Au cœur de la réalisation du Monde de demain
Hélier Cisterne et Katell Quillévéré ont réalisé la série Le Monde de demain. Six épisodes qui se révèlent particulièrement intéressants, non pas tant pour ce qu’ils racontent du groupe NTM, mais pour leur alliance d’émotion et de précision dans la restitution d’une époque, et ce qu’ils disent de l’adolescence.
Non, ce n’est pas ENCORE un biopic sur NTM. Ce n’est pas non plus un documentaire. C’est bien plus intéressant. Hélier Cisterne et Katell Quillévéré, un couple de réalisateurs quarantenaires qui vit et travaille ensemble (un peu comme les Pinçon-Charlot pour la sociologie), ont une vision forte de ce que leur cinéma peut dire sur les débuts du rap en (Île-de-)France – la parenthèse est importante. En collaboration avec Arte, les six épisodes offrent une fresque précise, chargée d’émotions, de ces adolescences qui se sont déployées en même temps que le mouvement hip-hop. Car c’est bien d’un mouvement dont il s’agit. Des personnes complexes, variées, qui ont été emportées par une vague beaucoup plus grande qu’eux, à des endroits différents d’un même rivage : danse, graff, Djaying, contestation, rap, bagarres, drague, kiff, fête… De la première scène où le regard émerveillé du jeune Dee Nasty, auteur du premier album de rap en France, au premier concert sauvage du groupe de Seine Saint-Denis, le spectateur suit, de frustration en satisfaction, de peine en jubilation juvéniles, l’histoire telle qu’elle s’ancre dans l’épaisseur du quotidien. Dans les plis des trajectoires humaines.
Comment fait-on une fiction regardable, qui donne envie de « savoir la suite », à partir de témoignages de gens dont certains ne peuvent plus se blairer ? Comment faire de Joey Starr un personnage attachant ? Comment trancher entre des versions contradictoires, quand elles viennent toutes d’acteurs légitimes de l’époque ? Comment gérer des pionniers qui se sentent probablement lésés de voir le nombre de disques d’or que leur musique fait aujourd’hui, et qui pensent que le budget d’une production Netflix / Arte mérite (à juste titre) d’être dépouillé ? Comment faire exister les dilemmes intimes de femmes qui n’ont laissé ni biographie, ni interviews fleuves, et que l’histoire officielle a trop longtemps exclues ? C’est ce à quoi, en une heure de discussion, Katell et Hélier ont répondu avec un enthousiasme et un souci du détail fort appréciables. En définitive, c’est bien la fiction qui a donné un fil directeur à cette histoire disputée. Un fil sensible, bien plus émouvant que les conflits et la confusion qui caractérisent habituellement les fameux « débuts du mouvement hip hop ».
Abcdr du Son : Ce qui m’intéresse le plus, c’est comment on passe de témoignages de personnes réelles, avec des intérêts peut-être contradictoires, des défauts de mémoire, à de la fiction qui fait sens. Quand est ce que vous avez commencé ?
Katell Quillévéré : Les discussions avec Bruno, [Kool Shen, NDLR] qui n’avait jamais écrit d’autobiographie, ont commencé dès 2016 / 2017, et les entretiens ont commencé à l’été 2017. Toute cette phase d’entretiens et de recherche d’un diffuseur a couru pendant presque un an. On a commencé l’atelier au printemps suivant. Ce qu’on appelle l’atelier c’est le moment où on se retrouve à six scénaristes autour d’une table et, à partir de tout ce matériau, on décide de ce que vont être nos personnages, quelles vont être leurs intrigues, leur problématique intime, et à les répartir en épisode.
Hélier Cisterne : Ce qui nous intéressait avec NTM, c’est le côté emblématique du groupe, qui a permis de porter la série. Mais à l’origine, il y avait une intuition. Katell et moi ça fait quinze ans qu’on fait du cinéma, on vit ensemble, NTM on les écoute, on va les voir en concert, on lit l’autobiographie de Joey Starr et là, on sent qu’il y a un fil à raconter. Pourquoi, parce que raconter NTM c’est aussi traverser les débuts du hip-hop en France.
KQ : Dès le départ, on sait qu’on n’a pas envie de faire un biopic. On a envie de faire quelque chose de beaucoup plus ample, de raconter un mouvement.
HC : On ne voulait pas produire un blabla intellectuel sur le sujet, on voulait mettre en avant les personnages. Faire en sorte qu’ils racontent l’époque, comme Jacques Mesrine raconte le banditisme de son époque. Ce qui nous touchait le plus, c’était leur adolescence. Donc on parlait principalement de cet espace délimité avec eux. Les points de repères on les avait, ce qu’on voulait c’était les détails : « ta chambre était comment, tu vivais où, ton père faisait quoi la journée, etc. » On a rencontré la mère de Bruno pour savoir comment ils élevaient leurs enfants, ce qu’ils faisaient à manger. Le but c’était de comprendre où étaient nés ces enfants-là, de quoi ils s’étaient échappés et aussi ce qu’ils avaient prolongé de leur histoire, à travers ce qu’ils ont fait. Les personnages du film, mecs et filles, ont autant été en rupture qu’héritiers de leur traditions familiales. On s’en est rendus compte, à fond. Même un mec comme Didier, [Joey Starr, NDLR] dans la relation ultra dure avec son père, a quand même hérité d’un certain rapport aux disques. On le voit au moment où son père lui explique comment il classe ses vinyles. Et c’est vrai qu’il lui parlait de musique, il faisait tout le temps de la musique chez lui. Il avait un système son avec plein de baffles dans l’appartement, qu’on voit dans la série. On ne voulait pas être psychologisants, mais rentrer dans la vie des gens pour raconter ce qu’il se passait concrètement entre eux et leurs parents, leurs amis… On était énormément dans la matière. En lisant des bouquins, notamment Regarde ta jeunesse dans les yeux de Vincent Piolet et Rap ta France, nos deux ouvrages de référence, on a réalisé l’importance de Dee Nasty. On voit qui c’est, mais ce n’est pas une star alors qu’il a fait le premier album de rap français, les premières block parties, la première émission de radio qui reste le modèle de Planète Rap… Merde, le mec c’est un précurseur de malade ! Plus on ouvre de portes sur lui, plus on hallucine.
A : Oui, la scène introductive suggère un peu qu’on va suivre les débuts du rap en France à travers son regard, émerveillé. Je pensais que c’était votre consultant principal.
KQ : Non, il est vraiment à égalité avec Kool Shen et Joey Starr. Au départ, je cherche Kool Shen pour un de mes films, parce que je l’avais vu dans un film de Catherine Breillat [Abus de faiblesse, NLDR] où je l’avais trouvé formidable. C’est comme ça qu’on fait connaissance et qu’on se lie d’amitié avec Hélier, tous les trois. En fait, construire une fiction à partir d’une matière réelle, c’est une suite d’allers-retours. Dès le départ, on se dit que ce n’est pas notre histoire, pas notre culture donc on va faire preuve d’une grande humilité, on va surtout apprendre, écouter les gens. Puis en recevant cette matière, on se dit: ça c’est cinématographique, ça on a absolument envie de le raconter parce que ça nous touche…
A : Vous avez un exemple comme ça, d’élément qui vous paraît particulièrement cinématographique ?
HC & KQ [en même temps] : La scène du vase ! [Scène où les jeunes Joey Starr et Kool Shen cassent un vase précieux acheté par le père de Didier alors qu’ils s’entraînent à danser, NDLR]
KQ : Quand Bruno nous la raconte, puis Didier, on cumule les deux points de vue et on se dit : c’est génial. Pourquoi on la garde parmi d’autres, c’est parce qu’on pressent que dans ce moment il y a une vraie rencontre amicale qui se joue, et ça raconte déjà quelque chose du duo NTM. Leur complémentarité, leurs oppositions, la personnalité de chacun. Et du travail. C’est un premier travail à deux, ce vase.
HC : Les scénarios ont été polis pendant trois ans, avec beaucoup d’intentions mêlées. Tu as à la fois envie de retranscrire cette histoire au plus juste, de lui rendre hommage (ce sont des gens qui ont donné leur vie au rap, qu’ils soient aujourd’hui dans la lumière ou dans l’ombre) et aussi, de raconter une histoire faite de bric et de broc, puissante en même temps. Qui a emporté quelque chose sur son passage. Qui s’est passée dans les détails et qui a été plus grande que les détails. On se nourrissait à la fois de tous les points de vue, mais aussi de la contradiction. Quand il y avait des témoignages qui se contredisaient, on trouvait ça génial. Parce que qu’est-ce que c’est, un mouvement ? C’est des gens qui sont emportés par quelque chose, qui devient leur base commune, mais pour des raisons différentes. Et c’est ça la différence avec un biopic. Tu te rends compte que si c’est un mouvement, c’est parce que ça n’agrège pas les mêmes personnes. Les mecs qui jouent à des jeux de rôles dans les caves ou qui font du Warhammer, sont tous un peu geekos, ils viennent un peu pour la même chose. Le hip-hop, des gens venaient transpirer, draguer, se défoncer, regarder, sortir de chez eux, d’autres qui jouaient leurs vies parce qu’ils étaient en rupture totale… La série raconte un peu ça. Le passage où Lady V et son amie vont dans une fac pour faire un entraînement de danse hip-hop, c’est Paris 8, l’enseignant qui les reçoit, c’est Georges Lapassade. [Anthropologue à l’origine des premiers cours de hip-hop au sein de l’Université Paris 8, parenthèse née à la croisée d’un rêve maoïste et du mouvement artistique le plus important de la décennie, à laquelle Pascal Tessaud consacre une série sur laquelle l’Abcdr revenait ici , NDLR] On voulait aussi raconter le hip-hop dans des lieux comme ça, institutionnels, assez tôt. Très vite, on a eu cette idée que les contradictions n’étaient pas problématiques, au contraire.
« Le but c’était de comprendre de quoi ces enfants-là s’étaient échappés mais aussi ce qu’ils avaient prolongé de leur histoire à travers ce qu’ils ont fait. »
A : Justement, pareil, vous avez un exemple de contradiction, comment vous l’avez gérée, même entre vous ?
KQ : Il y en a une qui est marrante. C’est le battle de danse à la Grange aux belles. Au départ, quand on discute avec Joey Starr et Kool Shen…
A : Attendez, vous leur parlez ensemble ?
KQ : Non, non jamais. Ils n’ont été autour de la même table qu’à un seul moment au tout début quand ils ont accepté de participer à la série. Mais quand on les écoute parler de ce battle où ils se sont retrouvés face aux PCB, [Paris City Breakers, groupe de danseurs où s’illustre notamment Solo d’Assassin, NDLR] ils nous racontent tous les deux qu’ils les ont battus ! Et quand on discute avec les PCB, Nico en l’occurrence, qui a co-réalisé les chorégraphies de cette scène, et Solo bien sûr, ils nous disent que pas du tout ! C’est eux qui les ont battus. [Rires] ça nous a fait prendre conscience de l’importance des PCB, que c’était les meilleurs à l’époque. Finalement, dans le souvenir de NTM, c’est davantage le fait qu’ils aient réussi à rentrer dans l’arène, participer à un battle, c’est ça qui explique leur sentiment de victoire.
HC : Il y a une bagarre qui a explosé à ce moment. Il y avait deux versions, une où les gens disaient « on a gagné, puis y’a eu une bagarre », l’autre selon laquelle la bagarre a interrompu le battle.
KQ : On s’est retrouvés avec des gens qui ont connu ce moment culte de la danse hip hop, et ils nous ont dit : c’est hors de question que vous laissiez NTM dire qu’ils ont gagné, c’est du révisionnisme ! [Rires]
A : Et c’est souvent l’écueil dans lequel tombent les biopics justement, de raconter une histoire hagiographique.
KQ : Oui, et ce n’était pas notre but, notre but c’était de raconter un mouvement, une époque. Donc on a trouvé ensemble le moyen d’être juste à la fois sur ce que Bruno et Didier avaient ressenti ce jour-là, c’est-à-dire le sentiment qu’ils avaient réussi quelque chose à eux, à travers la danse ; et ce qui était officiel, c’est-à-dire que les PCB était le groupe le plus reconnu et expérimenté de l’époque, et qu’on ne pouvait pas les battre comme ça quoi. Et finalement, c’est beaucoup plus intéressant de finir une scène par une bagarre – ce qui arrivait quand même régulièrement. Encore une fois, c’est là où la fiction vient organiser le réel, ce passage, c’est la révélation d’un duo qui fonctionne. Ils arrivent à ne pas se ridiculiser, et ils prennent du plaisir. Comme sur le vase. L’un est debout, l’autre au sol. Et Bruno arrive enfin à rentrer la coupole ! [Figure célèbre du break, NDLR] Pour lui c’est un truc de fou. Mais si tu es connaisseur, tu vois que Nico, un des PCB, fait une coupole avec les mains à l’entrejambe, et que ça c’est beaucoup plus dur.
HC : On est des fous furieux du détail. C’est un truc qui peut être un défaut dans la vie qu’on a mis au service de la série. Mais si ce n’est pas un documentaire mais de la fiction, c’est parce qu’on a opéré une sélection : tout devait être relié au chemin émotionnel des personnages. Un des trucs qui fait que tu regardes la série jusqu’au bout, c’est qu’elle est en adéquation avec leurs frustrations. En fait, toi t’as envie de regarder le deuxième épisode, parce que, comme eux, tu n’es qu’à un sixième du chemin. Quand ils découvrent la danse, il faut faire un battle ; puis du graff, puis du rap. Aussi, parce qu’il y a un paradoxe : ils savent qu’ils ont vécu un super truc au battle, mais qu’au fond ils n’ont pas gagné. Ils ne peuvent pas s’arrêter. Tout est à poursuivre en permanence. Comme plus tard lors du concert d’Assassin. D’un côté, vous avez des jeunes qui ont l’impression de réussir un truc de fou, de l’autre, des personnes plus expérimentées, mais qui déroulent, ils font ce qu’ils ont l’habitude de faire, donc c’est moins chargé en émotion.
KQ : Pour écrire une fiction à partir de la matière documentaire, il faut que tu aies une idée préalable de ce que tu veux vraiment dire. Ensuite, tu vas prélever dans le réel ce qui correspond à ta vision : c’est ce qui fait que ça devient une oeuvre personnelle, à nous et nos scénaristes, et pas un documentaire. Pour te donner un exemple, la construction de Kool Shen comme personnage depuis ses témoignages de personne « vivante. » Quand il nous raconte sa vie, son histoire familiale, son adolescence, on se rend compte que ce qui nous passionne, c’est sa relation à son père, et derrière, au politique à travers son père. Comment son père qui est un ouvrier de chantier avec des idées très à gauche, qui commente l’actualité à travers la télé, lui transmet des valeurs, comment cette passion du foot commune qui est importante dans la famille, Bruno va la briser, il va briser le rêve de son père… Mais comment en fait, le rap, et ce que va devenir NTM, est une manière étrange de lui rester fidèle. À la fois il le trahit, en refusant de devenir footballeur, et même temps il lui est fidèle à travers ce que NTM va dire dans ses textes.
A : Oui c’est très beau ça.
KQ: Tu vois, c’est une histoire de digestion d’un rapport au monde, au politique transmis par son père. Et ça c’est fort, ça permet de raconter des choses fortes pour NTM. La place de sa mère aussi, la manière dont elle lui transmet une énorme confiance en lui, l’importance qu’elle a dans le foyer, ce qu’elle va devenir pour NTM ensuite. C’est la comptable, conseillère financière du groupe.
« On a mis deux ans à pouvoir parler avec DJ S. »
A : Peut-être que vous n’en avez pas forcément conscience, mais pour le rap, c’est une dinguerie de voir DJ S inscrit dans les gens qui vous avez interviewés. Comment vous avez réussi à lui parler, qu’est-ce qu’il est devenu ?
KQ : Ça nous a pris deux ans. On ne savait pas où il était ni comment le contacter. C’est la maman de Kool Shen qui nous a donné le numéro de téléphone des parents de Franck, parce qu’ils avaient été proches, amis. Hélier a appelé sa mère et elle a transmis le message. ça n’a pas abouti. Il n’a pas voulu nous rencontrer. Donc on a continué à avancer sans lui. Puis à un moment, on apprend qu’il a une sorte de « manager », un ancien mec qui travaillait dans la musique, que l’équipe du film Suprêmes [sorti le 21 novembre 2021, NDLR] a dû contacter pour obtenir des droits sur certains morceaux.
HC : Oui, parce qu’en rap, tous les morceaux sont co-signés de manière solidaire par les auteurs, ce qui rend ce genre de démarche plus compliquée. Si le DJ refuse, tu ne peux même pas prendre les paroles. Donc ils le cherchaient pour le film. Il y avait une vague histoire d’embrouille au Maroc d’un gars qui se faisait passer pour lui, bref c’était chelou. Nous, on l’a retrouvé gràce à Solo, qui connaissait cet espèce de « manager ». Par lui, on a réussi à avoir son contact et on lui a fait suivre la demande et la lecture des épisodes. ça a pris beaucoup de temps parce que c’est quelqu’un qui est loin de la musique, aujourd’hui c’est quelqu’un qui travaille dans l’électro-ménager. Son fils fait des trucs par contre, autour de la danse et de la vidéo, notamment une avec Will Smith à Paris. Mais c’est un mec fidèle à sa réputation. Bruno avait une parole de dingue sur lui, c’était vraiment son meilleur ami pendant très longtemps. Il a un respect de malade, donc il raconte beaucoup de choses qui le mettent en valeur.
A : C’est ça qui l’a convaincu de participer ?
KQ : Non, parce qu’ils se parlaient plus du tout en fait.
HC : Mais c’est des vrais vrais amis ces gens-là. Il y a beaucoup d’affectif dans leurs témoignages. Par exemple, Franck nous disait qu’ils avaient beau s’appeler NTM, venir de quartiers populaires, contrairement aux fantasmes, ils ne s’insultaient jamais. On avait mis des termes dans les dialogues, DJ S nous disait « non mais jamais de la vie, Didier ne m’aurait jamais parlé comme ça. »
A : C’est vous qui avez écrit les dialogues ?
HC : On s’inspirait beaucoup des entretiens. Dans nos questions, on demandait toujours « comment vous le disiez ? » Donc les mecs nous mimaient plein de fois les dialogues. Et par exemple, la manière dont Didier était avec nous, on l’a mis dans la série. Des fois, on arrivait chez lui il nous disait « alors ça va couille droite et couille gauche ? Vous fait ça avec les pieds, c’est quoi ce scénar de merde. » Tu te faisais enchaîner comme ça, on savait même pas quoi lui répondre. [Rires] Et là gros blanc, il fait « putain, deux couilles dans un cercueil quoi, vous servez à rien du tout les mecs. » Donc on s’est dit, allez c’est parti, c’est dans le scénario. C’est la scène où il revient d’Italie et où il passe par la fenêtre de la chambre de Bruno qui est avec DJ S. A ce moment, le personnage sort les vannes que Didier nous sortait à nous. Quand on en parle à DJ S, il nous dit : « quand il me sort des trucs comme ça, moi je disais rien. Jamais de la vie il me dominait avec ces espèces de vannes. » C’est même pas un concours d’ego, c’est juste « ça ne marchait pas comme ça entre nous. » S’il leur avait fait mal avec ces espèces de vannes ou insultes, ils n’auraient pas tenu trois mois. Et même s’ils n’ont pas tenu 25 ans, ils ont tenu quelques années. DJ S nous a vachement amené ce côté, leur manière de se parler.
KQ : Ce qui est super important aussi, c’est qu’avec Franck on a recréé un morceau de NTM. Comme personne n’a de souvenir de leur premier concert, dans l’épisode 5, qu’il n’y a pas de traces audio, on a eu à créer une sorte d’inédit. C’est Reak, ancien membre de Psykopat qui a écrit les paroles de ce morceau sous la supervision de Joey Starr et Kool Shen, qui ont validé. La prod, c’est DJ S pour la série. Donc il a fini par accepter. Notre grand argument pour convaincre les gens de participer, c’était de dire : « si vous n’acceptez pas de revenir sur votre rôle dans cette histoire, on va devoir mentir. On va devoir vous effacer, alors que ce n’est pas notre souhait et c’est dommage. »
A : Vous avez eu des refus quand même ?
KQ : Rockin Squat. Mais ce n’est pas un vrai refus dans le sens où on a quand même eu les droits de « La Formule Secrète ». Mode 2 aussi. Ils n’ont pas dit non, mais soit ils ont mis des conditions financières ou concrètes qu’on ne pouvait pas se permettre – ils pensaient qu’avec Netflix on avait des moyens illimités alors qu’on a passé notre vie à faire des coupes – soit il y avait des réticences. C’est une série qui demande beaucoup d’argent en fait, parce que c’est une série d’époque, donc il faut l’argent pour les décors, il faut l’argent pour les droits sur la musique parce que la musique est centrale… Parfois c’était compliqué de faire comprendre ça. De l’autre, on peut comprendre de leur côté que c’est leur histoire, ce sont eux les héros, et qu’ils exigent beaucoup de reconnaissance, qui peut passer par l’argent. Mais personne ne nous a jamais empêché.
A : Hélier, tu as dit que Bando par exemple, vous a donné l’autorisation de reproduire ses graffs mais à condition qu’il n’y ait aucune coulure, que ce soit nickel. [Rires]
HC: Oui voilà. [Rires] Mais on a eu énormément de chance. Jay One à l’inverse trouvait ça artificiel que l’on reproduise ses graffs. Tout le monde avait sa vision. Quant à Mode 2, avec son côté gardien du temple, le fait qu’il ait été un immense archiviste et qu’il ait perdu beaucoup d’archives, il voyait derrière la série une forme de récupération à laquelle il ne voulait pas participer. Et Colt… Il voulait de l’argent qu’on ne pouvait pas se permettre de mettre pour un tag. Mais heureusement qu’on a eu Bando. J’avais fait un long métrage qui parlait de graffitis, et je mesurais toute la différence qu’il y avait entre un vrai et une imitation. Le graff « Criminal Art » qu’on voit dans l’épisode 3, est un graffiti emblématique de cette époque, fait par Bando, et si tu enlèves le type de lettres, ou une couleur, ça devient juste un truc normal. Pas un truc de ouf.
KQ : En art, tu ne peux pas remplacer des oeuvres. Donc on a toujours eu cette obsession, que les oeuvres de l’époque, que ce soit des figures de danses, des graffs, des morceaux de rap, on essaye d’avoir les originales. On a tout fait pour. Parfois, ça ne marche pas. Jhonygo par exemple on n’a pas pu.
A : Oui ! Il y a un personnage présent lors des block parties au terrain vague, on voit que c’est un pionnier, qui a un côté rock, on pense à Jhonygo et Destroy Man, mais leurs noms ne sont pas cités.
KQ : Oui, Jhonygo c’est très dommage, ça avait bien commencé, puis le taf demandé n’arrivait jamais, les enchères montaient… On voulait recréer les moments où il improvisait sur les beats de Dee Nasty, qu’il propose des paroles dans cet esprit. Sauf que cette collaboration n’a jamais abouti, pour plein de raisons. Donc Daniel [Dee Nasty, NLDR] a créé les paroles, en s’inspirant du Jhonygo de l’époque, mais du coup, on ne s’est pas permis d’utiliser son nom.
HC : Et puis les mecs de l’époque, bien sûr qu’il y a plein de choses qu’ils ne nous ont pas racontées, on le savait, mais ils nous poussaient quand même à raconter des trucs un peu… Impolis. Solo par exemple avouait qu’il était ultra orgueilleux, frimeur, quand il se déplaçait il toisait tout le monde… Des choses qui ne sont pas forcément flatteuses. Didier pareil, et tout le monde nous racontait une version pas édulcorée. Après, il y a des climats, des choses qu’on a sous entendues. L’ambiance Paco Rabane, de mecs qui dansaient dans des salles, d’autres qui venaient les draguer… Certaines choses moins édulcorées, on a pu les raconter dans le climat, pas toujours dans l’explicite.
« Paradoxalement, la parole des femmes, qu’on a essayées de mettre en avant dans la série, est celle qui nous a le plus manqué. »
A : La grande réussite de la série, sa grande originalité par rapport aux histoires qu’on connaît déjà, c’est la relation Dee Nasty et celle que vous avez appelé Béatrice.
KQ : On est partis à la recherche de « Béatrice » très vite. On lui a écrit une lettre. On a fini par la retrouver, mais elle ne souhaitait pas remettre les pieds dans cette époque, ni dans cette histoire. Donc elle nous a laissé libres, mais on n’a pas pu collaborer. C’était un crève-coeur de ne pas avoir sa version des faits, moi aussi c’est un de mes personnages préférés. Le cinéma peut tomber sous le coup de la diffamation en plus. Donc tu as le droit de dire qu’on s’est en inspirés, mais pour nous, c’est un personnage de fiction. En disant qu’elle s’appelle Béatrice, ça devient automatiquement une création. On a essayé de lui faire la place la plus belle possible, mais sa présence nous a clairement manqué. Paradoxalement, la parole des femmes, qu’on a essayées de mettre en avant dans la série, est celle qui nous a le plus manqué. Lady V et Patricia [Sullé, sa mère, employée dans une maison de disque, NDLR] sont décédées. [La série est d’ailleurs dédiée à ces deux femmes, NDLR]
HC : La construction de ce personnage est passée au travers du prisme des témoignages, surtout de Daniel, mais aussi de ceux qui l’ont connue à la caisse du Globo, du regard de Katell, en tant que femme, et surtout, de Léo Chalié, l’actrice qui l’interprète. Le personnage est aussi proche de Léo, une fille hyper frondeuse, rentre-dedans, qui n’a pas sa langue dans sa poche, ultra féministe, qui ne se laissera jamais marcher sur les pieds par un garçon. [Sourire] L’actrice a donné cette force-là. Après, je pense qu’il est extrêmement proche de la vraie. Les gens qui l’ont connue disent que c’est une hallu, qu’elle était exactement comme ça dans la vraie vie. Une meuf rentre-dedans, hyper ferme, qui a un truc séduisant mais en même temps une poigne de malade.
A : Pourquoi avoir tenu à en faire un personnage principal en sachant qu’il y avait tous ces problèmes ?
KQ : Parce qu’elle était tellement essentielle dans l’histoire de Daniel, et du hip-hop. Il fallait qu’on parle de cette fille !
HC : Elle racontait aussi l’époque, une façon d’être une fille à ce moment. Quelque chose de Catherine Ringer, libre, affranchie et qui pour cette raison s’en prenait plein la gueule.
A : Je me suis dit que ça allait aussi contre tous les préjugés selon lesquelles ni les femmes ni les personnes asiatiques n’ont eu de rôle important dans le rap français. Là, on a un contre exemple total.
HC : Exactement, et c’est aussi pourquoi on ne s’est pas résolu à effacer ce personnage. Par ailleurs, en parlant de clichés, Dee Nasty c’est un gars que je n’ai jamais entendu dire quoique ce soit qui se rapproche de la misogynie ou de l’homophobie, qui étaient bien virulentes dans ces années 1980. Pour nous aussi, la relation Dee Nasty / Béatrice est la plus réussie. Elle dit quelque chose sur ce qu’est être hip-hop de manière absolument pas normative, ni cliché. Elle dit quelque chose sur la liberté, l’indépendance, ce que tu prends dans la gueule quand tu essayes de t’affranchir. Bref, on a mis tout notre respect et notre amour sur ce perso !
A : Alors que vous êtes très rigoureux sur les anachronismes, pourquoi finir sur la version live au Zénith de « That’s my people », qui arrive bien après ?
HC : Parce qu’on fera pas de saison 2, déjà. [Rires]
KQ : Oui, on se l’autorise parce que c’est une façon d’ouvrir vers le futur. Et parce que cette chanson, elle incarne tout ce qu’on a voulu faire : l’importance du collectif, le choix d’être ensemble, un aspect politique qu’on a essayé de raconter, qui elle représente…
HC : Et elle avait ce truc galvanisant et mélancolique, propre à la musique de NTM, qu’on voulait retranscrire dans la série.
KQ : Elle nous paraissait mieux ouvrir sur l’avenir et plus originale que de refaire « Le Monde de demain » une dernière fois, qu’on avait déjà entendue, vue s’enregistrer en studio. Cette chanson… Déjà c’est une des plus belles de NTM, mais en vrai, c’est aussi l’âme de la série.
Merci à Nico TrueDuke, Kiko et B2 pour leur aide !
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