Rapsody, sagesse populaire
Forte de la reconnaissance qu’elle a rencontré grâce à son deuxième album, Laila’s Wisdom, Rapsody est une rappeuse évoluant entre deux mondes, celui des hautes sphères et celui de bas fonds, sans changer son rap de proximité.
Lors de la 60e cérémonie des Grammy Awards, qui s’est tenue le 28 janvier 2018 au Madison Square Garden de New York, la catégorie rap a opposé des albums remarquables sortis en 2017. Face à 4:44 de Jay-Z, Damn. de Kendrick Lamar, CULTURE de Migos, et Flower Boy de Tyler, the creator, Rapsody défendait son deuxième album studio, Laila’s Wisdom. Au milieu de ce panel, Marlanna Evans, trente-cinq ans, est une sorte d’anomalie rassurante. Pratiquante depuis une dizaine d’année un rap tirant plus vers les modèles East Coast d’il y a vingt ans, façon Rawkus, la rappeuse évolue pourtant sous le haut patronage de Jay-Z, qui l’a signée sur son label Roc Nation. Rapsody a donc côtoyé le temps d’un soir le gratin de la pop mondiale grâce à un album loin des canons musicaux actuels. Laila’s Wisdom est un disque qui fourmille de leçons de vie, sur le rôle de l’environnement social et culturel d’une jeune femme afro-américaine, des tensions raciales aux pressions familiales. Porté par le Soul Council, collectif regroupant des pros de la MPC (Khrysis, AMP, Nottz, Hi-Tek ou encore le mentor de Rapsody, 9th Wonder), l’album offre un boom bap coloré et chatoyant, piochant dans des boucles issues des standards de la soul à du r’n’b contemporain plus confidentiel.
Pile un mois après cette cérémonie des Grammy de laquelle elle est repartie bredouille, Rapsody était de passage à Paris pour un concert à guichet fermé à La Bellevilloise. Accompagnée par 9th Wonder et son collègue de label GQ (auteur du très bon album E14th l’an dernier), Rapsody, tout sourire, a retourné la salle du XXe arrondissement par son énergie communicative. Quelques minutes avant de grimper sur scène, on a rencontré une personne au naturel jovial, jamais blasée de sa modeste réussite, partie d’un open mic en 2004 entre les murs de sa fac où elle rencontra 9th Wonder, qui la prit sous son aile. Depuis, elle a sorti deux albums et trois EP, en constante maîtrise, gagnant la reconnaissance de ses pairs, de Kendrick Lamar à Anderson .Paak, en passant même par Cardi B.
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Abcdr du Son : Même si Laila’s Wisdom n’est pas ton premier album, on a l’impression qu’il t’a permis de te présenter à pas mal de nouvelles personnes. L’as-tu conçu de cette façon ou est-ce simplement accidentel ?
Rapsody : Honnêtement, c’est arrivé comme ça. Je me suis dit de ne pas trop y réfléchir, ou de créer des attentes trop grandes, du genre atteindre un million de personnes grâce à un hit. 9th Wonder m’a dit : « Raconte ton histoire, ta vérité, parce que certaines personnes vont s’y reconnaître ». Il m’a également dit de ne pas chercher à être dans la tendance, ni de tenter de parler aux mêmes trois millions de personnes que les autres, quand il y en a déjà deux mille qui m’aiment : « Tu n’as pas besoin de les partager ou te battre pour elles ». L’idée était juste de faire de la bonne musique. Plus jeune, les artistes que je n’ai jamais oubliés sont ceux qui étaient fidèles à eux-mêmes, dans lesquels je pouvais me reconnaître et auxquels je peux rattacher un souvenir à leur musique. Voilà ce dont j’avais envie : faire de la bonne musique et voir ce qui se passerait.
A : Ça me fait penser à une phase que tu sors dans « You Should Know » : « Young Gu’ yellin’ I should rippity rap more ».
R : [rires] Bah ouais ! J’ai enregistré un truc comme quatre-vingt chansons pour cet album. Je suis passée par une phase où, pendant une semaine, j’écrivais beaucoup de chansons d’amour. Et Young Guru [NDLR : ingénieur du son qui a notamment beaucoup travaillé pour Roc-A-Fella] m’a dit : « Elles sont bien, mais on a besoin de t’entendre rapper davantage. Il faut que tu rappes plus ! ». 9th a approuvé. Je me suis dit : ok, on retourne aux fondamentaux [rires].
A : Comment travaillez-vous sur la conception d’une chanson avec 9th, Guru et les autres producteurs de Jamla Records ?
R : Ça dépend des jours. Parfois, on est en studio, et à partir d’une conversation, 9th me dit que c’est un concept de chanson. Parfois je lui donne des nouvelles, lui raconte un truc qui m’est arrivé, et il me dit « ça ferait une bonne chanson ». Parfois j’enregistre un freestyle sur mon téléphone, puis je l’envoie à 9th, qui me dit de garder certains passages, de les parfaire. Il y a des jours où j’ai le syndrome de la feuille blanche. J’ai beau écouter tous les instrus mortels que m’envoie 9th, je n’arrive pas à trouver la bonne émotion. Du coup je vais sur Internet et j’écoute d’autres beats, pour capter la bonne sensation et commencer à écrire. 9th intervient après, en plaçant son propre instru à partir de mon texte. On a plusieurs méthodes en fait [sourire].
A : Cela suggère que tu n’es pas qu’une artiste solo mais la somme d’un rappeur et d’un producteur.
R : Je pense que c’est ça, en effet. 9th Wonder et le Soul Council forment le son de Jamla, sa fondation. Peut-on travailler avec d’autres personnes ? Bien sûr. Mais ils seront toujours au cœur de ce que l’on fait. Quand tu écoutes Drake, tu veux l’entendre avec 40. Quand tu écoutes Kendrick Lamar, tu veux l’entendre avec Sounwave. C’est pareil avec moi et 9th. Une fois que tu es dans une zone de confort avec certaines personnes, vous créez cette alchimie où vous vous comprenez sans avoir à vous parler. Je crois que c’est ce qui permet de faire la meilleure musique.
« Le samedi, on va en boîte, mais du lundi au vendredi, on a une vie normale. Où est la bande son de ce moment-là ? »
A : Un thème revient souvent dans tes chansons : comment notre culture, notre éducation, notre société influencent le regard que l’on porte sur soi-même, et comment les autres nous voient. Dans « A Rollercoaster Called Love », par exemple, tu parles de la pression que ressentent les femmes trentenaires de se marier et fonder une famille de la part de leur entourage.
R : Je sais que je ne suis pas la seule femme noire qui rencontre ce problème. D’où je viens, toutes les filles se disent « je dois trouver un taf, me marier, et avoir des enfants quand j’aurai trente ans ». Et ce n’est pas juste. Du coup, je pense que c’est à moi d’être la parole des sans voix. J’ai eu la chance d’avoir un don et l’opportunité de m’en servir avec un micro, pour raconter mon histoire et parler de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer. Je sais que chaque histoire que je raconte fera écho chez quelqu’un d’autre, il pourra se sentir concerné. Je l’ai constaté avec cet album, de gens qui me disent : « meuf, tu as raconté ma vie, mon histoire, comme si t’étais dans ma tête ». C’est le but de la musique : être capable de sortir une chanson dans laquelle les gens pourront se reconnaître. On ne peut pas faire la fête tout le temps… Le samedi, on va en boîte, mais du lundi au vendredi, on a une vie normale. Où est la bande son de ce moment-là ? La bande originale de ma journée de travail ou de la rupture avec mon mec ?
A : 9th et les autres producteurs du Soul Council ont samplé pour certains de tes morceaux des voix de femmes comme Aretha Franklin, Tweet et Solange Knowles. Des artistes qui ont chanté sur des sujets similaires. Ce n’est pas un hasard ?
R : Je pense que c’est lié à ma recherche d’une certaine énergie ou émotion. J’aimais tellement le titre de Solange [NDLR : « Mad »] que ça m’a inspiré à écrire une autre histoire. Pourquoi ne pas le sampler et en faire quelque chose de nouveau ? Pour ce qui est de « Young, Gifted and Black » d’Aretha, 9th était à une soirée, et l’a joué. J’ai senti que cette chanson me parlait directement et je me suis dit qu’il me la fallait pour mon album. On avait six intros différentes pour l’album, j’ai donc dit : « essayons de sampler « Young, Gifted and Black » ». 9th a eu l’idée d’envoyer le sample à Nottz pour qu’il le retourne, et c’était parfait. Quand tu entends une chanson qui traduit une de tes émotions, il faut la reprendre et la recycler ! [rires] Et essayer d’en faire ta propre version.
A : J’ai cru lire que tu as été à la fac en Caroline du Nord. Qu’est-ce que tu y as étudié ?
R : La comptabilité… Je voulais jouer au basketball et faire de la musique. Mais je mesure 1 mètre 60, je suis vraiment petite… et je ne croyais pas vraiment poursuivre une carrière dans la musique à cet âge-là. Pour moi c’était un rêve irréalisable. Mais j’étais bonne en maths et je venais d’une petite ville de la campagne… Pourquoi ne pas être comptable ? Et au final… j’ai détesté. Vraiment. Parce que je suis une personne créative… et il n’y a rien de créatif dans la compta. Voilà, fin de mon histoire de comptable [rires]. C’est là que j’ai rencontré 9th Wonder… Quand tu regardes dans le rétro, tu te dis que la vie est drôle. Est-ce que c’était écrit ? Ça devait vraiment se passer comme ça ? Parce qu’à un moment, j’ai été à l’université de Caroline du Nord pour rencontrer le coach de l’équipe de basketball féminin de la fac, qui m’a dit « passe à mon bureau demain matin ». Et c’est l’équipe pour laquelle je voulais jouer ! Mais je n’y suis pas allée, j’ignore pourquoi…Pour une raison ou pour une autre, je devais prendre un chemin différent. Pourtant, j’étais sur le point d’abandonner la compta et partir étudier le business de la musique à New York… Ce que je n’ai pas fait non plus. Dieu est joueur, c’est tout ce que je sais [rires].
A : Ce qui est marrant aussi, c’est que GQ, qui t’accompagne sur cette tournée, a eu le même destin, avec cette carrière dans le basket et une entrée tardive dans la musique.
R : Grave ! Il a joué pour l’UNC [NDLR : Université de Caroline du Nord], et a même gagné un titre en 2005. Alors qu’il fait des essais pour les Lakers, il se blesse le genou. Le même jour, 9th l’appelle pour venir en studio. C’est ouf ! Qui écrit ça ?
A : À ton avis, aussi bien pour toi que pour Q, ça a compté dans votre parcours de rappeurs de passer par ces expériences ? Vous auriez pu commencer à l’adolescence comme d’autres, mais il s’avère que vous avez eu une autre vie avant.
R : Peut-être, oui. Quand Jay-Z a sorti Reasonable Doubt, il disait « j’ai travaillé sur cet album pendant 28 ans ». C’était peut-être mon cas avec The Idea of Beautiful : j’ai taffé dessus pendant… je n’arrive même pas à compter [rires]… depuis toujours ! Ces expériences nourrissent ton premier album, en effet.
« Plus jeune, j’étais incapable de te citer le nom d’un rappeur de Caroline du Nord. »
A : Tu viens d’une petite ville de Caroline du Nord, Snowhill. En dehors de certains artistes comme J. Cole, Petey Pablo ou Little Brother, il n’y a jamais eu l’air d’avoir un mouvement là-bas, une scène. Comment tu analyses ça ?
R : C’est vrai. Particulièrement quand je débutais, je me suis demandé « où est la scène locale ? ». Pourtant il y a plein d’artistes talentueux. A chaque coin de rue, il peut y avoir un rappeur incroyable à deux doigts d’avoir une opportunité de quitter sa ville et se lancer. Il y a une mentalité de panier de crabes nocive pour la culture. Quand je vois 9th Wonder tenter d’apporter des choses chez nous, partager son expérience, ce n’est jamais assez pour certaines personnes. Il y a toujours quelqu’un pour dire « ce n’est pas assez, je dois péter maintenant ». Je crois qu’en restant humble et en comprenant que rien n’arrive du jour au lendemain, qu’on doit bosser, on sera sur la bonne voie. Plus jeune, j’étais incapable de te citer le nom d’un rappeur de Caroline du Nord. Mais aujourd’hui, c’est mortel que les plus jeunes puissent citer J. Cole, 9th Wonder, moi, Petey Pablo, Wells Fargo, Lute, qui vient juste d’être signé par Cole… Lançons un mouvement et donnons-nous de la force. J. Cole est bien revenu vivre en Caroline du Nord… C’est mortel que je puisse rencontrer ces artistes et parler de ces sujets.
A : Puisque tu as rappelé que tu vis toujours en Caroline du Nord, je me demandais un truc : t’as toujours ta Honda Accord ?
R : Non ! [sourire] Qu’est ce qui lui est arrivé déjà ? Je l’ai ramenée à la maison, elle ne fonctionnait plus. Mon père l’a vendu à ma tante, pour un truc comme sept-cent dollars [rires]. Mais je crois qu’elle est morte maintenant. J’ai fait une interview pour Tidal dans laquelle on devait faire un tour en bagnole et écouter du son, et je me disais que j’aurais aimé toujours avoir la Honda, pour raconter cette histoire. Quand je commençais la musique, j’allais en studio avec, j’étais fauchée, et cette voiture me cassait la tête. L’été, en Caroline du Nord, il fait très chaud et humide. Je me souviens d’un jour, avec la clim en panne, où il faisait tellement chaud que je n’ai pas pu rouler plus de quatre kilomètres, parce que la voiture surchauffait. J’ai dû m’arrêter pour mettre de l’eau dans le système de refroidissement. J’ai demandé à mon ami qui m’accompagnait « tu peux demander au Mc Donald’s s’ils peuvent nous filer de l’eau ? ». Il est revenu en me disant que la dame à l’intérieur l’avait pris pour un sans-abri et voulait lui donner de la bouffe ! [rires] Voilà ce que cette voiture m’a fait subir, mais elle m’a conduite là où j’avais besoin d’aller. Cette vieille Honda a été tellement importante pour ma carrière… Je ne serais pas assise ici sans cette bagnole. Honda Accord Music forever !
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