Richie Beats et Platinumwav, entre relai et marathon
Producteurs discrets mais au son singulier, Richie Beats et Platinumwav ont construit une relation artistique inspirante et inspirée malgré leur dizaine d’années d’écart, et privilégient le temps à l’instant.
Lorsqu’il a été question d’organiser cet entretien croisé entre les deux producteurs Richie Beats et Platinumwav, l’une des priorités a été de trouver un lieu qui arrangerait aussi bien le premier, vivant entre Paris et Mantes-la-Ville, et son cadet d’une dizaine d’années, habitant à Saint-Denis. Pourtant, les deux ont tranché rapidement pour se donner rendez-vous au petit home studio de « jeunesse » de Richie, à 60 km à l’ouest de la capitale, Platinumwav louant le côté reculé de l’endroit pour échanger avec lui et son comparse. Ce souhait de distance sans éloignement résumera finalement l’heure de discussion avec ces deux musiciens, proche du rap hexagonal tout en cultivant une forme de détachement dans ses codes et ses modes pour tracer leurs propres voies.
La décennie écoulée, Richie Beats est devenu un nom reconnu du beatmaking hexagonal. Tout en cultivant sa propre carrière solo de crooner R&B indolent sous l’alias Skreally Boy, Richie a placé ses productions sans marche forcée mais en visant toujours juste, de Booba à Nekfeu en passant par Dosseh, Dinos, Koba LaD, Deen Burbigo, Ol’ Kainry et bien d’autres. Avec un son clinquant, passant progressivement du chromé sur la première moitié des années 2010 à des teintes plus mates ensuite, il a suivi un sillon d’instrumentaux de plus en plus dépouillés. En privilégiant l’efficacité au spectaculaire, à l’image d’un « Pinocchio » de Booba, Damso et Gato qui a fait alors grand bruit. De son côté, Platinumwav est de cette génération qui est née avec Internet et, à force de débrouille et de bidouillage, s’est formée à des outils de création semi-pro. Tout à la fois graphiste et producteur, c’est à partir de 2016 qu’il s’est révélé comme un beatmaker inventif et précoce, au fait de son époque mais cherchant vite à soigner une originalité – sa rythmique désarticulée sur le « Platinum » de PLK en 2018, en pleine période de beats trap de plus en plus répétitifs, en était une belle illustration. Parti chacun à des moments différents, les deux producteurs donnent l’impression d’être dans une zone de transmission en pleine course de relai. Sauf que ni l’un ni l’autre ne souhaite tourner en rond sur un 400m, ni sprinter sur un 100 : ils visent plutôt une carrière en forme de course de fond ou de marathon.
Ami de longue date, Platinumwav et Richie Beats sont devenus un binôme informel de producteurs, nourrissant leur inspiration respective, croisant les idées en studio, et dégageant un respect mutuel, presque fraternel, palpable. Ces dernières années, Richie et « Plat' » ont signé des productions pour des morceaux remarqués (« Trafic » de Frenetik, « Amérique » de PLK), mais ont été principalement essentiels à deux courts formats des plus réussis : FROIDCOMMEDEHORS de Malo et OG SAN de Deen Burbigo. Une paire de disques pour laquelle le binôme a signé des productions moderne par ces rythmiques riches en roulements de charleys et détails rythmiques mais avec une approche plus sobre dans la recherche de mélodie, travaillant plutôt des boucles au grain affirmé plutôt que des gimmicks prévisibles. Surtout, les talents des deux producteurs font des étincelles quand ils s’allient sur certaines co-productions. À l’instar d’« aaa » d’Alpha Wann et Nekfeu, « Ferrari » de Malo et « Cracklanders » de Guy2Bezbar, remarquables par cette synthèse entre le sens de l’économie rythmique de Richie et le goût pour les sonorités distordues de Platinumwav.
Abcdr du Son : Vous avez tous les deux une dizaine d’années d’écart. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Platinumwav : On a connecté via les réseaux, à l’époque où le collectif de Richie, Golden Eye, était en pleine éclosion. [NDLR : ancien label d’artistes et de producteurs fondé et managé par Oumar Samaké, et réunissant notamment côté production Richie Beats, Blastar et Cannibal Smith] J’avais appris à faire du graphisme en six mois, j’avais réussi à péter Photoshop. Et du coup j’ai envoyé mon travail un peu partout. Il n’y avait pas autant de monde à cette époque-là sur les réseaux. Un jour j’ai envoyé un visuel à Richie, et il m’a répondu « c’est chaud. »
Richie Beats : C’était l’époque où je commençais à développer mon côté Skreally Boy. Je n’avais pas d’artworks, et le frérot était déjà fort. La première connexion, il m’envoie une pochette, je valide. Du coup on parle et il me dit qu’il a envoyé des visuels même à DJ Mustard, à tel autre, etc. Il est dans le game, il parle anglais, à son âge ! C’est là que je me rends compte de son potentiel. La connexion se fait parce que, malgré nos dix ans ans d’écart, on a les mêmes goûts. Si on était dans un musée, on irait sûrement vers le même tableau.
P : C’était vers l’automne 2013. En octobre j’ai dû envoyer le message, et un mois après, j’étais en studio avec lui. Il y avait Deen et Joke. [NDLR : aujourd’hui, Ateyaba] Richie me faisait écouter ce qu’il faisait pour lui en tant que Skreally et pour les autres artistes.
A : À quel moment tu es passé de la création de visuels à la production ?
P : C’est lié. Quand j’étais petit je regardais souvent dans les disques de mon grand frère qui faisait quoi. Pour moi, tout était lié. La musique, ce n’est pas que du son, c’est une image aussi : ça te fournit des choses dans ta tête. J’ai eu un laps de temps de quatre ou cinq mois : après avoir eu Photoshop, j’avais FL, et j’ai démarré. J’ai essayé de faire dans la prod comme je faisais dans le graphisme. Dans l’image : une texture de poussière, du « dust ». Dans le son : le petit bruit de vinyle. RB : Et il m’avait fait écouter des prods ! [rires] Il ne le dit pas parce qu’il débutait. Mais franchement, l’artiste qu’il est aujourd’hui découle vraiment de ces premières prods, parce qu’il y avait déjà cette patte. Il était déjà lui. Tous ces petits éléments, ces petits détails qu’il arrive à maîtriser aujourd’hui, il les expérimentait. Ça m’avait grave choqué cette vision d’un enfant avec déjà une forme de maturité de ouf. Ce n’était pas peaufiné, mais il y avait déjà une prise de risque.
Les claps étaient différents, les mélodies aussi. Déjà à l’époque, il ne quantizait* même pas ses drums. C’était grave en retard, mais ça donnait du groove. Même moi, je ne comprenais pas, alors qu’avec du recul, c’est une certaine liberté de le faire comme ça. Le fait qu’il brisait déjà des codes, ce que j’aime aussi faire, ça m’avait parlé.
P : Ça faisait déjà un lien. Je suis un peu sa version dix ans plus tard.
A : Est-ce qu’avant que vous commenciez à travailler ensemble, tu étais toi aussi sensible, Platinumwav, au son style de production de Richie ? Une approche que tu voulais développer toi aussi ?
P : Clairement. La manière dont il exprimait ses envies, que ce soit en tant qu’artiste ou en tant que producteur. Il y avait de l’âme, il mettait ses tripes dans ce qu’il faisait. Je voulais faire parvenir les choses de la manière. Être « one hundred ». Utiliser du sample, récupérer l’âme des choses, garder un certain grain, un groove. Et pour moi le groove, c’est savoir s’écouter. C’est ce que j’ai appris avec lui.
A : Y a-t-il eu des prods de Richie qui t’ont montré le chemin ?
P : Il y en a trop ! [rires] « New Jack City », « Sphinx ». Ce qu’il faisait avec Ol’Kainry aussi.
A : Richie, on s’était rencontrés il y a dix ans pour ta première interview. Il s’est passé beaucoup de choses depuis : l’aventure Golden Eye, tes placements pour Ateyaba, Booba, Rohff, Nekfeu, ton séjour aux États-Unis avec des placements pour Doja Cat, notamment… Quel bilan tires-tu de ces dix ans ?
RB : J’ai eu la chance de m’écouter. J’ai fait de la musique seulement quand j’en avais envie et quand je le voulais. Dans le sens où j’ai eu des périodes où ça marchait bien, d’autres où il n’y avait rien. C’est la musique : un album, tu le sors pas comme ça. Il y a le temps de création, et ce que tu en tires après. L’expérience que j’en retire, c’est la patience. Prendre le temps de savoir qui on est et de gérer les énergies de la bonne manière, les fréquentations, la rigueur, les choix artistiques, l’ouverture d’esprit. Et aujourd’hui justement, en ayant ces principes, en ayant fait des erreurs… Le fait d’être parti aux États-Unis, d’avoir rencontré d’autres personnes, avec une autre mentalité, ça me donne l’impression que je n’ai même pas encore fini. J’étais en stage ! Je sais faire des morceaux, mais il y a encore d’autres choses à exploiter, d’autres gens à rencontrer, d’autres chèques à encaisser aussi ! [rires] Quelqu’un qui se dit « je veux être beatmaker », ça te restreint à quelque chose. [NDLR : Platinumwav approuve] C’est beau d’être beatmaker, mais on est aussi des artistes, parce qu’on a une vision, quelque chose à partager. On donne de l’inspiration aux rappeurs. Sans nous, tu ne peux pas faire cette performance. Tu sais pourquoi tu vas voir ce producteur-là. C’est une vibe, une énergie. Je veux ce respect-là, qu’il y ait cette ouverture d’esprit de se dire « on a besoin d’eux ». C’est ce que je retire de ces dix ans. Il y a des choses humaines qui te font avancer plus que d’avoir un disque d’or.
A : Tu as un exemple de production sur ces dix dernières années où tu as senti cette inspiration que tu as pu transmettre ? Qui a même peut-être pu te surprendre ?
RB : « Tony Sosa ». Même si on ne s’est pas rencontré avec Booba, il a compris l’énergie. Et il m’a fallu du temps à comprendre la sienne sur ce morceau. Et quand j’ai capté là où il allait, avec ce filtre sur la voix, j’ai compris le risque. Quand l’artiste comprend où tu veux aller et ce que tu veux faire, ça peut donner des choses immenses, qui restent.
A : On a évoqué le fait que Richie soit parti un moment aux États-Unis. De ton côté, Platinumwav, parmi tes premiers placements, tu as eu le Canadien Rowjay. Il y a une raison particulière ? Tu as bougé au Québec ?
PW : Non, c’était par les réseaux. Rowjay, c’est un dénicheur. Il m’a trouvé sur Soundcloud et a proposé qu’on bosse ensemble. Je devais avoir 15 ans, ça a commencé tôt. Mais déjà dans le graphisme, à mes 12 ou 13 ans, je bossais avec des mecs d’Atlanta. Je parlais anglais avec eux et on arrivait à travailler. Il n’y a jamais eu de barrières en mode c’est loin.
A : Le temps que Platinumwav se développe, tu as continué à le suivre, Richie ? Vous avez gardé des liens ? Où il y a des moments où tu étais trop pris par ta carrière ?
RB : C’était un kid ! Il allait en cours. On s’appelait de temps en temps : « T’as écouté ça ? T’as vu ça ? » On parlait de musique, donc quand je faisait une prod, je lui envoyais. Lui, pareil. Et on se disait les choses franchement, même quand on aimait pas. Ça nous mettait dans un mood genre « ha ouais il joue à ça ? » [rires] « Faut bosser ! ». Pas plus tard qu’hier on était en studio, je lui ai fait écouter un son, on s’est pris dans les bras tellement c’était beau et pur ! C’est des années de travail où on s’est vu faire. Là, il est triple platine avec PLK, je me dis « damn ! » [NDLR : pour l’album ENNA] Quand même ! Avec le style de musique qu’il fait, c’est difficile pour les autres de comprendre. Mais il a réussi à placer sur quelqu’un qui a compris et qui fait le taf. C’est une porte d’entrée pour lui de prouver.
« On est des savants. On fait de la recherche musicale. »
Richie Beats
A : À partir de quel moment il y a eu cette envie commune de créer ensemble ?
P : Ça fait longtemps ! Après il a fallu que j’apprenne pas mal de choses, surtout le mix. Je venais ici, il faisait une prod, j’essayais de faire un truc dessus. Il n’y a pas eu de déclic, ça s’est fait naturellement.
RB : Ou parfois j’avais des sessions avec des prods à faire, il venait et il essayait des trucs. Il n’y a jamais eu ce truc de « vient on fait une co-prod ? » C’est comme deux boxeurs qui se disent « on fait des sparrings pour s’entrainer. » Peut-être que les prods ne sortiront jamais, mais on s’entraîne. Depuis longtemps on fait ça, on le prend comme un exercice. Ça ouvre à des choses nouvelles. Des fois on ne fait même pas de son : pendant deux heures, on va juste écouter du son. On se fait découvrir des artistes, et on essaie de comprendre pourquoi ils font ça. Blastar a été le premier a me dire : « la musique c’est scientifique. » Et nous on l’aborde comme ça : on est des savants. On fait de la recherche musicale.
A : Vous étiez sur les mêmes logiciels au moment où vous commencer à bosser ensemble ?
RB : Lui était sur FL, moi j’étais sur Logic. Donc on a appris l’un de l’autre. Il y a trois ans je suis passé sur FL, et depuis on fait les prods ensemble. Mais chacun a sa touche : j’ai ma manière d’utiliser FL, lui a la sienne. On s’est rejoints, l’évolution est belle. Et je suis grave fan de ce qu’il fait. Pour « aaa » de Nekfeu et Alpha Wann, je lui ai dit de venir en studio. Ça lui a mis la pression, mais je ne me rendais pas compte, parce que pour moi c’était tranquille. Mais ça s’est super bien passé. Je pense que c’est la séance la plus fluide que j’ai eu de toute ma vie.
P : Pareil pour moi.
RB : Le travail était fini, on s’est dit : « déjà ? » Alors que six ans avant on se disait « il faut qu’on place un platine ensemble. » Et c’est finalement arrivé naturellement.
A : Vous êtes tous les deux double casquette : toi Platinumwav dans la prod et le graphisme, et toi Richie en étant producteur et interprète. Le fait que Richie ait posé sur des prods à toi, Platinumwav, c’est la meilleure marque de confiance qu’il puisse te donner, non ?
PW : C’est mes meilleurs sons, les plus deep. [NDLR : rire de Richie] Il m’a laissé la chance de délivrer sur son album, à lui. Lo<3, c’est la fusion de nous deux. Même en dehors de la musique, à ce moment-là, on vivait ensemble.
RB : À la période Lo<3, il a commencé à taper dans des vraies choses, de la vraie émotion. Avec d’autres accords… Ça devenait du R&B new wave, bizarre. Des morceaux où il y avait une guitare électrique avec une grosse distorsion. On s’est fait confiance, en fait. Parfois je disais non à quatre prods qu’il m’envoyait et celle qui arrivait après, je criais dans le téléphone. [Platinumwav sourit] Parce que je le poussais. Et lui pareil : des fois j’envoyais des sons, il répondait « ha, j’avoue, non… », j’avais le seum ! [Rire de Platinumwav] Je pensais que j’avais une dinguerie ! Donc ouais, c’est une marque de confiance en tant qu’artiste que tu laisses quelqu’un avoir une opinion sur ta musique pour parfaire le truc. Et aujourd’hui, poser sur une de ses prods, c’est devenu aussi facile pour moi que de poser sur une des miennes. Il y a une ligne imaginaire, mais il y a une ligne.
A : Richie, tu as eu ton moment de bascule, en termes d’exposition, il y a une dizaine d’années, vers 2011/2012 avec Soyons fous d’Ol’ Kainry et Jango Jack et « MTP Anthem » d’Ateyaba. Platinumwav, penses-tu avoir passé ce point de bascule toi aussi ?
P : Je pense qu’il n’est pas encore arrivé, même si je grimpe. Mais avec tout ce qui arrive, peut-être dans deux ou trois ans.
A : Le disque de platine d’Enna Boost de PLK, le succès d’« aaa », ce n’est pas encore un signe ?
P : Je gravis les échelons, mais j’ai une vision plus large. Il me faut plus de confiance en moi dans la réalisation de certaines choses. Je n’en suis pas encore à ce stade. Là, je passe des envois de prods par mail à des sessions studio.
RB : Je peux dire un truc ? Il est humble de ouf, ce petit. Je te le dis : pour moi à partir de FROIDCOMMEDEHORS de Malo, si tu entends une prod de Plat’ tu sais que c’est lui. Il y a une empreinte.
A : Je partage ce point de vue aussi. 2021, entre Malo, l’EP de Deen… Ça s’est accéléré. Sur le fait d’arriver à te trouver artistiquement, ta singularité. Après, toucher les choses du doigt ça peut figer les choses, ce qui n’est pas forcément une bénéfique. Mais je trouve que tes placements l’an dernier, c’est peut-être un bon indicateur.
RB : Complètement. Ce qui ne l’aide pas, c’est que quand t’es beatmaker, s’il y a des choses qui changent ta vie, tu ne les vois pas tout de suite. Il te faut une sorte de recul qui est difficile à avoir dans l’immédiat. Je pense aussi qu’il est en train de toucher quelque chose, et qu’il faut le temps que les gens comprennent.
A : Quand on écoute les prods de Richie sur la première partie des années 2010, j’ai la sensation rétrospective qu’elles étaient plus chargées que des choses comme « Pinocchio » et « Tony Sosa » pour Booba en 2015, jusqu’à « Trafic » pour Frenetik en 2020… Comme une impression que tu as encore plus dépouillé tes sons à mesure des années.
RB : C’est vrai. Vers 2012, dans le rap français, on était encore beaucoup dans des pianos et des violons. On était aussi dans une époque où Ryan Leslie mettait beaucoup de choses. J’ai toujours beaucoup écouté du son d’Atlanta. Et déjà dans les prods de Lil Jon, c’était simple. En France, il pouvait y avoir un morceau Dirty South dans un album, mais c’était histoire de dire. À partir du moment où j’ai commencé à bosser avec Joke, et à faire « MTP Anthem », je me suis dit « amuse toi ». Il faut que je fasse quelque chose de différent. J’ai travaillé un sample de voix, bossé autour. Et en plus, ce que je préfère dans « MTP Anthem », c’est la première partie de la prod, la plus simple [il la fredonne en beatboxant]. Et vas-y, rappe ! Le truc avec tous les hi-hats après, c’était trop déjà pour moi !
P : Parce que c’était la vibe de l’époque ! C’était le mélange parfait, en vrai.
RB : True. Mais c’était pas mon feeling. Tu vois, déjà, les claps sur les temps ? Ça me rendait paro ! [rires] Je détestais. Le fait est qu’aujourd’hui on a des prods plus épurées, avec le sample, le beat, le sub, voilà.
A : « Mitsubishi » d’Alpha Wann, en ouverture de la don dada mixtape, c’est assez exemplaire à ce titre.
RB : Attends, tu veux savoir l’anecdote ? À cette époque là, je faisais commencer le beat et après je mettais la mélo. Quand je fais écouter la prod à Alpha, le beat commence, avec la mélo qui rentre après. Il me dit « non, je veux que le début ! » – « Mais c’était juste l’intro mon reuf ! » – « Non non, je veux ça ».
P : Il est sûr de lui quand il fait des trucs comme ça, Alpha.
RB : J’étais choqué. J’ai juste fait quelques modifs légères. Et ça y est. Là, j’ai compris. Ce titre, c’est un peu comme un morceau de The Clipse. Ce truc minimaliste, simple, straight to the point. Pas besoin de faire trop. C’est là que tu peux ressentir le plus de choses. Des fois, j’écoute juste des piano. Je tape « sad piano » sur Spotify, je me pose, et… Quand même, c’est trop beau. Ça me donne plus d’émotion qu’un truc avec un beat, un sub, et ci, et ça… Des fois, j’aimerais bien arriver à des albums bizarres, sans beat, un truc de nouvelle ère. Parfois, je me dis que les jeunes aujourd’hui devraient aller chercher plus loin encore.
A : Sur vos sorties de l’année 2021, entre l’EP de Deen et celui de Malo, il y a quelque chose de similaire sur la direction musicale, dans cette approche de la production, le grain. Peut-être même un côté « less is more ».
RB : Je comprends ce que tu veux dire. Je suis de l’école Neptunes, Timbaland. Mon artiste préféré de tous les temps, en plus de Lil Wayne, c’est Busta Rhymes. Dans ses anciens albums, il te faisait des morceaux dans lesquels il n’y avait pas besoin de beaucoup d’éléments pour que ça soit un banger. C’est la mélodie principale qui fait le truc, et le groove ! C’est un assemblage. En bossant une prod que tu trouves naze, parfois il suffit que tu déplaces deux ou trois éléments dans le groove ou la mélo, c’est autre chose, et le truc tu peux l’écouter en boucle. C’est comme si… Ça devenait un sample. Pharrell le faisait beaucoup, Timbo aussi… [NDLR : il fredonne « Get Ur Freak On » de Missy Elliott] Il n’y a que ça, et quelques sons autour.
A : C’est un truc qui vous rapproche de leur son, je trouve : des éléments non mélodiques qui jouent sur l’ambiance de la prod, des choses en contre-temps qui jouent sur le groove. C’est peut-être ce qui vous démarque d’une certaine façon.
P : C’est les épices ! C’est comme dans la nourriture de chez nous. [NDLR : Platinumwav est d’origines sénégalaise et guinéenne] Le truc que la madre met en plus. C’est pareil dans le son. Sachant que moi, qui suis d’une génération en dessous de Richie, j’ai appris avec des prods de WondaGurl où il fallait mettre beaucoup de trucs pour impressionner. Richie m’a aidé à me dire : « Calme toi. T’as pas besoin de mettre trop pour impressionner les autres ou t’impressionner toi-même. Il faut que t’arrives à être impressionnant avec peu, pour être précis ». Je mettais tellement de trucs dans mes sons que je ne savais même plus ce que je faisais, en vrai. C’est la maîtrise qui compte. C’est le mot.
A : Ça me rappelle ce que Richie avait dit dans notre interview il y a dix ans : « Aux US, pour faire un feu, ils ont juste besoin d’une allumette. En France, il faut donner la gazinière et tout le reste. » [rires] Et sur tes productions dans l’EP de Malo, Platinumwav, je trouve qu’on retrouve cette philosophie d’avoir le moins d’éléments possible, mais ça claque.
P : Ouais. Être précis, calibré, et paf. Je vois vraiment pas comment l’expliquer autrement : la précision.
A : Tout à l’heure, Richie disait que dès le début, tu ne quantizais pas. J’ai le souvenir de vidéos sur ton compte Instagram où tu tapes des rythmiques au clavier. C’est une approche que tu essaies de garder, d’avoir ce facteur humain dans ta rythmique ?
P : C’est important parce que c’est comme ça que j’ai éduqué mon oreille. La musique aujourd’hui c’est très droit. Mais on ne m’a appris à faire comme ça. Et on ne suit pas forcément la tendance.
RB : De ouf.
PW : On aime bien, mais ça ne veut pas dire qu’on va prendre le même chemin parce que ça marche. On a nos valeurs.
RB : C’est pas parce que tout le monde porte des chaussures compensées qu’on va le faire. [rire général]
PW : On reste toujours dans nos propres codes, même si on essaie d’évoluer.
A : Richie a évoqué ses influences comme producteurs. C’était quoi, les tiennes ?
P : Y a Cardo. « Mesmerize » pour Wiz, c’est une prod qui m’a mis par terre. J’étais en P-L-S.
RB : Cardo est dans mon top 10, all time. Il a vraiment ramené un truc.
P : Il y a WondaGurl, aussi : je me suis référé à elle par rapport à son âge. À 16 ans, elle plaçait pour Jay-Z. Hit-Boy, je suis très fan de ce qu’il fait. Quand tu regardes son run aujourd’hui, c’est inspirant.
A : On parlait de grain : ce qu’il a réussi à faire sur les derniers albums qu’il a réalisé, Nas, Benny the Butcher…
P : C’est impressionnant. Et en France, ceux qui m’ont inspiré c’est Richie, Blastar…
RB : Blastar, c’est mon senseï !
P : Il m’a eu. J’ai des phrases encore de lui qui tournent dans ma tête. « La musique, si tu sais ce qui va se passer en avance, tu ne vis pas l’expérience. » Ça résonne dans ma tête.
« Je dois savoir si mes prods vieillissent bien. Alors que dans le game il faut placer, les projets sortent vite. »
Platinumwav
A : Il y a un truc intéressant à l’écoute d’OG SAN et FROIDCOMMEDEHORS, c’est cette approche du sample. Pas nécessairement la boucle posée sur quatre mesures et grillée, mais le fait de chercher des samples originaux et d’en travailler le grain, de s’en servir comme une palette de peinture.
RB : Pour le sampling, j’ai d’abord appris de Just Blaze et un gars de chez moi, DJ N9ff. On était grave dans cette époque Dipset, avec les Heatmakerz. C’était la première approche, où tu laissais chanter le sample. Après, quand je suis arrivé à la période des « Tony Sosa », là j’ai repensé à une phrase d’un de mes cousins qui produisaient et qui m’a dit « Quand je sample, je ne veux pas que les gens reconnaissent. Sinon, tout le monde peut le faire ». Je me suis dit qu’il fallait manier le sample d’une telle manière que même si c’est un truc grillé, personne ne doit savoir. Tu gardes l’âme de la chose et tu la transformes, tu crées quelque chose d’autre. J’aurais toujours besoin de sampler, même si la compo reste aussi agréable.
P : Moi, j’ai toujours été marqué par le sample. Mais comme je ne connaissais pas trop les termes, j’étais très ignorant par rapport à tout ça.
RB : C’est un fanatique de Curren$y, il savait ! [rires]
P : Ouais en écoutant du Curren$y, du Wiz Khalifa, je savais déjà en fait. Mais c’est grâce à Richie que j’ai commencé à comprendre comment ça fonctionne et comment il manie le sample. J’ai appris à faire à ma manière, mettre des marqueurs un peu partout, mettre telle partie avec celle de la fin pour ne pas utiliser la même boucle que d’autres. Et on cherche encore d’autres manières de sampler.
RB : Le dernier PLK qui est sorti, c’était chaud.
A : C’est de la musique africaine, non ?
PW : Ouais, c’est mes samples préférés. Je n’y arrive pas tout le temps, parce qu’en Afrique, il y a toujours beaucoup de percussions. Mais quand il y a des mélodies, c’est fort.
A : Richie, comment es-tu arrivé à produire une grande partie d’OG SAN ? Des atomes crochus musicaux ? Ou simplement le temps, comme t’avais produit pour lui déjà sur Fin d’après minuit en 2014 ?
RB : Tu vois L’Arme fatale ? C’est Deen et oim. On est un duo où on se comprend. Il a écouté le rap pour de vrai et c’est pas le genre de personnes qui en écoute sans comprendre les paroles. Il parle aussi anglais, donc il y a une proximité avec tout ça. Je le connais depuis longtemps, c’est un très bon rappeur et on apprend de chacun. Ça m’a ouvert des perspectives parce que de base, j’étais pas autant dans le rap français. Ce sont des personnes comme lui qui m’ont fait apprécier le rap français justement, pour la lettre, les mots. On a une bonne alchimie. L’EP OG SAN, j’en suis grave fier. Je sais que je le réécouterai dans cinq ans et que je serai content. « MANSA MOUSSA », c’est ma pépite. S’il y a une prod dont je suis content ces derniers temps, c’est vraiment celle-là. Comme disait Plat’ : ramener une énergie et que l’artiste la complète. Un 50/50 propre. Et puis sur l’EP de Deen, l’intro… J’ai entendu la prod de Plat’, j’ai dit « C’est dedans ! » C’est un banger ! »
P : J’suis arrivé un peu vers la fin de l’enregistrement du EP de Deen. Et ça m’a motivé en fait. En mode « ha ouais, tout le monde a fait sa part du travail sauf moi ? » J’ai joué juste une prod et il a dit « ok c’est bon c’est dedans », et ça a fini en intro, avec « OJIISAMA ». Et puis j’ai eu la responsabilité du visuel aussi. Très fier de ce projet, on a travaillé dur.
A : Et toi Platinumwav, comment ça s’est passé avec Malo ?
PW : J’ai rencontré Malo par le biais d’un cousin à moi. On me l’a présenté et on a commencé direct à faire du son. C’était en 2015. On n’a pas tout sorti directement, parce que chacun avait sa vie. Ce n’était pas le moment. On a pris en maturité. Même si on avait des influences communes, il a fallu qu’on trouve notre son. Lui comme moi. On s’est jamais vraiment lâché. Sur FROIDCOMMEDEHORS, il y a des morceaux qui datent d’il y a plus de deux ans. C’est important pour moi, parce que je dois savoir si mes prods vieillissent bien. Alors que dans le game il faut placer, les projets sortent vite. Mais ça ne me met plus la pression, parce que je cherche juste à faire quelque chose qui va bien vieillir. Ça a été un long processus, on avait plein de morceaux. Il fallait garder les meilleurs, condenser le tout, peaufiner.
A : Avec les EP de Deen et Malo, on sent que vous cherchez à développer des relations humaines et artistiques avec des personnes en particulier, plutôt que de taper partout.
RB : C’est grave important. Dans les personnes que tu rencontres dans la musique, celles qui vont te donner envie d’aller plus loin sont celles avec qui il se passe quelque chose de différent. Une compréhension de valeurs, des choix similaires. Quand j’ai fait l’EP avec Bigo, on s’est enfermé. On était sur un autre fuseau horaire. On se levait à 5 heures, on faisait du sport, on mangeait à des heures précises. On n’était pas dans un lifestyle de rappeurs, mais de travail. Tu ne peux pas avoir cette rigueur avec tout le monde, même cette envie. On avait besoin de se prouver des choses. Et il y a d’autres artistes avec qui j’ai bossé pour lesquels il n’y a pas eu cette dynamique. C’est une question d’ouverture d’esprit, de savoir échanger avec les gens, comprendre ce qu’il y a de bon.
P : La musique, c’est profond. J’ai toujours voulu bâtir une relation avec les personnes avec qui je travaille, donc c’est pour ça que je n’ai pas envie de le faire avec énormément de gens. Parce qu’on partage certaines émotions : savoir ce que vit la personne, qui est peut-être quelque chose que j’ai vécu auparavant. Et inversement : je vais peut-être sortir quelque chose qui va lui rappeler ce qu’il a vécu et écrire un texte avec une énergie qui matche avec ma prod.
RB : Par exemple, très bonne rencontre : ISHA. Un artiste que je ne connaissais pas, et il y a eu de l’humain. Sam’s aussi. Ce sont des personnes qui m’ont marquées dans leur manière de faire, dans leur ouverture d’esprit. Il y en a peu, parce que pour certains, c’est difficile d’être soi même devant les gens. Il faut savoir faire la part des choses aussi : il y a le travail et il y a l’humain. Même si je n’aime pas dire que la musique c’est mon travail, dans cette société, c’est mon travail. Le côté professionnel. Sinon, je travaillerais qu’avec les « copaings » [NDLR : en imitant l’accent marseillais]. « On fait la musique, on fait les disques d’or et c’est fini ! » [rires]
PW : On travaille. On n’est pas des acharnés, parce qu’on se permet de vivre. C’est très important. Et le fait de vivre, ça va nous faire faire des choses. On est en plein dedans.
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