Sadik Asken
Sadik Asken est un vrai Rubik’s cube. A traîner ses guêtres de Paris à Marseille, il a cumulé depuis quinze ans les identités, les collaborations plus ou moins abouties, et les casquettes. Rappeur, producteur, manager, Asken reste une figure singulière de l’univers du rap. Sa maigreur apparente ne l’empêche pas de peser. Rencontre où il est question de blagues Carambar, d’obscurité, du Côté Obscur, et de professionnalisation dans le bordel marseillais.
Abcdr Du Son : Pour ceux qui ne connaissent pas le spécimen, tu peux te lancer dans un petit récit ?
S : Sadik Asken, j’ai commencé le rap en 96, j’ai fait des mixtapes, des compils, tout un tas de conneries. Après j’ai jugé bon de me mettre à la production, de changer de nom, de m’appeler Tony Danza, de faire du beat et de me mettre à la réalisation artistique pour des rappeurs. Puis j’ai travaillé avec Néochrome, par la suite j’ai monté mon propre label qui s’appelle Frenchkick. A l’heure actuelle, je suis entre Marseille et Paris. J’ai ouvert un studio à Marseille parce que je pense qu’ici il y a vraiment un vivier de rappeurs et pas assez de gens pour les mettre en avant. Je travaille là-dessus à l’heure actuelle. Voilà pour les grandes lignes.
A : Tu es originaire de Marseille, tu as commencé ici ?
S : On avait un crew avec les Psy4delaRime et Nouveaux Philosophes qui s’appelait la Crèche. Après, j’ai fait beaucoup de musique à Paris donc je faisais des allers-retours. Au fur et à mesure des choses, les personnes s’écartent les unes des autres et vont dans différentes directions.
A : Donc à cette époque tu es souvent à Paris. C’est la période du maxi avec les X-Men ou du morceau avec Oxmo, « Sans Pourquoi ni Parce que ».
S : J’ai fait « One Time » avec les X-Men, en 2000 ou 2001. On avait fait beaucoup de mixtapes, des mixes sur cassettes, je dois être celui qui en a le plus fait de France. Au moins 200 mixtapes avec des morceaux différents à chaque fois. On avait fait deux mixtapes avec mon groupe de l’époque qui s’appelait A.N.P.E pour « A Ne Pas Emmerder ».
A : La célèbre double mixtape A.N.P.E. Il n’y a jamais eu d’album ?
S : Non on a jamais fait l’album, y a eu A.N.P.E Airlines, un street album que j’avais sorti vite fait avec les maquettes des morceaux que je voulais mettre en avant. Après j’avais sorti un autre street-album qui s’appelle Classik.
A : Le bien nommé. Avec le titre fou « Tous les jours les flics au cul »…
S- Ouais exactement, mon délire personnel, alors que je déteste les sonorités du Sud, et je sais pas un jour je me suis levé, j’ai fait ça.
A : Ça sonnait vraiment « dirty south français » avant l’heure.
S : C’est super bizarre, c’est un délire, c’est vraiment un délire. J’ai toujours aimé faire de la musique par instinct, je trouve ça plus intéressant.
A : C’est fini le rap pour toi aujourd’hui ?
S : Je préfère faire de la prod’ et diriger des petits, même s’il m’arrive de faire des morceaux parfois, parce que j’aime ça. Mais j’ai envie de faire un truc, j’ai juste le titre de l’album, ça s’appellera Homosexuel Non-Pratiquant. [rires] C’est une réalité dans ce business quoi…
A : Explique nous ça…
S : J’ai des potes homos et je trouve qu’ils ont une certaine culture.
A : Pourquoi avoir changer de blaze, être passé de Sadik Asken à Tony Danza ?
S : Grâce à ce truc, je peux rentrer dans différents personnages, je pourrai faire de la house et m’appeler Al Bundy.
A : Comment tu travailles avec les rappeurs pour lesquels tu produis ?
S : J’ai appris à leur créer des personnages quelque part. Selon les artistes, trouver les sonorités qui leur conviennent le mieux. Pour moi, les artistes sont comme des diamants bruts. Il faut qu’ils soient beaux, propres et qu’ils rentrent dans un univers.
A : Justement, chez Néochrome, on a l’impression que chaque artiste est vraiment dans un personnage…
S : Par rapport à leur univers j’essaie de grossir les traits, il faut aller à fond dans leur délire de personnages. Si tu le fais pas « vulgairement« , les gens ne vont pas le capter réellement, les artistes aiment ça aussi. Je suis partisan du fait qu’aucun rappeur ne sait pertinemment ce qui lui convient. Tu les vois choisir des beats qu’ils aiment mais qui ne leur vont pas. C’est pour ça qu’il faut une oreille extérieure au bordel pour faire leur choix artistique. Ceux qui ont compris ça sont souvent ceux qui ont le plus de succès. Il y a trop de rappeurs qui prennent des beats qui sont trop précis pour eux ou qui ne collent pas ne serait-ce qu’à la sonorité de leur voix. En France on ne fait pas attention à ça.
A : Tu as une formation musicale, t’as appris le solfège ?
S : Non pas du tout, moi je joue avec deux doigts sur mon clavier. Je sample beaucoup, j’ai une conception « new-yorkaise » où tu prends des boucles. Si je pouvais prendre des boucles de rythmiques, je le ferais.
A : C’est possible non ?
S : Ouais mais il y a des dynamiques dans les breakbeats que je trouve dérangeantes. Je préfère mettre des caisses moi-même et construire mes trucs. Après le souci c’est qu’il y a beaucoup de producteurs qui jouent, mais je trouve ça tellement flingué que bon… Si je savais jouer du piano, honnêtement, je ferais de la house. Je ne me casserais pas les couilles à faire du rap qui finit gratuitement sur Internet.
A : Tu as un projet qui s’appelle Bordel Marseillais…
S : Je suis vraiment amoureux de cette ville parce qu’il y a vraiment des talents inconnus ici. J’ai proposé à Hassani et L’adjoint, qui sont deux supers bons gars, de fournir les beats et qu’ils m’enregistrent tous les rappeurs marseillais. Je ne voulais pas faire de sélection de base. Et ça a permis de faire quelque chose. Parce que quand tu regardes les trucs qui sortent sur Marseille, c’est des « monoéquipes ». C’est cloisonné par équipe, alors que Marseille, c’est un village et tout le monde se connaît. La vraie compétition c’est de mettre des gars qui ne sont pas de ton équipe pour mettre la pression à ton équipe. Et ici, on s’endort à cause de ça. Ils sont dans leur confort, ils pensent s’épanouir dans leur équipe et oublient de regarder les bons des autres équipes et de se confronter à eux. C’est en tout cas dans cette optique là que j’avais fait ça. On prépare le volume II avec d’autres artistes.
A : Tu veux exporter le concept à d’autres villes ?
S : Ouais. Mais c’est compliqué. Il faut trouver les gens qui conviennent dans chaque endroit, des équipes qui ont envie de travailler, des gens sérieux. Ici, c’est compliqué, il n’y a pas ce côté professionnel. Ici, ce n’est pas pareil que dans d’autres pays, où les gens savent que c’est un taf et qu’il faut avoir une certaine ligne directrice, même si il n’y a pas d’oseille. Ici, les jeunes rappent parce qu’ils se sont levés un matin et avaient envie de rapper. Ils ne sont pas conscients de tout ce qu’il y a autour. Par exemple à Marseille, il y a 230 000 rappeurs mais il n’y a pas de manager. T’as plein de beatmakers mais pas vraiment d’ingé son.
A : T’as un studio ici à Marseille ?
S : Oui, du moins un cagibi, un petit truc, un home-studio, on fait du rap. Tu sais, mettre les rappeurs avec des canapés en cuir, des plasmas et des Playstation 3, ça permet juste de niquer des carrières. Je veux que ce soit vétuste. Pas de confort. Un minimum de places assises, comme ça, y a pas de squatteurs. Une cabine toute petite ou tu transpires vite, comme ça, ils apprennent leur texte par cœur et ils rentrent rapidement. En fait dans le rap, il faut tout penser pour que les rappeurs fassent pas chier. J’ai tout pensé pour qu’ils soient le moins souvent là. C’est malheureux quand même.
A : T’aimes pas du tout les rappeurs ?
S : Je les déteste. Nan, je leur parle mal, c’est pas ça, c’est de la hate/love.
A : Attention parce que moi je vais retranscrire tel quel…
S : Mais retranscris mot à mot, y a pas de souci, c’est « je t’aime moi non plus« . Tu juges sur la qualité du produit. Même si je leur fais la misère, si à la fin, quand ils écoutent le morceau, ils remuent la tête, ils aiment ça. Donc ils savent que c’est pour eux que je les martyrise. Là, en ce moment, je travaille avec cinq rappeurs de vingt ans qui sortent de prison. Ça s’appelle Zbatata, des jeunes délinquants qui naviguent entre dehors et les barreaux. Ils ont un talent de dingue et une « véracité ». On travaille ça, on peaufine l’album et après je vais sortir d’autres trucs.
« Tu sais, mettre les rappeurs avec des canapés en cuir, des plasmas et des Playstation 3, ça permet juste de niquer des carrières. »
A : Je pensais à ton point de vue de marseillais rappeur à l’époque d’IAM, t’étais pas dans la mouvance Côté Obscur.
S : J’étais dans l’obscurité déjà, pas besoin d’être dans le Côté Obscur. On était les petits de la génération de Djel [NDLR : de la Fonky Family et assis à la table], ils ont pris la lumière et ils nous ont donné cette lumière en nous attrapant sur scène pour rapper avec eux. On était sur leur vague, au bout du surf, y en a qui sont tombés dans l’eau, ils savaient pas nager, y en a qui ont voulu se mettre devant eux alors que c’était pas leur surf. Pone a produit un morceau pour moi avant le maxi One Time avec X-Men. Ce qui était bien, c’est que la lumière était sur Marseille.
Si tu venais de Marseille, c’était presque comme si t’étais meilleur que les autres. Même si c’était pourri. Parce que t’as eu des groupes qui sont sortis d’ici qui étaient pourris et ils ont quand même vendu leur truc. Il y avait une vraie aura mais le problème c’est qu’on n’a pas su se structurer, on a fait les branleurs. On a fait les rappeurs, on a rappé. Il n’y avait toujours pas de manager ou alors c’était ton poto et il était là pour zouker des gazières plutôt que gérer ton business. Il ne savait pas ce que c’était le management. Plein de gens s’inventaient des trucs, c’est ça notre souci. C’est qu’on a préféré faire rentrer des potes qui n’étaient pas compétents, au lieu de faire rentrer des gens qui n’étaient pas des potes mais qui auraient pu le devenir et qui étaient compétents.
A : On va revenir un peu sur la fameuse punchline, que t’as utilisé très tôt…
S : J’avoue j’ai plein de blagues Carambar. J’écoute mes morceaux à l’ancienne j’ai envie de faire un best-of de blagues Carambar. Mais y a des gens qui n’avaient pas les neurones pour les comprendre. Ça me fait rire parce qu’il y a des gens qui ont écouté à l’époque et qui ne comprenaient pas, qui trouvaient ça débile et aujourd’hui ils me ressortent mes trucs en les ayant compris. Comme s’il y avait une latence de cinq ans. C’est rigolo mais je me sens violé, j’aurais dû être plus pourri et peut-être que j’aurais marché. A Marseille, il n’y avait pas de punchliners en tant que tel, tout le monde était vraiment dans le « thème« , la narration, parler d’histoires de rue. Moi, je parlais de ma bite, je disais que des conneries, je montais dans les concerts avec des poupées gonflables. C’était super décalé, les gens avaient la haine et ne m’aimaient pas et je les comprends parce que je suis super arrogant… J’ai toujours aimé ce côté de concurrence. C’est pas malsain en fait, si tu penses pas que t’es le meilleur, pourquoi tu rappes ? Fais autre chose: colle des timbres, va danser, taggue, va au McDo.
A : Tu te rappelles du contexte de l’époque des clashs, notamment les plus connus contre Zoxea et Sheryo ?
S : C’était à l’époque de la fête de la musique en 98, c’est Jean-Pierre Seck qui a organisé ça. Ça me rend fou, je le déteste ce clash. En fait j’arrive pas a concevoir qu’il y a des gars qui me disent l’avoir écouté 200 fois, t’écoutes un clash une fois après t’arrêtes. Les gens connaissent plus le clash que des textes que tu t’es cassé les couilles à écrire. Donc à Zoxea, je lui avais sorti une phase Carambar de dingue et voilà. Moi j’avais rien à perdre, j’étais inconnu au bataillon, les autres avaient un buzz de dingue. J’y vais, j’insulte avec une blague, c’était tendu. Mais aujourd’hui, Zoxea c’est un poto, j’ai fait une tournée à Prague avec les Sages Poètes, j’ai fait leur DJ sur scène alors que je suis pas DJ, et Sheryo aussi, je le recroise c’est mon poto. Les gens ne comprennent pas que c’est du business. C’est de l’oseille, c’est un taf.
Dans l’affaire il n’y a pas de vainqueur ou de perdant, l’important c’est que ça fasse parler. Ox’ disait qu’il respectait même les gars qui sortaient des morceaux pourris, parce qu’ils ont pris le temps d’aller en studio, d’écrire un texte, pondre une instru et de poser dessus, c’est du travail.
« J’étais dans l’obscurité déjà, pas besoin d’être dans le Côté Obscur. »
A : Il n’y a pas de mauvais rap ?
S : J’ai fait tellement de mixtapes à l’époque, j’écrivais sur mon Palm et je faisais une mixtape tous les trois jours, même mes concerts c’était du freestyle ; il y avait le beat, il y avait mes backs sur la bande mais y avait pas les même textes, je rappais autre chose. Ça m’a sûrement porté préjudice ce manque de professionnalisme. Parce que pour moi faire du rap c’était une récréation et ça l’est encore aujourd’hui. Ce qui est paradoxal et rigolo, c’est que maintenant quand je taffe avec des artistes, tout ce que moi j’ai fait, je leur interdis de le faire. Je leur dis « change de refrain« , alors que quand je rappais, je disais « non on change pas le refrain« . Et maintenant je leur dis « tu veux pas changer le refrain, c’est pas grave, j’efface le morceau. »
A : Tu défends le rap en tant que musique populaire ?
S : Je ne suis pas de la génération qui est née dans le rap. Il y a des raps différents, quand j’entends des mecs tomber sur Diam’s à l’époque de « La Boulette » je trouve ça stupide. Parce que Diam’s est dans les bacs de rap, donc celui qui prend le disque de Diam’s est susceptible de prendre le tien, qui est peut-être plus du rap pour les initiés. Ça va permettre à d’autres gens de se propulser ailleurs. C’est normal que ce soit populaire, les plus grosses ventes de disques sont liées au rap, c’est générationnel. C’est de la variété urbaine.
Doc Gyneco, son premier album était super bien produit, tellement c’était bien fait, il pouvait se permettre de dire des insultes qu’on aurait pas laissé dans un album de rap classique. Il faut arrêter d’être sectaire. Tous les gens ont des flingues braqués sur le rap et nous, dans le rap, on se braque des flingues les uns sur les autres. Je représente le rap, si je tire sur un gars qui fait du rap, je me tire dessus. Que mes potes savent que x ou y fait de la merde à mes yeux, c’est normal. Mais dans mon discours avec les gens que je ne connais pas, je vais véhiculer du positif sur le rap.
A : Merde, je voulais finir avec une liste des gens que tu détestais…
S : Raté. Je ne donne pas de noms. Parce que même dans ce que j’aime pas, il y a toujours un truc qui est bon. Pourquoi insulter des gens quand tu peux profiter de ce temps pour donner de l’amour à d’autres ? [rires] Elle est bonne celle là.
A : Comment tu le vois évoluer, le rap ?
S : On fait des soirées avec DJ Faz et Djel, ça s’appelle Globetrotters, c’est du son généraliste, ça veut dire qu’on va passer de tout, du Prince, du rap, du rock, de la house. Le rap c’est une musique éponge, on a commencé par piller la soul après c’était l’électro et aujourd’hui on pille la house et c’est toujours dans les rayons rap. Mais il faut la connaître pour faire ça, il faut la jouer la musique que tu utilises. Tu es meilleur dans ta discipline quand tu as appris tout ça. Donc, on les joue en soirée alors que les mecs viennent parce qu’ils ont été bousillés à Queensbridge mais quand on passe de la house, ils dansent. Donc le rap va être fait par des mecs qui vont être ouverts et beaucoup plus larges en terme d’influences que nous avons pu l’être.
A : Un petit mot sur le concert Retour aux Sources que tu as présenté en juin 2009 à Paris. Est-ce que ça va se réitérer, est-ce que tu en seras ?
S : C’était rigolo, je trouvais le concept super intéressant. Deux copines organisaient ça. Si je ne dis pas de bêtises elles devaient le reconduire en Suisse et en Belgique, avec plus ou moins le même plateau. Je trouve ça génial, dans la salle y’avait des petits et des grands, ça montrait qu’il y avait une certaine culture du rap d’ici. Le public adhérait et était content de vivre ça. Même s’il manquait Ill.
A : [rires]…
S : Tu sais souvent les génies, ils font ce qu’ils veulent. Ill est comme ça, il a fait ce qu’il avait à faire au moment où Ill devait le faire. Après les gens qui vont le voir en concert maintenant ils sont en retard. Fallait le voir à l’époque…
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