Romain Garcin, BXL art
Interview

Romain Garcin, BXL art

Graphiste français installé en Belgique depuis le début des années 2000, Romain Garcin s’est imposé comme un nom important du rap francophone en réalisant des pochettes pour Damso, Caballero & JeanJass ou MC Solaar. Rencontre avec lui à Bruxelles pour remonter 20 ans de carrière.

Photographies de Romain Garcin et son travail par Brice Bossavie et Romain Garcin pour l’Abcdr du Son
Photographies de Anissa Jalab et JeanJass par Romain Garcin

Le 1er juin 2018, Damso dévoile sur ses réseaux sociaux une des informations les plus attendues de l’année : après avoir explosé dans le rap francophone avec Ipséité un an auparavant, le rappeur belge annonce son troisième album Lithopédion. Sur son post Instagram, une pochette, qui va marquer la décennie 2010  – un gros plan de l’œil de l’artiste avec une galaxie cachée en son sein – et dans les crédits, un nom : Romain Garcin. 

Connu des suiveurs de la scène du rap bruxellois, Romain Garcin est alors à l’époque moins identifié du monde du rap français au sens large qu’un Fifou ou un Koria. Pourtant, cela fait déjà presque quinze années que ce graphiste et photographe oeuvre dans l’ombre pour réaliser des visuels et des pochettes pour des artistes de la scène belge comme James Deano, Isha (sous le nom de Pacemaker) ou Scylla. Français installé en Belgique depuis les années 2000, Romain Garcin fait partie des activistes du hip-hop belge au sens large, que ce soit en tant que rappeur (sous le nom de RomOne dans les années 2000) et surtout en tant que graphiste depuis son adolescence. Le choix de Damso de collaborer avec lui pour son troisième album (puis sur QALF ainsi que QALF Infinity) va alors sonner comme une consécration bien méritée pour ce passionné forcené. 

Autant intéressé par la musique que le graphisme ou le cinéma, ce touche à tout créatif a donc fini, vingt ans après son arrivée à Bruxelles, par devenir un point d’ancrage de l’esthétique visuelle du rap francophone. On l’a ainsi vu collaborer avec Damso, mais aussi Caballero et JeanJass, Sofiane Pamart, MC Solaar, ou encore récemment Isha et Limsa D’Aulnay pour leur album commun Bitume Caviar (Vol.1). Une réalisation qui l’a amené à recevoir la récompense de la Pochette de l’année de la cérémonie des Flammes 2024, comme une autre case cochée dans le parcours de l’ombre de Romain Garcin, qui, malgré lui, prend petit à petit la lumière. De quoi avoir envie d’aller le rencontrer le temps d’une après midi ensoleillée à Bruxelles dans son studio. Pour connaître son histoire, et un peu celle de la scène rap belge.

I.) Jeunesse et VHS

Abcdr du Son : Tout le monde est persuadé que tu es belge, alors que tu es français. D’où est-ce que tu viens, et comment est-ce que tu as découvert le graphisme et la musique ?

Romain Garcin : Je suis un enfant de la banlieue parisienne au sens large du terme. Je suis né dans le Val-De-Marne, j’ai grandi dans le Val d’Oise, je suis vraiment un enfant du déménagement. À force d’avoir bougé un peu partout, à un moment donné, j’ai fait le tour de cette banlieue parisienne et pour Paris… j’avais l’impression que c’était une ville qui ne voulait pas trop de moi. À chaque fois que j’ai voulu faire une incursion dans Paris, que ce soit pour mes études, ou des stages, le fait de devoir se déplacer, ça m’a donné vraiment cette sensation de banlieusard, mais pas proche banlieue, que c’était loin. Donc je n’ai pas vraiment eu cette sensation d’appartenir réellement à Paris ni à un endroit en particulier. 

A : Tu as dit dans une interview à la radio belge que dès petit tu t’intéressais à l’image, en faisant même des visuels de cassettes. C’est quelque chose qui t’a très vite branché ?

RG : J’ai toujours aimé décortiquer, regarder de l’autre côté du rideau. Dès qu’il y avait un making of de quelque chose, même les épisodes de C’est Pas Sorcier, pour moi c’était le graal. Et pareil pour les jaquettes. Et c’est vrai que les premières choses que j’ai personnalisées, ce sont des maquettes de VHS. Je prenais les mesures pour que ça rentre bien, j’ai commencé à faire des gabarits… Sans le savoir j’ai appris dès petit les codes de mise en page, d’ergonomie, du sens de lecture. Je me suis ensuite mis à personnaliser des cassettes audio, je me faisais des compiles, et je me faisais des jaquettes. Mon père avait un ordinateur à la maison pour son travail à l’époque, donc j’y ai eu accès assez tôt. J’utilisais Paint, Paint Shop Pro, les ancêtres de Photoshop. Ça m’a vraiment donné le goût de faire les choses moi-même. Et surtout, j’ai appris assez tôt que c’est un métier. Ou en tout cas je l’ai compris en regardant les crédits des albums que j’écoutais, notamment Michael Jackson.

« J’ai commencé par montrer mon travail sur des forums en ligne. Ça m’a permis de me rendre compte que je pouvais avoir des avis extérieurs, c’était génial.  »

A : Après l’enfance, tu continues à faire des visuels ?

RG : Oui, et je montre mon travail sur des forums en ligne. J’ai eu accès à Photoshop entre temps et dès que j’ai internet, je vais sur ces espaces-là, c’était un moyen de diffusion de mon travail. Je faisais des petites créations et ça m’a permis de me rendre compte que je pouvais les diffuser et avoir des avis extérieurs, c’était génial. Et c’est là où je commence à aussi me challenger. Il y avait des mecs qui faisaient du pixel art, du digital painting, et je me suis vraiment dit qu’il fallait que je sois à leur niveau. J’ai vraiment progressé grâce à ça.

A : Et pour la musique ?

RG : Mes parents écoutaient de la musique mais je n’étais pas hyper fan de ce qu’ils mettaient. C’était beaucoup de chanson française des années 80, Goldman, Patricia Kaas… Mais à un moment donné il y a Michael Jackson qui apparaît dans la maison, parce que c’était dans tous les foyers. Et ça m’a ouvert des portes vers plein de musiques. J’avais l’album Bad et j’ai découvert Stevie Wonder, je suis allé gratter… Je me suis vraiment fait ma culture musicale tout seul de mon côté. J’étais beaucoup branché sur la radio, j’allais écouter des albums aux bornes musicales en magasin.

A : Comment est-ce que tu passes de Michael Jackson, Stevie Wonder, au rap français et américain ?

RG : Le rap français, en vrai, c’est MC Solaar. « Bouge de là » me fait directement rentrer dans le truc. Ensuite Nas arrive très vite puis le Wu-Tang. Et après Doc Gyneco. Je suis en CM1 quand ça débarque, et ça m’a parlé, tout comme Stomy Bugsy. J’ai vraiment grandi à côté de Sarcelles, donc toute l’école du Ministère A.M.E.R, ça nous parlait, c’était presque une fierté. Et ça a continué après avec l’arrivée d’Ärsenik, Passi, même Sniper après. On s’est vraiment butés au rap du 95 à ce moment-là.  

II.) Études et départ en Belgique

A : Quel est ton premier lien avec la Belgique ? Qu’est-ce qui fait que tu commences à songer à aller là-bas ?

RG : C’était justement via un forum, Planet Hip Hop. Il y avait des topics graphismes dessus, et je rencontre dessus des utilisateurs qui sont de Bruxelles, notamment Mathieu qui était le manager d’un rappeur bruxellois qui s’appellait Ertug et qui avait fait des featurings avec Soprano dans les années 2000, c’était un des premiers Belges à avoir fait ça. On se connecte et je rencontre aussi un autre graphiste de Bruxelles, Osmoz, on sympathise énormément et à un moment donné la vie fait que je me déplace à Bruxelles l’année de mon bac un peu avant mes 18 ans. Et je kiffe vraiment la ville. Il y a le côté capitale à la Parisienne mais sans le rejet que j’avais pu ressentir à Paris, avec une effervescence. J’ai vraiment eu un coup de cœur. Après le bac je vais alors un an à l’université Paris 8 de Saint-Denis en histoire de l’art mais en fait j’ai déjà la tête à Bruxelles. Je prévois de faire une année sabbatique pour aller vivre là-bas, et je me mets à travailler au Flunch à côté de mes études pour financer cette année. Je pars finalement vivre mon année sabbatique, je rate un examen d’entrée dans une école de communication visuelle là-bas, mais grâce au graphiste Osmoz, je mets un pied dans le rap bruxellois, tout en faisant des petits boulots.

A : Comment est-ce que tu commences à être actif sur cette scène ?

RG : On me présente énormément de rappeurs en ville et je propose mes services en tant que graphiste. Et surtout, je rappais aussi à l’époque. Sous le nom de RomOne [sourire]. J’étais dans un collectif qui s’appelait Oh My Prod, je faisais beaucoup de battles MCs, beaucoup de radio, avec le groupe on avait même fait la première partie de la Sexion d’Assaut avant qu’ils explosent. Et à côté de ça je faisais des pochettes. C’était une époque dans le rap bruxellois où il n’y avait vraiment pas un balle. J’étais aussi avec des rappeurs de Molenbeek, il y avait La Revolte, La Rez, ces rappeurs-là. Et à un moment donné je me connecte avec Max, qui était graphiste et backeur pour James Deano. Il avait un gros collectif de graffeurs et de graphistes à Bruxelles qui s’appelait Narcograffic, et il m’a intégré dedans un peu comme un rookie.

A : En quelle année est-ce que c’était ?

RG : Je suis arrivé en 2004 à Bruxelles et ça devait être en 2005 ou 2006. Max m’a alors proposé de faire la pochette du single « Les blancs ne savent pas danser ». C’était mon premier contrat « pro » et ma première expérience avec un CD qui finit dans les bacs, c’était vraiment un bon souvenir. Surtout que j’étais fan de Deano, il y avait un vrai potentiel dans son univers à explorer. 

La suite directe de ça, c’est que je bosse avec un artiste qui s’appelle Pacemaker, et qui me contacte pour son premier single « Conçu pour durer ». Je fais des visuels pour le CD promo, et je devais faire la pochette de son premier album Vas y chante. Ça ne s’est finalement pas fait. Et entre-temps Pacemaker est devenu Isha. C’est une histoire assez marrante parce qu’on a fini par se retrouver quinze ans plus tard sur la pochette de Bitume Caviar. Mais ce qui est important aussi à dire sur Bruxelles, c’est que je me suis rendu compte à l’époque, en toute humilité, que tout était à faire là-bas. Alors qu’à Paris, tout semblait déjà bouché. 

A : Tu sentais que tu avais un peu plus ta place ?

RG : Oui et tu peux demander à beaucoup d’acteurs du rap bruxellois ici, on m’a vite identifié en tant que graphiste. Mais à un moment, j’ai dû un peu m’éloigner de ce milieu-là parce qu’il fallait que je gagne ma vie. De 2010 jusqu’à 2017, je prends alors un job alimentaire à côté. Je travaillais chez l’équivalent d’Orange en Belgique, Proximus, et j’aidais les techniciens à installer la fibre. J’aurais pu aller travailler en agence mais ça ne me convenait pas du tout, donc je préférais avoir un job alimentaire, et garder une liberté créative dans mon activité dans le graphisme à côté. 

A : Justement, qu’est-ce que tu fais dans le graphisme à ce moment-là ?

RG : Je fais des visuels pour des restaurants, des clubs, des flyers de soirées, des trucs hyper corpos, des logos pour des gens qui lancent des boîtes. Ça me rapporte 500 euros par-ci, par là et ça arrondit mes fins de mois. En parallèle, je vois que des choses s’organisent de plus en plus dans le rap à Bruxelles au milieu des années 2010. Back In The Dayz débarque, et une économie commence à se créer dans la musique bruxelloise. Hamza arrive, Romeo Elvis aussi, Caballero et JeanJass aussi, il y a toute une nouvelle école qui débarque. Et là je me dis « Putain, je suis dans mon truc et j’ai raté le train »

A : Comment est-ce que tu fais pour revenir dans cette scène ?

RG : Un rappeur historique de Bruxelles, Gandhi, me contacte et me demande de faire la pochette  de son nouvel album Texte Symbole. Et Gandhi, en ville, c’est un monument, il est cité par tous les rappeurs qui ont percé aujourd’hui, c’est vraiment un roi sans couronne de Bruxelle. Donc je suis hyper honoré qu’il pense à moi. On se donne rendez vous au Starbucks aux pieds du bâtiment Proximus où je bosse après mon taff, et lui était courtier en assurance, on avait un profil quasi similaire. Il me demande de bosser sur son album et je prends le truc à cœur. Je me dis que je dois prouver que je sais faire, que je ne bégaie pas au moment de tout livrer, et je me dis qu’il y a une carte à jouer. Je fais alors cette pochette, et quelques mois après, Guillaume Héritier, qui était manager de Scylla, me contacte pour la pochette de son album Masque De Chair. Et là je me dis qu’il y a un petit truc qui est en train de se passer. Et dans la foulée de Scylla, je travaille aussi avec Damso. 

III.) Le déclic Damso

A : Justement, comment se fait ta rencontre avec Damso ? 

RG : Je recroise une amie, Anissa Jalab, que je connais depuis vraiment longtemps à Bruxelles, on s’était un peu perdu de vue à ce moment. Et on se recroise à l’inauguration du studio Planet de Caballero & JeanJass, tout le rap de Bruxelles était là. J’apprends à ce moment-là qu’elle manage Damso, qui venait de sortir Batterie Faible. Et je lui propose qu’on bosse ensemble de manière générale. Je finis alors par lui parler de faire un shooting photo de Damso autour de la sortie de Ipséité et je le rencontre alors pour la première fois. Tout se passe bien pendant le shoot. Mais après je n’ai que des merdes…

A : C’est-à-dire ?

RG : Je rentre chez moi et je déverse les photos sur mon ordi avant de vider la carte mémoire. Et je ne sais pas ce que je fais, mais à un moment donné, je fais un Pomme Reset. Mais vraiment involontaire en plus. Tu vois le bruit du truc qui disparaît définitivement de la corbeille sur Mac ? Je l’entends. Au même moment, je reçois des messages d’Anissa qui me dit « Tu m’envoies quand les photos pour qu’on puisse regarder ? Damso a kiffé le shooting ». Et je suis là, chez moi, en sueur froide. Même ma femme, m’a dit : « Je ne t’ai jamais vu dans un tel état d’angoisse ». Dans ma tête j’étais en train de me dire que j’étais en train de laisser passer ma chance, que je n’étais pas pro. Je me dis alors de rester calme et d’aller voir sur des forums si je peux récupérer quelque chose. Et j’apprends qu’il y a moyen de récupérer ce que tu as effacé sur une carte mémoire si tu n’as pas rajouté quelque chose dessus entretemps. Je crois que je paye 80 balles pour un logiciel et là, je vois les photos réapparaître. Je ne te mens pas, je crois que j’ai fait cinq copies sur quatre disques durs différents [sourire]. Le soulagement, vraiment. Et j’envoie alors les photos et elles sont distribuées à la presse. 

« Encore aujourd’hui, Lithopédion est toujours ma plus grosse cover en termes d’impact médiatique. Il y a un avant et un après Lithopédion pour moi.  »

A : Tu penses que si tu n’avais pas sauvé cette carte mémoire, ça aurait pu avoir un impact négatif ?

RG : Honnêtement, je pense que cette soirée-là elle a été charnière. Si je rate ce shooting, alors qu’à ce moment-là je me relance à peine dans le graphisme dans la musique à Bruxelles, à l’heure actuelle on ne ferait pas cette interview et je serais peut être encore en train de bosser pour Proximus. Au niveau de ma crédibilité ça aurait été dur. On ne peut pas refaire l’histoire, peut-être que j’aurais eu une autre opportunité que j’aurais su saisir. Mais après ça, la pochette de Lithopédion a changé ma carrière. 

A : Justement, comment tu te retrouves à faire la pochette de cet album ?

RG : Après le shooting dont je parlais, j’ai tenté de proposer à Anissa une cover pour Ipséité. Mais tout était déjà prêt. Et un peu plus tard elle me réécrit pour me dire « Damso va sortir son prochain album, il va s’appeler Lithopédion. Fais nous des propositions ». Et donc j’envoie deux idées : celle que l’on connaît aujourd’hui, et une autre avec un lithopédion dans l’œil. On me dit direct que c’est mort pour la deuxième idée, et ensuite du temps passe. Et je me souviens très bien : un soir, je suis dans ma voiture pour aller boire des verres avec mes potes, et je découvre La Vie Augmente 1 de Isha. L’album se coupe, et je reçois un appel d’Anissa. Et là elle m’annonce que c’est ma cover qui a été retenue. Je suis trop heureux, mais je ne sais pas comment je dois réagir, je ne veux pas non plus faire le fanboy, donc je suis là à dire « trop bien ». Et elle me dit « Mais quoi, t’as pas content » ? [Rires]. Et après ça on rentre en production pour finaliser la pochette. Sauf que j’étais encore employé chez Proximus. Donc ça veut dire que je recevais des coups de fil de 92i au travail. Je posais des arrêts maladies, je me cachais dans les bureaux pour répondre à l’équipe, et de leur côté je ne leur disais pas que je bossais ailleurs. Et dès que je rentrais le soir, je me mettais dessus. 

A : Comment tu l’as faite, cette pochette ? Est-ce que tu peux me la raconter ? 

RG : C’est une photo issue du shoot fait pour Ipséité, et Dems ne voulait pas figurer dessus. Je comprends très vite qu’il est très fort dans la symbolique, les langages un peu cryptés et donc je me dis « on va jouer là-dessus ». Je sais qu’il est assez porté sur les histoires autour des âmes, donc je voulais évoquer l’idée des yeux qui sont le reflet de l’âme. Et entre-temps il me parle aussi du monde et du fait de le dépasser. Qu’est-ce qu’il y a après le monde ? La stratosphère. Donc on va la représenter avec cette galaxie dans l’oeil. Je prends alors un portrait que j’ai fait de Damso, je le passe en noir et blanc, et je fais un gros plan sur l’oeil. Et je me mets à renforcer les contrastes, pour obtenir un noir fort. Et je me rends compte qu’il y a des pigments qui apparaissent via ces contrastes, donc je les renforce encore. Et très vite je fais le lien avec la Nébuleuse de l’Hélice, qu’on appelle aussi communément l’œil de Dieu. Donc on est vraiment dans un truc très ésotérique. Et minimaliste aussi. C’est ce qui fait la force de ce visuel. Il se suffit à lui-même et contribue au mystère.

A : Lithopédion c’est ta première « grosse » pochette ?

RG : Oui, et encore aujourd’hui, je crois que c’est toujours ma plus grosse cover en terme d’impact médiatique. Elle fait encore parler d’elle. Quand je vois des gens parler des meilleures pochettes du rap français sur les réseaux sociaux, elle est souvent citée plusieurs fois. En tout cas sur la décennie 2010, tu retrouves souvent UMLA et Lithopédion. Donc je me dis que c’est plutôt cool d’avoir marqué le coup avec cette pochette-là. Et je sais que ça a changé beaucoup de choses pour moi, notamment dans la manière dont les gens considèrent mon travail. Donc oui c’est important. Il y a un avant et un après Lithopédion pour moi.

A : Tu as ensuite travaillé sur QALF puis QALF Infinity. Comment est-ce que vous avez abordé ces visuels ?

RG : Le processus créatif de QALF et QALF Infinity n’a rien à voir avec Lithopédion. Parce qu’il y avait 92i et Capitole entre nous sur Lithopédion. Sur les deux derniers c’était un travail de full indé. Comme Damso l’avait expliqué à l’époque, il voulait retrouver l’énergie des débuts. Et dans la manière dont on a travaillé les visuels, on était aussi un peu là-dedans. Je sens qu’il a une liberté totale et qu’il ne se refuse absolument rien. Je ne peux pas les compter mais je crois qu’on a fait une centaine d’essais de covers, on était dans l’expérimentation, dans la recherche. Je ne peux pas tout dire mais il y avait à la base des propositions où on était vraiment plus sur de la performance d’art contemporain. Mais on est en tout cas dans une réflexion de créer une expérience entre l’auditeur et celui qui va accueillir la pochette, Damso voulait quelque chose de symbolique. La manière dont les gens réagissaient à la pochette, c’est ce qui en faisait son sel. Pareil sur les plateformes, c’était juste un carré noir avec la typo. Mais il y a aussi la manière dont on pense l’objet physique, Dems était dans une logique de dire « On remet le physique au centre des discussions, en plus de la musique » donc on a fait ce boitier transparent avec un CD noir. Et aujourd’hui c’est un des objets que j’ai préféré faire dans tout ce que j’ai pu réaliser. 

A : Finalement, QALF et QALF Infinity ont été des albums importants pour toi, qui t’ont appris de nouvelles choses ?

RG : Oui je me suis vraiment retrouvé à gérer un projet de grosse envergure, « l’album le plus attendu de l’année ». [sourire] Non seulement j’étais aux manettes mais en plus de ça j’étais sans filets. Autant sur Lithopédion je ne bossais pas directement avec Damso, mais sur ces deux derniers on était vraiment que lui et moi, il n’y avait personne d’autre. Sur la fin de la production, il y avait le fabricant et l’usine, mais sur toute la recherche, c’était des appels avec lui non stop, il est venu ici [il montre son bureau, ndlr] plein de fois pour finaliser ce qu’on faisait. Comme je le dis les covers de QALF et QALF Infinity c’est à 50% la mienne, et à 50% la sienne en termes de travail. Au niveau du cerveau, on a vraiment bossé à 50/50 dessus. 

RG : Damso a dévoilé ce qui semble être la pochette de son prochain album BĒYĀH récemment. Tu as travaillé dessus ?

RG : Je ne suis pas en dehors des plans de Damso, on était d’ailleurs au téléphone la veille des précommandes pour les visuels de présentation du CD et la mise en page du site, mais pour le coup l’illustration en question n’est pas du tout de moi. C’est celle d’une sculptrice et illustratrice avec qui il avait déjà travaillé sur le tout premier logo Vie : elle s’appelle PilvisBrain.

IV. Caballero et JeanJass, Sofiane Pamart et Bitume Caviar

A : Il y a un duo d’artistes dont tu es proche depuis plusieurs années, c’est Caballero et JeanJass. Quand est-ce que vous avez commencé à collaborer ensemble ?

RG : On a commencé à bosser sur High & Fines Herbes Volume 1. On ne se connaissait pas super bien avant ça mais ils étaient aussi dans le rap de Bruxelles et on est de la même génération, donc on se savait. Et surtout, Jass, c’est une encyclopédie du rap belge et du rap en général. Donc il se rappelait de mon équipe quand je rappais dans les années 2000. Et à un moment donné ils me contactent pour la pochette de High & Fines Herbes Volume 1. Donc je bosse dessus et je fais aussi la DA d’un livre de cuisine qu’ils avaient fait avec le disque. On s’entend super bien et on remet ça sur leurs deux albums solo OSO et Hat Trick. 

A : Là il y avait de quoi faire, que ce soit les deux pochettes, le merch… 

RG : Oui et c’est des gars tu vois… qui arrivent avec une idée très précise et avancée de ce qu’ils veulent. Avec eux, je fais très peu de direction artistique en soit, je suis beaucoup plus dans la réalisation et la mise en forme graphique, ils arrivent à chaque fois avec des concepts très clairs. Ils savent très bien ce qu’ils veulent, pour moi c’est les meilleurs DA possibles. Je me rappelle que c’est par exemple Caba qui a trouvé l’idée des pêcheurs avec le poisson pour la pochette de Bitume Caviar. Isha me contacte et me dit « On veut une photo avec un poisson »

A : Et c’est Caballero qui te dit « Mets les en pêcheurs » ?

RG : Oui, je pense qu’il avait des références de Ghostface Killah en tête, et d’autres trucs de pêche américaine. Donc oui, c’est des gars avec qui j’adore bosser. Et on a remis ça sur les vinyles Zushi Boys. Les deux premiers c’est pareil, ils viennent avec leur concept et me disent « on veut que ça tourne autour des sushis et du saumon » et je le mets en forme en faisant une mise en page et un graphisme proche d’un menu de restaurant de sushis. Sur le deuxième ils veulent que ça soit avec une esthétique de tapis. Donc je fais les illustrations de tous les sushis et je les envoie à un mec qui va tout tisser en tapis. Et ensuite je prends en photo le tapis. On est plus sur un travail d’artisan, la DA est déjà installée par Caba et JJ dès le départ. Donc ils gèrent complètement ce qu’ils veulent faire.

A : Je vois que derrière toi tu as trois tableaux avec des photos de Sofiane Pamart à ton mur. Vous avez une relation assez forte aussi non ?

RG : Oui, avec Sofiane je m’occupe surtout de ses photos. J’ai juste fait la pochette de son album avec YG Pablo, Diamond Tears. Mais c’est quelqu’un qui a une certaine fidélité avec les équipes avec qui il travaille. Donc je réalise ses photos de presse à chaque fois, et j’ai aussi fait l’affiche de son concert à l’Accor Arena. On était sur un processus quasi similaire à celui d’une pochette d’album. Il voulait une belle photo qui fasse le lien avec son premier album Planet et celui d’après Letter. Donc sur la colorimétrie on est restés sur le jaune et le bleu. Et le brief général, c’était « Il nous faut quelque chose où c’est big star ». Donc je suis parti sur une imagerie entre Michael Jackson et Elton John tout en restant Sofiane Pamart. Mais oui, ce sont des gens avec qui humainement ça se passe bien, on se voit en dehors du travail. Ce n’est pas le cas avec tous les artistes. 

A : Cette année, tu as reçu une récompense assez importante pour toi, la Flamme de la Pochette de l’année pour Bitume Caviar (Vol. 1) de Isha et Limsa D’Aulnay. Est-ce que tu peux me raconter un peu l’histoire de cette cover ?

RG : Isha et Limsa ont d’abord eu l’idée du poisson puis ils parlent à Caballero qui leur dit « Peut être que vous devriez vous mettre en pêcheurs » et ça les marque direct. Et après ça, Isha, que je connais depuis un moment m’appelle en me présentant l’idée. Et on commence à réfléchir à la manière dont on va présenter ça. Parce que ça peut vite être humoristique, et j’ai très vite dit que je ne voulais pas que ça soit rigolo, même si avec le décalage qui existe, ça va forcément amuser les gens. Donc on s’est vraiment renseignés auprès de gars qui sont dans le game de pêche, pour avoir du vrai matos pro, des vrais vêtements pour aller pêcher. Et il y avait presque un jeu d’acteur sur l’image, il fallait qu’on sente que les deux aiment vraiment la pêche. Le jour du shoot, on avait deux gars qui nous assistaient au niveau du matos, ils ont ramené leurs cannes, leurs appâts, tout. Et ils étaient full tatoués, ils se clashaient entre eux “Mais toi t’as pêché ça, c’est de la merde !” c’était marrant, même Isha et Limsa ils hallucinaient. C’était des gars qui avaient la trentaine passée, et ils allaient se poser pour fumer avec leur canne à pêche, silence absolu, tranquille. Et on voulait envisager Isha et Limsa dans cet esprit-là sur cette pochette.

« Quand j’ai envoyé la photo de la pochette de Bitume Caviar, on ne m’a même pas demandé de faire d’autres tests. Il y a vraiment eu une unanimité sur cette image.  »

A : Et où est-ce que vous avez pris la photo d’ailleurs ? 

RG : C’est à Bruxelles. Le hasard des choses fait que c’est à 200 mètres de chez moi en plus. C’est bête mais juste avoir la tour derrière, ça rajoute quelque chose. Au début, on a pensé à aller sur des gros étangs mais on ne voulait pas rajouter de bâtiment via Photoshop. On voulait vraiment qu’il y ait ce côté photo brut. Même en termes d’éclairage, je voulais avoir un flash très direct, pas quelque chose de trop produit. Donc je fais ces photos, je fais ma sélection, et je leur envoie celle de la pochette avec quelques retouches. Et en fait elle n’a jamais bougé. Ils ne m’ont même pas demandé de faire d’autres tests. Il y a vraiment eu une unanimité sur cette image. 

V.) Le style Romain Garcin

A : Pour finir, je voulais prendre le temps de parler de ton style. En regardant ton travail, je trouve qu’il y a quelque chose de très lié à la photo. Et aussi une certaine forme de minimalisme. Ce sont souvent des images où on reçoit très rapidement l’émotion que tu veux transmettre, sans jamais être trop surchargées, un peu brutes dans l’esprit. 

RG : Tu ne te trompes pas. Pour moi, dans la lecture d’une pochette, ça doit aller très vite. Donc c’est totalement volontaire. Alors ça peut passer par le minimalisme ou pas, mais je veux que le message d’une pochette puisse être lu très rapidement. Et c’est vrai que je bosse beaucoup sur le format portrait. Ce qui m’intéresse souvent aussi, c’est de prendre en photo la personne dans une nouvelle version d’elle-même. Je me renseigne sur les photos qui ont été faites de l’artiste par le passé et j’essaie de proposer quelque chose de toujours nouveau visuellement. Et ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la technique, mais surtout le résultat final. Peu importe les moyens pour le mettre en place. Je pense par exemple à la pochette de Météo de Jäde. On a failli la faire vraiment dans l’eau, mais ça coûtait beaucoup trop cher. Donc on l’a fait avec de la 3D. Les cheveux ne sont pas mouillés, et l’eau a été faite en post-prod. Mais quand elle a été dévoilée, plein de gens n’ont même pas vu que c’était fait avec de la 3D. Et c’est quelque chose que j’ai trouvé trop bien. Mais oui, mon but c’est de raconter une histoire à travers des émotions et un mood global de manière instantanée. Et surtout il faut que ça soit marqué visuellement. Qu’on puisse reconnaître cette pochette parmi mille dans les bacs ou sur les plateformes.

A : Tu parles aussi souvent de cinéma en interview et sur tes réseaux sociaux. C’est une influence dans ton travail ?

RG : Oui, je regarde beaucoup de films et c’est même plus une référence que la photo pour moi. Même si j’adore le travail d’une grande photographe comme Annie Leibovitz, je vais beaucoup plus aller m’inspirer du cinéma. Quand je fais des moodboards, je vais spontanément aller chercher des images de films. Et sur le rendu de mes photos, j’ai envie qu’il y ait un côté un peu cinématographique. Mais ça peut bouger. Par exemple en ce moment j’essaie d’aller vers quelque chose de plus brut dans mes photos, un petit peu plus « punk ». La cover de Isha et Limsa tend un peu vers ça, par exemple, elle a un côté un peu plus instantané. 

A : J’ai aussi l’impression que tu n’aimes pas trop les typographies. Il n’y en a pas tant que ça sur tes pochettes. 

RG : Oui de moins en moins. En fait j’aime les beaux objets avant tout, et quand je fais une pochette j’espère toujours qu’elle va sortir en physique. J’aime bien mettre du texte pour qu’il soit identifiable dans les bacs, et on me permet de plus en plus de le faire via des stickers transparents, ce qui permet ensuite d’avoir la cover brut. Globalement, j’aime bien mettre du texte à condition qu’il y ait une valeur ajoutée graphique. Quand on fait un album, il y a un côté « noble ». Et je trouve ça dommage parfois de mettre du texte sur une image qui pourrait se suffire à elle-même. 

A : Est-ce qu’il y a des artistes ou des graphistes qui t’ont beaucoup influencé dans leur travail sur des pochettes ? 

RG : Comme tu peux le voir dans mon bureau, j’ai pas mal de livres, notamment sur Hypgnosis, qui est le studio qui faisait des covers de Pink Floyd, Led Zeppelin. Ils m’ont beaucoup inspiré parce qu’au-delà du rendu visuel qu’ils proposent, il y a l’aspect technique. Les mecs faisaient des dingueries mais sans Photoshop, tout en organique. Et ça les poussait à sortir de leur zone de confort et à aller chercher d’autres techniques graphiques qui vont avoir un rendu hyper intéressant. Dans le reste de mes références, il y a aussi beaucoup Armen. Quand je vois la cover du Combat Continue, de Ouest Side, ça m’a bien marqué aussi. 

A : Tu vis maintenant à Bruxelles depuis vingt ans. Est-ce que tu penses qu’il y a une école visuelle belge, qui a eu une influence sur toi ?

RG : Je pense que le point de convergence du monde artistique belge, c’est la décomplexion et le surréalisme. On accepte d’aller à fond dans le surréalisme, quitte à tendre parfois vers l’absurde. Et ce n’est pas autant acquis en France. Je le ressens quand je travaille avec des Français, chez les labels et les chefs de projets il y a une volonté de ne pas trop sortir des sentiers battus, même si les choses sont en train de bouger. Alors qu’en Belgique… [il soupire en souriant, ndlr] j’ai fait des brainstorming un peu fous. Je crois que je me suis imprégné de ce truc-là et c’est ce que j’aime ici, il y a une détente dans la manière d’envisager les choses, on va rigoler autour de tout ce qu’on va proposer. Si parfois tu proposes des idées impossibles logistiquement ou financièrement, le premier réflexe ne sera pas de te dire immédiatement que ce n’est pas possible, plutôt de l’enthousiasme, même avec les gros comme Damso. Et ça c’est hyper agréable. Mais il y a aussi eu à un moment donné un côté plus « fermé » à Bruxelles. Et j’ai la sensation que Stromae et son équipe, notamment le duo Boldatwork, sont venus changer ça. Ils ont permis d’envisager la musique en Belgique via des directions artistiques et visuelles beaucoup plus intéressantes. 

A : Pour finir, tu évolues dans le milieu du graphisme depuis le début des années 2000. Est-ce que tu as d’autres envies maintenant ?

RG : Peut être ouvrir une agence à un moment donné, et me positionner en tant que directeur artistique pour des clients. Je suis aussi beaucoup le travail de la nouvelle génération, ils ont un talent très fort, beaucoup plus tôt et beaucoup plus vite que nous, et je me dis que peut être que ça pourrait aider d’avoir quelqu’un qui les accompagne sur certaines choses. Je généralise évidemment, il y a toujours de petits génies qui savent se débrouiller très rapidement. Mais quand je parle avec eux, je me rends compte que tout ce qui est hors artistique comme négocier un contrat, gérer les relations avec le client et les artistes, savoir se vendre, ce n’est pas une évidence tout de suite. Les trois quarts se sous-évaluent énormément par exemple. Donc ça pourrait m’intéresser de les accompagner. Et sinon, ça va faire effectivement vingt ans cette année que je travaille à Bruxelles. Donc je me dis que ça pourrait être une bonne idée de sortir un livre, ou une exposition pour présenter une rétrospective de ce que j’ai fait, il va falloir que je m’y mette. J’ai réalisé ma première pochette en 2003 au final. Ça commence à faire longtemps.

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