Substantial
Routard du circuit underground à New York, Substantial est désormais membre officiel du collectif QN5. En tournée française avec CunninLynguists début avril, ce passionné de culture japonaise était à deux pas quand nous avons interviewé le trio. Le dictaphone est resté ouvert pour faire sa connaissance.
Abcdr du Son : Quel est le sens du titre de ton album, « Sacrifice », et sa pochette ?
Substantial : J’ai toujours été influencé par la culture japonaise. D’ailleurs, une bonne partie de mes fans se trouvent au Japon. Je me suis beaucoup documenté sur les Samouraïs. Le mot samouraï signifie « Servir » et moi-même, je suis au service de la jeunesse, car je suis éducateur. Ma vie tourne donc autour de la notion de sacrifice : j’en fais pour ma famille, pour ces enfants et pour les gens qui écoutent ma musique. Sur la pochette, on me voit représenté en samouraï, mais je ne porte pas d’épée : il s’agit d’un stylo d’un côté, et d’un micro à l’autre bout. Ce sont mes armes pour protéger et servir les choses auxquelles je tiens. J’accomplis un sacrifice car souvent, il faut presque se tuer à la tâche pour servir les siens et accomplir ses rêves.
A : La notion de sacrifice est également présente dans le dernier projet de CunninLynguists, Strange Journey. Être avec eux sur la route fait aussi partie de ton sacrifice désormais…
S : Complètement. En septembre 2008, ma fille est née. C’est mon premier enfant. Trois semaines après sa naissance, j’ai du partir en tournée avec CunninLynguists. Aujourd’hui, elle s’approche de ses sept mois, et me revoilà sur la route. D’ailleurs, ma femme vient de m’envoyer une photo d’elle il y a quelques minutes… Donc oui, c’est dur de voir grandir au loin les gens que tu aimes. On rate des choses importantes, mais tout ça, c’est pour qu’ils aient une meilleure vie, donc…
A : Comment as-tu rejoint le collectif QN5 ? On a l’impression que tu es un peu le Padawan de l’équipe, le petit jeune…
S : Je suis le plus jeune de l’équipe dans le sens où je fais partie de QN5 depuis peu de temps. Mais en fait, je suis plus vieux que Session, et du haut de mes trente ans, j’ai à peu près le même âge que les membres de CunninLynguists. C’est Pack FM qui a fait la connexion. On s’est rencontré il y a dix ans, à la fin de ma première année de fac, grâce à un ami commun. On a commencé à faire des open mics et des battles ensemble sur New York. On se faisait appeler Packistan, car en Espagnol, la lettre Y se dit N, donc ça faisait Pack-N-Stan [rires]. Par la suite, Pack m’a présenté Tonedeff, qui m’a présenté Session, c’est comme ça que l’on a formé le groupe Extended Famm. Au final, alors que j’étais à mi-chemin du travail sur mon album, j’ai expliqué à Tonedeff où j’en étais niveau distribution. J’en avais simplement aucune, il y avait des personnes intéressées mais rien de sérieux. Donc Tone m’a proposé de sortir le disque, et j’ai rejoint QN5 en tant qu’artiste solo début 2007.
A : J’ai lu qu’il t’avait fallu six ans pour aller au bout de ce disque. Comment ça se fait ?
S : Quand j’ai commencé à bosser sur Sacrifice, j’étais signé sur un label japonais appelé Hyde Out Productions. Mon producteur d’alors s’appelait Nujabes. Au départ, il devait produire l’intégralité de l’album, mais nous avons eu quelques conflits. Nous n’étions pas d’accord sur tout, et je voulais explorer des directions légèrement différentes avec ce disque, par rapport au premier. J’ai donc décidé de quitter le label et faire les choses par moi-même. J’ai fait partie du label pendant une année, je bossais sur le disque, ensuite on s’est séparé, j’ai du acheté de nouvelles productions, remixer des morceaux… Ça a sérieusement allongé le processus. J’ai également rencontré des producteurs et fait intervenir des musiciens sur certains titres. C’est comme ça qu’un morceau comme ‘My favourite things’ a pris quatre ou cinq années avant d’être bouclé. En plus, j’ai du mixer l’ensemble de l’album moi-même. Quand tu décides de porter toutes les casquettes, ça prend vraiment du temps pour avancer. Tonedeff et moi avons du gérer la quasi-totalité du disque à deux. C’était du boulot.
A : D’où vient ton lien avec le Japon ?
S : Pour résumer, l’un de mes potes de fac venait du Japon. Son frère était l’un des rappeurs les plus connus là-bas. Il s’intéressait au monde de la musique et travaillait dans un magasin de disques dont Nujabest était le propriétaire. Nujabest lui avait demandé s’il connaissait des rappeurs doués sur New York. Mon pote lui a parlé de moi, il lui a fait écouter des mixtapes sur lesquelles j’avais posé. Le mec m’a appelé, il m’a demandé quelques morceaux et directement, il m’a fait signer avec ce label au Japon. J’ai passé deux ans avec eux. Ils ont sorti mon premier album là-bas, ça a vraiment bien marché, j’ai vendu plus que certains rappeurs connus. Ils ont un peu fait de moi une star sur le circuit underground au Japon.
A : Tu parles japonais ?
S : Un peu. Je ne maîtrise vraiment pas la langue à 100%, mais suffisamment pour pouvoir sortir, faire du shopping, commander de la nourriture et faire deux-trois blagues [rires].
A : D’où vient ton intérêt pour le Japon ? C’est lié au hip-hop ? Tu as découvert le Wu-Tang et ça t’a rendu dingue ?
S : Ha non, c’était un peu différent. Je m’intéresse au Japon et aux cultures asiatiques en général depuis que j’ai 5 ans. Quand j’étais à la maternelle, l’un de mes meilleurs amis était d’origine japonaise. Sa nourriture ne ressemblait pas à la mienne, il avait toujours plein de petits trucs super cools avec lui, et moi je n’avais pas ces trucs-là à la maison [rires]. On discutait beaucoup ensemble et ça a déclenché mon intérêt pour cette culture. Aujourd’hui, je regarde beaucoup de dessins animés japonais. C’est quelque chose qui a toujours été présent dans ma vie.
A : Tu as des références particulières ?
S : Ha oui, carrément [rires] ! L’un de mes dessins animés préférés s’appelle Ninja Scroll. J’aime aussi beaucoup Afro Samuraï. C’est vraiment bien. J’aime Samurai Champloo dont la musique est produite par Nujabest. Et aussi des mangas comme Fist of the North Star [NDLR : « Ken le Survivant » en français]. Il y a vraiment des trucs mortels. Dans mon disque dur que tu vois là, il doit y avoir une vingtaine de films [rires].
« J’essaie de cacher des petites choses à l’intérieur de mes textes. Le but du jeu, c’est de faire de la musique qui restera. »
A : Tu as grandi à New York ?
S : Non, en fait j’ai grandi dans le Maryland, puis j’ai déménagé à New York à mes 18 ans. J’y ai vécu pendant une dizaine d’année avant de revenir dans le Maryland. J’avais commencé à faire des battles là-bas, pour me faire un nom, avant d’intégrer le circuit des open mics à New York. C’est là que j’ai rencontré Pack et les autres.
A : On parle beaucoup des battle rappers et leur difficulté à faire la transition entre les battles et la réalisation de véritables chansons. Qu’en penses-tu ?
S : Je ne sais pas s’il s’agit d’un problème lié au battle rap, c’est surtout un problème du rap en général. Souvent, en tant que rappeurs, on fait plus attention à la qualité du couplet que la qualité du morceau. Il y a des gens capables de lâcher des gros couplets, ils sont doués pour les featurings, les mixtapes et les battles, mais dès qu’il s’agit de réaliser une chanson complète, ça se complique. Le battle repose sur l’instant. Ce qui compte, c’est ce que tu vas dire sur le moment pour capter l’attention de tout le monde. C’est du rapide, il faut que les gens puissent comprendre ton message instantanément. Tandis que sur un morceau, tu dois apporter une part de mystère. Ça ne peut pas rester trop superficiel, il faut ajouter de la substance. Comme ça, les auditeurs n’en feront pas le tour après une seule écoute, il leur faudra y revenir encore et encore pour bien en saisir les différents aspects. Par mes influences musicales, j’essaie de cacher des petites choses à l’intérieur de mes textes. Le but du jeu, c’est de faire de la musique qui restera. Et c’est une chose que les mixtapes rappers ne saisissent pas toujours.
A : DJ Kool Herc est l’invité du dernier titre de ton album, ça devrait être une sacré fierté pour toi…
S : Carrément ! Je peux dire honnêtement que Kool Herc est un bon ami à moi. Je l’ai rencontré par l’intermédiaire de ma femme. Elle a fait des études de mode et sa professeur s’est trouvée être la petite amie de Kool Herc. Nous avons donc été présentés, et nous l’avons engagé pour être le DJ de notre mariage. Même avant cela, le courant était déjà très bien passé entre nous. Comme j’ai fait des études de graphisme, j’ai réalisé plusieurs visuels pour lui. Lui et sa femme nous rendaient souvent visite, et nous sommes restés proches. Pour te dire, le jour où j’ai acheté ma maison, j’ai annoncé ça à ma mère, et cinq minutes plus tard, la deuxième personne à m’appeler pour me féliciter, c’était Kool Herc lui-même [rires]. Sa participation à l’album s’est faite un jour où il est passé à la maison. On discutait dans le petit studio que je me suis construit, je lui ai posé quelques questions sur la naissance de la scène hip-hop et les sacrifices qu’il avait du faire. Sans trop rentrer dans les détails, il m’a répondu que toute sa vie reposait sur des sacrifices. S’il ne les avait pas accomplis, on ne parlerait pas de hip-hop en ce moment même ! Alors qui d’autre que lui pouvait mieux parler de sacrifices. Sans lui, je ne serais pas à Paris en ce moment, je n’aurais jamais vu le Japon…
A : C’est une situation à la « Retour vers le Futur » : et si George Mc Fly n’avait jamais rencontré la mère de Marty…
S : Grave ! J’aurai toujours beaucoup de reconnaissance pour sa contribution au hip-hop. C’est un mec bien, très humble. Il a témoigné beaucoup d’amour et de respect à mes proches et moi.
A : Quelles chansons lui avais-tu demandé de jouer lors de ton mariage ?
S : Honnêtement ? Je ne lui avais pas donné trop de directives. Il m’avait simplement annoncé son plan : sachant qu’il y aurait des personnes âgées, il commencerait par des chansons des années 50/60, et remonterait le temps jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, c’était parfait. Le dernier titre qu’il a joué, c’était ‘Golden’ de Jill Scott. A l’époque où son album était sorti, c’est la chanson du moment pour ma femme et moi. Il l’a joué sans que je lui en aie parlé, c’est comme s’il l’avait deviné. Tout le monde a kiffé, c’est un très beau moment. Ha, et je lui ai quand même fait une demande : pour la danse avec ma mère, je voulais qu’il passe ‘The most beautiful girl in the world’ de Prince. C’était ma seule requête [rires].
A : Tu m’a dit tout à l’heure que tu étais éducateur…
S : Oui, je travaille avec des jeunes âgés de 11 à 17 ans – ce qu’on appelle les jeunes « à risques ». Il s’agit d’adolescents issus de milieux très pauvres, qui ont besoin de soutien à l’école. Mon boulot, c’est de vérifier que les bons programmes sont mis en place pour les aider à rester hors des rues. Je travaille à Washington DC, à la sortie du Maryland. C’est un beau programme, j’en suis le superviseur et j’embauche des gens capables d’apporter leurs compétences pour aider. Grâce à mon expérience musicale, j’ai fait construire deux studios d’enregistrement, un sur chaque site. J’ai travaillé plusieurs fois avec les gamins, je leur ai appris comment faire des beats, comment utiliser ProTools, des trucs comme ça. On a enregistré un CD ensemble l’année dernière, et un DVD pour montrer aux gens comment fonctionne le programme. Dans ma musique, j’aborde tous les sujets. Je peux m’amuser, parler des problèmes sociaux, évoquer des sujets politiques et parfois, je m’entends dire que je ne parle pas assez de choses importantes. Je comprends bien qu’on ne peut pas s’amuser tout le temps, mais je m’efforce d’apporter un équilibre à ma musique. Et en parallèle, même si je n’en parle pas à longueur de morceaux, je m’assure que la vie que je mène me permette de donner à ma communauté et aider des jeunes à avoir les opportunités que j’ai pu avoir, voire mieux.
A : C’est facile de mêler une vie d’artiste avec ce travail au quotidien ?
S : De mon point de vue, être un artiste hip-hop, c’est travailler pour les jeunes. Mon auditoire principal, ce sont de jeunes gens. Tout est encore une question d’équilibre, ma vie reflète le bien et mal, le positif et le négatif. Je peux aussi bien parler des dealeurs de drogue que des gens accrocs. Je parle aussi de l’adolescence et de mon expérience des sentiments. Je ne saurais pas dire comment régler les problèmes du monde, tout ce que je peux raconter, ce sont mes actes en tant que personne et leur impact sur ma vie. J’ai pris certaines décisions, parfois bonnes, parfois mauvaises. Tu peux essayer d’en faire autant, ou en prendre simplement une petite partie et y appliquer ton propre regard.
A : Quels retours sur ta musique as-tu de la part des jeunes avec qui tu travailles ? Ils sont devenus des fans de Substantial ?
S : [rires] Une chose est sûre, ils aiment tous Lil Wayne. Ils aiment tous Lil Wayne. Ils n’en ont jamais assez de Lil Wayne ! Avec le temps, cela dit, j’ai réussi à faire de tous ces jeunes des fans de ma musique. Et d’ailleurs, certains sont même devenus fans de Pharaohe Monch ! Pendant nos ateliers d’écriture, on parle souvent des rappeurs qu’ils aiment, et quand je leur demande pourquoi, ils me disent « Parce qu’il a dit ça et ça ». Et moi je leur réponds : « Ha bon, et tu trouves que c’est bien ? » Et je leur fais une liste : « Voilà une rime de Pharaohe Monch, voilà une autre rime de Elzhi, un type dont t’as jamais entendu parler« . Je leur cite même Tonedeff et CunninLynguists. Mon boulot, c’est de leur présenter des choses un peu différentes. Alors quand on parle musique, je ne leur parle pas que de moi, mais aussi de gens que j’admire et certains de mes associés. Pendant le programme estival, j’organise des séances de méditation après le déjeuner. Je leur joue de la musique instrumentale très douce. Parfois du jazz, parfois des instrumentaux de J Dilla, ça dépend. Tu serais surpris de voir la musique qui pourrait plaire aux gosses s’ils avaient la chance de l’écouter. Mais ça ne passe ni sur MTV, ni à la radio. Il y a Internet mais la plupart des sites qu’ils fréquentent n’en parle pas. Donc ma mission, c’est de leur présenter toutes ces autres choses.
A : Un dernier mot ?
S : Je voudrais simplement remercier la France de nous donner l’opportunité de venir ici faire des concerts. On s’apprête à faire notre troisième show en France demain [NDLR : l’interview a été réalisée le 7 avril, deux jours après le concert de CunninLynguists à l’Elysée Montmartre]. C’est un plaisir d’être ici avec CunninLynguists, j’apprécie vraiment l’opportunité. Dédicaces à Bad Taste Records et QN5 Music. J’ai étudié le français pendant cinq ans au collège et lycée, c’est dommage que je n’aie pas plus pratiqué la langue aux États-Unis, sinon l’interview aurait pu se faire en français [rires]. Pour info, j’ai un nouveau projet qui sort le mois prochain, réalisé avec un producteur qui s’appelle Burns. Ça va s’appeler Substantial Burns. Sept morceaux à l’ancienne, du boom-bap pur et dur, des grosses lignes de basse et des bons textes. Watch out.
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