchaîne, sans aucun plan de carrière. Aucun de nous ne se disait qu’on allait retirer de l’argent de ça, c’était un truc de passionné qui cherchait à rentrer dans ses frais uniquement pour pouvoir faire le numéro suivant. Jusqu’à ce que je m’embrouille avec Sear. Bien après, ils ont réussi à en faire un magazine distribué en kiosques, ce que j’ai trouvé mortel, malgré les embrouilles.
Fabe et Unik Records L’école Franco-Suisse
Quand j’arrête Get Busy, j’ai l’air de rien mon premier bagage promo. J’étais celui qui s’occupait des relations avec les gens susceptibles de distribuer le fanzine et de parler de nous. Souvent, c’était des DJs ou des activistes qui avaient la seule émission radio rap de leur coin, ou alors le mec qui avait le seul magasin de disques de la région qui vendait du hip-hop. C’est un moment où je fréquente des posse, dont le Long Posse [continuité du Complot des bas-fonds avec notamment Fabe et Sleo, NDLR]. Et je suis aussi proche de Sens Unik, qui eux-mêmes montent leur label. Ils avaient besoin de quelqu’un pour à la fois tafer sur la Suisse et développer leur présence en France. Ils m’ont proposé de les rejoindre. Je vis encore chez ma mère à ce moment-là. Je me rappelle qu’ils m’ont appelé un jeudi. Je leur ai dit : « samedi je serai là. » Et samedi j’étais bien là [sourire]. J’ai passé un an chez eux. On était deux sur le label. Le boss et moi. Le boss c’était Patrick David, un mec qui a fini directeur artistique chez Sony mais qui venait du côté punk, avec toute cette culture du do it yourself et l’air de rien une expérience. Le mec avait tout de même produit son premier disque à dix-sept ans, et pourtant, il était un peu plus jeune que moi. J’avais vingt-cinq ou vingt-six ans, il en avait vingt-trois ou vingt-quatre. Il avait déjà une grosse boite de tourneur, il bossait à la Dolce Vita, un club connu là-bas qui programmait aussi bien du punk que du rap. C’est lui qui avait été voir Sens Unik et qui leur avait dit : « structurez-vous ! Venez, on fait un vrai label indépendant, arrêtez avec vos conneries de Maniak Records qui est d’abord une marque de fringue. » En Suisse, Sens Unik c’était un peu comme Solaar ici. Le fait qu’ils se structurent, qu’ils montent vraiment quelque chose, ça a permis de faire de l’argent pour développer d’autres trucs. C’est comme ça que j’ai fait signer Fabe chez eux. J’ai organisé avec eux la distribution du label de Jimmy Jay en Suisse, Autriche et Allemagne. Et eux ils ont signé un groupe qui s’appelait Silent Majority, un groupe plus acid jazz mais incluant un rappeur. Ils avaient de bêtes de musiciens. C’était cool, d’un côté tu bossais sur Sens Unik, avec la grosse machine, la tournée, le bus, etc. Et de l’autre, tu bossais sur des trucs en développement. En un an, j’ai eu l’impression d’engranger cinq ans d’expérience. On était que deux dans le label et on faisait tout : tournées, éditions, promotion, recording, fabrication, marketing. C’était super formateur.
« Ça fait partie de mon passé est le premier succès de Fabe. Mais c’est un succès qui a fait beaucoup de mal à sa carrière. »
Quand je rencontre Fabe, il vient d’arriver de Savoie. Il ne rappe pas encore, ou plutôt il ne le dit pas. Pour nous, dans le Long Posse c’est d’abord un graffeur et un basketteur. Jusqu’au jour où il m’appelle et me dit de passer chez lui. Là il me sort un cahier avec soixante-dix textes et m’en rappe quelques-uns. Là je découvre un rappeur. Et une bête de travail, celle qu’il a toujours été en fait. Il était déjà dans sa vibe, celle que tu connais. Moi j’ai kiffé, peut-être plus que les Sleo. Sleo, c’était des kickers, Fabe c’était en plus un writter, un rap plus profond. Et c’est là qu’il me demande si je veux le manager. Le Cervo et Stofkry sont déjà là, tous deux membres du Long Posse. Tout se fait en famille, c’est de toute façon la règle à l’époque, encore plus au moment où a tous en référence le duo Eric B & Rakim. Pour te dire, sur ces deux premiers albums, c’est Fabe qui n’a pas voulu de prod’ de quelqu’un d’autre. Même Stofkry lui disait : « je n’ai qu’un type de son, prends des prod’ d’autres gars. » Mais pour Fabe c’était non. Stofky était le mec du posse qui faisait du son, donc ce serait Stofkry, point. C’était vraiment Fabe qui voulait fonctionner comme ça.
De mon côté, je n’ai quasiment rien à manager. En vrai, Fabe n’avait pas besoin de manager. Il avait peut-être besoin d’un conseiller mais pas d’un manager. C’était un bosseur et un mec super discipliné. Il faut savoir que jusqu’à Détournement de Son, Fabe bosse toujours à La Poste. Ça te donne une idée. Là où les Sleo ont déjà arrêté de tafer, lui dit qu’il ne s’arrêtera pas tant qu’il n’a pas du sûr. Il a déjà deux albums, des succès, mais non il continue. Il trouve le temps de faire ses concerts, écrire. En plus, c’est un véritable passionné, quelqu’un qui s’investit et qui partage. Regarde Koma. Au départ, c’était vraiment un taggueur qui n’avait pas de velléités dans le rap. Il est devenu le backer de Fabe, et Fabe l’a poussé. C’est exactement ce qu’il a fait avec la Scred aussi, ça faisait partie de lui d’emmener au niveau supérieur des MCs en lesquels il croyait. C’était une de ses volontés. Mais il n’y avait pas de casting, ce n’était pas un business. C’est quelque chose qui se faisait très spontanément. Fabe était très dans l’échange à ce niveau-là. Il passait des heures avec Ekoué, Eben, Dany Dan pour échanger sur des textes, des idées.
À côté de ça, il bouillonnait de l’intérieur, si tu le connaissais, tu savais qu’à l’intérieur c’était quelqu’un de très sanguin. Mais il prenait toujours le temps pour dire les choses de manière très réfléchie. Et de plus en plus au fur et à mesure de ses albums. Regarde La rage de dire ! Paradoxalement, « Ça fait partie de mon passé » qui est son premier succès lui a fait beaucoup de mal. À l’époque, c’est l’un des premiers morceaux à passer en boucle à la radio mais aussi à la télé. Tu as le clip sur M6 matin, midi et soir. Si tu connais déjà l’ensemble de Fabe, ça te semble logique, le morceau ne te choque pas. Mais à l’époque où l’aura de Fabe n’est pas ce qu’elle est aujourd’hui, « Ça fait partie de mon passé » est un OVNI chelou un peu bobo ! Ça a bloqué plein de gens. Si Fabe n’a jamais été disque d’or, pour moi, c’est à cause de ce morceau, qui finalement est la première impression qu’il laisse au public. Les autres rappeurs savaient que fallait pas trop blaguer avec Fabe, mais le public en-dehors du milieu hip-hop pointu ? C’était mort. C’était en plus le tout début de Time Bomb, du rap un peu plus caillera. Le public rap plus mainstream n’a jamais compris « Ça fait partie de mon passé. » Pour eux, c’était du rap de bobo avant l’heure. « Lettre au Président », « Des durs, des boss et des dombis » n’ont jamais réussi à effacer totalement cette première impression. Tu ne peux pas lutter contre un premier morceau surmédiatisé, il est dans la tête des gens.
Résultat, malgré toute la promo, l’équipe du Double H, Small qui n’est pas rien en terme de label, Détournement de son n’a jamais connu le succès qu’il méritait, alors que c’est clairement le meilleur de Fabe condensé en un album. Déjà, il rompt avec la linéarité des productions. Enfin il montre sa versatilité ! En termes de réalisation et de moyens, il y a tout : Small, le Double H et Cut, les productions. L’album aurait dû exploser. Mais ça n’a pas eu lieu, car pour moi les gens étaient encore bloqués sur « Ça fait partie de mon passé. » Tu pouvais insister tant que tu voulais : « mais réécoute, t’es sûr de ce que tu dis ? » Rien à faire. Par contre quand ceux qui étaient dubitatifs y sont revenus deux ou trois ans plus tard, là il te disait : « ah en fait, c’est un album de fou, tu avais trop raison. »
Fabe avait toujours dit : « je ne ferais pas toute ma carrière dans le rap, je m’arrêterais au bout de quatre ou cinq albums pour écrire. » Il a toujours voulu écrire des livres. On apprend tous le même jour et de la même manière que Fabe arrête. L’album s’apprête à sortir et on est en train de monter la tournée. Au téléphone il nous dit qu’il arrête. On lui dit : « d’accord, mais tu ne veux pas arrêter après la tournée quand même ? » Non, sa décision était prise. Koma, Pone, la Scred, les mecs qui avaient monté la tournée, personne n’a rien pu faire. Moi, je ne le manageais plus depuis Détournement de son, je m’occupais par contre toujours de sa promo. Et tous, on savait qu’il arrêterait un jour. Il l’a décidé sûrement parce qu’il a pensé qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire à travers le rap. Peut-être aussi parce qu’il n’avait plus envie, et si tu n’as plus envie, ça ne sert à rien de continuer. Mais c’est vrai que le moment est incroyable. De la même manière, trois mois après, il m’appelle un lundi et me dit « tu fais quoi jeudi ? Je me marie. » Quelques semaines plus tard, il me rappelle encore et me dis « tiens, prends mon mail, je m’en vais au Canada. » Puis après… [Il mime le bruit d’une télé cathodique qui s’éteint]
Le modèle Steve Rifkind Révélation américaine
En Suisse, je suis régulièrement en contact avec mon pote Côme Chantrel qui était parti aux USA. Là-bas, il bosse d’abord pour Rush Management, la boite de Russell Simmons. Puis il se retrouve à bosser pour Loud Records, qui est encore une petite structure. On se parle toutes les semaines. Il m’explique faire du street marketing, à l’époque où pour nous en Europe, ce n’est qu’un pressentiment, une idée sur laquelle on n’arrive pas vraiment à mettre de mots ou de concept. Il travaille en interaction avec des marques comme Helly Hansen, Nike et il me raconte ce qu’il vit là-bas. Il me dit qu’il y a un truc qui s’apprête à sortir qui s’appelle Wu-Tang Clan. Un autre qui s’apprête à sortir qui s’appelle Mobb Deep, un autre qui s’appelle Xzibit. Moi je suis en Suisse et j’apprends des tas de trucs. Mais au bout d’un an, j’ai le sentiment d’avoir fait le tour de la question.
En rentrant sur Paris j’appelle Côme pour lui dire que j’aimerai bien venir bosser avec lui, en stage. Ça se concrétise et je pars. C’est l’époque où sortent le premier album de Sadat X et « Paparazzi » de Xzibit. Durant trois mois, je vis le truc à fond, sans même trouver que c’est un truc de fou, parce que je suis tellement dedans que je n’ai aucun recul. Je suis là-bas et je le vis. Quant tu entends « Paparazzi » pour la première fois, tu trouves ça mortel mais tu ne sais pas ce que ce morceau va devenir. Ce n’est qu’après que tu réalises. Par contre, c’est clairement là-bas que je découvre ce que j’ai envie de faire. Avec Sens Unik j’avais touché à tout. Mais en allant chez Loud, j’ai sû ce que je voulais faire précisément dans ce tout. Moi aussi je voulais un bureau où quand les mecs rentrent, y a de quoi s’enjailler, des vinyles partout, des blousons, des fringues et des baskets que je peux donner. C’est ça que je veux faire ! Mon modèle est Steve Rifkind qui crée Loud et conceptualise le street marketing. Le premier truc qu’il a commencé à bosser dans la musique, c’est Young MC à la fin des années 80. À cette époque-là, tu n’as pas The Source, pas Yo! MTV Raps, peu d’émissions radio. Tu as des produits à promotionner mais peu de médias. Lui il se dit : qui écoute notre musique ? Ce sont les jeunes dans les barbershops, dans les malls, dans les lieux urbains, dans les universités. Je vais prendre les meilleurs de ces jeunes pour qu’ils aillent évangéliser les autres. Au même moment, en France, c’est pareil. À part l’émission de Tabatah Cash, Skyrock est encore Rock. L’affiche n’est pas encore un magazine hip-hop, ils parlent de world music. Rapline est mort. Et c’est tout ! Radio Nova et quelques émissions locales sont là, mais sinon… Tu fais un parallèle avec ce que Steve Rifkind a conçu en fait. Et je me souviens qu’avec Get Busy et Sens Unik, j’ai construit tout un réseau de radios locales, de DJs dans toute la France, de petits bouclards qui vendent des disques et des gars qui organisent les soirées. Je rentre en France et décide de me servir de ce réseau.
« Quelle marque française dont les auditeurs de rap étaient les clients a été correcte avec notre culture ? »
J’avais déjà conceptualisé une structure avant de partir en Suisse puis aux U.S.A : Wicked. Quand j’y repense, Wicked est un peu né de mes relations avec le Long Posse. Je traîne avec eux sur Paris et un jour, Fabe et Sleo m’expliquent qu’ils veulent que je les manage, car je suis un peu plus organisé que les autres. En plus, je ne suis ni MC, ni DJ, ni graffeur, ni danseur. Ils voulaient quelqu’un en qui ils ont confiance, pas le manager d’un groupe de rock qui n’y connaît rien. J’ai accepté et avec Mariam Traoré, on a pensé à cette structure. Pendant que j’étais à l’étranger, c’est surtout elle qui a tenu la barque. Elle était parfaitement légitime. Elle vient du premier groupe de rap féminin de l’époque qui s’appelait Mice44 et elle y jouait un peu le rôle de manager. Ensemble, on avait remarqué qu’il n’y a pas de structures pour accompagner les artistes en termes de management, booking et promotion spécialisée, de terrain, sans parler encore de street marketing. Et là je rentre avec la certitude de ce que je veux faire et un modèle en tête. J’ai enfin un mot à mettre sur ce que je perçois mais que je n’avais pas réussi à bien conceptualiser jusque-là.
Après Loud, Mariam et moi on se lance vraiment. Je me suis centré sur le côté street marketing pendant qu’elle s’occupait plus du management. J’ai appliqué ce que j’avais vu aux États-Unis et je commence à bosser avec des marques, sur le même modèle que ce que SRC [Steve Rifkind Company, NDLR] et Loud Records avaient fait avec Helly Hansen. Aux states, quand Helly Hansen n’avait pas encore été porté par Method Man et Redman, ça faisait cent cinquante mille dollars de chiffre d’affaires. Une fois que ça a été porté par Redman et Method Man, ça en a fait des millions en à peine un an. Ça a convaincu Nike de s’y mettre. Ils ont été consultants pour Nike, ont fait du rétro, la dunk Wu-Tang, etc. Le Coq Sportif, Gatorade, Coca Cola, ils se sont tous mis à avoir recours à des street team. Ces marques, c’est quoi ? Ce sont celles des jeunes de 15 à 25 ans qui écoutent ta musique. C’est ce que consomme ta cible musicale.
Aux USA, le quinze à vingt-cinq ans urbain est reconnu comme un consommateur et un prescripteur d’opinion, qu’il soit noir ou blanc, parce que tu as ces fameuses statistiques ethniques qui n’existent pas ici, et qui disent que la communauté noire représente tant de pouvoir d’achat, qu’elle consomme de telle façon, et que la communauté blanche consomme tant et de telle autre façon. Les américains ne sont pas des philanthropes, mais qu’ils soient racistes ou dans le modèle multiculturel, une fois qu’il est question d’argent, il n’y a plus de couleur et ils ciblent, ils développent. Dans un monde comme le nôtre, une des manières de gagner la reconnaissance, ton combat, c’est d’affirmer ton pouvoir de consommateur. Boycotter massivement une marque, ça reste le moyen le plus efficace de la faire plier par exemple. Or nous en France, on est resté en plan devant des entreprises comme Lacoste, qui se battaient contre l’image des cailleras en jogging alors que c’était pourtant notre communauté qui leur faisaient faire 75% de leurs chiffres d’affaires. Et le pire, c’est que vingt ans plus tard, ces mêmes marques font aujourd’hui en France des pubs pour leurs parfums sur une musique de Grand Master Flash. Ils nous considèrent comme un open-bar. Ils prennent ce qu’ils veulent dans le hip-hop, le graffiti pour Chanel, la musique pour Lacoste, puis ils se barrent en rejetant tout le reste. À part Agnès B qui a toujours soutenu le truc, quelle marque a été correcte avec nous ? Voilà ce que je pense quand je rentre en France : il y a des consommateurs, il y a une musique et un mouvement qui ont du sens, et il y a des marques. Il y a quelque chose à faire.
Retour en France « Pour la promo, demande à Texaco »
Je me sers donc de mon réseau pour diffuser la musique, avec les techniques que j’ai observées chez Loud. Tu vas chercher ton consommateur sur ses lieux de vies. Tu ne fais pas exactement comme les américains, parce que ce n’est pas la même chose en France que chez eux, mais tu vas chercher ton consommateur sur ses lieux de vie ! En France, des DJs et des radios comme DJ Rebel à Radio Grenouille, Kris Fader et les gars de Lyon, les débuts des Netik et tout ça sur la côte Ouest, sur Perpignan Nasty qui est maintenant le manager de Némir. Il y en avait une quinzaine, des radios, des mecs qui charbonnaient. C’était d’ailleurs souvent ceux qui avaient distribué Get Busy avant.
J’ai repris et adapté avec eux le savoir-faire que j’avais pu observer aux USA. De l’autre côté, j’ai réussi à imposer sur les contrats de Fabe un budget automatique pour la promo spé et le street marketing. Plein d’autres albums de rap français sortent, les mecs de maisons de disques ne savent pas quoi faire pour la promo, ils s’appellent entre eux, et ça finit par : appelle Texaco. En même temps j’ai mes contacts aux States et je commence à bosser en direct avec des labels américains. Les américains comprennent très bien que ça vaut le coup d’investir un peu même s’ils n’ont pas encore la certitude que le projet sera distribué en France. Donc ils m’envoient des cartons de disques, et pour eux, c’était une façon de créer un buzz avant même que le disque soit distribué en France. L’album de Wu Tang, le pressage français est sorti un an et demi après le pressage américain. Ça te donne une idée. L’américain il sait comment ça fonctionne. Il lit tes reportings et il sait tout de suite s’il peut te faire confiance. Et s’il te fait confiance, il te laisse faire ce que tu as à faire. À la même époque, le français de maisons de disques n’est pas très exigeant, tout simplement car il ne sait pas encore comment ça fonctionne le street marketing. À part Cut Killer, ces gens-là ne connaissaient aucun des DJs du mouvement, ne savent pas qui en dehors de Paris fait tourner le son. Il ne connaît pas le réseau qu’on travaille. Lui le soir, il écoute les Rolling Stones, il ne va pas en soirée hip-hop. Les maisons de disques n’avaient pas encore de département dédié au rap ou à la black music. Soit t’étais avec la variété, soit t’étais avec le rock. Les mecs, bosser du rap, ça les emmerdait. Alors quelque part, déléguer à des mecs comme moi, ça les arrangeait. Et si jamais c’était mal fait, ils pouvaient dire que c’était moi. C’est là que Wicked prend vraiment son envol et que les bases de 360 vont naître. Sans l’expérience aux USA, je n’aurais jamais pu concrétiser le coup.
« Avec Thibault, on voulait monter et être les maîtres du monde. Ce n’est que plus tard qu’on a compris pourquoi on aurait dû vendre 360. »
Chez Wicked, je développe le street marketing et Marianne fait du management. Il y a un effet de vase communiquant : l’argent rapporté par le street marketing retombe dans le management. À un moment, j’en ai un peu marre de financer l’activité management et de mal payer mes gars parce que l’argent part dans du studio ou des projets un peu nébuleux. On décide de séparer les deux entités, d’un côté Wicked Management, de l’autre Wicked Street Marketing. À ce moment là, Côme de Loud m’encourage à rencontrer Thibault de Longeville. C’est le moment où Loud passe de BMG à Sony et où Steve Rifkind est prêt à donner de l’argent. Côme me fait rencontrer Thibault que je ne connais que de vue et dont je respecte le travail. Il y a une complémentarité qui s’affirme dès qu’on se voit. Lui faisait déjà un peu de street marketing, mais il était plus dans le concept que dans la réalisation, chose que moi je maîtrisais mieux. Il avait le côté graphisme, j’avais le côté promo, on peut faire un truc bien. À la base, on devait faire un label concurrent d’Hostile. Mais Steve Rifkind ne pouvait pas donner autant d’argent. On avait discuté avec IAM dont le contrat se finissait, et ils étaient prêts à nous suivre. On avait drafté d’autres mecs, on avait un réseau, des idées, et on aurait pu faire un truc qui aurait changé la donne du rap français, un truc un peu à la Rawkus avec des visuels qui tuent, un esprit ou tu t’en fous de prendre des risques, une espèce de menhir où tout tue de la musique aux clips en passant par le logo ou la campagne marketing. Loud et Rawkus sont mes labels références. Ils sont arrivés au moment du fleurissement de tous les labels indépendants, et ils en ont fait un truc. Des compilations comme Soundbombing ou Lyricist Lounge sont les symboles de cette ébullition du rap.
Finalement, on s’est décidé à faire ce qu’on savait faire de mieux : relayer des messages et des projets auprès de jeunes urbains de quinze à vingt-cinq ans. Quand les marques voulaient toucher ce réseau de consommateurs, ils galéraient. Regarde Adidas, quand ils ont voulu toucher les jeunes, ils ont sponsorisé qui d’abord ? Les 2Be3. Ils ne connaissent pas les jeunes. Nous oui. Mon premier rendez-vous en marque, c’était avec Adidas, au moment où ils étaient vraiment au fond du fond du gouffre. Le seul truc qui les sauvait, c’était les Stan Smith, et même ça ils ne voulaient pas communiquer les chiffres de vente pour éviter toute comparaison. Quand je vais les voir, je leur demande pourquoi ils ont été sponsoriser les 2be3. Réponse ? Parce que le directeur marketing de la marque avait regardé qui vendait le plus aux jeunes au Top 50 et que c’était les 2be3. Pourtant, ceux qui ont grandi avec Adidas, ce sont des mecs comme nous, le milieu rap de l’époque. Quand on était gamins, Nike n’existait même pas. Les Nastase, les Top Ten… Les uniformes des mecs du quartier, c’était le survêtement Adidas de celui en satin bleu au Challenger. Les mecs qui avaient de la tune prenaient du Tacchini, mais sinon la base c’était Adidas. Même les mecs en jean portaient des Stan Smith et un haut Adidas. 360 s’est imposé sur ce savoir-faire.
Quand on a inauguré nos locaux, on a fait peur aux gens [rires]. On avait trois cent mètres carrés de bureau à République. Même pour notre entourage, c’était un truc de fou. On a voulu marquer le coup. On a acheté trois cents bouteilles de champagne. On a fait venir tout notre entourage, on a mis DJ Mehdi et Pedro Winter aux platines et on a invité tout le gratin des maisons de disques. Ils se sont demandés ce qu’était ce truc de ouf. Comment des gars comme nous pouvions être là, dans ces locaux, et faire une fête d’inauguration pareille ? Tout le monde s’est mis à prédire qu’on ne tiendrait pas plus de trois mois. Pour eux on marchait sur leurs plates-bandes et en plus, on faisait une vraie fête quand eux faisaient des trucs guindés. Là tout le monde danse, il y a des cailleras et pas un problème, et des mecs comme De Buretel se mangent une claque, même s’ils nous disent bravo. Surtout que De Buretel aurait souhaité récupérer Thibault chez Virgin. Je pense qu’on leur a fait peur. Ils se sont dits : « ils vont pouvoir faire sans nous, et en plus en ils peuvent nous mettre à l’amende. » Avant même la soirée d’inauguration, on a dîné avec Farid [De Fred et Farid, NDLR] qui est un pote. Il nous a demandé quand on voulait vendre. C’est pour te dire à quel point même notre entourage savait qu’on pouvait faire un truc qui serait convoité. Sauf qu’avec Thibault, on n’a pas compris pourquoi il nous disait ça. Nous on voulait monter et être les maîtres du monde. Ce n’est que plus tard qu’on a compris.
On a donc fait nos trucs à fond. Comme on venait nous-mêmes du milieu hip-hop, on n’est jamais tombés dans des relations de maisons disques à artistes. Dès qu’on travaillait sur de la musique, on se retrouvait avec des rappeurs, des DJs et des producteurs qu’on connaissait avant même qu’ils soient produits, voire qu’ils rappent. Stomy par exemple, je le connaissais à l’époque où il était juste un taggeur. Quand des gens te voient depuis l’époque du Globo, ils savent que tu es légitime et te feront toujours plus confiance qu’à un directeur de maison de disques. Les pochettes que faisaient Thibault, comme celle du premier album du 113 où celle de Première Classe, elles ont été faites au bureau, la nuit entière, en présence des artistes. En même temps, il leur donne des conseils sur comment mener sa carrière, penser son marketing, faire des clips, bref, sortir du truc purement instinctif pour conceptualiser un peu ces choses. On était les seuls à savoir faire ça.
De 360 à Wrung Un ADN à défendre
Pour finir, les prédictions du gratin des maisons de disques se sont quand même réalisées, malgré des réussites comme la tournée européenne avec Xzibit, Eminem et Outkast où on a fait décoller les ventes de plus de 30% par rapport aux prévisions. 360 s’arrête parce qu’on est des mauvais gestionnaires. La partie Street Marketing marche car on bosse en direct avec des marques comme Nike, sans intermédiaires. Mais le problème, c’est qu’on a pensé qu’on pourrait tout faire, sans se fixer de limites. On faisait de la relation presse pour des marques comme Etnies et le côté skate. On faisait de la promo hors street marketing, du graphisme. Quand tu pars dans autant de choses, tu ne peux pas rester seul. Avec le recul, on aurait dû faire monter la boite et la vendre au bon moment à une entreprise comme Publicis. Farid avait raison. Mais on a cru qu’on pouvait continuer tout seul. Ce qu’on n’avait pas compris, c’est que de grosses agences comme Publicis ou des maisons de disques ne restent pas longtemps de marbre quand tu marches sur leurs plates-bandes. On n’était plus uniquement des mecs qui faisaient des opérations dans une musique qu’ils regardaient de haut. En contractualisant en direct avec des marques comme Coca-Cola, Sony Ericsson ou Nike, on est devenus des concurrents. Ils ont été toquer chez nos clients et dire : « C’est qui ces gens-là qui viennent dans vos locaux avec des casquettes et des baggies ? Nous on a monté un département street marketing et ce qu’ils te font, on va le faire pour toi. » On engrangeait les démarches, les budgets, mais on s’est vus trop gros. C’est finalement ce qui nous a tués. On est arrivé au point de ne plus pouvoir payer tous les salaires. On a déposé le bilan. Au même moment, Thibault fait aussi le film sur les Sneakers. Il n’est pas là pour sauver les meubles, je sens qu’il a un autre projet en tête, des envies de vidéo, et moi je n’avais pas les épaules assez solides pour gérer seul. Je repense à ce que m’avait dit Farid lors de ce repas la veille de l’inauguration de nos locaux et je me rends compte que c’est trop tard pour vendre, la structure n’est plus saine. Et en France, la mentalité est plus à tuer le concurrent qu’à le racheter. On te laisse mourir pour pouvoir récupérer tes clients. On s’est mis en situation de se faire achever.
Immédiatement après 360 je fais 4×4 Marketing avec Cut Killer et Massita. Les gens qui m’entouraient à 360 avaient les droits au chômage que leur ouvrait le dépôt de bilan, mais ils avaient aussi envie de continuer. Cut est un ami de longue date, Massita aussi et on a continué ensemble. Ça a duré quasiment cinq ans, jusqu’au moment où on n’avait plus aucun contrat en direct, où on est devenu de simples sous-traitants de maisons de disques. On a récupéré les queues de budget, les artistes ou produits auxquels on ne croyait pas. L’un des derniers budgets qu’on a eu, c’est Sony qui essayait de développer son lecteur MP3. Le chef de produit avait déjà établi sa stratégie : tracter devant les Darty, à Neuilly sur Seine, aux Tuileries. On lui a demandé qui était sa cible, qui est prêt à mettre trois-cent euros dans un lecteur MP3 alors que l’Ipod existe déjà avec une campagne superfunky ? Est-ce que distribuer des flyers et des bons de réduction de 10 euros devant Darty, ça va marcher ? La réponse est non. Ça devenait vraiment compliqué et décourageant. Finalement, avec Massita et Cédric qui était le troisième associé, on a revendu une coquille vide à une agence. Eux ont été bosser là-bas, moi ça ne m’intéressait pas. C’était vers 2007, 2008. Ensuite, j’ai travaillé un an pour Myspace en tant que consultant à l’année, avant que ça se casse la gueule. Puis Red Bull et Def Jam. Aujourd’hui, je m’occupe du marketing de Wrung.
« Il arrive que la rue se trompe, que parfois elle fasse preuve de mauvais goût. Mais elle ne ment jamais. »
Wrung a vingt ans. Saer et Creez sont mes potes. Moi je ne suis pas à l’origine de l’histoire, je les ai rejoints plus tard. Ce que j’aime chez Wrung, c’est que c’est une marque capable de garder son ADN tout en ne se revendiquant plus officiellement hip-hop. Notre ADN c’est le hip-hop et le graffiti et je pense qu’on n’a pas le droit de le perdre, sinon on meurt. C’est pour ça qu’on invite Demi-Portion ou Oxmo Puccino dans les campagnes de Wrung par exemple, ou qu’on place des graffitis en l’honneur de la marque. Et à côté on alterne en communiquant sur nos nouveautés. Il faut aussi comprendre que le rapport aux fringues et à la musique n’est plus le même qu’à l’époque. Aujourd’hui, les jeunes écoutent à la fois Daft Punk et de la drill, du dubstep et du hardcore, ils sont sans frontières. En cinq ans, tout a changé. Maintenant nous avons des couples gays qui rentrent acheter des sappes chez Wrung. Avant c’était impensable, si tu étais Wrung, tu écoutais du hip-hop, ou alors tu étais skateur, ce qui était notre seule ouverture. Désormais, on a tous types de clients. Les gens ne se disent plus qu’être habillé de telle ou telle façon est un marqueur, une appartenance à une tribu. Ils se disent : cette fringue est cool, je l’achète. Ça ne va pas plus loin. Après, il reste des mecs qui achètent parce que c’est Wrung avec des valeurs et une histoire auxquelles ils adhèrent. Mais la plupart des gens aujourd’hui n’achètent pas pour l’ADN de la marque, mais parce que ça leur plaît. Pourtant, on est une marque hip-hop. Il y a autre chose qui existe encore malheureusement, c’est que si on s’affirme comme une marque uniquement hip-hop, plein de magasins ne voudront plus de nous. Mais nous, ce qu’on souhaite, c’est que Wrung soit à côté de Carrhart, pas à côté d’Unkut, Wati-B ou Distinct. Nous ne sommes pas une marque de rappeur. Nous avons une histoire avec le hip-hop mais on est une marque tout court.
La sappe c’est un métier, comme la musique. Com8 ou Royal Wear sont montés très haut mais sont redescendus très vite. Pourquoi ? Parce qu’ils ne sont pas restés indépendants. Ils se sont rendus compte que la sappe c’est un métier. Vendre trois séries de t-shirt, c’est différent de passer à la production de deux collections par an, qu’il faut être capable de présenter six mois avant qu’elles entrent en rayon. C’est un métier. Qui sait faire ce métier ? Le Sentier. Les rappeurs qui ont fondé des marques ont tous été voir Le Sentier. Sauf que Le Sentier, ils s’en foutent de te faire durer. Ils disent : « ces mecs, tout seuls, ils ont réussi en bricolant à faire disons cinq cent mille euros de chiffre d’affaires. Si nous on se met avec notre savoir-faire et notre machine de guerre, ça fera des millions d’euros. On va croquer, et tant pis si ça dure deux ans. De toute façon c’est aussi ce qu’on fait avec nos propres marques ! » Ils choisissent des tendances, les exploitent et les tuent quand ça ne marche plus pour en créer une nouvelle, qui suit la nouvelle tendance.
Wrung a gardé le contrôle de sa marque. Ça a forcément aussi des inconvénients, mais l’avantage c’est que tu préserves ton ADN et que tu maîtrises ce que tu fais. Voilà pourquoi Wrung est encore là. C’est comme les labels indépendants qui se sont vendus à des majors en croyant que ça aiderait, ça développerait. Au final, un an après la vente, la major récupère les deux artistes ou groupes principaux dans le meilleur des cas et rend les contrats aux autres. Là dans la sappe, ça produit au maximum dès que ça marche. Ça produit et ça vend autant que possible. Et une fois que ça vend moins, qu’est ce qui est fait de ton surplus ? Il est mis dans les solderies ou sur les marchés, et ça déprécie ta marque. En France, tu as eu plein de marques de sappe qui vendaient un logo, une idée, mais pas une vision ou des valeurs. Ton logo, une fois que ta nouvelle collection arrive, et que tes sweats c’est le même logo, juste des couleurs et des coupes qui changent vite fait, qu’est-ce qu’il se passe ? Les gens se lassent, ont de toute façon déjà acheté le logo où le retrouve à vingt-cinq balles dans des solderies quand toi tu en demandes quatre-vingt-dix pour ton « nouveau » modèle. Le choix est vite fait pour les gens ! Wrung n’a jamais fait du déstockage en France. Les seules fois où c’est arrivé, ce sont des magasins qui fermaient. Le destock on le fait loin d’ici. Pourquoi ? Pour ne pas déprécier notre produit. Et nous avons un vrai parti pris en termes de design. Le logo Wrung ce n’est plus ce que nous vendons en premier. Il n’est plus que sur trois ou quatre pièces par collection, pour garder notre ADN.
Bilan 30 ans de hip-hop
Internet est le nouveau territoire, celui qui a pris la place de la rue. Même dans la rue internet est dans la poche des gens. Le street-marketing en a souffert, c’est aussi pour ça que je n’ai pas essayé de relancer mon activité dans ce domaine, ni même de reprendre la promo pour des groupes et des labels. Envoyer des MP3 quand tu as envoyé des vinyles, c’est dur à concevoir. Un MP3, tu l’envoies, tout le monde l’a aussitôt, alors que quand j’envoyais des vinyles, les mecs étaient les premiers en France à les avoir. Mes relais et contacts se battaient presque pour savoir quel jour j’enverrais les disques. Celui qui avait l’émission radio du mardi soir espérait le recevoir plus tôt pour ne pas se faire cramer l’exclusivité par celui qui avait l’émission du mercredi soir. Désormais, avec internet, un artiste peut bâtir sa communauté et sa communication tout seul. Par contre, comme l’urbain n’est plus seulement synonyme de rap aujourd’hui, toutes les grosses marques se sont mises au street marketing. Kenzo, H&M l’ont fait ces dernières années. La musique le fait encore mais en mode peu de budget et travaille surtout les affiches, les stickers.
« En France, le hip-hop est un open-bar que personne ne tient. »
Il n’y a plus de tunes dans la musique de toute façon, et avec Internet, la rue est beaucoup moins stratégique. Aujourd’hui, l’argent servira à payer en priorité un community manager ou des vues youtubes qui sont le nouveau mètre étalon. Dans le rap, aujourd’hui quelles sont les deux premières questions ? Ton nombre de followers et tes vues. Avec un peu d’argent, tu les achètes les vues youtube. Tout ça fait qu’il n’y a plus conscience du terrain. D’ailleurs, regarde le nombre de plantages qu’il y a eu ces dernières années, des artistes qui devaient être le next level et qui finalement ne l’ont jamais été. À l’inverse, regarde comme des mecs sortis de nulle part arrivent à construire quelque chose, Jul par exemple. Aucune maison n’aurait voulu le signer avec ses chichas ! Il les a bien niqués. Si tu traînes dans la rue, c’est lui que tu entends dans les bagnoles. Steve Rifkind avait dit : « personne ne devrait sortir un disque avant de savoir s’il est validé par la rue. » Coco Chanel avait dit sensiblement la même chose : une mode n’est vraiment validée qu’une fois qu’elle se retrouve dans la rue. Il arrive que la rue se trompe, que parfois elle ait mauvais goût, mais elle ne ment jamais. C’est ce qu’ont oublié les maisons de disques, qui, internet mis à part, ont connu un grand changement au début des années 2000. Tous les patrons visionnaires des grands labels, les mecs comme Eddie Barclay ou Russell Simmons sont partis ou sont morts. Des financiers et des gestionnaires comptables ont pris leur place. Sauf que la musique ce n’est pas des boites de conserve. Tu vas mettre un million sur un artiste qui ne va pas marcher et te retrouver avec un Jul qui fait du son dans sa cave et te vendre des millions d’album. Les maisons de disques sont devenues le royaume des contrôleurs de gestion. Aujourd’hui, un groupe comme NTM n’existerait pas, car à l’époque, il a fallu attendre leur troisième album pour qu’ils soient rentables.
Aujourd’hui, il n’y a plus de patrons de labels visionnaires, plus personne pour prendre un artiste à A et l’amener jusqu’à Z. Les investissements se cantonnent à des valeurs sûres et si tu ne vends pas les deux premières semaines, ça sent mauvais pour toi. Et après, on a une profession qui parle d’internet pour expliquer ses difficultés ? Mais pour moi, internet c’est l’arbre qui cache la forêt. La vérité, c’est que c’est eux qui ont merdé. Il n’y a plus de label de musique, il n’y a plus que des logos ! Regarde Def Jam. Quand j’allais chez eux aux USA ça puait le hip-hop, de la meuf à l’accueil au stagiaire. C’était une entité hip-hop. Aujourd’hui tu n’as plus de labels indépendants. Ce sont des faux labels indépendants ou des logos. Ou alors ce sont des artistes indé qui montent leur propre label pour sortir leur truc. Mais pour moi ce n’est pas un label ça, c’est une prod’. Un label, déjà, tu n’es pas artiste, sinon tu fausses ton jugement. Ensuite tu as une vision. Tu sais pourquoi tu le fais. Loud avait sa vision : faire marcher des disques sans radio. Rawkus avait la sienne. Def Jam aussi même si c’était plus mainstream. Tu avais envie de porter un t-shirt Def Jam à l’époque. Aujourd’hui, aurais-tu envie de porter un sac Polydor, ou un t-shirt Warner ou Universal ? Tu n’as plus de mecs comme De Buretel, des gens capables de poser leurs couilles sur la table et dire : « je vais développer Source ou Delabel et tant pis si c’est pas rentable. » Source ou Delabel au final, c’est quoi ? IAM, Les Négresses Vertes, le Saïan Supa Crew, Air, Keziah Jones et j’en passe. Même s’ils ne viennent pas du milieu hip-hop, lui, Sophie Bramly ou les anciens de Nova ont cette qualité : être des gens curieux et audacieux, qui comprennent ce qu’il se passe. Même H.I.P.H.O.P c’est comme ça que c’est arrivé. Dis-toi que la première émission télé de hip-hop au monde, c’est chez nous ! Sur TF1, le dimanche à 13h30, parce qu’il y avait une meuf au programme qui y croyait. Ce sont des gens comme ça dont on a besoin.
C’est pour ça que pour moi le rap a gagné et perdu à la fois. Il a gagné parce que plus personne ne peut dire que c’est un truc marginal, qui n’existe pas. Les plus gros vendeurs de disques en France sont aujourd’hui des rappeurs avec moins de médias et de moyens que des pontes de la musique française. De nombreuses marques utilisent les codes du hip-hop ou le rap pour développer leur truc. Mais on a perdu parce qu’ici, le hip-hop c’est un open-bar que personne ne tient. Les gens viennent, ils prennent ce qui les arrangent, et se barrent avec pour développer leurs trucs. Jamais nous n’avons été capables de nous fédérer pour avoir un contre-pouvoir, une capacité de lobbying et dire à des gens ou des sociétés : non, tu n’as pas le droit de faire ça, tu ne peux pas utiliser ce qu’on a fait et construit pour ça. Aux USA quand une marque parle mal des noirs ou du hip-hop, t’as cinq mecs qui se lèvent et font « Hey?! ». Et là tout de suite, la marque s’excuse parce qu’elle voit sa barque qui tangue. En France, pour le hip-hop comme pour les renois ou les rebeus, les gens peuvent dire ce qu’ils veulent parce qu’il n’y a rien en face. Il n’y a pas de contre-pouvoir. C’est là où on a perdu. On est des personnalités toutes seules. Et tout seul tu fais rien. On a pas des gens qui ont l’aura d’un Puff Daddy ou d’un Russell Simmons. Et même ceux qui ont de l’aura, ils ont pas envie de le faire. Un artiste, c’est pas un businessman. Un mec qui a réussi, qui a créé des emplois, fait des millions, monte des affaires, il sera toujours plus écouté. Aux USA ils ont ça, nous non. Et ce n’est pas utopique ni une posture de Zulu que de dire ça. C’est juste qu’en France on n’arrive pas à se mettre ensemble pour défendre des valeurs communes. On n’est pas capables de s’organiser pour dire « sur ce sujet-là, on devrait être ensemble et faire front face au reste du monde ». C’est ce qu’on voulait faire avec Get Busy, dire : non, ça ne se passe pas comme ça.
Oh, ben, ça…
Le Free-Time!
Salutations mon gars et bonne route à toi!
… LOL !
Apres lecture de l’article, on sent vraiment que le mec a toujours « failli » réussir, et que cela merde juste avant … la poisse quoi.
LOL !