Taipan : « Je l’ai conçu comme du pinard cet album »
Lorsqu’on l’avait rencontré en 2005, Taipan commençait tout juste à penser à son premier album. Cinq ans plus tard, la moitié de Taichi sort « Je vous aime », un disque atypique et radicalement différent de ce à quoi il nous avait habitué ces derniers temps. Rencontre avec un rappeur qui sait ce qu’il veut.
Abcdrduson : Ton album était annoncé depuis un moment. Qu’est ce qu’il s’est passé depuis tout ce temps et quelles ont été les différentes étapes de création ?
Taipan : J’ai commencé l’album au moment où Céhashi a signé chez Warner. Il a été pris par cette affaire donc j’ai commencé l’album de mon côté avec des prods faites par mes soins et mon gars Homemade qui a d’ailleurs enregistré l’album à Bruxelles. Chez Warner, Céhashi donnait énormément de prods mais il a pas mal été freiné par le fait que ses instrus contenaient beaucoup de samples. En l’espace de 1 an et demi/2 ans, il a dû filer près de 400/500 prods sans que ça ait vraiment donné quelque chose… Ça l’a un peu dégouté. Quand j’ai fini cette première version de l’album qui ne contenait qu’une ou deux prods de Céhashi, il est revenu me voir en me disant qu’il aimait bien le travail qui avait été fait, que les textes étaient bons mais qu’on manquait un peu de sa maîtrise. Étant un peu lassé de la tournure que les choses avaient prises chez Warner, il m’a proposé de reprendre les morceaux de A à Z. Ensuite, on a fait une deuxième version de l’album ensemble. Et de ce point là, on est encore reparti à zéro pour aboutir sur une troisième version qui est l’album qui sortira le 8 mai.
A : Pour quelles raisons êtes vous repartis sur une troisième version ?
T : Comme je te disais, les prods de la première version n’avaient pas le niveau à côté de ce que pouvait faire Céhashi. Ensuite, quand Céhashi est arrivé, on s’est retrouvé dans la même situation que les femmes accrocs de chirurgie esthétique : elles commencent par se faire refaire les nichons, ensuite le cul, le visage… C’est un cycle sans fin et on est un peu tombé dans ce piège. A un moment, on s’est arrêté en acceptant l’idée qu’il était toujours possible de faire mieux et qu’il fallait maintenant sortir cet album.
Le mauvais côté c’est que l’album a mis 4 ans à sortir et donc que certains textes ont 4 ans. Le bon côté c’est que les prods sont très fraîches.
A : Justement, tu nous dis que certains textes ne sont pas récents. Est-ce qu’un texte comme ‘Viens-là mon frère’ était quelque chose que tu gardais au chaud depuis longtemps ?
T : C’est le dernier morceau qui a été écrit sur l’album et il découle vraiment d’une rencontre avec un pote que je n’avais pas vu depuis des années. Ça n’était pas du tout quelque chose de calculé depuis longtemps. J’ai revu un pote qui s’était un peu fait bouffé par la vie. Ça m’a trotté dans la tête pendant quelques jours et j’ai lâché ce texte. Tu revois cette personne et tu reparles de tous les gens que t’as connu, de ce que tu as fait de ta vie, de ce qu’il a fait de la sienne… J’ai vraiment essayé de retranscrire cette ambiance de retrouvailles. Tu comprends aussi pourquoi t’as perdu de vue ce gars. Quand tu es gosse, tu ne choisis pas tes potes et tu prends les premiers qui arrivent. En grandissant, c’est un peu différent et les chemins se séparent… Voilà, il n’y avait pas de calcul avec ce morceau.
« Pour le simple aspect de la liberté artistique, je n’échangerais pas deux barils de major contre un baril de LZO. »
A : Que vont devenir les morceaux des anciennes versions de l’album ?
T : En fait, il n’y a quasiment jamais eu de morceaux jetés… Il s’agissait des mêmes morceaux qu’on a retravaillé à chaque fois. Les quelques morceaux qu’on a jeté, on l’a fait sans aucun regrets et il y a très peu de chances qu’ils sortent. Par exemple, j’avais fait un morceau super léger qui s’appelle ‘Welcome back’ en collaboration avec un chanteur de soul. Quand t’écoutes le morceau, on a le sentiment que c’est moi qui suis en featuring puisque je ne lâche qu’un 16… C’était pas logique de le mettre sur l’album. Au niveau du thème, ça parlait du retour de l’été, des barbecues…C’était un peu trop léger. A chaque fois, il s’agissait soit de choses trop légères, soit de choses trop faiblardes.
A : Aujourd’hui, tu es signé chez LZO. De quelle manière as-tu rencontré Lartizan et es devenu un des membres du label ?
T : Après la deuxième version de l’album, je me suis dit que j’allais essayer de démarcher des labels. Parmi les différentes personnes rencontrées, c’est Lartizan qui s’est montré le plus motivé et disponible pour sortir le projet. On se connaissait rapidement via Skeezo de Nancy qui bosse beaucoup avec Rachid Wallas. Après ce premier contact, je suis allé le voir et il a été emballé.
A : Tu es satisfait d’être en indépendant aujourd’hui ? Ca te semble être la bonne situation ?
T : Je ne pense pas qu’il y ait de situation idéale. Un mec qui serait en maison de disques aura plein d’avantages dus au fait qu’il aura une grosse machine derrière lui, l’accès à plusieurs médias, un budget pour concrétiser des idées… Le revers de la médaille sera sûrement une certaine réduction de ta liberté artistique. Lartizan ne m’a jamais dit « ah non, ça il ne faut pas le dire, c’est pas bien« . J’apprécie cette liberté et cette absence de calcul même si tu peux regretter de ne pas avoir accès à certaines machines qui te permettraient d’être connu beaucoup plus rapidement. Deux jours après avoir fait le concours Orelsan et être passé sur Skyrock, c’était la folie sur mon Myspace. Ces dix minutes d’antenne vont avoir plus d’impact que des mois d’effort sur des canaux moins exposés.
Ceci dit, pour le simple aspect de la liberté artistique, je n’échangerais pas deux barils de major contre un baril de LZO.
A : Par rapport à ce concours du remix de ‘No life’ avec Orelsan, tu as senti que c’est quelque chose qui t’a ouvert des portes et ramené du monde ?
T : Grave. Tu touches 3 millions d’auditeurs en l’espace de 10 minutes, fatalement les gens s’intéressent à toi. Si tu es à côté du rappeur qui le buzz en ce moment, c’est que forcément tu dois avoir un petit truc. Ça appâte le chaland.
A : J’avais vu une interview de toi où il me semble que tu affirmais être « rappeur professionnel ». Comment tu envisages ce statut dans un monde où il est plus difficile qu’avant de vendre des disques et de vivre de la musique ?
T : « Professionnel » n’est peut-être pas le terme exact parce que, concrètement, je n’en vis pas comme si je pouvais me faire un salaire « normal »… Je ne me rappelle plus avoir dit ça mais ce que je voulais dire par là c’est que Céhashi a arrêté l’école à 14 ans pour aller travailler et acheter du matos et, de mon côté, j’ai tout sacrifié pour ça. J’ai passé des journées à écrire et à prendre ça au sérieux comme s’il s’agissait d’un métier. J’ai sacrifié du temps, des amis, des meufs pour le rap. Je ne me suis pas investi à la légère.
A : Par rapport à l’état de l’industrie du disque, comment comptes-tu faire vivre ta musique ? Tu comptes faire pas mal de scènes et dans quelle mesure est-il difficile de trouver des dates en France ?
T : Je ne pourrais même pas te dire si c’est difficile ou pas parce que je me considère uniquement comme un rappeur. Dès qu’il s’agit de démarcher, c’est compliqué et je n’arrive même pas à me vendre en fait. Par exemple, quand j’ai fait la première partie de Method Man, je n’ai même pas pensé à prendre des mixtapes. Je n’ai pas le réflexe commerçant. Hormis dans mes textes où je vais me la raconter un peu dans des egotrips, je n’ai pas ce réflexe d’autopromotion. J’ai besoin de quelqu’un qui fasse ce taf là et il serait sûrement plus légitime de lui demander si c’est dur de trouver des dates aujourd’hui. Je ne vais pas au contact des gens qui organisent ces événements donc je ne saurais pas te répondre.
A : Justement, il y avait pas mal d’egotrips sur la « Punchliner mixtape » ainsi que sur certains sons qu’on a pu entendre sur le net. C’est une récréation pour toi ?
T : C’est mon petit sac de frappe. On voulait vraiment marquer la séparation entre les genres. La Punchliner mixtape ne contient quasiment que de l’egotrip et est un vrai défouloir. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il faut être haï avant d’être aimé. C’est aussi pour ça que j’ai surjoué l’arrogance pour appâter un peu le public avec un projet tape-à-l’œil. Pour ensuite passer à l’album qui est plus sérieux avec des thèmes plus ciblés. La Punchliner mixtape a vraiment fait office de défouloir : tu es en studio, tu gardes les premiers jets, tu te fais plaisir à lâcher du flow même si les textes sont un peu légers… Il n’y a ni calcul ni cohérence dans la Punchliner mixtape. D’ailleurs, on ne voulait même pas la sortir à la base. Finalement, on s’est dit que ces 28 morceaux constituaient quand même une carte de visite sympathique avant l’album. Après, c’est vrai que c’est un peu surjoué… Enfin, pas tant que ça parce que quand je dis que les rappeurs me font mal au cœur, c’est à 99% vrai. A part quelques exceptions, je les trouve vraiment nuls à chier.
Mais l’idée première était vraiment de partir du principe que les gens parlent plus de toi à travers la haine que l’amour et de surjouer tout ça afin de les attirer vers l’album. Album dans lequel il n’y a aucun egotrip et où j’ai essayé de ne pas faire du rap qui parle de rap parce que c’est stupide. Quand tu prends le bateau, t’en as rien à foutre des machines et de savoir comment ça fonctionne, tu veux simplement te faire ta petite croisière tranquillement. L’album, c’est ça : parler de choses qui peuvent réellement concerner les gens et ne pas leur parler de rap. A la limite, on doit presque oublier qu’il s’agit de musique quand on en vient à l’album. Tu dois écouter le texte et rentrer dans une certaine ambiance alors que la Punchliner mixtape, c’est du rap qui parle de rap. Ca ne parle qu’aux rappeurs et aux gens du rap et c’est moins intéressant.
A : Tu n’as pas peur que les gens qui t’apprécient pour ce côté rappeur à freestyle soient un peu désarçonnés par l’album ?
T : J’espère que ceux qui vont m’écouter se diront qu’à tout moment, je suis capable d’évoluer vers différents styles. Il faut avoir la palette la plus large possible. Je sais faire de l’egotrip mais je peux aussi parler d’un thème bien précis si je m’adresse à des gens qui n’en ont rien à foutre du rap. Tout reste possible.
Après, quand tu sors un album, tu le conçois plus comme du pinard. Il faut que ça vieillisse bien. Je pense que les gens n’ont rien à craindre à ce niveau-là et qu’ils comprendront la séparation des genres. On a fait les AFPAN qui n’ont rien à voir avec la Punchliner mixtape qui n’a rien à voir avec l’album.
« Le name-dropping, j’ai juste arrêté parce que c’est une facilité artistique épouvantable. »
A : En effet, ton album ne tourne pas autour de l’actualité de la même manière qu’il y a beaucoup moins de name-dropping. Ça participe à ta volonté de livrer une œuvre atemporelle ?
T : Voilà, je l’ai conçu comme du pinard cet album. On ne sait pas ce qui peut arriver et il est possible que ce soit le seul album que je réalise. A partir de là, je voulais faire en sorte que je n’ai pas à en rougir dans quelques années. Je ne suis pas sûr que si je ressors la Punchliner mixtape dans 20 piges, j’en sois absolument fier même si c’était marrant de la faire à ce moment-là.
Concernant le name-dropping, j’ai juste arrêté parce que c’est une facilité artistique épouvantable. Tu t’appuies sur la solidité d’un bonhomme connu comme pied à terre pour rebondir sur une rime. Je trouve ça un peu facile. C’est uniquement le personnage qui va faire la force de la rime donc ça ne vient pas vraiment de toi. Tu ne fais que te servir de cette notoriété et, avec le recul, je me suis dit que je pouvais m’en passer.
A : Les AFPAN, c’est quelque chose que tu as envie de continuer ?
T : Je pense continuer à en faire et, d’ailleurs, le « Spécial Haiti » vient de sortir. Après, j’ai un peu baissé la cadence quand je me suis rendu compte que ça commençait à tourner en rond. Finalement, il n’y a pas tant de choses nouvelles dans l’actualité. Je n’aime pas tout ce qu’a dit Bourdieu parce qu’il était un peu trop alambiqué mais il a dit quelque chose de très classe : « les journalistes doivent faire quotidiennement des choses qui sortent du quotidien. » Dans le fond, l’actualité est assez répétitive et c’est un vrai taf d’en parler toutes les semaines.
La situation est toujours la même, la nature humaine ne change pas en deux semaines et t’en arrives à te répéter. C’est pour ça que j’ai décidé de prendre plus de temps entre chaque dépêche.
Céhashi m’avait fait une remarque assez juste en me disant la chose suivante : « sur les premiers AFPAN, on sent que t’es frais et tu fais pas mal de vannes alors que sur les derniers, tu te contentes de faire des constats. » Et ça n’était pas faux. Ça m’a remis un peu en question. C’est vrai qu’il y avait de la punchline sur les premiers AFPAN mais je ne trouve pas que ce soit forcément une bonne chose de rire de tout. Les derniers ressemblaient davantage à des constats mais qui te donnaient un son de cloche différent. L’info était livrée telle quelle mais n’était pas vraiment relayée par les médias dominants. L’originalité était d’aller chercher de l’info qui n’était pas sortie. Par exemple, dans l’avant-dernier, je parlais des flics américains qui ont fait des crédits pour s’acheter des nouvelles voitures de patrouille et qui, à cause de la crise, n’ont pas pu honorer leurs dettes. Du coup, les huissiers sont venus chez les flics pour saisir les voitures. C’est une info qui n’est sortie nulle part et que je trouvais marrante de sortir sans analyse. J’ai eu un peu de mal à trouver un juste milieu entre des punchlines qui seraient trop légères par rapport à l’importance des actualités traitées et le simple constat.
A : D’ailleurs, sur certaines des AFPAN, tu n’as pas hésité à prendre position sur certains sujets polémiques et je ne t’apprends rien si je te dis que, parfois, certaines rimes sont parfois très rapidement montées en épingle par des chiens de gardes zélés. Tu n’as pas peur que ça te retombe dessus un jour ?
T : Qu’un député interprète mal un de mes textes serait sûrement la meilleure pub qu’on puisse me faire. Si le mec prend le temps de te haïr c’est parce qu’il s’est intéressé à toi. Si ça arrivait, je pense que Laurent [NDLR: Lartizan] lui enverrait une lettre de remerciement.
A : Clairement, c’est quelque chose qui pourrait arriver à un morceau comme ‘Sale flic’. Même s’il s’agit d’un storytelling, ça ne serait pas étonnant qu’un député UMP aille un peu vite en besogne et se crispe devant certaines paroles…
T : Honnêtement, avis aux amateurs [Rires].
A : De la même manière, tu es passé récemment chez France 3 Lorraine pour faire la promo de ton album et tu t’es un petit peu mis en difficulté…
T : Je ne sais pas si tu as vu l’autre reportage qu’ils ont fait sur mes potes. Il faut savoir qu’on habite dans des cités minières où il ne se passe quasiment rien. J’ai des potes, enfants de communistes qui ont vraiment le cœur sur la main, qui se bougent au niveau associatif pour animer notre coin qui est totalement mort. Dans le reportage, ce fameux journaliste vient voir mes potes et leur pose des questions super orientées. Il commence en leur disant « Ah vous invitez Dieudonné malgré les polémiques etc« . Ensuite, ils vont interviewer un rescapé d’Auschwitz. « Que pensez-vous de la venue de Dieudonné ? » Là, le gars se met à pleurer. Et je le comprends ce pauvre monsieur, il a souffert et sa peine est légitime. En réalité, ce monsieur aurait eu besoin d’un reportage à part entière. Personne ne nie qu’il en a chié mais qu’est ce que ça vient foutre dans un reportage sur Dieudonné ?
C’est ce que je disais à France 3 puisque après l’émission, j’ai eu le temps d’échanger avec certaines personnes qui me donnaient tort, d’autres qui me donnaient raison. A ce moment-là, pourquoi on n’a pas invité un Chinois de Mandchourie dont la famille a été décimée par l’armée japonaise puisque Dieudo délire sur les chinois ? Ce que je leur ai dit c’est qu’en deux minutes de reportage, tu balaies des années d’effort et de travail associatif. Tu peux vraiment démonter une crédibilité d’un revers de la main. Il s’agit de mes potes d’enfance et je voulais utiliser la tribune qu’on me donnait comme un droit de réponse.
A : On va rester un petit peu avec Dieudo parce que j’ai l’impression que ton album est une sorte de « Divorce de Patrick » rappé : comme lui, tu décortiques tout ce qui se passe dans la tête d’un homme (l’amour, la guerre, la religion, la politique), tu abordes des sujets assez sérieux mais, malgré tout, on ne sort pas de l’écoute de l’album déprimé, notamment grâce à plusieurs notes d’humour et à cette nonchalance qui t’es propre et qui peut parfois adoucir la gravité de certaines paroles.
T : C’est plus ou moins flatteur mais Dieudonné n’est pas mon unique référence non plus. J’suis aussi archi-fan de Desproges, de Coluche… Les écrivains que j’aime partagent également cette qualité. Quelqu’un comme Céline en a chié dans sa vie privée mais ça ne l’a pas empêché de conserver son humour lorsqu’il écrivait. Les gens qui m’intéressent doivent sûrement garder une part de légèreté et d’humour dans le grave. Sans tomber pour autant dans l’humour pétomane à la Fatal Bazooka mais il s’agit de réussir à rire du pire. Il ne faut pas se laisser chialer, j’ai toujours eu du mal avec les pleureuses.
A : ‘L’ovni’ est sûrement le morceau de l’album à mes yeux. Est-ce que tu peux nous dire comment tu l’as construit et ce que tu as voulu faire avec ce titre ?
T : J’ai commencé à faire ‘L’ovni’ quand un pote m’a dit que je ne parlais jamais à la première personne. « Putain enculé, c’est vrai ! » [Rires]. Plutôt que de faire de l’egotrip, j’ai décidé de parler à la première personne mais de mettre en avant ma saloperie : le fait que je peux parfois être distant, égocentrique… Je suis parti du principe qu’il n’était pas légitime de dire certaines choses aux gens tant que je ne m’étais pas présenté. ‘L’ovni’ est le morceau qui présente mon caractère.
A : Ton album aurait pu s’appeler « je vous aime mais pas trop quand même »…
T : [Il coupe] C’est ce que je te disais tout à l’heure : pour haïr quelqu’un et produire une haine de qualité, il faut s’intéresser à cette personne. Sinon, c’est juste de l’indifférence. Pour avoir la rage contre quelqu’un, il faut l’aimer, le regarder de prêt, lui accorder de l’intérêt. C’était la logique de l’album. Quand je te rentre dans le lard c’est par amour, c’est que je t’ai suivi, observé… C’est de l’amour.
« Quand je te rentre dans le lard c’est par amour, c’est que je t’ai suivi, observé… C’est de l’amour. »
A : Le morceau ‘Sale flic’ est un vrai storytelling. Est-ce que des films comme le Bad lieutenant de Ferrara ont pu t’inspirer ?
T : Le pauvre flic mis en scène se mange une compilation de toutes les saloperies imaginables chez les flics et c’est vrai que le morceau n’est peut-être pas impartial. Mais en aucun cas d’affabulation. Tout ce qui est dit dans le morceau a été expérimenté directement ou conté par des gens assez proches. Il n’y a pas de cinéma dans ce morceau. Le flic en question est le seul élément fictif du titre. C’est pour ça qu’il y a un côté assez cinématographique qui ressort du morceau mais c’était pour permettre à l’auditeur de visualiser clairement ce que je disais. Soit je faisais un morceau plus général en dénonçant les actions de certains flics, soit je le mettais en scène. Pour ça, il me fallait un personnage qui incarne cette saloperie et je trouvais ce procédé plus direct. Mais à la base, ça n’est pas le cinéma qui a inspiré le morceau.
A : Le storytelling, c’était un exercice assez nouveau pour toi, non ?
T : J’ai tellement mauvaise mémoire que je ne me rappelle même pas de mes propres morceaux… [Il réfléchit] Ouais c’est vrai que je n’en ai pas fait beaucoup jusqu’à présent mais c’est quelque chose que je vais essayer de développer beaucoup plus à l’avenir. C’est quelque chose de très intéressant et un rappeur comme Slick Rick savait comment te mettre une image dans la tête. Je pense que tu seras toujours plus captivé par un morceau quand tu peux en imaginer le début et la fin.
A : « Les tapins, j’leur pourris la vie toute la nuit, elles ont le choix entre ma bite et la Roumanie ». C’est une phase qui ressemble à du Audiard. Tu as des influences niveau écriture ?
T : C’est clair qu’Audiard, niveau sens de la répartie, c’est une référence. Comme je te l’ai déjà dit, Céline est aussi quelqu’un qui m’a marqué. La première fois que j’ai vraiment jubilé en lisant c’était à l’occasion de Voyage au bout de la nuit avec Mort à crédit juste derrière. C’était juste fantastique et je ne pensais même pas qu’il était possible de manier la langue comme ça. Cette facilité à jongler entre un langage très soutenu et de l’argot pour donner quelque chose de complètement inédit m’a frappé. C’est probablement celui qui m’a le plus inspiré. Après, j’aime Audiard, j’aime Desproges…
A : Aucun rappeur ne t’a inspiré ?
T : C’est à dire que quand tu sors de Céline et Dostoievski, les rappeurs sont un peu largués… Je n’ai rien contre eux, ils font ce qu’ils peuvent les pauvres mais il ne sont pas au niveau quoi. Ces bonshommes sont allés tellement loin dans l’écriture que les rappeurs sont forcément minuscules à côté.
A : Il y a vraiment des morceaux universels comme ‘Les loups’ ou ‘Viens-là mon frère’. Est-ce qu’il y a aussi une volonté chez toi de parler à des gens qui ne sont pas spécialement fans de rap ? Est-ce que as déjà eu des retours sur ta musique de la part de ces personnes ?
T : J’aurais même envie de te dire que je n’ai même plus envie de parler aux gens du rap. J’ai clairement envie de parler à tout le monde. D’ailleurs, c’est marrant parce que j’entends assez souvent « je n’aime pas le rap mais c’est bien ce que tu fais« . Ça fait plaisir.
A : Sur ‘Viens là mon frère’, tu dis que « je réfléchis quand on me demande l’âge que j’ai ». Ça te fait peur le temps qui passe ?
T : Pas tant que ça parce que je n’ai que 27 piges, il ne faut pas exagérer mais je te promets que certains jours, je vais réellement avoir besoin de dix secondes pour me souvenir de l’âge que j’ai. Ça m’arrive assez souvent : est-ce que j’ai encore 26 ans ? 27 ? 28 ? J’oublie vraiment.
A : « Mais toi t’as cru aux Droits de l’Homme comme t’as cru à Superman comme t’as cru qu’ils partaient faire une cure thermale à Buchenwald ». Est-ce qu’on peut te dire que ton album est également rempli de plusieurs désillusions ?
T : Ouais, c’est sûr que la vision du monde Walt Disney n’existe pas. Après, je ne suis pas non plus le gars déçu de la nature humaine comme s’il venait de découvrir que le monde ne ressemblait pas à la vie de Bambi. Je pense qu’il s’agit plus de lucidité que de déception.
A : ‘Je t’aime bien’, qui est produit par Jee2tuluz, détonne un peu dans l’album, notamment en terme de sonorité. Comment s’est construit ce morceau et est-ce que c’est un titre que tu pourrais imaginer comme un futur single ?
T : Je ne le vois pas trop en single dans le sens où il n’est pas très ciblé. Autant tu sais immédiatement de quoi parle ‘Sale flic’, pareil pour ‘Mademoiselle’ ou ‘Balade au Pays-Haut’, autant des morceaux comme ‘L’ovni’, ‘Le saut de l’ange’ ou ‘Je t’aime bien’ sont un peu plus larges et n’ont pas une direction aussi nette.
Pour revenir à la sonorité du titre, ‘Je t’aime bien’ était plus cohérent avec les premières versions de l’album. Quand l’album a changé, on a dit qu’on gardait le titre et sa prod un peu à la Rick Rock malgré le fait qu’il pouvait être en décalage avec les autres morceaux. Jee est un gars qu’on apprécie, un bon producteur dont on respectait le taf avant de rentrer en contact avec lui. On voulait aussi garder le titre par rapport à lui.
A : On sent une vraie volonté de soigner la forme comme c’est le cas sur ‘Mademoiselle’ où t’enchaînes avec une facilité assez déconcertante. C’est important pour toi de soigner la manière de dire les choses ?
T : Bien sûr. Déjà, la question du flow est super importante d’autant que j’ai pas mal analysé des rappeurs « techniques » : Jay-Z, le Boot Camp, O.G.C… Forcément, par mimétisme, tu as envie de devenir les gens que tu apprécies. C’est sûr que j’ai beaucoup bossé et analysé ces rappeurs et ça n’est pas arrivé de manière innocente. Je ne dis pas que je maîtrise entièrement la forme pour le moment mais en tout cas il y a clairement une volonté de la soigner.
A : T’as une faculté assez impressionnante à parler des glandeurs. C’est le cas sur ‘Balade au Pays-Haut’ quand tu dis « plus un bruit, comme si on avait déjà tout dit », sur ‘Je commence demain’…
T : Concernant ‘Balade au Pays-Haut’, je ne suis pas trop d’accord. Cette phrase-là est surtout là pour montrer qu’il ne se passe absolument rien dans mon coin. Finalement, le silence est beau, on laisse la pluie couler, ça fait un joli bruit et on n’a pas tant de choses à dire.
En revanche, ‘Je commence demain’ est carrément ciblé là-dessus. Etant donné que je suis quelqu’un qui a la prétention de vouloir vivre de sa musique, c’est déjà une forme de glande en soi. A partir du moment où tu refuses d’aller sur un chantier pour faire de la musique à la place, il y a un côté un peu glandu. Si t’es un tant soit peu honnête avec toi-même, et même si tu passes 10 heures par jour sur un texte, ça reste un mode de vie de glandeur comparativement à la majorité des gens qui se lèvent le matin pour aller bosser.
A : Tu viens de dire que tu peux passe 10 heures sur un texte. Comment se passe le processus d’écriture pour toi ? Est-ce que tu as besoin d’être dans un endroit particulier ?
T : Je t’avoue que j’ai mes petits repères et j’ai du mal à écrire dans un nouvel endroit. Je vais prendre des notes partout où je vais mais quand il s’agit de vraiment plancher sur un texte, c’est à la maison que je me sens le mieux. Je suis assez casanier à ce niveau.
Sinon, il y a différents processus d’écriture. Par exemple, les textes des AFPAN ou de la Punchliner mixtape étaient à chaque fois des premiers jets alors que ce qui se retrouve sur l’album a mis plus de temps à être finalisé. Parfois, c’était une phrase par-ci, par-là, je vais voir ou entendre quelque chose qui va m’inspirer et me pousser à ressortir le bout de papier pour finir le texte… L’album s’est écrit phrase par phrase.
A : Est-ce le fait que tu viennes de Province t’apporte quelque chose de différent par rapport à la grande majorité des rappeurs qui vivent dans le microcosme parisien ? D’ailleurs, est-ce que tu te sens un membre du paysage rapologique français ?
T : Je ne sais pas… On a commencé le rap en 97 avec Céhashi et on a attendu 2 ou 3 ans avant de sortir quelque chose. Je pense que quand t’es dans une grande ville, le microcosme et le « rap game » te pousse sûrement à vouloir sortir des projets plus rapidement. Alors que de notre côté, on s’en branlait royalement de sortir un truc au départ et on ne rappait que par plaisir. Le fait qu’on ait longtemps fait de la musique uniquement pour nous doit être la seule différence. On n’était pas du tout dans le « rap game« , dans des logiques de vente, d’auditeurs etc. J’ai l’impression que c’est différent à Paris où tu as des mecs qui rappent depuis 25 minutes et qui pensent déjà à sortir leurs mixtapes. A l’époque où on a sorti la street-tape Taichi, je n’arrivais même pas à concevoir que ça pouvait intéresser qui que ce soit.
« A l’époque où on a sorti la street-tape Taichi, je n’arrivais même pas à concevoir que ça pouvait intéresser qui que ce soit. »
A : Soklak et Rachid Wallas sont les seuls featurings et Céhashi produit la grosse majorité de l’album. Tu voulais rester en « famille » ?
T : Comme je te l’ai dit, je ne sais pas me vendre de la même manière que je ne vais pas vraiment aller vers des gens et chialer pour avoir un featuring. De la même manière que quand on me demande un featuring à distance je ne le fais pas. Même si je vais trouver le mec bon – enfin « bon » n’est pas forcément le terme adéquat mais disons « pas mauvais » – le concept ne m’intéresse pas. C’est la même pour les producteurs. Avant que Céhashi ne vienne bosser sur l’album, je préférais me casser le cul à bosser sur mes propres prods plutôt qu’aller chialer chez un producteur plus expérimenté pour gratter ses fonds de tiroir. Je ne m’imagine pas aller voir un mec que je ne connais pas et lui demander une prod.
Un featuring est un processus qui peut prendre du temps. Par exemple, je ne connaissais quasiment pas Soklak avant de faire le morceau. Laurent m’a fait écouter des extraits de son prochain album et j’ai trouvé ça vraiment bon. Je me suis dit qu’il y avait moyen de faire quelque chose de bien et ça n’a pas été une collaboration virtuelle. On a vraiment passé une journée à délirer, à échanger, à faire le morceau et j’espère que ça se ressent au final. Si ça avait été artificiel et qu’il m’avait passé son couplet par Internet, je pense que je n’aurais même pas sorti le titre.
A : Ça fait deux fois que tu as des mots assez durs avec le reste du rap français. ll n’y a personne que tu apprécies un tant soit peu ou avec qui tu aurais envie de bosser ?
T : Bien sûr que si mais ces vannes sont surtout dirigées à la masse énorme de rappeurs. Quand tu te dis que tu as tout sacrifié pour le rap et que tu rencontres un mec qui te dit « ah ouais tu rappes ? Mon cousin aussi, il enregistre dans sa cave« … Céhashi a arrêté l’école à 14 ans pour s’acheter des machines, j’ai tout foutu en l’air pour faire du rap et ça te dégoûte de voir à quel point le rap est accessible à tout le monde. A un moment donné, tu te sens obligé de replacer une certaine hiérarchie.
Ceci dit, il y a plein de rappeurs que j’apprécie aujourd’hui. Entre Oxmo, Despo Rutti, Seth Gueko, même Booba… On a beau lui cracher dessus, c’est encore celui dont les albums ressemblent le plus à ce que j’appelle « faire du rap » en France. J’attends aussi l’album d’Ali, Orelsan était la bonne surprise de l’année dernière avec un album qui m’a fait gol-ri, bien écrit, ça rappait vraiment… Tous ces gens sont des rappeurs qui ont leur propre manière d’amener les choses.
A : Ce premier album a mis beaucoup de temps à arriver. Est-ce que tu as envie de le faire vivre longtemps, de tourner avec où tu es déjà reparti sur un deuxième opus ?
T : Les deux. Il va falloir défendre cet album mais je vais très vite repartir sur d’autres choses. Le processus va avancer parallèlement.
A : L’idée de la pochette de l’album était de toi ?
T : Ouais. Il y a eu une première version de la pochette de l’album quand il s’appelait encore ‘Balade au Pays-Haut’. Je la trouvais super belle mais un peu lisse par rapport au contenu de l’album. C’était beau mais gentillet. Je voulais quelque chose de plus mis en scène et j’ai eu cette idée un jour. Étant donné que je suis dur avec beaucoup de gens sur l’album, il fallait bien que ça me retombe dessus.
A : On en arrive à la fin de l’interview. Est-ce que tu as envie d’ajouter quelque chose ?
T : Vive la France et vive le Général !
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