R.A. the Rugged Man, bien plus qu’un idiot savant
Il y a deux ans, il se décrivait comme un idiot savant dans un incroyable remix d’un tube de Taylor Swift. Mais R.A the Rugged Man est bien plus que cela : il est une bible de la culture hip-hop et l’un des gardiens de ses fondamentaux. Entretien robuste.
L’histoire de Richard Andrew Thorburn est l’une des plus passionnantes que le hip-hop ait connu. Mais c’est également l’une des plus violentes. Au début des années 1990, R.A a vécu un ascenseur émotionnel digne des succès fulgurants – et parfois mortels – des années 2020. S’il n’était déjà pas rentré sain d’esprit dans le tourbillon de l’industrie du disque, The Rugged Man en était ressorti bien plus abîmé encore. Considéré comme le meilleur par le Notorious B.I.G lui-même, mais blacklisté comme l’avait raconté Method Man, poursuivi pour harcèlement sexuel par les employées de son label, voyant un deal à quasi deux millions de dollars s’évaporer avec Jive, portant avec sa famille les ravages de l’agent orange auquel son père a largement été exposé lors de sa participation à la guerre du Vietnam, R.A s’est lentement mais longuement reconstruit. D’abord en indépendant et en restant dingue, extrême, sulfureux, au point que même ODB serait (presque) passé pour un enfant de chœur. Immensément respecté par ses pairs, R.A a longtemps conjugué ce paradoxe : celui d’un rappeur complètement instable et ingérable, mais doté de fondations hip-hop parmi les plus solides de l’histoire du mouvement. Que ce soit en termes techniques, en schémas d’écriture, en connaissance de la culture, en expérience de son industrie, celui qui se faisait d’abord appeler Crustified Dibbs est bousillé dans tous les sens du terme : par la vie, mais encore plus par la musique qu’il a choisi de vivre intensément. Pourtant, sa folie a pris tant de place et tellement fasciné qu’elle a fini par réduire le MC à son côté extrême, pour ne pas dire dangereux. En même temps, il est difficile de regarder autrement un rappeur qui extirpe son cerveau de sa boîte crânienne dans ses propres clips. R.A était devenu le rappeur dégueulasse, emblème des excès du white-trash américain. Ce n’était plus que « le rappeur fou qui rappe vite des trucs de dingue. » Il y a deux ans, dans un délirant remix d’un tube de Taylor Swift, R.A s’était d’ailleurs lui-même décrit comme un idiot savant, en référence à ces personnes qui souffrent d’un handicap mental tout en ayant un talent monstre dans un domaine particulier.
Aujourd’hui pourtant, le freak show semble être fini. The Rugged Man apparaît plus apaisé. Ses réseaux sociaux manient toujours un humour ravageur, mais la plupart de ses posts dégagent une tranquillité (relativement) sereine et la joie de paternité. Quant à sa musique, si elle a un peu moins de folie, elle n’a pas moins d’excellence. Son dernier album, All my Heroes are Dead, est un véritable pavé de tout ce que le rap peut produire de grandiose en termes d’exécution. Le décortiquer – en l’occurrence, ici ça a pris plusieurs mois – est une fascinante étude sur ce qu’est l’art de rimer. Pendant quasi quatre-vingt minutes, R.A multiplie les flows incroyables, passe d’instru proches d’une guimauve bienveillante à des boom-bap de rue new-yorkais ressemblant à des coups de surin dans un manteau de cuir du plus loubard des Warriors. Les constructions de rimes sont multiples, fascinantes, et leur contenu est souvent passionnant. Pour l’auditeur, c’est parfois trop, pour ne pas dire indigeste et démonstratif. Mais en termes d’héritage, c’est extrêmement précieux. Car s’il y a bien quelque chose que R.A n’a jamais profané, c’est la culture à laquelle il appartient. Au contraire, de tous ces héros morts que le titre de son album évoque, le hip-hop est le premier que R.A s’acharne à faire revivre. Et si ses opinions sont toujours aussi tranchées, elles n’ont pas le côté ridicule du puriste, mais la légitimité de celui qui appartient à l’Histoire de cette musique. Cet entretien est la restitution de deux échanges mails desquels des valeurs, jugées aujourd’hui obsolètes, transpirent. Et quand le rappeur originaire de Long Island l’a conclu par cette réponse un peu effrayante : « Je ne suis pas sûr si je vais continuer à faire quoi que ce soit d’artistique. Aujourd’hui, je dois sortir et faire vivre cet album, puis ensuite, peut-être que ce sera le moment de dire au-revoir », il y a eu un moment de vertige. Car si le Rugged Man a longtemps semblé encombrant, son absence laisserait un vide qu’aucun MC serait bien en peine de combler. Et en général, c’est à cela que l’on reconnaît les meilleurs.
Abcdr du Son : Tes trois albums solos conjuguent le verbe mourir. Le premier, Die Rugged Man, Die, était une référence à tes années noires, celles où l’industrie du disque te blackliste. Le second, Legends Never Die, était une référence à ton père, décédé trois ans plus tôt. Aujourd’hui, c’est All my Heroes are Dead, qui fait le constat de la fin d’une époque, et entérine un changement d’ère. Est-ce que chacun de tes albums, très espacés dans le temps, vise toujours à reconstruire la vision de ton histoire personnelle et du lien particulier que cette dernière entretient avec le hip-hop ?
R.A the Rugged Man : Totalement. Comme tu l’as décrit, les titres de chacun de mes albums reflètent à la fois mon enfer et mon paradis personnel. Il y a de la colère et de la douleur, des victoires et des échecs, bref, c’est à l’image de tout ce qui peut se passer dans mon esprit de schizophrène. Die Rugged Man, Die, c’est en 2004 et c’est le moment où je me relève de tous mes échecs. Ils [R.A fait ici référence aux majors et à l’industrie du disque, NDLR] ont essayé de me tuer, mais j’ai survécu. Legends Never Die avait un double sens. C’était effectivement un hommage à tous ces gens que nous aimons et que la vie nous a enlevés. Mais c’était aussi une façon de prouver à ceux qui essaient de nous enterrer en tant que rappeurs qu’ils ont tout faux : on sera là pour toujours, et on sera toujours au-dessus de vous. Et puis il y a ce nouvel album All my Heroes are Dead. Il y a quelque chose d’un peu sinistre à l’origine, c’est que ces dernières années, beaucoup de piliers de la culture hip-hop et du rap sont décédés. Même la culture hip-hop en elle-même est donnée pour morte par de plus en plus de personne, d’ailleurs. Aujourd’hui, nous sommes plusieurs à faire ce constat : « les lyrics n’ont plus aucune importance pour personne, performer sur scène et être un véritable MC, c’est presque devenu ringard. » On ne doit pas accepter ça, et c’est ce que mon disque dit. Le rap de rue est devenu si commercial… Ils l’ont exploité et regarde dans quel état il est aujourd’hui, regarde comment ils nous le rendent. Ils nous ont laissé un cadavre ! C’est contre ça que je m’élève. On ne se laissera pas enterrer. Vois-moi comme un rappeur de l’âge d’or de la fin des années 1980 qui revient d’outre-tombe pour venger sa culture.
A : Puisque tu parles d’âge d’or en le situant à la fin des années 1980, parlons de cela tout de suite. Pour ça, permets-moi de te donner un point de vue européen et français. Si on parle de rap français, l’âge d’or est pour nous la deuxième moitié des années 1990. Jusque-là, tout est logique, nous avons toujours eu quelques années de retard sur le rap américain et ça correspond à l’évolution de notre propre rap. Mais toujours d’un point de vue européen, pour nous, votre âge d’or aux États-Unis, ce sont grosso-modo les années 1992 à 1996. Ce sont les années où Gang Starr et DJ Premier s’imposent, où A Tribe Called Quest sort ses meilleurs disques, tu as Notorious B.I.G, le Wu-Tang explose tout, Nas et Mobb Deep apparaissent, et même sur la côte Ouest, ce sont les grandes années de Cypress Hill, le premier album de Snoop Dog, les meilleurs disques solos d’Ice Cube. Or toi, tu situes dans de nombreuses interviews l’âge d’or à la fin des années 1980. Peux-tu expliquer pourquoi, car si pour nous, c’est évidemment aussi une très grande époque, on voit plutôt Public Enemy, Eric B. & Rakim, NWA, les Beastie Boys ou Run-DMC comme des conquérants.
R.A : Pourquoi tout le monde considère l’âge d’or entre 1992 et 1996 ? Car c’est le moment où le hip-hop devient réellement marketé mondialement, à un niveau jamais atteint jusqu’à lors. Même les albums undergrounds étaient marketés pour une distribution mondiale et pouvaient vendre des millions d’exemplaires. Il y avait énormément d’argent injecté dans le hip-hop, et dans du bon et vrai hip-hop d’ailleurs. Donc effectivement, oui, c’est le moment où le véritable hip-hop a eu la plus belle exposition. Mais d’aussi loin que je me souvienne, c’est 1988 qui est pour moi l’année où le hip-hop est à son pinacle artistique. 1988, c’est le hip-hop dans sa forme la plus pure. Les artistes faisaient tomber des murs en faisant des choses qui, musicalement, n’avaient jamais été faites. Ils ont fait progresser la musique, ils l’ont changée, l’ont redéfinie. Plusieurs des groupes et artistes que tu as cités sont géniaux, mais s’il y en a un qu’il faut retenir, c’est Rakim, car c’est lui qui a créé le canevas musical qu’on a tous utilisés ensuite. Tous les rappeurs voulaient être Rakim ! Et en réalité, tous les MCs de cette époque ont défini quelque chose. Kool G Rap ? Tous les rappeurs dont tu m’as parlé admettraient qu’ils ne chercheraient pas à déconner face à Kool G. Il y a eu Stetsasonic, KRS-One qui était un boss sur scène, Big Daddy Kane dont Jay-Z s’est énormément inspiré, Run DMC, Chuck D qui avait une puissance qu’aucune voix n’avait jamais eue dans le rap, les Ultra Magnetic MCs, Slick Rick dont tout le monde était fasciné par les storytelling, MC Lyte, bref, rien qu’en en parlant, la liste s’allonge et s’allongera encore. C’est à cause de tous ces artistes que je crois que la fin des années 1980 est le véritable age d’or du rap, celui où il fallait fracasser le micro, avoir les meilleures routines, la meilleure présence sur scène, être accompagné du meilleur DJ, bref, être le meilleur. Ensuite, il y a eu de l’argent, beaucoup d’argent, et le hip-hop s’est éloigné de ses racines pour devenir l’animal de compagnie de grands labels. Le seul avantage des années 1990 sur 1988, c’est que ce fric permettait d’avoir une exposition incroyable. D’ailleurs, avant cela, les blancs qui n’étaient pas dans le hip-hop ne voyaient pas le rap comme une véritable musique. Tant que le rap appartenait encore à la rue et qu’il n’avait pas été correctement marketé pour eux, ils le détestaient.
A : D’ailleurs, tu fais énormément de références dans tes morceaux à des lignes ou des disques légendaires, voire à des événements impliquant des rappeurs comme ceux dont nous venons de parler. J’ai même noté que ce sont ces phases que tu t’appliquais le plus à expliquer sur Genius. À ce sujet, dans une critique plutôt élogieuse sur ton album, j’ai lu un journaliste qui disait : « l’inlassable name-dropping de rappeurs des eighties finit par se faire au détriment des talents qui sont à repérer en 2020. » Qu’est-ce que ça t’inspire ?
R.A : Des gens disent que je masque le talent de rappeurs actuels alors que je fais de la musique et des disques avec des artistes qui font de la musique aujourd’hui ? Alors que j’inclus Chris Rivers à un posse-cut rempli de légendes ou que j’accueille sur mon album A-F-R-O pour un featuring avec quelqu’un comme Jazzy Jeff ? OK… Si c’est ça ne pas mettre en lumière des rappeurs de 2020, eh bien je le vis tranquillement. La vérité, c’est que j’aime expliquer à mes fans l’histoire de cette musique, mais aussi les éduquer sur le contexte social, économique et politique autour du rap. Et puis la plupart du temps, les informations que tu lis sur internet sont remplies d’erreurs factuelles. C’est le drame des journalistes qui font mal leur travail et dont les auditeurs copient-collent ensuite les erreurs. Il y a de nombreux moments de l’histoire de la culture hip-hop auxquels j’ai personnellement assisté, donc je peux dire clairement ce qu’il s’est passé. Et en plus de l’avoir vécue, j’ai aussi étudié cette culture, tout simplement car je l’aime. Quand j’étais gamin, je travaillais soixante heures par semaine pour claquer ma paie dans des disques et les écouter comme on étudie une œuvre d’art. J’étais au courant de tout ce qui sortait. Alors oui, j’aime préserver cette culture et je pense l’avoir assez vécue pour pouvoir la raconter dans ma musique et l’expliquer sur une plateforme comme Genius. Peut-être que ça peut paraître bien dérisoire pour des gens qui sont mal informés sur la culture hip-hop, qui parfois même sont intimidés par son histoire. Mais tous les bousillés de hip-hop, eux, adorent qu’on leur explique ce qu’il s’est passé. En savoir plus sur la culture que tu aimes et qui occupe une place importante dans ta vie, c’est le kif de n’importe quel passionné.
A : Ton disque contient de nombreux passages scratchés, plusieurs DJs interviennent dessus. Le scratching, et même voir un rappeur accompagné d’un DJ comme tu l’as évoqué plus tôt, ce sont des choses qui ont malheureusement complètement disparu de l’énorme majorité des albums de rap aujourd’hui. Quel est ton regard là-dessus, et pourquoi avoir accordé une place si significative aux DJs sur All my Heroes are Dead ?
R.A : Sur cet album, les scratches devaient être vraiment carrés alors je me suis appliqué à faire venir parmi les meilleurs DJs de la planète. De toute façon, j’aime le scratch, j’aime le beatboxing, j’aime les beats qui cognent fort, autant que j’aime les rimes de dingue ou le storytelling. Sur cet album, j’ai vraiment essayé de créer le pack complet du hip-hop que j’aime. Aujourd’hui, la culture est plus décortiquée à travers la personnalité des gens et leurs aspects extra-artistiques qu’à travers leurs œuvres, et d’ailleurs, ça ne vaut pas que pour l’art mais aussi pour la politique par exemple. L’apprentissage, le côté artisanal des choses, l’excellence technique, ça n’intéresse plus personne. C’est pour ça qu’aujourd’hui, tu vois des célébrités en club être propulsées DJ alors qu’elles ne font qu’appuyer sur des boutons. Et pendant ce temps, un DJ compétent, authentique et passionné, a de plus en plus de mal à remplir son assiette…
A : Lorsque tu vivais aux États-Unis, tu étais d’abord basé à Long Island, dans le comté de Suffolk. Le rap de Long Island a beaucoup compté dans l’histoire du rap américain, et il a notamment cette caractéristique d’être new-yorkais tout en étant éloigné des quartiers mythiques tels que le Bronx ou le Queens [le Queens est géographiquement implanté sur l’île de Long Island, mais il est un Boroughs de New York, ce que le reste de Long Island n’est pas, NDLR], qui ont été le centre de gravité historique du hip-hop à New York. Comment décrirais-tu l’état d’esprit de Long Island ?
R.A : Le son de Long Island a été fondateur pour le hip-hop. Quand j’étais gosse, les meilleurs rappeurs venaient du bled comme le dirait EPMD. [R.A fait référence au mot d’argot « boondox », NDT] Nous avions EPMD, Rakim, De La Soul et Prince Paul, Public Enemy, Busta Rhymes… Biz Markie était là avec nous ! S’il n’y avait pas eu EPMD, s’il n’y avait pas eu le Bomb Squad, il n’y aurait pas aujourd’hui de Dr Dre où n’importe quel autre poids lourd de la production qui est arrivé après cela. Le funk, le bruit, l’énergie, c’est Long Island ! Tellement de MCs de chez nous ont fait des albums qui sont devenus des classiques du hip-hop ! Pour tous les gamins comme moi, c’était hyper inspirant. J’étais un petit, un adolescent, et j’allais au studio de Charlie Marotta. C’était un endroit génial si tu voulais faire du hip-hop, tu y voyais tellement de légendes !
A : Tu viens de parler de Charlie Marotta. Il a travaillé sur les albums fondateurs d’EPMD en tant qu’ingénieur du son [Strictly Business et Business as Usual notamment, NDLR], mais son histoire et celle de son studio sont très peu documentées. Peux-tu prendre cinq minutes pour raconter qui est Charlie Marotta, et pourquoi son studio était-il si important pour des rappeurs de Long Island ?
R.A : Charlie était un vieux rocker chevelu, mais il avait un don pour enregistrer les gens. C’était à l’époque où il fallait absolument passer en studio, et lui avait le sien. Il connaissait ses machines, était au courant de la technologie, il était vraiment doué. Les jeunes noirs du coin l’avaient compris et prenaient le temps de bloquer des moments pour travailler avec lui. Charlie leur apprenait à boucler des samples sur bande, à enregistrer, bref, il leur transmettait un tas de trucs jusqu’à ce qu’ils soient autonomes. Charlie a beaucoup compté à Long Island, notamment pour les albums d’EPMD, effectivement. Biz Markie, Diamond Shell, JVC Force, tous étaient fourrés dans le studio de Charlie, où il y avait en plus son cousin, plus connu sous le pseudo de Cap. Cap est super doué pour les instrus, pour les rimes aussi d’ailleurs. C’est lui qui m’a aidé à produire plusieurs sons durant ma carrière. « Stanley Kubrick », c’est avec lui, et même sur le dernier album, « E.K.N.Y » et « The After Life », Cap est là.
A : Puisqu’on parle des vieilles années et que tu le cites, abordons ce morceau « E.K.N.Y ». Le titre, inspiré du nom de l’ancien maire de New York [Ed Koch, NDLR] évoque la ville durant les années 1980. Elle était violente, dure, sans pitié pour quiconque. Mais ce vieux New York semble te manquer. Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui, New York est juste l’ombre de ce qu’elle a été et pourrait être, victime de la gentrification comme énormément de villes, bref, comme tu le résumes en une phrase dans « E.K.N.Y » : « Avant que Ruddy Giulani transforme Times Square en Disneyland » ?
R.A : J’aime le vieux New York. Il y avait tout là-dedans : c’était à la fois dingue et poétique, arty et créatif. C’était une ville où artistiquement, on était tous des pionniers. Mais c’était aussi beaucoup de criminalité, de drogues, de maladies. C’est tout le paradoxe de mecs comme moi, qui étaient là à l’époque : la vie est meilleure aujourd’hui à New York, mais pourtant, on regrette l’énergie qu’on a connue dans les années 1980. Désormais, la ville est propre, plus saine et plus sure. Il y a moins de crime, et c’est probablement très bien, mais nous qui avons connu le New York des années 1980, il nous manque cette énergie. Mais bon… Je suppose que Disneyland est toujours mieux qu’une épidémie de crack dans les rues. C’était un tel cauchemar pour de nombreux habitants.
« Le funk, le bruit, l’énergie, c’est Long Island ! »
A : Il y a dans All my Heroes are Dead une chanson très touchante : « Wondering (How to believe) », qui aborde justement ce problème de drogues, mais aussi les problèmes de violences, notamment faites aux femmes, à travers le destin de deux adolescents qui basculent. Ce n’est pas le seul titre où tu abordes cette technique d’écriture, qui consiste à prendre le point de vues de personnes victimes de leurs démons ou de ceux des autres. L’auditeur n’a pas l’habitude de voir un R.A the Rugged Man empathique. Est-ce que c’est ta paternité, que tu célèbres notamment sur les réseaux sociaux, qui te donne cette approche plus consciente et empathique ?
R.A : C’est surtout que j’ai vu beaucoup d’amis proches mourir à cause de leur addiction à la drogue. C’est vraiment un problème qui touche mon entourage, même dans ma famille, et de l’avoir vécu d’aussi près m’a aidé à écrire cette histoire. C’est pareil pour ce qui arrive à Jenny dans le morceau : j’ai connu quelqu’un qui a traversé cette épreuve. [Dans « Wondering », Jenny est le personnage victime d’un viol, NDLR] En fait, tout ce que je dis dans cette chanson, ce sont des morceaux d’histoires vécues par des gens que j’ai personnellement connus. Une victime de viol, une autre victime de son suicide, ce sont des choses que j’ai vues, entendues, et que j’ai amenées dans cette chanson.
A : Le clip est d’ailleurs hyper scénarisé. Beaucoup de tes clips vidéos se sont distingués par leur audace, leur folie, leur atmosphère, mais celui-ci tranche particulièrement. Il est réalisé avec les codes du cinéma, et il en ressort quelque chose de très puissant, qui prend aux tripes, presqu’avec les codes du film social. Était-ce important pour toi de travailler tout cette mise en scène autour du morceau, de le restituer ainsi en images ?
R.A : Ce clip pourrait toucher énormément de monde, mais malheureusement, nous n’avons pas eu les moyens de le diffuser pour que le monde entier puisse le voir. J’espère que ça va changer. J’espère qu’un jour, quelqu’un qui verra cette vidéo pourra lui donner l’écho qu’elle mérite. Nous l’avons faite avec des gens qui ont beaucoup de talent, qui sont passionnés et ont pris ça très au sérieux, en s’impliquant énormément dans ce que raconte la chanson. Doug à la réalisation, James Paxton, Jessie Jayne, Robert Burke, tous se sont hyper investis.
A : Pour rester sur le sujet de l’empathie, l’album a beaucoup de morceaux thématiques. Et tu y as un moment cette phase, très drôle : « Tu voulais du positif ? Eh bien regarde, maintenant je fais des sons conscients avec Talib Kweli ». [« Yeah, I’m mad negative you want positivity now I’m doing conscious records with Talib Kweli », NDT] C’est un contrepoids à une autre de tes lignes, sorties en 2004 sur Die Rugged Man, Die : « Si tu veux entendre quelqu’un qui positive, achète un album de Mos Def ou Talib Kweli ». [« You want positivity, buy a Mos Def and Talib Kweli CD », NDT] Ce changement d’état d’esprit, c’est un besoin personnel de revenir à un rap plus conscient, voire même un sentiment que la société d’aujourd’hui a besoin d’entendre plus de rap conscient actuellement ?
R.A : Je ne veux surtout pas être dans le rap conscient en permanence. Je me sens mille fois mieux à foutre la merde avec Screwball ou Mobb Deep, à dépeindre des scènes de rue et être dans la zone, qu’écouter Common par exemple. J’aime Public Enemy, les Brands Nubians, Paris – celui de la West Coast – ou encore les Poor Righteous Teachers. Eux m’ont bien plus retourné le cerveau qu’un album de Common, que je ne peux pas écouter en entier, aussi bon qu’il ait été au début de sa carrière.
A : Soit. Mais tu as dit à Soren Baker que le rap était pour toi comme un journal intime des humeurs d’un rappeur. Or en 2020 tu sors un album avec pas mal de chansons thématiques. Tu évoques le politiquement correcte sur « Hate Speech », les tueries de masse et l’incapacité de la société américaine à se regarder dans un miroir sur « Angelic Boy », le harcèlement comme on en a parlé sur « Wondering », et même la lutte des classes avec Chuck D sur « Malice Mammon », et j’en oublie d’autres. C’est bien qu’il y avait un besoin de s’approprier des sujets forts et qui font écho au monde actuel, non ?
R.A : Quant j’étais jeune, ma position vis-à-vis de la société était d’être entièrement contre elle. Du coup, je disais tout ce que je pouvais pour que les gens soient excédés, pour leur dire d’aller se faire enculer avec leur comité de censure ou leurs règles de labels à la con. Puis en grandissant, j’ai compris que lorsque j’envoyais des faits et que je transmettais mon savoir et mon expérience, les gens faisaient le lien. Le déclic a été ma chanson « Every Record Label Sucks Dick ». Tu peux démonter l’establishement avec une vraie critique, pas seulement en lui disant d’aller se faire enculer. Mais attention, ne te méprends pas : J’AIME [il l’écrit lui-même en majuscules, NDLR] toujours piétiner et fracasser les gens, bref, faire de la musique d’enculé. Parfois, tu as cette humeur : faire la fête comme un putain de fouteur de merde. C’est un peu comme ce plaisir que tu as à regarder un slasher movie : tu n’as rien à foutre de l’intrigue, tu veux juste voir un putain de paumé tuer tout le monde. Mais aujourd’hui, même quand j’aime faire le gros con, j’essaie de le faire avec un message sous-jacent ou un commentaire social. Je pense vraiment que c’est bien plus puissant et efficace pour pointer les vraies peur et créer une rébellion contre le système. Bombarde ton auditeur avec la vérité.
A : En plus d’être très puissante, l’introduction de l’album est aussi très précieuse, car elle indique justement ce que tu veux faire dans ce disque : multiplier les exercices de style, montrer que tu es un rappeur hyper versatile dans l’écriture, les rimes, les flows, mais aussi les thèmes, tout en défendant une conception très tranchée de ce que doit être le rap. Mais il y a un revers à la médaille, c’est que l’album est ultra copieux. Il faut du temps pour le digérer au point que des auditeurs ont la tentation de l’expurger de plusieurs chansons, choisies selon leurs goûts, pour en faire leur disque idéal du Rugged Man. Est-ce que tu comprends ce point de vue d’auditeur ?
R.A : Pour commencer, je dirais que l’intro est la mise à jour d’un titre que j’ai pu faire sur mon précédent album, « Still Diggin Wit Buck ». C’est la même idée de warm up, mais encore plus complexe et profonde en termes d’écriture que ce que j’avais fait sur Legends Never Die. C’est vraiment cette idée de donner à l’auditeur un aperçu de ce qu’il va entendre durant soixante-quinze minutes. Alors oui, financièrement, je pourrai faire trois fois plus d’argent en coupant mon album en trois et en faisant trois sorties plutôt qu’une. Mais putain, tout ça n’a rien à voir avec l’argent, ça a à voir avec l’art. Je ne vais pas conformer mon art à cette époque où tu dois satisfaire une capacité d’attention limitée, où il faut faire toujours plus court et efficace. Les gens veulent croire qu’une bonne chanson devrait avoir uniquement deux couplets de 12 mesures ? Je n’en ai rien à foutre, je fais du hip-hop à ma façon, comme je le sens. Sur All my Heroes are Dead, tu as des chansons qui ont douze couplets, d’autres qui en ont quatre, d’autres encore qui en ont deux. Il n’y a pas de règles, ça vaut pour tout le monde, mais qu’on ne me demande pas de faire des douze mesures en répétant les mêmes mots de merde durant toute une chanson. Tu sais, il y aura toujours quelqu’un qui regardera un Sergio Leone et te dira que son film pourrait être condensé en 45 minutes. Très bien mec, mais en réalité, ce film est très beau comme il est. Si tu me dis qu’on peut raccourcir ce film tranquillement, c’est juste qu’il n’est pas pour toi.
A : Tu as toujours été obsédé par l’idée de performance au micro. Flows de dingues, schémas rythmiques ultra travaillés, tu n’as rien abandonné de tout ça dans All my Heroes are Dead. Je sais qu’aujourd’hui, la notion de performance est obsolète pour beaucoup d’auditeurs, mais j’en connais qui sont fascinés par ta carrière et ton personnage, et qui pourtant trouvent que parfois, ton soucis de performance prend un côté démonstratif trop prononcé. Qu’est ce que ça t’inspire ? Tu peux comprendre que ta technique et ton soucis de performance prennent parfois trop le dessus ?
R.A : « Je ne peux pas écouter ce rappeur car il a trop de technique ? » Quelle blague ! Ça me fait rire ! Aucun véritable fan de hip-hop ne se plaindra d’un MC qui veut être performant. Aucun ! Ceux qui s’en plaignent ne sont que des putains de poseurs qui justement falsifient la culture. À la limite, je comprendrais quelqu’un qui a de la technique et viendrait me parler de la mienne, sans dire de conneries. Mais putain, je suis de l’école de Kool G Rap à chacune de mes syllabes, celle où tu dois dire quelque chose et peindre une image avec chacune de tes rimes. Alors si un mec vient me voir et me dit que Kool G Rap est trop technique, eh bien c’est qu’il n’a rien compris au hip-hop.
« La maladie mentale est un thème qui traverse toute ma carrière. »
A : Après l’introduction d’All my Heroes are Dead, justement très technique et démonstrative, tu envoies le titre « Legendary Loser ». Dans cette chanson, que je vois un peu comme une mise à jour humoristique de « A Star is Born » sur ton précédent album, tu te moques beaucoup de toi-même. C’était nécessaire de revoir le traditionnel exercice du « let me introduce myself » avec une franche touche d’humour et d’auto-dérision en plus ?
R.A : « Legendary Loser » est effectivement une sorte de suite de « A Star is Born », je dirais pour moitié. J’ai volontairement amené l’auditeur à plonger dans mon histoire, de lui faire jeter un regard amusé sur cet environnement fait de sexe, de violence et de je-m’en-foutisme. Mais ce que je voulais aussi, c’était introduire un message plus positif. J’ai connu de vrais échecs et un mal-être durant toute une partie de ma carrière, mais aujourd’hui, j’arrive à booker des shows qui sont sold-out où que ce soit dans le monde. Alors, si un gros loser ingérable et obsédé comme moi a pu arriver à cela, toi qui m’écoutes, tu devrais aussi pouvoir y parvenir.
A : Justement, toujours à propos de cette intro, tu y inclus à la fin un sample d’une conversation que tu as eu avec ton regretté ami Reggie « Combat Jack » Ossé. [Reggie « Combat Jack » Ossé était un avocat qui avait de nombreuses personnes du milieu rap parmi ses clients, il a ensuite été rédacteur en chef du magazine The Source et a animé son propre show radio dont l’extrait en question est issu, NDLR] Dans ce sample, tu reviens sur tes difficultés dans les années 1990 en disant clairement à Combat Jack : « tu le sais Reggie, j’étais vraiment mentalement malade durant ces années. » C’était important de dire clairement à tes auditeurs que tu as souffert de maladies psychologiques à cette époque ?
R.A : La maladie mentale est un thème qui traverse toute ma carrière. Même mes démos quand j’étais môme ne parlait que de ça : « regardez comme je suis dingue, c’est le bordel dans ma tête. » Je pense que parler de ce sujet est important, réellement. Mais placer cet extrait d’interview avec Combat Jack, c’était un bon moyen d’amener l’auditeur à l’univers de « Legendary Loser », à comprendre et rire avec cette fille qui me répète durant tout le morceau que je ne suis qu’un sac à merde. [R.A était notamment très porté sur le sexe et l’affichait sans retenue. La légende dit que le staff de Jive, son premier label, l’éloignait le plus possible de nombreuses artistes également signées chez eux, notamment Aaliyah. Cela n’a pas empêché R.A de dépasser les limites, puisqu’il a été accusé de harcèlement sexuel par une employée de son ex-label, ce qui est l’une des choses qui a participé à sa chute et à ce qu’il soit blacklisté par l’industrie, NDLR]
A : Les maladies psychologiques sont souvent des tabous. Le paradoxe, c’est que dans l’art, le public a souvent une fascination pour les personnalités troubles ou borderlines. Et soudainement, le jour où l’artiste arrive enfin à être apaisé, il n’est pas rare qu’une partie de son public se dise : « ouais, le mec a encore du talent, mais en réalité, ce qu’il fait était plus cool quand il était complètement givré. » Depuis plusieurs années, tu as l’air bien plus apaisé, alors quel est ton ressenti à ce sujet ?
R.A : Je pense qu’il faut dire que tu n’as pas besoin d’être défoncé ou de traverser des épisodes psychotiques pour bien écrire et être bon. Ce que tes véritables fans apprécient, ce n’est pas ta folie, mais ton authenticité. Si tu colles à la réalité, que ce soit la tienne ou celle de la société, tes fans ne te laissent pas tomber. Laisse simplement tes expériences de vie et ton univers personnel dicter à ta plume là où elle doit aller.
A : Mais tu n’es pas saoulé d’être encore et toujours décrit comme le mec le plus fou que le rap ait jamais connu ?
R.A : Non, d’autant plus qu’aujourd’hui, la folie est un stigmate que je porte effectivement moins. Par contre, ce qui m’emmerde actuellement, c’est tout ce storytelling sur ma paternité, c’est comme s’il y avait une équation qui disait : il est devenu père, donc il est devenu raisonnable. J’ai l’impression qu’il faudrait que je fasse désormais quelque chose de complètement grotesque ou atroce pour restaurer ma réputation de dingue. Du coup, je suis fatigué d’être désormais vu comme un petite chatte inoffensive ! [Rires]
A : Dans une séquence incroyable à Soren Baker, tu expliques qu’à l’époque, ton label t’a poussé fermement à aller voir une psychothérapeute. Tu racontes qu’en parlant à ce docteur, c’est comme si les vannes avaient lâché et tu t’es mis à pleurer devant elle, chose que tu n’avais pas faite depuis une dizaine d’années, même à des funérailles. Alors que tu compares tes pleurs devant ce docteur à ceux du Joker dans Batman, tu dis à Soren Baker qu’aujourd’hui, tu peux pleurer sereinement, devant un film par exemple. Voir un psy’ est souvent un sujet tabou, du moins en France, et très peu d’artistes mettent cela sur la place publique. Toi, tu en as parlé très librement. C’est important de mettre ça sur la place publique à ton sens ?
R.A : La vie est courte, alors qu’est-ce que j’en ai à foutre que quelqu’un me juge d’être allé voir un psy ? Les gens jugeront toujours toutes actions, même quand ce sont les bonnes. Je suis toujours en contact avec le Docteur Buzel. Parfois, quand j’ai envie de me mettre une balle dans le crâne et de me payer une sieste éternelle, je l’appelle.
A : Pardon, ma question est en fait plus large qu’elle en avait l’air. Aujourd’hui, il y a un réel problème de drogues et de dépression dans le rap, avec plusieurs décès dramatiques de jeunes artistes ces dernières années. La mort de Mac Miller a d’ailleurs été un électrochoc, et le problème des pathologies psychologiques est désormais un peu plus mis sur la table qu’auparavant. Toi qui as connu de véritable tourments, des deals avec des maisons de disques qui font vriller la tête [R.A avait signé au début des années 1990 un contrat de 1,8 millions de dollars pour six albums avec Jive, ce qui à l’époque était totalement hors-normes pour un rappeur, NDLR], ainsi que tout l’environnement de l’industrie du disque, je me disais que tu aurais peut-être des clefs à donner sur ce que certains affrontent aujourd’hui, avec le poids des réseaux sociaux en plus.
R.A : Hey, encore la moitié du temps, je reste quelqu’un de complètement tordu. Parfois, je peux avoir une inspiration pour aider un peu les gens, mais la plupart du temps, je ne suis pas de bonne humeur. Alors je ne suis pas sûr que je pourrais avoir les mots qu’il faut pour qui que ce soit.
« Je ne peux pas attendre que les gens comprennent mon humour quand ils ne sont déjà pas foutus de rires aux vannes de Dave Chapelle ou George Carlin. »
A : Il y a sur ton dernier album une chanson intitulée « Hate Speech ». Elle fait partie des quelques titres qui ramènent le R.A incontrôlable, insultant et sans pitié. Je comprends tout à fait le message que tu amènes dans ce titre, qui pour te paraphraser dit que la réalité est pleine d’adversité et qu’on en a besoin pour progresser, donc inutile de faire du politiquement correct ni prendre des pincettes. Mais ça pose tout de même la question de la bienveillance, et à ce titre, je te relaie la remarque qu’un auditeur a laissé à ce sujet sur le site Rate Your Music, car je le trouve intéressante : « Insulter les gens gratuitement pour ensuite se cacher derrière la liberté d’expression, franchement c’est juste minable. Je pense que la cancel culture [CF la définition de cet anglicisme ici, NDLR] est toxique, tout autant que je pense que le politiquement correct est souvent utilisé à des fins détournées. Mais est-ce que R.A veut nous dire qu’on devrait tous être des gros cons entre-nous, particulièrement en cette période où nous affrontons déjà beaucoup de divisions ? » Quel est ton point de vue sur le questionnement de cet auditeur ?
R.A : Cette chanson est une comédie poussée à l’extrême. Elle est bien évidemment volontairement aussi outrancière que possible, et c’est fait pour en rire. Mais aujourd’hui, les gens sont déjà choqués par l’humour de George Carlin ou Dave Chapelle, alors je ne peux pas attendre que tout le monde comprenne mon humour quand ils ne sont déjà pas foutus de rires aux vannes de mecs bien plus talentueux et drôles que moi. [Rires] Bien sûr qu’ « Hate Speech » est un morceau immature, mais je crois que le biais de l’humour, aussi outrageant soit-il, est bien plus intelligent que toute autre approche. Je viens d’un endroit où d’un côté, les évangélistes voulaient étouffer la liberté de parole, et de l’autre, les gauchistes comme Tipper Gore ou toute la famille Al Gore voulaient censurer l’art. Ces gens ont voulu amputer la création artistique. Des revues dédiées au cinéma ont banni les films d’horreur de leurs pages par exemple. En Angleterre, tu pouvais te faire arrêter car tu possédais des films qu’ils avaient décidé de bannir. Pourquoi ces gens s’arrogent-ils le droit de décider à la place du public ce qui est bon ou mauvais pour lui ? Qu’ils aillent se faire foutre, ce n’est pas eux qui doivent décider ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. Voilà dans quel contexte j’ai grandi, et voilà pourquoi il me semble normal de me battre jusqu’à la mort pour la liberté de parole, la liberté de créer, et de le dire à travers une chanson volontairement outrageante. Je ne vais pas arrêter de l’ouvrir sur ce sujet-là uniquement parce qu’aujourd’hui, nous vivons une époque pleine de tensions. D’ailleurs, cette « époque de division » que cet auditeur évoque, où commence-t-elle et quand s’arrête-t-elle ? Et qui va nous redonner le feu vert pour parler ? Et selon quels critères ? Qu’ils aillent se faire foutre, on n’a pas besoin de l’autorisation de quiconque pour dire ce qu’on veut !
R.A the Rugged Man - « Hate Speech »
A : Vingt ans en arrière, il y a eu une époque où tu étais bien plus outrancier, jusque dans tes clips qui reflétaient cet aspect, mais aussi ton amour pour les films d’horreur et autres séries Z bien bizarres. Il y en a un qui me vient à l’esprit, c’est celui de « Bottom Feeders », avec Smut Peddlers pour leur album Porn Again. Dans le genre malsain, crade et complètement choquant, j’ai rarement vu pire. C’est d’ailleurs pour moi le paroxysme d’une certaine attitude white trash dans le rap. Comment regardes-tu aujourd’hui cette vidéo, ou d’autres aussi choquantes comme celle de « I Shoulda Never » ?
R.A : Je ne suis pas fan de « Bottom Feeders » en vérité, mais par contre, j’ai vraiment aimé où est-ce que j’allais avec ce clip. On avait besoin d’argent pour être compétitifs et être vus à l’époque, car c’est le moment où internet commençait à être envahi de contenus musicaux. [Le titre est sorti en 2001, NDLR] On n’avait pas d’argent, donc on avait besoin de quelque chose qui sorte du lot, et c’est aussi l’époque où internet était peuplé de choses plus trash les unes que les autres. Du bout des doigts, tu avais la possibilité de consulter des trucs horribles librement, juste en frappant quelques touches de ton clavier. On a renchéri sur cette idée là, avec une atmosphère complètement horrible et tordue, simplement pour être remarqués. Et ça a marché ! La consultation de la vidéo a plusieurs fois surchargé le serveur de Rawkus. Ils devaient même retirer la vidéo pour que le serveur puisse tourner à nouveau. Ils attendaient que ça se tasse pour remettre la vidéo, car sinon les consultations de la vidéo faisaient replanter leur site.
A : C’est totalement stupide comme question, mais les filles qui ont tourné avec vous dans la vidéo, elles ne vous ont jamais dit quand vous leur avez présenté le synopsis du clip : « mais vous êtes des grands malades, vous avez vu ce que vous voulez qu’on fasse avec vous ? »
R.A : Non, et ça rejoint ce que je te disais plus tôt. Les 80s avaient eu ce mouvement ultra-conservateur contre la musique, les films d’horreur, et les évocations sexuelles. C’était l’époque de tous ces évangélistes brandissant leur bible en essayant de bannir d’antenne tout ce qui les choquait. On était très nombreux à avoir été marqués par ça. Du coup, dans les années 1990, nous étions tous en rébellion, et c’est pour ça que ça a été des années bien plus sauvages, où tout le monde adorait faire des trucs encore plus dingues. Et les gens étaient avec nous.
A : Est-il vrai qu’à l’époque de « Bottom Feeders », tu as failli signer avec le label de Mr Eon ? [Mr Eon est le rappeur du duo High & Mighty, ainsi que du duo Smut Peddlers qu’il formait avec Cage, NDLR]
R.A : Oh putain, pas du tout, jamais ! J’haïssais ces mecs !
A : Et avec Rawkus ?
R.A : Je n’ai jamais signé avec Rawkus, car ils agissaient trop comme une major.
A : Justement, il y a quelques années, dans un entretien avec nos confrères de Mowno, tu as dézingué Rawkus en disant que c’était un faux label indépendant.
R.A : J’apprécie Jarret [Jarret Meyer, cofondateur de Rawkus, NDLR] avec qui je suis encore en contact, mais oui, Rawkus prétendait agir comme un label indépendant, alors qu’en réalité, c’était une succursale de majors, ils ne traitaient pas mieux les artistes. C’était les mêmes contrats et la même atmosphère qu’avec les majors.
A : À l’époque de Rawkus, il y a les SoundBombing, notamment le 2 où tu brilles avec « Stanley Kubrick » peu de temps après une chanson intitulée « Any Man », signée par un certain Eminem l’année où il devient une véritable star mondiale. Je ne sais pas si tu voudras bien parler de cela, mais je t’ai plusieurs fois entendu dire que lorsqu’Eminem a explosé aux yeux du grand public, des grands labels t’ont appelé car ils voulaient capitaliser sur un disstrack entre rappeurs blancs, qu’ils t’expliquaient également que comme Em’ avec Dre, il fallait t’associer avec un producteur de couleur, les Neptunes en l’occurrence. Peux-tu revenir sur cette histoire ?
R.A : Beaucoup de gamins blancs n’avaient jamais entendu une chanson de rap de leur vie jusqu’à ce qu’ils voient 8 Mile ou entendent un son d’Eminem. Une grande partie du public d’Eminem ignore l’histoire du hip-hop. Ils s’en sont faits leur propre histoire à travers l’histoire personnelle d’Eminem. Eminem est foutrement respecté, mais par contre, tous ces Eminem wanabees font partie de la pire race que la terre n’ait jamais accueilli. [Malgré notre relance et nos questions appuyées sur les disstrack et l’éventuelle association avec les Neptunes, R.A n’a rien précisé. Un bout de l’histoire est pourtant raconté ici ou là par R.A lui-même, NDLR]
A : Il y a beaucoup d’invités dans ton album, la plupart sont des légendes de l’histoire de la musique hip-hop. Mais plutôt que de parler d’eux, j’aimerais qu’on parle d’une invitée particulière, dont la présence est malheureusement posthume : Sarah Smith. Peux-tu parler de Sarah s’il te plaît, et de sa présence sur la dernière piste de l’album, une chanson qui évoque l’amour portés aux proches qui rejoignent l’au-delà ?
R.A : Sarah était une femme belle, qui savait ce que c’est de bien chanter. Elle et son frère Greg étaient toujours là à me soutenir, via les réseaux sociaux et en concert dès qu’ils pouvaient venir. C’était des gens beaux, une famille pleine de douceur, et quand leur mère est décédée, Sarah avait chanté pour elle et avait posté ça sur les réseaux sociaux. Quelques années plus tard, Greg m’a appelé pour m’annoncer que Sarah venait de décéder. Ensemble, nous avons décidé de faire une chanson dans laquelle la voix de Sarah serait-là. C’est un extrait de ce que Sarah avait elle même chanté pour sa mère que tu entends sur « Life After Death. » Que Sarah repose en paix.
A : Pour terminer, Biggie a dit de toi : « Je pensais être le plus dingue, puis j’ai rencontré R.A » [le mot « dingue » (“i thought I was the illest”) est à prendre au sens anglais du terme : à la fois le meilleur et le plus impressionnant, par exemple : « ses capacités sont dingues », NDT]. Est-ce que cette citation, qu’on te ressort depuis plus de vingt-cinq ans est au final un cadeau empoisonné ?
R.A : Dès qu’il apprenait par ses gars que je foutais le bordel, Biggie m’appelait et me disait de me calmer, de ne pas foutre en l’air ma carrière. Et une fois, alors que je foutais le bordel et que je rappais comme un sauvage, il m’a dit cette phrase : « Mec, tu es le plus dingue et le meilleur. Je pensais que c’était moi, mais non, c’est toi. Ne fous pas ta vie en l’air. » Alors non, c’était tout sauf un cadeau empoisonné. Ce n’était que de l’amour.
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