Radikal MC : « Diam’s a balayé le rap »
Interview

Radikal MC : « Diam’s a balayé le rap »

Ni rookie, ni MVP, il se décrit comme « un fan qui pratique » et a le cœur qui balance entre Diam’s et Booba. Retour sur le parcours de Radikal MC à l’occasion de la sortie de son premier album : Lever l’encre.

Photographie : Koria

Abcdr du Son : Quels sont tes premiers souvenirs liés au rap ?

Radikal MC : Ça doit être vers 1999. À Châtillon, les grands de mon quartier formaient un groupe qui s’appelait La Cohorte. On les imitait. Je n’écoutais pas spécialement de rap quand j’étais petit. C’est mon frère, de sept ans mon aîné, qui m’a transmis le flambeau. Il y avait du Das EFX, du Wu-Tang, Common, Jay-Z, Nas… En rap français, comme j’habitais à côté de Bagneux, ce qui m’a vraiment poussé, c’est la Mafia Trece, le Saïan, Diam’s… Et puis je suis de ceux qui ont grandi avec les Disiz, Kery, Booba… Je voyais les grands s’enflammer sur Time Bomb mais j’étais trop petit, je ne comprenais rien. Je suis plutôt de la génération qui a pris une baffe avec Première Classe, Mission Suicide

A : Tu as en mémoire le premier texte que tu as écrit ?

R : J’étais dans mon groupe de l’époque qui s’appelait La Falt. On était quatre à la base mais ça s’est vite transformé en binôme avec mon pote Chroma. Dans mon premier texte, je crois que j’ai dû faire rimer « Planta Fin » avec je ne sais quel mot… [sourire] J’étais petit, je regardais les pubs et je faisais rimer tout ce que je voyais. C’était un texte improbable sur quatre pages [sourire]. Mais qui était quand même dans les temps, j’avais déjà le truc mais je ne racontais que de la merde, je devais avoir onze ans. Ma première séance studio, c’était avec Chroma au Mouvement Authentique vers 2000. On a rappé ensemble du collège jusqu’au lycée. Rapologiquement, il y avait une différence de point de vue. Lui, c’était la rue pure et dure. Ce qui était marrant à l’époque – sans prétention, je te rassure -, c’est que les gens faisaient l’analogie avec Lunatic. Il y avait la caillera qui ne voulait pas voir les choses et l’autre qui essaie de conscientiser. Les gens trouvaient ça intéressant. Mais c’était pas possible. On venait du même quartier et on ne racontait pas du tout les mêmes choses. Sur un son, ça fonctionne mais à long terme… Dans la démarche, je ne sais pas si c’est utile. C’est comme si tu t’enchaînais à quelqu’un qui veut aller à gauche et que toi tu veux aller à droite, vous allez avancer tout droit mais ça va mettre du temps. [sourire]

A : Il y a des morceaux qui sont sortis à l’époque ?

R : On est de cette génération skyblog avant qu’internet ne claque vraiment. On était en 256K, Wanadoo… On allait en studio tous les mercredis et on en sortait chaque fois avec un nouveau son. Super bancal mais on ne se rendait pas compte de ce qu’on faisait, on le balançait sur le net parce qu’on pensait que ça claquait. Et, à l’époque, il n’y avait pas encore eu ce raz-de-marée d’artistes sur le net ; donc on arrivait à attirer l’attention avec des trucs assez faibles. Et comme on a eu la chance de rapper plutôt bien assez tôt, je pense que ça a joué en notre faveur, les gens étaient moins durs avec nous. Ils disaient : « Ouais, ce petit-là, il a quinze ans, il rappe bien pour son âge ! » Si on avait sorti les mêmes morceaux à vingt ans, ils auraient sûrement dit que c’était nul. On n’était pas beaucoup dans le coin, donc on attirait l’attention. On a fait de petites scènes ici et là. Les premières parties de tous les artistes qui venaient à Châtillon : Sinik, 113, LIM, Youssoupha, L’Skadrille. À l’époque, ça avait encore un vrai impact de faire une première partie d’un artiste connu. À quinze ans, t’arrivais au collège après avoir fait la première partie de Sinik, c’était un truc de ouf ! [sourire]

A : Est-ce que tu te projetais dans cette vie de rappeur quand tu voyais défiler ces gros noms ?

R : Non parce que j’ai jamais respecté un mec parce qu’il vendait des CD. Depuis que je fais de la musique, j’ai quand même croisé beaucoup de gens. Les seuls qui m’ont donné envie de faire un peu plus, ce sont des gens que je respectais soit pour leur discours soit pour leur parcours et il n’y en a pas énormément. Et dix ans après, ce sont les mêmes et j’ai eu l’occasion de tous les croiser, hormis AKH. Et les avoir croisés me suffit amplement. Je n’ai jamais été dans l’optique de gratter des featurings. D’ailleurs, c’est arrivé souvent que mon frère croise un artiste et qu’il lui dise « Ecoute, mon petit frère fait du rap » et l’artiste lui dit qu’il me connaît très bien. Et mon reuf vient ensuite me voir : « Je savais pas que tu le connaissais, pourquoi tu collabores pas avec !? » Parce que ce n’est pas la démarche. Je ne crois pas qu’il soit bon de rapper avec tout le monde tout le temps. Je suis un fan qui pratique, je préfère une bonne discussion avec un mec que je respecte plutôt qu’un morceau. Même si commercialement, on me dira : « Pousse, t’as l’occasion de ramener une vitrine ! » Moi, ça me va très bien comme ça.

A : Tu assumes le fait d’être « un fan qui pratique. » Mais n’est-ce pas un peu dangereux comme positionnement ? C’est notamment ce que je reproche à certains membres de 1995, talentueux, mais qui ont du mal à s’affranchir de l’influence de leurs idoles.

R : En l’occurrence, sans faire d’attaque ou de critique, je pense que c’est différent pour 1995 dans le sens où leurs influences sont assez visibles pour des gens connaissant le rap, donc c’est plus judicieux dans leur cas d’assumer le fait qu’ils sont fans de untel pour ne pas qu’on leur reproche de voler ou de faire semblant. Il y a une part d’honnêteté. Et je pense que c’est bien parce que ça a permis de faire un pont avec une époque révolue. Moi, c’est différent. Je ne suis pas du tout dans la reproduction. Quand je dis que je suis « un fan qui pratique », c’est davantage dans ma manière d’aborder ma musique. Je suis un passionné. Je ne m’écrase pas devant les artistes. Je suis trop bien dans mes baskets pour que quelqu’un ne me mette la pression. Je suis dans une cohérence avec moi-même. J’ai une certaine vision de la musique qui vient de ma position de fan de musique, de rap et qui fait que je fais ma musique comme je la fais. Alors que j’en connais qui ne sont pas spécialement fans de rap – et il y en a beaucoup parmi les rappeurs – et qui, quand tu leur fais un reproche sur leurs titres,  sont capables de te dire : « Je m’en fous. » Et ce « je m’en fous » veut dire « je m’en fous de la culture, je m’en fous de ce qui a été fait, je m’en fous des règles à respecter et je m’en fous qu’en faisant un morceau tout pourri où j’insulte la terre entière, j’emmène tout le mouvement rapologique avec moi. » Chaque pièce que je mets là, je la vois plus comme une pièce que je mets dans une grande flaque d’eau qui s’appelle le rap plutôt que dans un chemin de carrière qui serait « Radikal MC, où est-ce que je vais finir ? » Parce que demain je me fais renverser par une voiture, c’est fini. La seule chose qu’il reste, c’est le son. J’ai juste envie de bien faire et que les gens se disent : « OK, c’est un bon morceau. » Je n’ai pas envie de venir casser un truc, déjà que j’ai l’impression qu’il se fracasse d’année en année. J’ai grandi dans un rap où les artistes faisaient attention à ce qu’ils disaient, j’en vois de moins en moins. Je n’ai pas forcément envie que les gens se disent : « Radikal, il est fort ! » Parce que tout ça est relatif, quelqu’un va me trouver fort, un autre nul, je m’en fous. La seule chose qui compte, c’est qu’ils sentent que j’ai respecté le truc. Je ne vole rien à personne et je ne suis pas non plus un génie. Je suis lassé que notre musique se résume à « moi j’suis Booba », « moi j’suis Rohff », « moi, j’suis Youssoupha », etc. Ça me manque ce côté qu’il y avait à l’époque : « J’aime bien un morceau de lui, un de lui, un de tel autre et je me fais une cassette ». Et le rap, c’est ça.

A : Le rap était plus important que les rappeurs eux-mêmes.

R : Ça se ressent dans le discours. Il ne faut pas croire que tous les rappeurs s’aimaient il y a quinze ans, on le voit avec les dossiers qui ressortent. [sourire] Malgré tout, tu retrouvais beaucoup de connexions et, rien que dans le discours, tu avais davantage de gens qui parlaient du rap comme une entité dont ils faisaient partie. Aujourd’hui, les gens parlent du rap comme un truc qu’ils emmerdent, c’est : « Je fais mon chemin tout seul, allez-vous faire foutre. Si demain le rap crève, c’est pas mon problème. » Je ne veux tirer sur personne, je vois le rap comme un supermarché, il en faut pour tout le monde. Je ne suis pas en train de dire : « Le rap conscient, c’est bien, le rap hardcore, c’est nul. » J’écoute de tout, je m’en fous. C’est plus dans le discours, il y a un truc qui s’est paumé. Il y a des effets secondaires du phénomène Booba et de l’école 45 Scientific qui ont eu cette position depuis le début : « On est tout seul et on les emmerde. » Mais, même chez Booba, j’ai toujours plus senti un doigt d’honneur envers l’industrie de la musique qu’envers la culture du rap. Alors qu’aujourd’hui, c’est ce que je vois, ce côté : « Je me fous de la culture du rap. » Booba, que ce soit en interview ou dans ses textes, il y a toujours une phrase qui te rappelle qu’il s’y connaît et qu’il est attaché à cette culture. Il n’a jamais tiré dans la flaque du rap comme certains qui disent dans leurs morceaux que le rap, c’est de la merde. Cet attachement à la culture était dans le fond de tous les textes à une époque, il y avait ce fameux « on » fédérateur à un moment ou à un autre. « Il faut qu’on essaie de s’en sortir. » Je ne le retrouve presque plus aujourd’hui, ce « on » fédérateur.

A : Peut-être parce que le rap a gagné ? Alors qu’à l’époque, tout était à faire et les gens faisaient naturellement front pour porter plus haut cette musique.

R : Non. Je pense qu’on a voulu faire croire à cette culture qu’elle avait gagné mais c’est faux. Si on avait gagné, on aurait une mosaïque de rap disponible dans les grands médias. Il y a un axe bien choisi, de façon volontaire. Il y a des morceaux qui étaient inconcevables il y a quinze ans. Quand tu vois un Lil Wayne arriver avec un morceau qui parle en gros de « sucer des bites » et que les gens dansent dessus… Aujourd’hui, les gens s’enjaillent sur « I’m in love with the coco » ! Dans les rappeurs cotés il y a quinze ans, même les plus racailleux, je ne voyais jamais ce côté « la coke, c’est bien ». Il y avait toujours une phrase du genre « ouais la drogue, ça m’a fait perdre mes potes ». Là, je vois des jeunes de quinze, vingt ans s’enjailler en boîte sur « I’m in love with the coco. » Ouais, c’est drôle. Mais, dans le fond, ça rentre dans ta tête quand même. On est en train de dédramatiser plein de sujets. On est dans cette ère où les gens sortent leur téléphone pour filmer quand il y a une bagarre. J’ai grandi dans une époque où quand deux gars s’embrouillaient dans un quartier, les autres s’en mêlaient pour dire : « On est du même quartier, vous tapez pas… » Là, quand t’as une tape en bas d’un quartier, t’as vingt personnes autour qui sortent leur téléphone pour filmer. Tu commences à avoir un plaisir un peu chelou à apprécier des choses bizarres. Et le rap a contribué à ça. Pour bien voir la tendance, ce sont les petits artistes qu’il faut suivre. C’est là que tu vois qui a eu le dernier mot parmi les gros. Il y a eu une grosse vague boom bap jazzy dans le sillon de 1995 et puis « Kalash » de Booba et Kaaris est sorti et j’ai vu plein de petits clones naître.

« J’ai voulu être un rappeur et je me suis rendu compte que c’était mauvais pour la santé. »

A : Il y a tout de même une mosaïque d’artistes de qualité aujourd’hui, non ?

R : Ah oui, clairement. Il y a de bons artistes mais le problème, c’est le temps qu’ils vont être là et s’ils vont réussir à avoir une influence. Je pense que le dernier artiste qui a livré quelque chose de respectueux dans la forme au grand public, c’est Youssoupha avec Noir Désir. Tu as Médine qui respecte les codes mais il est moins accessible. Youssoupha a su trouver le juste milieu. Noir Désir, c’est vraiment un carrefour, le genre d’album que tu peux faire écouter à un petit de quinze ans comme à quelqu’un de trente ans et ça fait un. J’ai toujours trouvé que le rap était un mélange, un battement entre provocation et humilité. Une balance très humaine entre cette envie de parfois faire la morale et celle de reconnaître son imperfection. Ces dernières années, j’ai beaucoup apprécié les albums d’Hocus Pocus, Gaël Faye…

A : Justement, comment vis-tu cette position de rappeur ayant l’ambition de délivrer un « message positif » ? C’est presque devenu désuet comme registre et dans celui-ci, certains, à l’image de Disiz ou même Youssoupha, sont parfois moqués…

R : Disiz, c’est un cas particulier. Quand il est parti vers Peter Punk, il a eu un discours vis-à-vis du rap que les gens n’ont pas compris. Ça a joué en sa défaveur. Youssoupha, c’est différent. Je ne me fie pas au net. Je me fie aux conversations que j’ai avec les gens. C’est là que tu vois qui fait effet, qui a du buzz ou pas. Je n’ai jamais vu quelqu’un dire : « Youssoupha, il casse les couilles à faire la morale. » J’ai davantage ressenti ça avec un Kery James, où vraiment les gens en avaient marre. Youssoupha, je ne l’ai jamais vraiment vu faire la morale. Un Disiz, plus. Le Disiz qui se positionnait en tant que métis de banlieue et disait entre les lignes qu’il y avait des gens bien et des fouteurs de merde et que la banlieue se tirait une balle dans le pied. Il a dit des phrases très courtes pour expliquer des choses qu’il faut prendre le temps d’expliquer. Il a fait l’erreur d’envoyer des punchlines qui ont enflammé certaines personnes : « C’est qui ? On ne l’a jamais vu. Il connaît pas ma vie, mon quartier. Pourquoi il vient me faire la morale ? » C’est comme au boulot : parfois t’as envie de dire à quelqu’un qu’il fait mal son boulot. T’as raison de le dire mais lui n’est peut-être pas forcément prêt à l’entendre de ta bouche. Et je crois que le rap, c’est un peu ça aussi. Les gens qui ont pris trop de positions et l’ascendant sur ceux qui les écoutent se sont tiré une balle dans le pied. C’est une limite à ne pas franchir. Un AKH a beaucoup fait la morale dans sa carrière sans ça que ça se ressente. Pareil pour Oxmo. C’est une question d’approche.

Ça me fait penser à une phase que je dis dans un morceau : « Je me reconnais plus dans le quartier, je crois que j’ai grandi. » C’est une phrase qui peut suggérer plein de choses à plein de gens. Je sais exactement la seconde lecture que peuvent en faire certains. C’était volontaire de ne pas l’étayer, pour que ça devienne un sujet à débattre. L’erreur que je faisais plus jeune, c’était de prendre un thème et de tout expliquer. Plus t’explicites un truc, plus tu vas le faire en fonction de ta vie et donc soit tu éloignes l’auditeur soit tu lui manques de respect. C’est comme les gens qui disent que la rue est dure alors qu’ils habitent dans un quartier facile, ça va être mal pris. J’ai bien vu sur certains l’effet qu’avait eu ma phase : « Ouais mais gros, tu peux pas dire ça ! » Ça me fait sourire et je leur dis : « Si t’avais le choix, tu serais où ? Et plus tard, tu te vois où ? Combien de fois t’as voulu partir en vacances ? Combien de fois t’es rentré chez toi, ton hall était crade et ça te gênait vis-à-vis de ta famille ? » Ce sont des habitudes dans lesquelles on est tombés. Il y a un attachement malsain à quelque chose qu’au final on dénigre tous. C’est ce que j’exprime aussi par cette phase : « Je ne parle pas des gens quand je dis ça, mais toi qui traînes dans le quartier, est-ce que t’aimerais que le quartier traîne chez toi ? » Ça évoque plein de choses : la conception de la vie, de l’autre, le fruit de ce qu’on est en banlieue, de la télé, du rap, de la culture, le fait d’être parqués… J’estime qu’on est une génération qui a eu de la chance, on a eu le net, la carte Imagine’R, plein de choses qui nous ont fait bouger. Quand t’es proche de Paris, tu as encore cette opportunité de te donner de l’air. Je pense davantage à des gens que j’ai connus dans le 91, 93, 95, les banlieues lointaines. La vraie banlieue, c’est celle-là, celle dont tu ne peux pas sortir. Les gens ont besoin d’air, ils veulent s’en aller. C’est l’objectif. Mais pour ma part, quand tu grandis avec une génération de gens, que la moitié déménage, que l’autre moitié est occupée, bah forcément, tu ne te reconnais plus dans ton quartier. C’est juste logique. Si tu retires les gens, il reste quoi ? Moi, je suis fier des gens avec qui j’ai grandi, pas des bâtiments ni des codes postaux.

A : Que s’est-il passé entre l’arrêt de La Falt et ton premier EP, Maturité, sorti en 2010 ?

R : J’ai arrêté de rapper pendant un moment. J’ai pris un petit coup derrière la tête quand on a arrêté le groupe. Avec Chroma, on se connaît depuis la maternelle. Quand tu rappes en groupe, tu n’affrontes jamais vraiment le rap en face. Ça divise le boulot, si le morceau est nul, tu portes la responsabilité à deux. [sourire] Je me suis dit : « Putain je suis tout seul et si je fais un mauvais morceau, c’est moi qui prends. » Et puis j’avais la chance d’aller en studio gratuitement depuis tout petit et je ne m’étais jamais rendu compte de ce que ça pouvait coûter et de la chance que j’avais. Il a fallu assumer de devenir un rappeur solo.

A : Comment définirais-tu l’évolution entre Maturité et Lever l’encre ?

R : Le fond, la forme et la cohérence. On fournit toujours un effort à un moment T. Sur Maturité, il y a plein de choses que j’étais incapable de faire. J’étais au meilleur de moi-même à ce moment-là. Aujourd’hui, je ne suis toujours pas à 100% parce qu’il y a trop de facteurs à coordonner pour l’être mais je suis beaucoup plus loin. Et je peux aller encore beaucoup plus loin. J’ai le double ou le triple du niveau que j’avais sur Maturité au niveau de mon approche de la musique. J’étais encore perdu entre mes influences, ce que je pouvais faire et ce que je voulais faire. Aujourd’hui, je fais. Je me suis retiré une pression. J’ai accepté le fait que la musique, c’est un peu tous les jours et on voit, on avance. J’attendais peut-être à l’époque que chaque son provoque quelque chose à chaque fois. J’étais dans l’illusion du rap. Je n’ai jamais rêvé d’être une star mais je me trompais sur le milieu. Je me disais qu’il fallait vraiment que je mérite que des gens me suivent. Je voulais que chaque morceau percute. J’étais impressionné par l’institution qu’était le rap. Et, entre 2010 et 2015, j’ai rencontré beaucoup de monde avec qui j’ai discuté de rap. On se trompe sur ce que ça représente et le travail à fournir. Peut-être que le rap a perdu de sa superbe à mes yeux. L’institution du rap, pas la discipline ni l’acte de rapper. Il y a plein de choses qui me paraissaient impossibles et, cinq ans après, je suis passé en radio, en télé et dans les magazines. Et ça n’a pas changé grand-chose. Et tu te rends compte que ce n’est pas ça l’important. En 2009, 2010, on voyait presque la radio et la télé comme une fin en soi alors que c’est la musique qui compte à la fin.

A : Tu te souviens du premier papier que tu as eu dans un magazine ?

R : Je crois que c’est International Hip-Hop qui a publié un article sur moi en premier mais j’ai été davantage marqué par celui dans Rap Mag parce qu’il y avait ma tête ! Surtout que la page d’après, il y avait un gros nom avec une photo beaucoup plus petite que la mienne. [sourire] Il y a encore des gens aujourd’hui qui me font chier à me dire « t’es passé à Trace TV, c’est un truc de ouf » alors que c’est rien. C’est comme Les Francofolies, ça a changé le regard des autres sur moi et les gens étaient persuadés que le vent avait tourné. Le vent a tourné pour eux en fait, ça n’a rien changé pour moi. Ça nous a juste donné de la force. Mais les gens pensent que tu as gagné parce que tu es passé en radio ou à la télé. Quand tu aimes le rap et que tu vois tous les mecs super forts qui sont juste « passés » alors qu’ils méritaient beaucoup plus, ça me conforte dans ma position. On n’arrête pas de me répéter qu’il y a une génération de hip-hop ninjas en train d’apporter un nouveau souffle sans trop copier : A2H, Nemir, Kenyon… Ce n’est pas comparable mais il y en a combien qui sont sortis de Time Bomb ? Quand tu as une ribambelle de noms comme ça, des élus, il y en a un voire zéro. Et s’il n’y en a pas, tant pis. Je ne vois pas les autres comme des concurrents. Je n’ai plus l’envie de prouver ou de battre quelqu’un. Je suis content quand je vois un gars fort dans son truc. C’est bien qu’il y ait le choix. Ce qui est marrant, c’est que les rappeurs font du rap pour écraser tout le monde alors qu’au fond de nous, on a tous aimé plus jeunes écouter plein d’artistes. J’ai ré-adopté cette position de fan qui pratique parce que j’ai voulu être un rappeur à un moment donné et je me suis rendu compte que c’était mauvais pour la santé. J’ai voulu être ce rappeur qui écrase l’autre, marque le coup, frappe plus fort.

A : Il me semble que tes parents sont sourds. Comment as-tu vécu ton rapport à la musique dans ce contexte ?

R : J’ai longtemps caché à mes parents que je faisais de la musique parce que ça ne pouvait pas se partager. Les choses ont changé quand j’ai commencé à passer en télé. La télé pour mes parents, comme pour beaucoup de darons, c’est une référence. Je leur ai montré les magazines aussi. Mais au début, je ne voulais même pas prendre le risque de les chagriner même s’ils sont solides et qu’on s’entend très bien. Ils étaient là aux Francofolies, ça leur a mis une baffe et ça a tout changé. Avant ça, ils me voyaient passer des nuits blanches à écrire, ne pas aller en cours, consacrer énormément de temps à la musique. À l’époque, ça n’avait pas de valeur pour eux, aujourd’hui, ça en a une. Beaucoup d’amis à eux leur disaient qu’ils m’avaient vu à la télé ou ailleurs, ils ont pris conscience que c’était important. Mais depuis tout petit, mes parents nous ont toujours acheté de quoi écouter de la musique. Il y a toujours eu de la musique qui tournait en fond chez moi. Sans la musique, c’est un silence total. Quand je parle avec mes parents, je n’ai pas besoin de retirer mon casque. Je peux écouter de la musique, rapper à haute voix quand je m’entraîne…

A : Tu leur fais lire tes textes ?

R : Jamais, mais c’est pour d’autres raisons. Je ne vais pas rentrer dans les détails parce que c’est leur intimité. Simplement, la syntaxe de la langue des signes n’est pas la même que celle de la langue française. Faire lire quelque chose en français à la génération des sourds de mes parents, c’est parfois délicat parce que ce n’est pas dans le bon ordre, on va dire. Ils sont d’une génération qui n’a appris que des choses manuelles à l’école. Il faut que tu imagines mes parents comme des immigrés qui parleraient une autre langue. Les psychologues qui analysent les enfants de parents sourds nous décrivent d’ailleurs comme des enfants de parents immigrés. On est dans la même situation : dehors, on parle le français et chez nous, une autre langue.

A : De qui te sens-tu proche aujourd’hui dans le rap français ? Et qui écoutes-tu ?

R : Je n’ai pas la sensation de ressembler à un mec en particulier. Tu peux me mettre dans le camp de ceux qui rappent sans apparat, qui prennent le mic comme ils parlent. Je me sens aussi proche d’un 20Syl que même d’un Zekwe Ramos. On parle peu de ce mec-là mais il est vraiment fort. En ce qui concerne mes goûts, tu parles à un vrai fan de Booba. Ça surprend les gens parce que ça ne transparaît du tout dans ma musique. Je fais la part des choses. Mon oreille s’amuse quand j’écoute Booba. Il y aura toujours cette magie chez Booba de la rime que tu n’as pas vue venir. Ça fait vingt ans qu’il me fait ça, c’est relou. [sourire] Il y a toujours ce moment où après t’avoir déçu avec un morceau pourri qui te fait dire que ça sent vraiment la fin, il revient et t’en remet une. Mais il ne va pas m’inspirer ou m’influencer, c’est un plaisir d’auditeur. Booba, Kery, Disiz, Diam’s… Diam’s m’a fait écrire. Mon premier texte, je l’ai écrit après avoir écouté Premier Mandat. « Rimer ou Ramer » [il rappe quelques mesures du morceau]. C’était de la lumière. Même les albums suivants, ça me parlait.

« Je n’oublierai jamais Street Lourd. Diam’s a rappé sur la tête de Kennedy. »

A : Coming-out !

R : [rires] Je n’ai aucune honte. J’en parle souvent avec d’autres rappeurs. Tout le monde sait. C’est la plus forte. Il y a eu un boss dans chaque créneau, le nom de Ill revient souvent, Booba, Fabe… Mais cette meuf a tout fait ! Personne n’a tout fait comme elle. Et, surtout, à chaque fois qu’on est venu la chercher : « T’as baissé ton froc… » Elle cassait les gueules aux gens. Elle venait en radio, ils avaient peur ! On a très longtemps dit que Busta Flex était le meilleur freestyler… Moi, j’ai vu Diam’s rapper sur la tête à des gens, mais dur. Je te dis ça sans citer de noms mais des gens que je côtoie, là depuis longtemps et ayant pour certains fait partie de grands groupes phares, m’ont dit : « Diam’s, il ne fallait pas l’appeler en feat ! » Elle a balayé le rap. Aux Etats-Unis, les filles qui rappent, c’est commun. En France, beaucoup moins, et il y en a eu très peu de fortes. Il faut quand même donner ce crédit à cette meuf d’avoir mieux rappé que tous les mecs à un moment. Elle a eu le rap sur ses épaules. C’était LE rap. On sait où Booba veut en venir quand il dit qu’il est le patron. Mais Diam’s a affronté toutes les lumières du monde. Personne n’est allé là où elle est allée. Elle a fait du bien au rap. Elle a montré que c’était accessible à tout le monde. J’aurais plus peur d’une Diam’s que d’un Booba s’il fallait que je rappe avec les deux à leur top. C’est chaud, elle cassait des gueules. Les gens oublient vite. Ça fait mal à l’ego des mecs de le dire. Elle rappait dur. Je suis un grand fan d’IAM. Mais c’est un groupe. Je dis pas que c’est plus facile mais quand t’es en groupe, il te reste de l’énergie. Tout ce que tu dois affronter, elle l’a fait seule : concerts, plateaux… Elle faisait de vrais feats, elle se battait. Là où un Booba a souvent invité des mecs qui le respectaient un peu trop. Il pose en dernier quand il invite pour avoir l’ascendant et maintenir l’attention de l’auditeur et en premier quand il est invité pour que les gens écoutent son couplet et zappent. Diam’s, alors qu’elle avait déjà du succès, elle venait se taper sur les compilations dégueulasses : Mission Suicide, Street Lourd, Hostile… Quand tu es une fille et que tu vas te battre sur ces compil’ où il y a toutes les cailleras, ça impose le respect. Je n’oublierai jamais Street Lourd. C’était déjà une star. Elle est venue toute seule ici au studio à Châtillon. Tout le monde la charriait en disant qu’elle allait niquer le truc en venant pleurer et raconter ses histoires de couples… Elle est venue, elle a rappé sur la tête de Kennedy. Elle a marché sur la compil’, elle l’a pliée. Alors qu’il y avait un morceau de Kery James et Booba dessus quand même. Les deux se sont éteints, annulés. Diam’s, elle n’annulait rien, elle n’est jamais venue niquer un morceau. Elle a réussi dans tout, c’est la plus polyvalente. Le fan de rap que je suis attend encore que Booba vienne raconter sa vie, qu’il soit dans l’honnêteté. Il ne le fera jamais. On est tous sur notre faim en vrai avec Booba. Après, ça a un prix. Diam’s, tout le monde a eu accès à sa vie.

A : Quel est ton morceau préféré de Booba ?

R : Booba, j’ai vu à quel point il était différent avec le maxi Civilisé.

A : C’est Lunatic, ça ne compte pas !

R : Ali n’est pas sur ce morceau. Il n’existe pas dessus [sourire]. Personne n’est capable de te citer une phase d’Ali sur ce morceau. Vas-y ?

A : Je n’ai pas une bonne mémoire…

R : [rires] C’est dur hein. Après, l’album de rap qui m’a le plus froissé, c’est Temps Mort. Ce moment où j’ai eu la sensation que la terre s’arrêtait, où tout le monde se regardait : « Tu l’as eu, tu l’as eu !? » Ce truc où les gens se rassemblent pour écouter. Et quand le morceau « Repose en Paix » est passé à Générations pour la première fois, c’était dark. Tout le monde se disait : « Mais on va faire comment après ça !? » C’est le seul qui fait encore peur aux autres, qui quand il sort un morceau, les gens s’arrêtent : « Attends, avant de finir l’album, il faut qu’on écoute ce que Booba a fait pour être sûr de… » J’estime que Diam’s a été la plus forte globalement mais le plus méchant de tous, c’est lui. [sourire] « Jusqu’ici tout va bien », tout y est : l’aisance, la maîtrise, la punch, un air mystique qui traîne… Je suis un mec qui anticipe grave les rimes. Il y a beaucoup de morceaux de Booba où je les vois. Celui-là, ça a mis longtemps. J’ai dû l’écouter au moins vingt fois pour connaître les couplets alors que j’ai une putain de mémoire auditive. Normalement, au bout de deux rimes, j’ai décelé comment le rappeur se pose sur les temps et je sais comment il va finir. Alors que ce morceau, laisse tomber…

A : Tu as travaillé longuement et dépensé beaucoup d’énergie sur cet album. Te sens-tu capable d’enchaîner ?

R : Clairement. Ou pas. Si tu veux que je sois honnête avec toi, ça ne dépend que d’un truc. Tout ça, c’est financier. On y sacrifie beaucoup d’heures. J’ai la chance d’avoir du temps de libre, sinon je ne sais pas comment je serais arrivé au bout. On a traîné. Aujourd’hui, s’il fallait faire un album, je pense qu’on le penserait différemment. On le ferait dans de meilleures conditions et plus vite. On a appris beaucoup de choses en le faisant. Diego et moi, on a nos vies respectives, c’est compliqué. La musique, ça ne remplit pas les poches, ni les siennes ni les miennes. Même s’il y a la passion, s’il faut faire des choix demain, on pensera à la famille, la santé… Le top serait que cet album fonctionne, que les gens y prennent goût et qu’on parvienne à faire beaucoup de concerts. Lesquels nous permettraient de renflouer les poches. Auquel cas, les conditions seraient bonnes et on pourrait repartir sur quelque chose. Mais pour l’instant… Le pire, c’est le temps, l’énergie, le moral, la concentration et la lucidité que tu perds dans d’autres domaines.

A : D’ailleurs, pour toi aussi, D.Ego, c’est une expérience nouvelle de fournir un travail sur un long format comme celui-là…

D.Ego [qui assistait jusque-là sagement à l’entretien] : Maturité, c’était plus cool car on exigeait moins de nous-mêmes. C’était plus une carte de visite, le but était juste de faire des morceaux et de garder les meilleurs. Lever l’encre, on l’a vraiment bossé comme si c’était notre premier et dernier projet. On l’aurait sorti avant sinon. Mais du coup, on est fiers de chaque titre de l’album. J’ai appris d’autres choses en tant que producteur sur cet album. Ce ne sont plus les mêmes objectifs. Là où c’était presque une fin en soi de placer des morceaux en playlist sur MTV Base, M6 Black ou Trace TV, aujourd’hui, on espère surtout faire un maximum de concerts.

R : Il se présente en tant que producteur et il a raison sur le papier. Mais, de ma position, ce n’est pas ça qui le définit. Quand je parle à des producteurs de leur travail, tout ce que lui fait, ils ne le font pas. Diego, c’est mon binôme. Il a fait tout le boulot d’encadrement de l’album avant d’arriver au stade de la production. Le réduire à un producteur, c’est effacer une part de son travail.

D : C’est vrai que si je devais me définir, je serais à la fois ingé son, manager, réalisateur, producteur, beatmaker, DJ… Je comprends ce que veut dire Laurent : producteur, c’est un peu froid, détaché comme terme. Dans binôme, il y a de l’humain.

A : Vous touchez combien sur un CD placé en FNAC ?

R : Moi, à titre personnel, même pas un euro.

D : 60% du prix de gros hors taxe pour le label, soit environ cinq euros, sur lesquels tu dois enlever tous les frais de production. Il faut en vendre beaucoup pour en vivre. [sourire] Pour un artiste, il faut accumuler les concerts, la SACEM avec les passages radio et télé, les ventes de CD, le merchandising… C’est compliqué sinon.

R : Si on attend de l’argent des CD, on peut se brosser. Il faut être réaliste. Je connais plein de gens qui ne passent pas en radio ou télé mais empilent les concerts et s’en sortent très bien. Quand je vois un Gaël Faye faire des concerts toutes les semaines alors que personne ne parle de lui, moi, je la veux bien sa place. Tu as tous les bons côtés, c’est parfait. Le vrai monde, c’est celui-là. Je préfère remplir des salles que de vendre des CD. Et c’est un travail de terrain qui peut te permettre d’en vendre plus tard. Même si je préfère vendre des t-shirts, ça se porte au moins. Alors que l’objet CD est obsolète.

A : Qui sont les beatmakers présents sur l’album ?

D : D : Il y a Stanza et son frère Ouz’one, qui ont par ailleurs participé à l’album d’Ali, Willi Beatz, Keor Meteor, Aparan, Mess 24th et Juliani. Pour ma part, j’ai produit « Je comprends », « Lever l’encre », « J’ai vu », « Un gars, une fille » et « Allez leur dire » avec Willi Beatz. J’ai aussi arrangé pas mal de titres de l’album.

A : J’ai cru comprendre qu’une petite polémique avec Youssoupha était née de notre interview avec D.Ego en 2013. Rassurez-nous, c’était une tempête dans un verre d’eau ?

R : Avec Youssoupha, tout va bien. [sourire] Il aurait pu être sur mon album mais il ne le sera pas, ce qui n’est pas un problème en soi. C’est davantage lié à des histoires de timing que de volonté de part et d’autre. Il y a eu un quiproquo entre Lassana, le manager de Youss’, et Diego. Comme tout le monde se connaît, on a fait l’erreur de se dire qu’on allait le faire alors qu’il n’y avait pas le temps. Youssoupha a appris un peu plus tard que prévu qu’il y avait ce featuring en attente. Tout le monde s’entend très bien, il faut juste que Lassana et Diego aient une conversation. Ça a pris des proportions bizarres parce que c’est sorti dans une interview écrite. Le fait que ça ne soit pas expliqué en détails a laissé place à plein de suppositions sur la raison de l’embrouille. Ça va vite dans ce milieu. On côtoie les mêmes artistes et les gens savent que Youssoupha et moi, on s’apprécie, donc ce quiproquo les a perturbés. Beaucoup ont cru que le différend était entre moi et Youss’. On m’en parle encore, tu sais. [sourire] Détendez-vous, c’est que de la musique !

D : Cette histoire revient souvent, c’est vrai. Mais à vrai dire, ce n’est toujours pas réglé, alors que je sais qu’il a lu l’interview. [sourire] Le fait d’avoir bossé une prod’ d’un morceau [NDLR : D.Ego a produit « Clashes » de Youssoupha] qui a bien fonctionné sans être déclaré, c’est relou. Après, il y a eu l’histoire du featuring mais c’est encore autre chose.

R : En vrai, c’est réglé depuis le début. C’est une foutaise avec plein de gens qui s’apprécient, pas une embrouille. Ça aurait été gênant si, quand je les avais croisés, j’avais vu chez Lassana de la désinvolture. Mais ce n’est pas le cas, je sais qu’il est désolé. Quand Diego et lui se verront, ils vont se chamailler deux minutes et on n’en parlera plus. [sourire] Tout ce que j’espère, c’est qu’on fêtera avec Youssoupha le retour d’un rap sincère. Et si on doit on rapper ensemble dans le futur, on le fera. [sourire]

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