Les sillons de Mr Viktor
Il est le plus jeune du crew 9 O’Clock, triple champion DMC par équipe. Et pourtant, Mr Viktor multiplie déjà les vies musicales. Que ce soit sur scène avec Beat Assaillant, en championnat avec 9 O’Clock, en studio avec Orelsan ou Oxmo, le DJ a déjà tracé de multiples sillons. Un entretien au coeur de la Scratch Music. Mais pas seulement.
Abcdrduson : Tu es DJ et producteur. Comment découvres-tu le deejaying ?
Mr Viktor : J’avais douze ans quand j’ai été piqué. Ce sont des scratches dans la bande originale de Taxi qui m’ont poussé à chercher plus de sources sur ce mystérieux frottage de disque. Coup de bol, l’album du Double H est sorti pile à ce moment là, fin 1999. De fil en aiguille j’ai acheté des VHS de battles de deejaying comme les championnats du monde DMC, quelques scratch-tapes aussi… La Hypercut de Logilo Prod’ était assez mythique ! Quelque part, je pense avoir assisté aux prémices de la scratch music plus élaborée, celle qui dépassait la performance. Il y avait une envie de « faire de la musique », c’était assez bandant. Je me suis mis à scratcher à mon tour, et j’ai fait mes premières battles à dix-sept ans. Mes premières routines étaient bien bancales mais j’ai vite pigé le truc et j’ai rapidement commencé à gagner pas mal de compétitions en France.
A : Tu n’est pas seulement un scratcheur. Tu fais aussi des sets, en soirée, en première partie de concert.
V : Oui, c’est venu dans un second temps. Je me suis fait repérer par Elisa Do Brasil lors d’une battle organisée par la marque Stanton. Elle m’a invité sur pas mal de ses événements en me laissant carte blanche sur la sélection, donc c’était un grand kif. Ça allait de Big L à Aphex Twin en passant par Dizzee Rascal, le tout calé entre des routines de scratch. Les gens étaient réceptifs, ça tuait. C’est à la même époque que j’ai mis un premier pied dans la production. Je tripais avec une « loop station » Boss RC-20 [appareil fonctionnant ici avec le principe mécanique de pédale, permettant lors d’une pression du pied d’enregistrer des samples à la volée puis de les lancer, NDLR] avant d’avoir enfin un ordinateur et de mettre les mains dans la M.A.O. Comme beaucoup ayant commencé à cette époque, je suis autodidacte, je ne suis pas passé par la case formation.
A : Quels sont les DJs qui t’ont influencé au départ ?
V : DJ Craze m’impressionnait déjà beaucoup à l’époque. Quand tu regardes son parcours, dès 1996 ses routines mettaient déjà la misère. C’est un des rares mec qui, arrivé à son meilleur, a continué à être productif et envoyer du lourd. Dans un domaine un peu différent, si je ne devais citer qu’un scratcheur, ce serait D-Styles. Sa manière unique de prendre un son et de le retourner avec autant de technique et de musicalité, c’est unique, incroyable. J’en place d’ailleurs une pour ceux qui ont vécu le live de D-Styles avec Melo D au Batofar. C’était en 2003, ils tournaient pour l’album solo de D-Styles, Phantazmagoera. C’est vraiment mon meilleur souvenir de scratch-event. Big-up encore DJ Fab & Awer [l’un des fondateurs d’Hip-Hop Résistance, décédé subitement en 2009, NDLR], qui l’ont ramené à Paris cette année-là. Repose en paix Awer.
Sinon en France, c’était la grande époque de Cut Killer et le reste du Double H. Cut Killer fait partie des influences majeures de tout DJs Hip-Hop des 90s/00s : j’imagine que les ventes de platines vinyle Technics MK2 en France ont pris un bon petit coup de boost après La Haine. Sinon dans le Double H j’étais assez impressionné par Dj Mouss, le plus « technicien » du collectif.
A : Tu n’as pas cité Q-Bert.
V : J’ai eu la chance de le rencontrer il y a quelques années ! Il me vendait tellement du rêve quand j’ai commencé ! Il avait l’image du super héros du scratch, il était tellement loin. Et c’est vraiment un mec en or humainement parlant. Il est hyper inventif, a toujours plein de projets qu’il mène avec toute une équipe. Je me suis senti obligé de participer à sa campagne kick-starter pour financer son album, on lui doit tellement, même si j’avoue me sentir moins concerné qu’à l’époque.
A : Pourquoi moins aujourd’hui ? Qu’est-ce qui pour toi fait la différence ?
V : C’est difficile de mal parler de Q-Bert, alors allons-y franchement ! Ces dernières performance ont toujours cette fameuse présence scénique et cette capacité à tenir un public en haleine en faisant « seulement » du scratch. Ça reste totalement fou. J’aurais par contre aimé le voir monter un projet scénique plus solide au fil des années, avec un concept visuel qui fout autant une gifle que ses scratches, mais je n’ai pas vu de grand renouvellement dans ce qu’il pouvait proposer. Les années passent, les salles se vident, et je pense qu’il faut retourner au milieu des années 2000 pour le voir à son meilleur niveau. Sur son activisme au sein du turntablism, il a perdu depuis quelques années le monopole qualitatif sur ses récents Dj Tools [vinyles – ou fichiers numériques – intégrant des samples et des breakbeats supports pour réaliser des scratchs, NDLR], d’autres se sont montrés plus innovants depuis.
Concernant son album c’est personnel, mais je n’y ai pas trouvé de grand intérêt. Sans parler des productions, il y a des edit mêlant scratchs et composition dans certains morceaux de C2C qui me font plus kiffer que dans tout l’album de Q-bert. C’est comme si un jour, en écoutant leurs derniers disques, tu te rendais compte qu’Orelsan avait plus de flow qu’Eminem. Tu te dirais : « OK, Orel a taffé de son côté, mais putain Eminem, sérieusement ?! »
Après tout ça n’efface pas le passé. On ne peut rien enlever à Q-Bert. C’est le pilier du domaine !
A : Tu parlais de productions. Qui sont tes principales influences de producteur ?
V : Étant minot, j’avais été marqué par Run DMC, les Red Hot Chili Peppers, les Beastie Boys… Je ne m’en suis rendu compte qu’après, mais il y avait souvent Rick Rubin qui se cachait derrière certains des titres que j’écoutais le plus [En plus des Beastie Boys, de Run DMC, et de beaucoup d’autres, Rick Rubin a produit six albums des Red Hot Chili Peppers entre 1991 et 2011, NDLR]. Ça explique peut-être le mélange d’influences rock/métal et hip-hop dans mon premier LP vinyle, Belzebuth [sourire]. L’autre claque, c’est à la fin des années 1990, début 2000. Je me mange à la fois les sorties de Chronic 2001 de Dre et l’album Homework de Daft Punk. Tu comprendras que depuis je n’ai jamais vraiment réussi à trancher entre hip-hop et électro. [rires] Sinon, je peux citer les productions des Neptunes, de Timbaland, de DJ Premier, J Dilla ou Pete Rock… La base quoi !
« En France, l’étiquette de Champion DMC fait peur. On imagine un geek qui va casser l’ambiance de la soirée en scratchant non-stop sur des instrus chiantes. »
A : Comment s’est faite la connexion avec DJ Hertz et Aociz, avec lesquels tu formes le crew 9 O’clock ? [Notamment champion en titre DMC 2015]
V : On s’est rencontrés vers 2004/2005, via le milieu des battles de scratch. Je traînais avec eux. On était aussi avec Red Jacket et R-Ash à ce moment-là. Pour moi, c’était des mecs qui étaient en train de pousser la pratique du scratch très loin, surtout en comparaison des autres DJs français de l’époque. Ils avaient réussi a assimiler les techniques des nouvelles figures du scratch telles que Toadstyle et le crew Ned Hoddings. Ils ont su s’influencer de la démarche de ces DJs pour la ré-interpreter avec leur propre style. Quelque part, c’était la nouvelle vague. Humainement, le courant passait, on se tapait des bonnes barres tous ensemble. Aujourd’hui, dix ans plus tard, je considère que je travaille avec des potes de longue date. Pour eux, je ne suis pas vraiment un pote d’enfance, mais à l’époque où je les ai rencontrés, j’étais vraiment un gamin. [rires]
A : Si tu devais les présenter individuellement, points forts, apports ou même dossiers ?
V : [rires] Je pourrais remplir un livre juste sur la section dossier ! Hertz et Aociz ont deux personnalités assez opposées, et du coup super complémentaires. Hertz, on va essayer d’en parler sans employer le mot « autiste. » Merde, raté ! [rires]. Hertz, c’est un peu Rainman. Si tu lui as donné ton numéro de téléphone il y a quinze ans, il s’en souvient encore. Je l’ai vu jouer au dernier niveau de Tetris un jour, et c’est là que j’ai compris qu’il avait un problème. [rires] Il est beaucoup dans l’analyse et applique un peu la méthode « mathématique » dans tout ce qu’il fait. Il a compris qu’il y avait une large part de maths dans la musique, donc il a lu des bouquins, il s’est organisé et il s’y est mis. Il ramène à chaque session de travail des pistes midi un peu comme des musiciens ramènent des partitions qu’ils auraient bossées chez eux. Ça nous fait gagner un temps fou dans le processus de production. Il est devenu vraiment bon là-dessus le salaud ! Il a monté son label [Scratch Science, NDLR], son entreprise, il amène un côté sérieux et structuré qui est indispensable quand tu veux faire une carrière dans la musique.
Pour ramener un côté déstructuré, on a Aociz [rires]. Putain je vais prendre cher au prochain interview de 9 O’clock ! Il tourne pas mal avec le rappeur Hippocampe Fou, pour qui il a produit quelques titres. Il est connu dans le scratch-game pour ses vidéos de freestyle, et il me mettra toujours le cul par terre quand il ramène des prods au studio. C’est cool de l’avoir sur scène avec nous, il a une précision assez incroyable aux platines. Il y a une vraie complémentarité entre les deux, et en studio, on est très complices. Il y a toujours une bonne ambiance. On est comme des frères.
A : Vous êtes triple champions du monde DMC par équipe. Penses-tu que ça reste une étape nécessaire pour se faire connaître ?
V : Quand tu remportes un championnat du monde, tu as une carte de visite infaillible. Tu es un putain de World Champion, ça parle à tout le monde. Mais remporter une finale mondiale, c’est chaud. Aujourd’hui, j’aurais du mal à conseiller à un jeune DJ de passer par la case DMC.
Voyons le truc simplement : le meilleur business-plan quand t’es DJ, c’est de mixer en club. Vu le niveau des derniers DJs que j’ai vu mixer en soirée, j’ai compris que tu peux aujourd’hui être sur scène alors que tu es une putain de brêle. Ça peut même être rentable si tu es une fille un peu mignonne. Alors est-ce vraiment indispensable de concentrer ton énergie et des années entières de travail à faire du scratch et des routines pour bien mixer en club ? Non. Après, en fonction de ton pays d’origine et de tes objectifs, ça peut aider. En Asie par exemple, ils sont assez fou de turntablism. Le DJ local qui revient au pays après avoir simplement participé à un championnat du monde, il a une crédibilité qui va lui ramener des résidences et des dates partout dans le pays. À Paris, c’est l’inverse. L’étiquette de Champion DMC peux faire flipper beaucoup d’organisateurs de soirées. On imagine un geek qui va scratcher sur des instrus chiantes pendant une heure non-stop, genre comme dans ma chambre quand j’avais quatorze ans. C’est une erreur.
A : Tu parles « des brêles » qui se retrouvent pourtant sur scène. Ça me rappelle l’émission qu’on avait fait sur ce qu’est être DJ aujourd’hui.
V : Ça a changé. En bien ou en mal, je n’arriverais pas à le dire de façon définitive. Le matériel est devenu plus accessible, tu n’as plus besoin de claquer mille cinq cent euros pour avoir du bon matos, il y a des controllers qui font le taf pour trois cents balles. Il y a même des applis qui te permettent de mixer avec ton smartphone. La technologie rend la chose plus simple d’utilisation, il y a moins d’efforts à faire, les morceaux se synchronisent automatiquement. Donc de ce côté, je trouve ça cool d’ouvrir le deejaying « au plus grand nombre » comme on dit. Le problème, c’est que beaucoup de novices acceptent de jouer en club beaucoup trop tôt, d’où cette vague impression de me faire chier à la gueule quand je suis dans une salle et que je dois subir un set de branquignole. Entre les morceaux ripés sur YouTube, le son qui sature dans tout les sens, les transitions je n’en parle même pas… Pourtant c’est simple : si tu n’as pas le temps pour t’entraîner et être carré, ne viens pas nous casser les couilles sur scène avec ton matos. Quand tu repenses au minimum requis pour être validé comme DJ hip-hop il y a quinze ans, tu te dis que quelque chose a déraillé à un moment. Mais bon, si le niveau général est à la baisse, les bons auront tendance à sortir automatiquement du lot, donc c’est tant mieux pour les anciens et ceux qui ont vraiment bossé.
A : Qui a eu l’idée de rejouer aux platines le Bill Withers?
V : C’est en voyant DJ Slow [le cofondateur du label Pelican Fly, NDLR] le jouer en DJ set à Paris que l’idée est venue. Le son était très efficace, et ça marche toujours de faire une bonne reprise d’un standard pendant les DMC. Les gens reconnaissent un classique, remixé avec des sonorités plus actuelles et des scratchs, c’est parfait pour une compétition. Un bon set doit être technique certes, mais accessible. Parler uniquement à deux cent personnes dans le monde, ça ne nous intéresse pas.
« Faut-il connaître les pinceaux utilisés avant de pouvoir apprécier une peinture ? Je ne pense pas. »
A : Au regard du succès des BNN ou encore plus flagrant des C2C, penses-tu qu’il existe une spécificité de la scène scratch en France ?
V : C’est vrai que les « groupes de DJs » et la France, c’est toute une histoire. Autant je trouve les DJs Américains généralement meilleurs individuellement, autant en équipe on a quelque chose en plus. Les Birdy Nam Nam ont clairement ouvert une brèche dans le paysage de la musique électronique en France. Ils ont réussi à faire accepter la platine au rang d’instrument dans les mentalités. Les C2C, ça a été la cerise sur le gâteau. Ils ont réussi à avoir une dimension populaire incroyable. Il y a eu néanmoins de belles choses réalisées en groupe aux USA, comme les Ned Hoddings, ou le duo Toadstyle/Excess qui avaient fait une vidéo un peu mythique. Mais quand tu vois ces derniers en live à Paris et leurs prestations baclées, tu comprends qu’ils n’ont jamais développé sérieusement leurs projets. C’est dommage. On sent qu’ils n’ont pas répété, ça reste entre le showcase et le freestyle.
A : Est ce que tu peux évoquer ton travail avec le label Scratch Science, qui est désormais connu et reconnu dans le milieu du deejaying.
V : C’est DJ Hertz qui gère le label, spécialisé dans la production de DJs Tools. Il travaille mais pas vraiment en fait, il sera le premier à dire qu’il ne pousse pas le délire à fond. Il fait juste les choses naturellement, bien mais sans forcer. Rien qu’avec ça, il parvient quand même à générer un armée de fanatiques sur le label et ses sorties. Il a réussi à ce qu’il soit reconnu auprès de la communauté turntablist du monde entier. Il y a une réelle fan base. Pour te dire je reviens tout juste d’Asie et j’ai vu très clairement « l’effet Scratch Science. » Les mecs sont totalement fous. Dans chaque ville où je suis allé jouer, j’avais des gars qui attendaient en bas de l’hôtel pour que je signe des disques du label. Alors qu’à Paris, tu imagines bien que tout le monde s’en bat les couilles quand je vais chercher du pain. Si Hertz va à Taïwan un jour, c’est la fin du monde frère ! [rires]
A : Quels sont les DJs et producteurs qui t’impressionnent actuellement ?
V : Comme je te le disais tout à l’heure, Craze, encore et toujours, pour son niveau technique. Il confirme chaque année qu’il reste le numéro un, et il est là depuis 20 ans. A-Trak est également impressionnant, il a été le plus jeune champion DMC de l’histoire, et tu vois qu’aujourd’hui, il a monté un empire. Il a vraiment tout niqué, ça se respecte. Concernant les producteurs, il y du monde sur la liste. Si je devais t’en citer un… Je te dirais la vibe Soulection en général, avec Mr Carmack et compagnie. J’aime bien Louis Futon aussi, on le sent « sous influences » mais il a un bon sens de l’efficacité dans ce qu’il fait.
A : Les avancées technologiques sont nombreuses dans le monde du Deejaying. Avec 9’Oclock, vous semblez très au fait des nouveautés.
V : On a un côté « papy fait de la résistance » en utilisant des platines vinyle, mais on garde tout de même un œil sur ce qui se fait, ce que les autres DJs utilisent. Par contre je ne suis pas très au courant de ce qui se fait de nouveau en matière de controllers et je n’utilise jamais de platine CD. On n’a rien contre, ça ne me dérangerait pas d’essayer. Côté logiciel et pads, on est sponsorisé par Native Instruments, ils sont toujours en train de développer de nouveaux produits donc c’est plaisant de rouler avec eux. Au niveau des VST par exemple, ils développent des produits incontournables qu’on utilise tous les jours en studio. Maschine a bien concurrencé la MPC d’Akai, ça vient de chez eux, ça a permis à quelques old timers de garder le kiff de la machine justement, tout en se mettant à jour sur la technologie. Pour le DJ qui veux rentrer dans la matrice, les fonctionnalités offertes par Traktor te poussent a donner un côté live à ton DJ Set, ce qui n’est pas pour me déplaire.
A : Tu travailles actuellement sur Mixfader ? Comment avez-vous été approchés et en quoi consiste cet objet et votre travail ?
V : Aociz avait été contacté en premier lieu par DJit, une start-up Française qui a lancé plusieurs applications pour smartphone dédiées à la musique.
Ils étaient en train de développer un crossfader connecté en bluetooth à l’Ipad / Iphone et voulaient nous faire tester leur prototype. C’était intéressant de mettre nos skills de scratch-nerd au service d’une technologie de pointe. On penses que le Mixfader va aider à démocratiser le mix et le scratch. Bon bien sûr on a vu quelques « puristes », probablement la pire race de gens sur terre, se déchaîner sur une vidéo de freestyle avec le Mixfader. Mais tu prends exactement la même démo réalisée avec des platines et là ils valident, ce qui est assez ridicule. Faut-il connaître les pinceaux utilisés avant de pouvoir apprécier une peinture ? Je ne pense pas.
A : Tu penses quoi des puristes en mode gardien du temple ?
V : De ce que je vois, le puriste affectionne souvent un phénomène issu d’une dérive de la norme, pour ensuite vouloir la protéger de toute autre déviation. Le principe se mord la queue selon moi. Franck Zappa disait : « il n’y a pas de progrès sans déviance. »
A : Avec la dématérialisation que connaît la musique, est ce que tu collectionnes des disques ?
V : Moins qu’avant, mais c’est plus une question de répartition de budget que d’ère du numérique. Avant j’achetais des maxis de rap indé, maintenant j’investis plutôt dans du matériel comme des synthés ou des logiciels pour composer. Je passe de temps en temps sur Temple of Deejays pour faire des emplettes. Et lorsque je suis à l’étranger, je me fais souvent plaisir chez un disquaire local. Quand je me refais une session d’écoutes dans mes bacs de vinyles, c’est toujours un grand kif.
« DJ Premier fait des scratchs vraiment mortels sur ses morceaux, mais ce n’est pas la technique qui te fait plaisir, plutôt la musicalité. »
A : Tu es aussi le DJ d’Orelsan et de Beat Assaillant, autrement dit deux artistes qui tournent beaucoup. Comment t’intègres-tu à leurs shows ?
V : Pendant un live avec Beat Assailant, je suis actif en permanence derrière les platines. Un effet à balancer, un chorus de voix à doubler, des scratchs sur des instruments. Je fais tout sauf envoyer des instrus, vu qu’il y a un groupe de musiciens. Avec Orelsan, à part les scratchs sur son deuxième album et les passages en radio ou télévision, j’ai fait quelques featurings sur ses grosses dates comme le Zénith ou encore le Bataclan. J’intervenais pendant la partie nineties du concert. Je n’ai pas fait des tonnes de dates avec lui mais c’est vraiment un bon souvenir de collaboration, artistiquement il est assez fascinant. Quand je l’ai rencontré il y a quatre ans, il parlait déjà de son envie d’écrire pour le cinéma, ou des séries. Ça se retrouve dans sa manière de communiquer sur les réseaux sociaux depuis toujours. Mais aussi dans Casseurs Flowteurs, dont l’album est assez cinématographique, ou encore dans certains de ses clips, qu’il réalise lui-même. Il a un côté débilos en apparence, mais avec Gringe, j’ai rarement vu des mecs aussi drôles. Artistiquement, je l’apprécie vraiment. J’espère vraiment retravailler avec lui. Mais de façon générale, j’ai de moins en moins le temps de tourner avec des groupes, donc je délaisse petit à petit cette casquette au profit de mes projets personnels et 9 O’clock, même si des collaborations ne sont pas exclues, comme celle à venir avec Oxmo.
A : Dans un entretien, A-trak disait que pour lui, poser des cuts pour des rappeurs était un exercice très technique. Confirmes-tu ?
V : Je pense très exactement l’inverse, mais ce n’est que mon avis. Si je veux faire du très technique sur des scratchs de morceaux je vais avoir tendance à être hors-sujet. Je préfère faire très peu de prises mais rester spontané, quitte à ne pas « envoyer la guerre. » Au moins ça restera musical. Regarde DJ Premier. C’est quelqu’un qui fait des scratchs vraiment mortels sur ses morceaux, mais ce n’est pas la technique qui te fait plaisir, plutôt la musicalité. Après il y aura toujours un D-Styles pour allier le très technique et le très musical, mais ça reste une exception.
Je pense que le plus gros du boulot quand tu fais des cuts pour un rappeur, c’est la recherche sur les phrases à scratcher. J’ai récemment travaillé avec Darryl Zeuja et Alpha Wann de 1995, et ils m’ont fait plaisir. Ils ont tous les 2 apporté des CDs et savaient exactement quel passage sampler. C’était vraiment cool de les voir aussi impliqués artistiquement.
A : Ton actualité c’est la sortie du EP Ivory et sa version remixée, quelle est la genèse de ces projets ?
V : Ça fait pas mal de temps que je me suis mis à la prod, avec Belzebuth en premier coup d’essai. Entre temps, je n’ai pas arrêté de taffer et je me suis retrouvé avec pas mal de maquettes sur mon disque dur. J’ai été approché par William S. Touitou de chez When We Were Kids. Il m’a demandé si j’étais partant pour qu’ils produisent un clip. Vu leurs travaux réalisés jusqu’à présent, j’étais plus que bouillant. On est partis sur le titre Ivory, et ça a été l’élément motivateur pour que je transforme quelques maquettes en morceaux finis et pour boucler cet EP qui me ressemble bien.
A : Parlons justement de ce clip. Qui a eu l’idée du mec qui arrose sa frustration à coup de champagne ?
V : J’avais l’image du facial champagne en slow-motion sur ce morceau. William S. Touitou a transformé ça intelligemment en un scenario mortel. La scène qui se déroule dans les années 90, l’adolescence, les clins d’oeil au rap, au PSG… on reconnaît bien la touche de When We Were Kids.
Ça a été une superbe collaboration avec eux, j’ai vu ce qu’était une équipe de professionnels qui travaille entre potes : ça bosse dur mais dans une putain de bonne ambiance. J’ai passé pas mal de temps sur la préparation du clip pour trouver des comédiens, des lieux, des figurants et un bulldog anglais. [rires] J’ai aidé comme j’ai pu et ça faisait vraiment plaisir de voir toute une équipe entière mobilisée autour de ce projet. Je les remercie encore ici.
A : Comment ta casquette de Dj influence ton travail de producteur et inversement ?
V : On en parlait justement avec Hertz et Aociz récemment. C’est un atout sur plusieurs niveaux. Qui dit DJ dit forcément culture musicale. Tu te mets à la composition avec une oreille qui sait déjà analyser certaines choses, tu as tes influences, même de manière inconsciente. Pour autant, tu n’auras probablement pas autant de finesse qu’un musicien, mais tu auras tendance à compenser avec ton instinct de DJ qui te pousse à aller vers l’efficacité. Regarde des DJs comme Hudson Mohowake, Cashmere Cat, Jack Beats… Ils sont tous passés par la case DMC, et aujourd’hui ils produisent pour des Kanye West, des Drake, Lil’ Wayne, Juicy J, et ils tournent dans le monde entier. Ricci Rucker scratchait des « haaaa » dans les années 2000, il chante désormais sur des morceaux de Breakbot sous le nom de Ruckazoid. À l’inverse, je connais plein de gens qui sont sortis du conservatoire, te rejoue des dingueries avec leur instrument, mais se heurtent à un mur lorsqu’il s’agit d’être créatif. Nous, on n’a pas de règles définies, on peut partir dans tous les sens et c’est ce qui fait notre force. Après, il faut quand même bosser si tu veux partir dans de l’écriture plus poussée et de belles mélodies. Le révélateur de ça, c’est que beaucoup de DJs sont nuls à chier en tant que compositeurs mais font faire des merveilles à des ghost-producer : ils ont une bonne idée de la direction artistique à faire suivre. Je me souviens d’un interview de Yuksek qui disait que certaines de ses meilleures prods, il les avait faites pour Brodinski quand ce dernier le dirigeait en studio. Ça résume bien mon point de vue sur la casquette de DJ qui influe sur le travail de production.
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