Telephone Jim Jesus
Interview

Telephone Jim Jesus

Echappé de l’asile Restiform Bodies le temps d’un album (« A point too far to astronaut »), Telephone Jim Jesus revient sur ses multiples influences et
ses méthodes de production, en évoquant le changement de direction généralisé chez Anticon. Très marqué sur son album, beaucoup plus electro que son travail avec son groupe, il en explique l’envie…

A : Peux-tu te présenter, toi et ta musique ?

T : Je fais de la musique sous le surnom de Telephone Jim Jesus, mais mon vrai nom est George Chadwick. Je suis le troisième membre de Restiform Bodies. Nous avons inventé le ghetto tech prog hop psych R&B.

A : Première instru marquant entendu ?

T : ‘Alberto Balsalm’ d’Aphex Twin sur l’album I care because you do.

A : Comment es-tu arrivé à la prod ?

T : Passage a acheté un sampler (un Akai S20) à l’époque où il vivait chez moi, quand nous étions au lycée. J’ai commencé à bidouiller avec lui ou lorsqu’il n’était pas là. Cela m’a finalement amené à bricoler avec différents gadgets électroniques et je me suis fait mon propre inventaire de sons peu après.

A : Rétrospectivement, quel regard portes-tu sur tes premiers instrus ?

T : Beaucoup des premiers sons que j’ai fait étaient très courts et les morceaux n’étaient pas très développés et ne reposaient pas sur grand chose. Quand j’écoute quelque chose que j’ai fait il y a longtemps, je suis parfois étonné ou un peu impressionné, mais la plupart du temps ça ne me fait pas sursauter. Je vois quand même une sorte de ligne directrice entre mes productions actuelles et ce que j’ai fait au départ. Je n’étais soumis à aucune contrainte, cette liberté dans la création est un élément essentiel de ma musique.

A : Ta manière de travailler a-t-elle évolué ?

T: Clairement. Plus j’ai passé de temps sur la musique et plus j’ai appris à comprendre le fonctionnement des machines… et plus j’ai su comment obtenir ce que je souhaitais. Je pense que j’ai déjà bien avancé sur le chemin de mon évolution musicale et je suis plus proche que jamais de réaliser ce que je peux imaginer. Tous les jours je comprends mieux comment layer des mélodies, manier des breaks et combiner différentes musiques, c’est une évolution continue et sans fin.

A : Tu as joué dans un groupe de punk avant de former Restiform Bodies, tu peux nous en dire plus…

A: Passage, Bomarr et moi avons commencé à faire de la musique ensemble au lycée. On est devenu amis grâce, notamment, à nos affinités et influences musicales communes. Il y avait pas mal de punk, du hardcore et du rock gothique. Quand on a commencé à jouer, j’étais à la guitare, Bomarr à la batterie et Passage chantait, hurlait et gémissait. On jouait du punk hardcore gothique, à vrai dire on était tous assez énervé.

A : Trouves-tu des points communs entre le Punk et le Hip-Hop ?

T: Clairement. Punk et Hip-Hop ont été créés sur une philosophie commune, celle de niquer le système. Ils proviennent tous deux des quartiers pauvres et font figure de haut-parleur d’une jeunesse en colère qui veut exprimer cette colère et recherche une issue à ce système. Ces deux types de musique sont agressives et s’attaquent clairement à l’autorité, au gouvernement, aux parents, à l’école,…

A : Quelles étaient tes premières machines ? Et maintenant ?

T : Le premier sampler que j’ai utilisé et acheté c’était un Akai S20. Depuis j’ai acheté un Akai MPC 2000 avec beaucoup de modules d’effets et quelques synthés vintage des années 80.

A : Boucle ou composition ?

T : Les deux, je combine boucle et composition. Parfois il n’y a rien de tel qu’une bonne boucle et je pense que souvent les boucles de batteries ont plus de peps ou de swing que des kits de batterie découpés, mais je pense aussi qu’il est important d’essayer et de changer les échantillons originaux pour mieux se les approprier.

A : Tu t’imposes des limites dans le choix des samples ? Genres proscrits ?

T : J’ai tendance à sampler tout ce que je considère comme sonnant bien. Je n’aime pas sampler de la musique récente, mais si j’entends quelque chose qui me plait, ça ne m’arrêtera pas. J’essaie de ne pas utiliser des samples trop évidents et de rester assez éloigné de sons trop communs ou qui me semblent trop familiers. J’ai choisi une voie où je crée moi-même la plupart de la musique et j’ai besoin de moins en moins de disques.

A : Quelle est ta méthode de travail : par quoi commences-tu : beat, basse, sample ?

A: Je ne suis aucune méthode particulière. Ça dépend de ce qui est devant moi. Parfois je sample d’abord ma guitare pour ensuite trouver un beat qui va aller avec, ou inversement. De toute façon c’est ce qui me plait qui fait qu’un morceau débute. La mélodie a beaucoup d’importance pour moi, donc la musique est souvent la première partie dont je m’occupe. Je cherche par la suite d’autres éléments pour compléter.

A : Où trouves-tu tes kits de batterie ? Pour ou contre l’utilisation de kits issus du rap ?

A: J’utilise des batteries issues de tous les genres musicaux. Je reprends des breaks que Bomarr joue, je sample aussi à partir de disques, reprends des beats faits à partir de machines, ou simplement des sons que je fais au micro. Je dirais juste que je ne samplerai jamais un sample, mais il y a des exceptions à la règle.A : Arrives-tu à écouter des disques en entier sans y chercher, même inconsciemment, de la matière à sampler ?

T : J’écoute constamment de la musique, avec ou sans l’intention d’y trouver un sample, mais quand je m’y attends le moins, je me retrouve à écouter des trucs à la radio, dans des films ou dans la rue en pensant que ce serait génial de les sampler.

A : Fais-tu attention aux textes des MCs pour qui tu fais des beats?

T : Oui, j’exige des textes d’un certain calibre pour accompagner la musique que je fais. Voilà pourquoi je travaille avec Passage et les rappeurs d’Anticon. Je ne travaille pas avec tel ou tel rappeur ou chanteur pour que le message transmis dans la chanson soit profond ou poignant. Je n’interviens pas sur l’écriture d’un texte ou quoique ce soit, je laisse ça à celui qui écrit, mais si j’entends quelque chose que je n’aime pas ou ne comprends pas, je leur fais savoir.

A : Quelle est ta méthode de travail quand tu produis pour Restiform Bodies?

T : En fait, on n’a pas vraiment de méthode précise. Par le passé, nos projets étaient souvent des collages de morceaux que nous faisions tous chacun de notre côté et que nous assemblions au sein d’un album. Ces derniers temps nous avons une organisation qui fait que nous fonctionnons d’avantage comme un groupe. J’arrivais avec de la musique ou des sons, Bomarr jouait de la batterie pour la rythmique et Passage posait les voix. Mais nous sommes tous investis dans chaque élément de la musique, de sorte qu’au final chaque titre suive une approche distincte. On ne se cantonne pas à un rôle particulier.

A : J’ai lu que tu adorais le groupe Guided by voices, qui a des sonorités assez lo-fi. Si on peut retrouver cela dans les productions de Restiform bodies, ton album solo est assez clean. Pour quelle raison as-tu choisi ce genre de mix?

T : Je suis un énorme fan de musique low-fi. Je pense que le fait que Guided by voices puisse faire de la si bonne musique avec un quatre pistes et une qualité de son très faible est proprement hallucinant. Au départ, j’ai essayé de reproduire ce type de son, cette esthétique. Aujourd’hui, depuis que mes potes ont élévé le niveau de leur production et la qualité de leur musique, j’ai ressenti le besoin de rehausser la qualité sonore de ma musique à leurs niveaux. Je veux pouvoir entendre chaque partie de mes morceaux distinctement, je veux que l’auditeur puisse écouter ma musique sur n’importe quel format et puisse entendre plus ou moins la même chose. D’autre part, mes connaissances techniques ont beaucoup évolué, mon savoir en terme d’enregistrements et de matériels s’est aussi bien enrichi, c’est une progression naturelle. Mais je pense que je ne perdrais jamais la beauté d’un grain de sample comme celui-là.

A : Ton album solo est davantage électro que ce que peut être Restiform Bodies, pourquoi cette voie ?

T : Bon déjà j’avais déjà d’avantage de matériel qu’avant avec Restiform. J’ai toujours été le mec avec le plus d’influences électro dans le groupe, alors j’ai saisi l’opportunité d’un album solo pour mener cela pleinement. Mais le disque comporte aussi de la basse, de la guitare acoustique, des sons de micros et du synthé.

A : Les dernières sorties d’Anticon se ressemblent beaucoup : des albums instrumentaux à mi-chemin entre Hip-Hop et électro. Le label semble avoir perdu quelque chose en ayant choisi cette voie. Qu’en penses-tu ? Comprends-tu que quelques auditeurs plus anciens soient quelque peu désorientés ?

T: Anticon s’est éloigné du Hip-Hop traditionnel, au sein duquel il a fait ses débuts pour diverses raisons. Je pense qu’on a tous senti que la scène Hip-Hop s’est quelque peu arrêtée et nous n’avons pas voulu être cantonné pour toujours au rap underground. Les goûts musicaux et les intérêts de chacun se sont aussi extrêmement élargis et ont influencé chaque membre. Je pense que cet éloignement du Hip-Hop, disons plus traditionnel, est une étape nécessaire à la croissance d’Anticon, afin de prouver que nous sommes encore plus versatiles que ce chacun a pu penser. Le rap est d’avantage présent ces derniers temps dans nos morceaux et je pense que dans les années à venir, un certain nombre de disques reviendront au rap avec lequel nous avons débuté mais avec un certain nombre de changements et une nouvelle forme de réappropriation de cette musique.

A : Ton album est sorti sur Anticon, comme celui de Passage, tu as probablement eu la possibilité de faire des featurings avec des MCs du crew, pourquoi avoir choisi de faire un album entièrement instrumental ?

T : J’ai senti le besoin de m’affirmer en tant qu’artiste sans avoir recours à des chanteurs ou des rappeurs pour capter l’attention. En composant ces chansons j’essaie de faire en sorte que la musique ait une humeur, une voix et un style qui lui soit propre. J’espère que cet album retiendra l’attention de chanteurs ou rappeurs et débouchera sur de futures collaborations. Je souhaite que chaque morceau de mon prochain album sur Anticon comporte des invités et que la plupart soient des chanteurs.

« Je suis un énorme fan de musique low-fi. »

A : Quelle est ta définition du crate-digging ? Penses-tu que ce soit l’essence de la production Hip-Hop ?

T : Je ne me considère pas comme un « crate-digger » à proprement parler mais je définirai le crate-digging comme la recherche de disques à sampler. Je pense que, historiquement, c’était l’essence de beaucoup de productions Hip-Hop. Ca ne marchait que si tu avais ce pur beat ou cette grosse basse qu’on trouve uniquement sur les vieux disques. Mais aujourd’hui cet art n’est plus. Je veux dire, tu peux aller sur un site Internet, trouver 200 albums avec des breaks, aller dans des magasins de disques, et trouver quasiment tout…. à partir de là il n’y a plus d’art ou de science à tout ça. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui beaucoup d’artistes Hip-Hop utilisent davantage d’instruments live et de musiciens dans leurs disques.

A : Passes-tu beaucoup de temps à chercher des disques, des boucles ou des kits de batterie ?

T : Honnêtement, probablement pas assez. Mais comme je te l’ai dit, je ne veux pas devoir me reposer sur des disques pour ma musique. Je suis plus porté sur l’enregistrement de mélodies jouées que je sample après. La musique est plus vivante et respire d’avantage comme ça.

A : Es-tu intéressé par les remixes? Avec qui souhaiterais-tu en faire ?

T : Oui, je pense que faire des remixes est un bon moyen de transcender les genres, de toucher un autre public et d’exprimer une certaine forme de créativité. J’ai fait des remixes pour Smyglyssna sur Vertical Form et pour Alan Astor sur Mental Monkey Records. J’espère en refaire d’avantage à l’avenir. Après, quelqu’un en particulier, je ne peux pas te dire. Je préfèrerais collaborer avec quelqu’un que remixer ses chansons.

A : Es-tu intéressé par le fait de faire de la musique pour des BO, de la publicité, de la télévision ?

T : Oui, j’ai toujours pensé que ma musique pourrait constituer un bon habillage musical, et plus j’évolue musicalement plus je me vois à l’avenir travailler sur des films. J’espère un jour pouvoir faire la BO d’un film en entier, qu’il dure une minute ou une heure. Quant à la TV j’hésite un peu. Je préférerais soutenir des artistes indépendants plutôt que des grandes boites, mais en même temps je pourrais aussi utiliser cet argent.

A : Collaboration rêvée ?

T : C’est dur à dire. J’adorerais vraiment travailler avec The Animal Collective, avec The Books, why?, Will Oldham, Coco Rosi, Colleen, ou encore Bit Meddler pour ne citer qu’eux.

A : Es-tu intéressé par le fait de travailler avec des artistes non Hip-Hop? Si cela a déjà été le cas, qu’en as-tu pensé ?

T: Je suis prêt à travailler avec n’importe quelle personne que je respecte en tant que musicien. Je ne peux pas dire que j’ai vraiment travaillé régulièrement avec des artistes Hip-Hop, mais quand cela a eu lieu, les collaborations se sont bien passées.

A : Considères-tu qu’un sample doit demeurer un mystère ou n’hésite-tu pas à en dévoiler l’origine ?

T : J’aime transformer les samples en quelque chose qui ne pourra être reconnu, auquel cas je suis fier de donner le morceau d’origine car la différence entre les deux est énorme. Mais j’aime le coté mystique de la musique et ne pas donner tes sources contribue à cela.

A : Penses-tu, comme beaucoup de gens, que le reste du monde est inspiré par les productions US ?

T : A un certain niveau, mais quelques-uns uns de mes producteurs préférés, comme Aphex Twin et Amon Tobin, ne sont pas américains et une partie des meilleurs musiciens ne sont pas américains. Pour ce qui est du Hip-Hop, c’est à la base un art américain qui a influencé le monde entier, comme l’a fait le Jazz.

A : Quels sont tes projets futurs?

T : J’ai collaboré avec Sole et Pedestrian pour un projet sur lequel ils sont toujours en train de travailler. J’ai aussi un nouvel album solo de prévu, de nouveaux sons de Restiform Bodies, quelques apparitions ici et là et j’espère aussi un certain nombre de collaborations avec plein de musiciens divers et variés.

A : En parlant de beats, quels sont les points qui t’ont fait plaisir ou au contraire particulièrement énervé ces trois dernières années ?

T : Je déteste le Korg Triton, je ne supporte pas non plus d’entendre les même breaks utilisés de la même façon, entendre constamment les même productions underground ennuyeuses qui utilisent les cinquante même disques pour sampler. J’adore les beats Jiggy dance floor, les productions d’Eminem, le glitch hop.

A : Ta vision d’une production parfaite ?

T : Une intro spéciale et inattendue qui évolue progressivement pour devenir un concentré de tension explosant ensuite dans un chaos frénétique, puis, subitement, tombe dans une lente et obscure forme qui se métamorphose en une superbe mosaïque d’harmonies entremêlées. Quelque chose comme ça, une espèce de neuvième symphonie avec une multitude de différentes sources sonores rassemblées dans un collage brillant, un peu comme pour un bouquin.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*