Sickamore
Faiseur de mixtapes, découvreur de talents, conseiller en développement d’artistes, Sickamore est, du haut de ses 21 ans, le symbole d’une nouvelle génération d’enfants du rap bien décidés à en prendre les rênes. Entretien avec un jeune homme ambitieux et lucide.
Abcdrduson : Qui est Sickamore et quel est ton parcours dans le monde du hip-hop ?
Sickamore : Et bien, j’ai remporté deux fois le trophée de meilleur « mixtape DJ » aux Justo Awards, je suis responsable des A&R [Artist & Repertoire, l’équivalent américain du directeur artistique, NDR] chez Atlantic Records, je m’occupe d’une société de développement d’artistes, et enfin, je suis éditorialiste sur le site xxlmag.com.
A : Jusqu’à aujourd’hui, avec qui as-tu travaillé, et quels sont les projets sur lesquels tu bosses actuellement ?
S : Je travaille sur l’album très attendu de Saigon, The greatest story never told. La production y est incroyable, avec Just Blaze, Kanye West, Buckwild, Scram Jones. C’est une tuerie absolue, et les invités ont été triés sur le volet. Il y a aussi le prochain album de Little Brother, qui s’appelera Payback. On va vraiment voir la progression de Pooh et Phonte. J’ai également signé une auteur-compositeur-interprète incroyable qui s’appelle Wynter Gordon – c’est ma première signature chez Atlantic. Et puis quelques groupes du sud comme Da Banggaz et les Oakcliff Boys.
J’ai aussi travaillé avec énormément d’artistes undergrounds à travers la structure I Can Make You Famous : Spot, Esso, Nina B., Sky Balla, etc. J’aime beaucoup travailler au contact de jeunes talents.
A : Comment as-tu découvert le hip-hop, en tant que gosse des années 80 qui a grandi à Crown Heights, Brooklyn ?
S : C’est marrant, j’étais pas vraiment le plus gros fan de hip-hop quand j’étais gamin. Tu vois, je suis né à Trinidad et à la maison, ma famille jouait surtout du reggae, du calypso, de la soca et du gospel. Le hip-hop, pour moi, a été une passion acquise, pas innée. Mais dès que je m’y suis mis, j’ai adoré. J’ai acheté tous les albums d’hier et d’aujourd’hui, surtout les « classiques », pour m’assurer de bien saisir cette musique. Mon truc, ça a toujours été le « lyricisme ». Je kiffe quand un grand MC balance des schémas de rimes complexes, des métaphores limpides et des couplets multi-syllabiques. A mon sens, c’est le meilleur aspect de la musique, alors je m’intéresse avant tout aux rappeurs à texte.
A : As-tu jamais envisagé de rapper ou de produire ?
S : En fait, j’ai commencé à produire en 2004. D’ailleurs, je me débrouillais pas trop mal. Les beats était surtout basés sur des samples. Je pense que je vais choper du matériel de production et m’y remettre, mais je suis d’abord un businessman, alors je laisse ça en retrait afin de mieux valoriser mes clients et mes artistes. Quant à rapper ? Sous la douche, peut-être [rires].
A : A la différence des magnats du rap qui se sont révélés dans les années 90 – les Irv Gotti, Diddy, Jay-Z – tu as choisi de lancer une société de management plutôt qu’un label. Pour quelle raison ?
S : La société de consulting I can make you famous est une entreprise qui se concentre sur l’art du développement d’artiste. On se spécialise aussi dans le lancement de marque. Si tu reviens un peu en arrière, tu verras que Russell Simmons et Dame Dash ont commencé par monter des sociétés de managements avant de lancer des labels à part entière. Mon mode de fonctionnement est en général basé sur ces gens, comme Dash et Simmons, qui ne rappaient pas.
A : Depuis quelques mois, tu as la fonction de responsable des A&R chez Atlantic Records. Comment as-tu eu cette opportunité ?
S : Mon pote Kyambo Joshua, dit « Hip-Hop », m’a permis d’y arriver. Il est le responsable de Hip-Hop Since 1978 avec Gee Roberson, du label de Kanye West – mate les crédits – et le manager de Just Blaze. J’ai rencontré Hip-Hop à l’époque où je travaillais chez Fort Knocks Records [label de Just Blaze, NDR]. Il a toujours apprécié mon oreille, et il a pensé que j’avais les qualités requises pour réussir du côté des majors. Alors il m’a emmené avec lui pour voir Craig Kallman, le PDG d’Atlantic. Il lui a dit « ce gosse est le futur ». Il est l’A&R préféré de mon A&R préféré [rires]. La plupart des gens ne m’auraient pas filé un coup de pouce pareil.
A : Tu travailles à un poste-clé dans un énorme label – et tu as seulement 22 ans. Est-ce une force ? Ça peut être une faiblesse, aussi, parfois ?
S : Hey, j’ai que 21 ans, ne me donne pas des années en trop ! Je suis toujours dans la rue, dans les battles, les ciphers, les coins à mixtape, les showcases, je sors des tapes. Ma tranche d’âge correspond à la cible marketing des labels, donc je pense avoir le profil parfait pour le job. Au final, le rap est un sport de jeunes, et je pense que mon embauche à la place d’un type qui aurait fait des années de stage démontre bien l’évolution de la manière d’agir des maisons de disque. Si je réussis, ça va changer le mode de pensée des majors et leur façon de recruter.
« On pourrait croire que ce sont les labels qui poussent les artistes à la compromission, mais en réalité, l’artiste se vend tout seul. »
A : Le terme « A&R » a toujours été un mystère pour moi. Ton boulot, concrètement, ça consiste en quoi ? Est-ce que le A&R a véritablement un impact sur la qualité globale d’un projet ? Est-ce qu’il existe des albums où tu peux dire, « Wow, le A&R a fait du sacré bon boulot » ?
S : Je pourrais te le dire, mais ensuite je devrais te tuer.
A : Sérieusement, comment décrirais-tu ton travail ?
S : Chercher de jeunes talents, sélectionner les bons morceaux, veiller à l’ambiance générale d’un album, et s’assurer que les artistes ne vont pas trop loin pour ne pas perdre leur public de base. C’est drôle, on pourrait croire que ce sont les labels qui poussent les artistes à la compromission, mais en réalité, l’artiste se vend tout seul. J’ai du me battre en studio parce que je ne voulais pas laisser des artistes faire des morceaux commerciaux jusqu’à l’os. Tu serais surpris de voir ça.
A : Dans l’un de tes articles récents sur xxlmag.com, tu expliquais que le succès des magnats du rap pendant les années 90 avait été une arme à double tranchant. Quelles leçons as-tu retenu de ces gens, en bien et en mal ?
S : En bien ? Ils ont inventé le modèle de business moderne pour les structures d’artistes comme Grand Hustle, Disturbing the Peace, etc. En mal ? Ces structures préfèrent mettre en avant leurs potes que de vrais talents.
A : Les majors ont souvent été considérées comme l’ennemi par les rappeurs. Maintenant que tu es dans la maison Atlantic, quel est ton sentiment sur l’industrie du disque ?
S : Je la déteste toujours autant. Je suis là pour la changer. Atlantic ne m’a pas fait changer d’avis, peu importe la taille de mon bureau et le nombre de « corporate cards » qu’ils me donnent.
A : De ton point de vue, quelles sont les plus grosses erreurs de jugement commises par les majors quand elles doivent faire du hip-hop ?
S : Tu signes le contrat, on te donne un million de dollars, tu fais ton disque et le label le propulse jusqu’à la première place des charts. : aujourd’hui, les labels sont plus des spécialistes du capital-risque que des développeurs d’artistes. De là, il faut que les artistes eux-mêmes fassent durement la promotion de leurs morceaux et leur mouvement, comme s’ils n’étaient pas signés du tout, pour attirer l’attention des labels. Mais en général, les mecs préfèrent prendre leur avance pour s’acheter des mercos. C’est triste mais c’est vrai.
A : Comment as-tu rejoint l’équipe d’éditorialistes, sur le site xxlmag ?
S : Leah Rose est une bonne amie à moi, elle est « music editor » chez XXL. Je lui ai toujours parlé de ma passion pour l’écriture. Mon père est journaliste et j’ai ça dans le sang. Si je ne faisais pas ce que je fais, je serais journaliste. Après avoir lancé mon blog, ma côte auprès des lecteurs a vite grimpé. Donc XXL est très content de moi.
A : Quels sont tes ouvrages préférés et que penses-tu du travail de tes collègues bloggeurs à XXL ?
S : Mes livres fétiches : Invisible man, par Ralph Ellison, l’autobiographie de Malcolm X. J’ai aussi lu des centaines de livres sur le business. J’aime beaucoup les blogs de Bol [Byron Crawford, blogger-star très controversé, NDR] et Noz [du site cocaineblunts.com, NDR]. Bol dit le genre de choses que tout le monde pense tout bas, et il s’exprime vraiment très bien. Quand à Noz, c’est une putain de collection de disques vivante. La quantité de connaissances de ce type est incroyable.
A : Après l’embrouille publique entre Crawford et Bun B sur le site, on a compris que les rappeurs suivaient de près ce qu’il se dit sur eux. Reçois-tu des retours réguliers de la part des gens dont tu parles ? Ils ne sont pas parfois un peu énervés par les bloggeurs d’XXL ?
S : Ils le sont tout le temps. Je dirais que 90% des gens dont je parle lisent mon blog. Je le sais de source sûre, car je les rencontre dans la vie réelle. Les autres bloggeurs vivent je-ne-sais-où et ils restent anonymes et sans visage. Mais moi, je dois être dehors, donc je suis au courant. Cela dit, personne ne m’en a jamais vraiment voulu. Je ne casse pas les gens sans raison.
A : Tu te décris comme étant un « 80’s baby ». Peux-tu expliquer ce concept pour les gens qui ne lisent pas xxlmag.com tous les matins ?
S : Bon, tout d’abord, il faut être né dans les années 80. Tu peux pas être un « 80’s baby » si tu avais 15 ans en 1998. Ça, ça voudrait dire que tu es un ado des années 80. Ensuite, tu dois être tourné vers le futur et lutter pour prendre le pas sur l’establishment, ces gens qui maintiennent au sol les gosses des années 80. D’ici cinq ans, la révolution des « 80’s baby » donnera sa pleine mesure.
A : As-tu peur pour la génération à venir – celle des « 90’s baby » – qui grandit avec le hip-hop d’aujourd’hui ?
S : J’ai très peur. C’est une génération qui ne se rappelle même pas de la vie sans les ordinateurs ! Ils vont devenir de sacrés enfoirés et je compte bien les intégrer à mon mouvement. Tout comme les bébés du millénaire !
A : Sur ta page myspace, tu mentionnes plusieurs albums – par The Lox, Ma$e, Cam’ron – sortis à une époque, la fin des années 90, que beaucoup considèrent comme le début de la fin dans l’histoire du rap. Quel est ton point de vue dans le débat autour de la baisse de la qualité dans le rap ?
S : Les gens se font vieux [rires]. En général, tu n’aimes pas ce que ton père écoute, et les gens qui ont grandi sur du Big Daddy Kane et du Rakim sont les parents de ma génération. La musique a un sens pour chacun et marque une empreinte sur ce que tu peux vivre et ressentir à certains moments de ta vie. En 1998, un gosse de 13 ans écoutait Harlem World de Ma$e d’une manière toute autre qu’un mec de 26 ans.
« Bouffer à tous les râteliers, c’est pas mon truc. »
A : On a l’impression que les majors sont obsédés par leurs cibles marketing. Les albums semblent être conçus comme un assemblage de titres ciblés pour la rue, les meufs, les clubs. All or nothing de Fat Joe était un exemple flagrant de cette situation – ça l’a d’ailleurs pas empêché de se planter. En 2006, est-ce qu’un rappeur vit et meurt par les « demographics » ?
S : Je n’étais pas encore chez Atlantic à l’époque de All or nothing, alors je ne pourrais pas te dire pour cet album particulier. En tant que A&R, j’essaie de créer des sons originaux et des albums à thème. Bouffer à tous les râteliers, c’est pas mon truc. J’ai la chance de pouvoir changer tout ça et je vais en profiter à fond.
A : Justement, le premier album de Saigon est censé être un disque sans compromis, il est tellement attendu qu’on ne sait même plus s’il va vraiment sortir. Pourquoi ça prend autant de temps ?
S : Illmatic s’est fait en trois ans. Reasonable Doubt et Ready to die aussi. On dit parfois qu’il faut toute une vie pour faire son premier disque, alors que douze mois suffisent pour le deuxième. On n’a jamais de seconde chance pour faire une bonne première impression.
A : Dans XXL, il y a cette rubrique, « Show N Prove », qui présente 4 ou 5 jeunes artistes tous les mois. Je peux presque plus la lire car j’ai toujours l’impression de lire le même truc : « j’ai vendu de la drogue, j’ai fait de la prison ». C’est vraiment devenu obligatoire pour un rappeur de se présenter à la presse comme un dealer-devenu-rappeur ?
S : C’est la faute au manque de développement d’artiste dans ce milieu. Je ne jette pas la faute sur les rappeurs. Plus personne ne veut apporter son aide à un jeune et lui expliquer les règles du jeu. Alors maintenant, on n’a que des aveugles pour montrer le chemin. 50 Cent a eu Jam Master Jay, Trackmasters, Dr Dre et Eminem. Jay-Z avait Jaz-O et Big Daddy Kane. Nas avait Large Professor, Q-Tip et Rakim. Un type comme Jibbz, il a qui ? Personne, à partir de là il vaut pas un clou [NDLR : jeune rappeur de Louisiane, Jibbz a fait cette année un tube avec ‘Chain hang low’, vendu à 1 million d’exemplaires… en sonnerie de portable. On a appris récemment que le refrain du morceau, fredonné par des enfants, reprend involontairement la mélodie d’une chanson raciste utilisée dans les « minstrels shows » au début du 20e siècle].
A : Cette année, des albums « très attendus », comme « Blood Money » et « The Big Bang » n’ont pas eu le succès escompté. Il y a d’ailleurs eu peu de vrais succès au rayon rap. Comment expliques-tu cette tendance ?
S : C’est marrant que Busta ait fait ce morceau qui s’appelle ‘Can’t hold the torch’ sur son dernier album, parce que sa génération a préféré laisser tombeau le flambeau plutôt que le passer à la génération suivante. Qu’est-ce qu’a fait Fat Joe quand il a trouvé quelqu’un d’incroyablement doué ? Il a tenu le parapluie pour Pun dans son premier clip au lieu de se mettre en avant. Ces vieux types sont complètement déconnectés de la rue depuis des années. Ils reviennent en essayant de faire des albums « street », mais les ventes finissent par révéler qu’ils sont complètement à côté de la plaque. Il y a un moment où il faut savoir laisser tomber.
A : Comment peut-on rester d’actualité et fidèle à soi-même dans un marché aussi changeant que le hip-hop ?
S : C’est le sang neuf qui revigore le hip-hop. Je pense que l’album de Lupe Fiasco est bien plus important qu’un autre album de Mobb Deep ou Busta Rhymes, parce qu’il apporte une nouvelle perspective au genre. Quelqu’un va écouter l’album de Lupe, et ça l’inspirera pour créer un style tout nouveau. Ces autres rappeurs racontent les mêmes trucs depuis 1995. Quand un Busta se jette sur le remix de ‘Laffy Taffy’, et qu’ensuite il fait ‘New York Shit’, je n’appelle pas ça rester fidèle à soi-même. Les fans ne sont pas dupes.
A : On a tous entendu les rumeurs autour d’un nouvel album de Jay-Z. [L’interview a eu lieu avant que la « rumeur » soit confirmée, NDR] Les enjeux sont hauts. A ton avis, Jay-Z fait-il le bon choix en choisissant de revenir « comme Jordan avec le 45 » ?
S : Jay-Z est un grand MC, alors à chaque fois qu’il peut sortir quelque chose de nouveau, ça me va. Du moment qu’il sort l’album de Nas en premier.
A : Si tu pouvais le conseiller sur cet album, quels conseils lui donnerais-tu, niveau production, invités, etc. ?
S : Ne t’occupe pas des singles commerciaux. Il a prouvé qu’il est capable d’en faire à la chaîne. Il peut enregistrer un de ses pets et en faire le morceau n°1 sur Hot 97. Il ferait mieux de profiter de son influence pour faire de la musique qui a du sens.
A : Un de tes slogans est « Je peux te rendre célèbre ». Dans une ville comme New York, tu dois rencontrer tout un tas de rappeurs en devenir. Quels sont sont les éléments-clés que tu prends en compte quand tu les entends ou les rencontres ?
S : Il faut qu’ils aient une identité : savoir qui ils sont, ce qu’ils représentent et comment ils veulent que leur image soit projetée au public. Tout le reste est secondaire.
A : Ton avis sur le phénomène myspace et les milliers de rappeurs qui prétendent être les nouveaux 50 cent ? As-tu découvert de bons artistes sur ce site, et peux-tu s’attendre à la naissance d’une nouvelle star du rap grâce à myspace ?
S : Il y en a des tonnes ! J’ai trouvé tellement de gens talentueux sur myspace que ça n’en est même plus drôle. Ce site est un véritable terrain de jeux : chacun a quatre morceaux à faire valoir et une page. Qui sera le meilleur ? Il va y avoir des surprises, d’ici six mois on va entendre parler d’un rappeur de myspace signé en major.
A : Comment vois-tu l’avenir proche de la scène new yorkaise, qui nage en plein marasme actuellement ?
S : Elle va finir par rebondir. C’est un peu comme l’équipe nationale de basket aux JO. De la même façon que les autres pays nous ont rattrapé au basket, les autres régions ont fait la même côté rap. L’époque de l’hégémonie new-yorkaise est bel et bien terminée. On va encore gagner des championnats, mais les autres régions sont en place pour de bon.
A : Tu te décris souvent comme le prochain grand mogul de l’Amérique. Tu t’imagines où dans dix ans ?
S : En retraite, sûrement aux commandes de quelques magazines, ou entrain d’écrire des livres. Je ne prévois pas de rester fortement impliquée dans le monde de la musique après mes 28 ans. On sera en 2012 à ce moment-là, je serai vieux.
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