Primero, recoller les morceaux
Interview

Primero, recoller les morceaux

Échappé de L’Or Du Commun, Primero dévoilait entre 2022 et 2023 ses EPs Fragments. Retour avec lui sur la conception de ce premier vrai envol en solo.

Photographies : Brice Bossavie pour l’Abcdr du Son.

Au printemps 2021, L’Or du Commun sortait son deuxième album Avant la nuit. Un nouvel essai à la fois nocturne et surprenant par sa mélancolie, sur lequel chacun des trois membres de ce groupe important du rap belge des années 2010 s’affirmait, en montrant tour à tour leurs points communs et, surtout, leurs différences. Parmi eux, Primero : un rappeur qui, pour la première fois, se mettait à donner de la voix en chantant, tout en se livrant plus longuement à de plus grandes introspections. Celui qui, au début de sa carrière, racontait des histoires fictives dans ses textes, commençait alors à véritablement explorer son propre récit. 

Forcément, ce nouveau visage musical devait finir par exister un jour par lui-même. Et ce fut chose faite avec Fragments : du printemps 2022 aux premiers mois de 2023, le rappeur de Boitsfort, au sud de Bruxelles, dévoilait au compte-gouttes quatre EPs, comme une histoire en plusieurs épisodes, pour raconter qui il est, dans ses textes – beaucoup plus personnels qu’en groupe – comme dans sa musique, beaucoup plus instrumentale et chantée au fur et à mesure des sorties. Aventureux et à la fois intime, Fragments ressemble finalement au premier chapitre d’une histoire bien plus longue à venir, que Primero a pris le temps d’expliquer à l’Abcdr le temps d’un passage à Paris.

Lisez cet entretien en écoutant notre playlist Primero – Fragments réunissant les 4 EPs à la suite, disponible sur Spotify et Deezer.


En dehors de ton activité avec l’Or du Commun, tu as déjà sorti d’autres projets en solo par le passé, mais ils étaient courts. Fragments est ton premier vrai long format. Comment est-il arrivé ? 

J’ai toujours continué à faire des morceaux de mon côté entre mon premier EP solo Scénarios en 2015 et Serein en 2020, mais je ne les ai pas sortis, notamment parce que L’Or du Commun me prenait du temps. Vers 2020, Swing a pris du temps pour faire son EP ALT F4, puis le covid est tombé. Toutes ces choses mélangées ont repoussé notre troisième album Avant la nuit – qu’on devait sortir beaucoup plus tôt qu’en 2021 – et donc à partir de 2020, je me suis dit que c’était le moment de faire quelque chose de tous ces morceaux que j’avais faits, une proposition claire, comme une carte de visite et une remise à jour musicale, pour montrer que j’existais aussi toujours en tant qu’artiste solo. C’était le but de Fragments.

Toi qui avais l’habitude d’être toujours avec Loxley et Swing, ça t’as fait bizarre de te retrouver tout seul en studio ?

Ce qui était particulier c’est qu’à partir de ce projet-là, j’ai investi dans du matos et j’ai commencé à m’enregistrer chez moi. Les producteurs avec qui je bossais venaient même à la maison et dormaient chez moi pendant plusieurs jours. C’est comme ça qu’on a bossé et c’était beaucoup plus tranquille à la maison que dans l’atmosphère d’une session studio à Paris. Je crois que dans ce projet tu retrouves un peu ce côté casanier. J’en parle pas mal dans les morceaux, parce que pour la première fois je faisais plus qu’écrire. Je m’enregistrais, je mettais les formes, et il y avait aussi l’atmosphère du confinement, vu qu’une partie du projet a été enregistrée à ce moment-là.

Comment t’es venue cette idée de « fragments » d’ailleurs ?

Parce que je me suis retrouvé avec tous ces morceaux entre les mains, et je me suis dit : « Ok, qu’est-ce que ça raconte ? ». Je n’avais pas de thématique claire dès le départ sur laquelle faire tourner tous ces morceaux, c’était plus le fruit de ma gamberge personnelle pendant un certain moment en parallèle de L’Or du Commun. Je me suis alors dit que c’était super éclectique, même dans les prods, je trouvais que c’était très éparse, fragmenté. Même dans la forme sous laquelle je voulais sortir ça, je ne pouvais pas tout donner en un bloc selon moi. 

Tu ne voulais pas envoyer 17 morceaux d’un coup ?

Oui, j’ai pensé une tracklist finale cohérente, mais j’ai voulu la diviser en petits blocs. Et dans le fond de ce que je raconte, il y a aussi pas mal d’introspection. Je raconte des moments difficiles de vie dans lesquels on se sent parfois un peu détruit, et sur la base desquels on peut se reconstruire. Cette notion de « Ok, on s’abîme, on se reconstruit, on s’abîme, on se reconstruit » tout en se créant une écorce. Ça résonnait aussi avec le mot « fragments ». J’ai cherché longtemps le nom qui allait réunir tout ça. Et quand je l’ai trouvé, je me suis dit qu’il convenait bien au projet.

« Je ne voulais pas me lancer dans un album solo, mais j’avais envie de sortir quelque chose de plus conséquent. Un laboratoire assez fourni sur lequel on a mis les formes. »

Musicalement, tu as séparé chaque fragment avec une couleur musicale spécifique dans ta tête ?

Ce n’est pas hyper marqué, mais j’y ai pensé. Il y a un mood beaucoup plus rap sur le premier EP, je viens de L’Or du Commun, donc je voulais garder ça au début. Pour le troisième EP, je voulais qu’il y ait un côté plus été indien, par rapport à la période où il sortait. Donc oui, j’ai quand même pensé des couleurs par bloc. 

Personnellement, l’histoire que j’ai entendue en remontant les 4 EPs, c’est celle de quelqu’un qui vient du rap mais qui, au fur et à mesure, s’ouvre à la chanson, à la pop, et à d’autres genres musicaux. Sur un plan plus personnel dans tes textes, il y a cette aussi cette idée d’affronter ses questionnements et ses angoisses au début, pour ensuite directement s’adresser à ces derniers à la toute fin. On sent une progression là-dessus. 

Clairement. C’est surtout dans le propos que j’ai pensé la tracklist finale des 4 EPs réunis. Tu sens une première partie dans laquelle il y a réellement une problématique : je dis que j’ai peur de monter sur scène, j’expose mes problèmes. Et sur la fin j’évoque beaucoup plus l’acceptation de tous ces problèmes. Par exemple, sur le morceau « Vie de chien », où j’évoque mon côté éternel insatisfait, je suis beaucoup plus dans un discours d’acceptation. C’est dans ce sens-là que j’ai construit Fragments, le propos est pensé de façon évolutive. Pour le côté musical, je vais un peu du rap vers le chant mais tu retrouves quand même du rap dans le dernier bloc. J’aurais pu condenser tous les morceaux chantés à la fin et les morceaux rap au début, mais ça n’aurait pas servi le propos. Donc il y a cette transition du rap vers la chanson, avec quand même toujours un peu des deux sur tous les EPs. 

Le chant, c’est quelque chose qui t’a toujours attiré ?

Pas toujours en vrai. Quand je faisais de la musique au début, je n’envisageais pas du tout le chant, je ne faisais que du rap. En groupe, ce n’était pas forcément mon rôle, Swing chantait déjà très bien et il s’occupait souvent des refrains donc je n’explorais pas cet aspect-là. Mais j’ai rencontré des personnes au cours de mon parcours qui m’ont poussé vers ça.

Comme qui, par exemple ?

J’ai rencontré Lous & The Yakuza avec L’Or du Commun quand on était au milieu de nos carrières. On s’entendait bien et elle avait un studio. On s’est alors dit pour rigoler qu’on allait faire un titre ensemble. Je passe à son studio, on fait un morceau et en fait, on en a fait plein ensemble, on aurait presque pu sortir un album. Je me suis retrouvé en studio avec quelqu’un d’autre, à faire des sons complètement différemment de ce que je faisais en groupe, et elle m’encensait sur les propositions timides que je faisais. Ça m’a donné confiance là-dessus et je m’en suis ensuite servi pour le groupe puis pour moi-même. Donc c’est là que ça a démarré. 

D’ailleurs j’ai écouté une émission sur le média Tarmac à laquelle tu as participé sur les groupes dans le rap. Il y a quelque chose que j’ai remarqué, c’est que, lorsque tu as été interrogé sur quel groupe tu aimerais voir se reformer, ta première réponse a été sans hésiter Saian Supa Crew. Le Saian était vraiment un groupe où il y avait du rap et du chant, clairement.

Ils étaient tous incroyablement talentueux. À mon avis, c’est un groupe qui m’a vraiment impressionné par sa capacité à avoir autant de membres sur un morceau et à exploiter une thématique de manière aussi équilibrée. Le contraste entre les rappeurs et les chanteurs apportait une dynamique qui faisait qu’on ne s’ennuyait pas. Il y avait déjà une importance accordée à la mélodie, que j’ai peut-être inconsciemment captée. Mais en réalité, on n’a pas tellement parlé de ce groupe, je trouve. Lorsqu’il y a des interviews et qu’on parle des anciens groupes, on cite souvent Lunatic, IAM, et ainsi de suite, mais pas eux. Et pourtant, je trouve qu’ils étaient vraiment incroyablement forts. Généralement, dans tous les groupes, il y a toujours un membre qui est plus faible, on retrouve souvent ce schéma. Mais chez eux, j’ai rarement vu un équilibre aussi parfait. J’étais vraiment triste de ne pas avoir plus de projets de leur part. Mais je pense que c’est peut-être parce qu’ils ne voyaient plus autant de sens ou d’envie dans ce qu’ils faisaient. Donc c’est bien, peut-être qu’ils se sont arrêtés au bon moment. Mais pour moi, ça reste l’un des groupes français les plus incroyables.

« Dans les difficultés, la tristesse, les épreuves à surmonter, il y a une recherche, un creusement. Il y a un défi, toute une aventure en fait. »

Au niveau de l’écriture, il y a beaucoup de questionnements, d’introspection sur Fragments. Tu avais envie d’explorer tes angoisses, tes doutes, parler de toi ? 

Ça a vraiment été un processus. J’ai commencé le rap en voyant ça comme un jeu, où j’étais fort dans la technique. Je n’avais pas envie de parler de moi, je racontais des histoires. J’adorais l’idée de faire des mini-synopsis, de proposer des morceaux qui pourraient être des points de départ de films. Mais après ça m’a lassé. J’avais aussi envie de proposer des morceaux dans lesquels les gens se reconnaissent, et j’ai remarqué que sur mon deuxième EP Serein, les retours que j’avais étaient hyper touchants. Plein de gens disaient : « Je n’avais jamais réussi à mettre des mots sur ce que je ressentais à ce niveau-là », ou « je me sens compris ici ». Et là j’ai vu un nouvel intérêt. Je me suis dit : « Ok, en fait, ce qui m’intéresse maintenant quand j’écris, c’est le lien que ça crée avec les gens, est-ce que ça procure à mon public une émotion ?. »

Et comment expliques-tu que ton écriture soit aussi mélancolique sur ces morceaux ? Ce n’est pas un projet joyeux.

Parce que je crois que simplement, ce qui m’intéresse, ce sont les nœuds à dénouer, les problèmes à résoudre. On m’a posé cette question il n’y a pas longtemps et je faisais le constat que le bonheur, c’est très bien, mais je ne sais pas trop quoi en faire. C’est comme si c’était une fin d’histoire, genre « Ok, allez, c’est fini, on a terminé l’aventure. » Alors que je trouve que dans les difficultés, la tristesse, les épreuves à surmonter, il y a un état de vigilance, une recherche, un creusement. Il y a un défi, toute une aventure en fait. Donc j’ai l’impression que ça m’intéresse beaucoup plus de parler de ça que de dire « c’est chouette, je vais bien, c’est cool ». Certains le font très bien, mais moi, je ne suis pas inspiré par ça. Mais c’est vrai que ça peut donner une vision tronquée de ma personnalité, un truc où l’on se demande si on doit s’inquiéter pour moi ou pas [sourire]. Il ne faut pas s’inquiéter, ça va. Mais c’est plutôt ça qui m’inspire, et j’ai aussi envie que ça puisse permettre aux gens de trouver peut-être des réponses ou des pistes de réflexion pour les choses qui les tracassent à travers mes morceaux. J’essaie d’être le plus imagé possible et de proposer des angles de vue super poétiques sur des choses qu’on a banalisées parfois ou qu’on ne voit même plus. Je crois que c’est surtout ça qui m’anime.

En tant qu’auditeur, il y a des artistes pour lesquels tu t’es dit « Je me sens compris » ? 

Je pense qu’au niveau de l’introspection, quand tu vas plus vers les Nekfeu, les Lomepal, j’ai pu ressentir ça. Mais je crois que finalement, maintenant, en en parlant avec toi, c’est surtout les images qui me parlent. Même très tôt quand j’écoutais Lunatic. Je pense à Booba qui avait une écriture super brute et qui vivait quelque chose dans un contexte qui n’était pas du tout le mien : je ne me reconnaissais pas forcément dans tout ce qu’il disait mais les images qu’il mettait me percutaient. C’est la façon dont tu observes quelque chose que tout le monde observe tous les jours, mais que tu arrives à condenser en une phrase qui me percute et que je n’oublie pas. 

Il y a pas mal d’images dans ta musique. Tu es du genre à souvent remarquer des choses ? Tu les notes ? 

Ma routine ce n’est pas d’aller en studio. C’est de fournir des notes. Ce que je fais tous les jours en vrai, c’est ça : je marche dans la rue, je vois quelque chose, je le note. Parfois je m’arrête pendant 5 minutes pour regarder juste deux personnes qui s’engueulent, j’en sais rien. Le fait d’avoir une vision accrue, d’être sur le qui-vive des moindres détails, c’est un truc auquel je me suis entraîné avec le temps avec ce métier. Sans arrêt je note des choses que je vois. Par exemple, j’entends des personnes parler dans le bus, puis tout d’un coup, ils disent un truc qui résonne, je le note. Je passe mes journées à capter ces choses, à les mettre dans un fichier de notes kilométriques. Et quand je dois faire des morceaux je vais piocher là-dedans. Mais oui, mon travail journalier c’est de capter des choses dans tout ce qui m’entoure.

« J’aime l’idée qu’il y ait vraiment une recherche musicale. Je me casse la tête pour mes textes, donc j’ai envie qu’il y ait une thématique sonore dans laquelle on puisse aussi rejoindre le propos. »

Musicalement, est-ce que tu as donné des directives à tes producteurs ? J’ai l’impression que ta musique sonne maintenant rap, mais avec du piano, des claviers… 

Oui, les productions simples, du genre type beats ou très basiques comme celles que l’on pouvait recevoir au tout début de notre carrière, ça m’attire moins. J’aime l’idée qu’aujourd’hui il y ait vraiment une recherche musicale au niveau des accords et même des sonorités. Par exemple, aujourd’hui il y a Splice, une énorme banque de données sur laquelle tu peux aller. En 30 minutes, tu peux créer une prod’ en prenant quatre éléments qui te plaisent et voilà. Mais de mon côté, je me casse la tête pour mes textes et mes morceaux, donc j’ai envie qu’il y ait une thématique sonore dans laquelle on puisse aussi rejoindre le propos. Qu’il y ait un mariage entre les deux, qu’ils se répondent. Donc, pour moi, c’était ça ma directive : « Voilà ce que j’apporte en termes de textes, de propos, dans ce que je raconte. Venez, inspirez-vous et essayons de créer un mariage ».

Il y a un morceau qui m’a surpris, c’est celui avec Isha. Ca m’a rappelé des morceaux à la Roc Marciano, Griselda, Alchemist, sans beat, juste un sample. 

C’est grâce à Phasm qui excelle dans ce domaine ! Le morceau avec Isha est un couplet que j’avais déjà depuis un certain temps. J’adorais ce couplet et je voulais l’inclure dans le projet. Je l’avais déjà testé sur plusieurs productions différentes et je me disais que ce n’était pas la bonne, que ça ne mettait pas en valeur le couplet. J’étais en studio avec Phasm et je lui ai expliqué que j’étais un peu bloqué, j’étais presque déçu de ne pas avoir trouvé la solution. Il m’a alors dit de ne pas m’inquiéter et, en un rien de temps, il a cherché un sample, créé quelque chose et j’ai posé dessus. Et en écoutant je me suis dit : « Mais la solution était là depuis le début ». Ce que j’adore avec ce morceau, c’est que j’ai vraiment pris le temps d’écrire ce couplet, je l’ai peaufiné, tu vois. Et quand Isha est venu au studio, il a tout écrit en cabine, c’était très brut. Donc, il y a ce contraste entre quelque chose de très poli, de très réfléchi, et quelque chose d’hyper brut où il est arrivé et il a tout écrit en cabine. J’adore l’histoire de ce morceau : c’est celui qui est le plus écouté en streaming aujourd’hui et je suis très content, parce que ce n’était pas du tout ce à quoi je m’attendais. Je ne pensais pas que c’est ça qui parlerait le plus aux gens. Mais j’en suis vraiment heureux.

Pour finir, je voulais te demander : avec qui est-ce qu’on t’entend discuter à la fin de l’album sur l’audio du morceau “Cinquième étage” ?

[Sourire] Nos studios et notre label sont situés dans un endroit à Bruxelles qui est vraiment notre QG. J’ai deux managers et bookers, et l’un d’eux nous permet d’utiliser des studios dans un bâtiment qui appartient à son père. Toute sa famille habite également dans ce bâtiment, dont son grand-père. Et c’est un peu notre doyen car il habite là et passe la plupart de son temps au studio. On le croise souvent dans la cour et ça crée un échange spécial entre les générations, avec sa sagesse et notre jeunesse. On a toujours eu un échange super enrichissant avec lui et un jour, lors d’une discussion après son retour de l’hôpital, j’ai trouvé ses paroles touchantes. Alors je les ai enregistrées. Dans cet extrait, on discutait du succès et il en parlait de manière un peu naïve, je me souviens qu’il nous disait en étant super fier qu’il faisait écouter notre musique à la maison de retraite quand il y allait, il collectionnait les magazines et les articles où on apparaissait. Malheureusement, il est récemment décédé. Donc ça nous a beaucoup touché d’avoir sa voix dans l’une des chansons. Même s’il n’est plus là, il a pu s’entendre dessus. Et il était hyper content d’avoir sa place dans une chanson. Donc voilà, c’est une belle histoire. C’est Papy Jean.

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