Olivier Cachin
Figure historique du journalisme rap en France, Olivier Cachin est resté, 15 ans après Rapline, un intarissable commentateur du genre. Suite à la parution
récente de ses « 100 albums essentiels », nous l’avons interrogé sur les décalages générationnels du rap, le déclin de la presse musicale et l’incompréhension tenace entre hip-hop et médias.
Abcdr du son : Lors de ton passage à Besançon, où tu es venu présenter le film Wild Style, j’ai été assez étonné : on t’a présenté comme un sociologue… Quel titre te donnerais-tu ? Journaliste, écrivain, sociologue ?
Olivier Cachin : Sociologue ? Surtout pas de gros mots s’il te plaît ! Non, je suis journaliste avant tout. Je veux bien aller jusqu’à « historien », mais c’est toujours en tant que journaliste que j’ai avancé et que j’ai mis en avant mes connaissances sur le sujet. Mais non, sociologue, sûrement pas !
A : C’est si péjoratif que ça ?
O : Par rapport au hip-hop, oui. Le rap vu par les sociologues, c’était vraiment des espèces de trucs édifiants, avec ce côté « les jeunes dans les villes de grande solitude« … La sociologie en soi, c’est très bien, mais appliquée au rap, c’est souvent une vision qui n’est pas très pertinente, qui passe à côté de l’essentiel, à savoir la musique. C’est évident que la sociologie a à voir avec le rap : on ne peut pas comprendre le rap si on ne s’intéresse qu’à la musique, mais je pense que ce sera plus facile de le comprendre en parlant de musique plutôt qu’en ne parlant que de sujets sociétaux. Ça donne tout de suite du misérabilisme, et les sociologues sont des gens qui, je pense, ne comprennent pas vraiment la première motivation. Ils vont prendre au premier degré des trucs qui n’ont pas forcément vocation à l’être. De ce que j’en ai vu, les sociologues sont un peu déconnectés. Je préfère par exemple quand un écrivain comme Thomas Ravier fait un texte exceptionnel sur Booba – paru chez Gallimard à la NRF – où là, en trente pages, on a de la référence, du Genet, du Céline. Là, le texte est pertinent, et le mec a compris le fond du truc.
A : Justement, ce que je reprocherais à la presse française, c’est de toujours s’attarder sur des considérations sociales. Je prends en exemple la critique de Stéphanie Binet dans Libération, qui conclut sa critique de l’album de The Game en disant, je cite : « On attend qu’il mette son talent au service d’enjeux plus importants, comme l’arrêt de la violence inter-gangs ». Je trouve ça très condescendant et moraliste…
O : Oui, effectivement… Il faut voir qu’historiquement, le journalisme rap en France est né dans cette comparaison du rap et son aspect sociétal. Maintenant, c’est possible de trouver des articles qui parlent de musique et de flow, mais pendant très longtemps, le journalisme musical français, quand il s’intéressait au rap, c’était uniquement sous l’angle « ces bandes qui terrorisent la banlieue« … Il y avait des articles fameux au début des années 90 dans France Soir ou sur d’autres supports, où l’on ne convoquait le rap que quand une voiture brûlait. Tu me diras, ça n’a pas forcément changé maintenant, mais un petit peu quand même ! Aujourd’hui, il y a des succès commerciaux, et c’est un truc qui fait beaucoup évoluer une musique. Mais historiquement, tu regardes les articles sur le rap français à l’époque – à l’exception des magazines spécialisés où quelques aliens comme moi essayaient de parler d’autre chose – c’était « Ha, tiens, une voiture brûle, une banlieue va mal, parlons de rap !« . Il a fallu attendre vraiment longtemps pour qu’on puisse en parler sous un angle autre que sociétal [prenant un ton pompeux], « lié à ces banlieues oubliées où les jeunes tiennent les murs« … Les grands trémolos, quoi.
A : Est-ce qu’il t’arrive de parler de ce sujet avec les journalistes de la presse généraliste ? Ceux qui placent systématiquement que « rappeur untel s’éloigne des clichés » dans leurs critiques…
O : Oui, mais en même temps, c’est vrai aussi qu’il y a plein de rappeurs français qui sautent dans les clichés à pied joint et qui les développent eux-mêmes. Le problème, quand ça vient de la presse, c’est que c’est souvent accompagné d’une méconnaissance profonde du mouvement en général et de l’artiste en particulier. Évidemment, quand on ne sait pas trop quoi dire de pertinent – et ça, ce n’est pas seulement dans le rap et le journalisme musical – on va aller trouver d’autres trucs, regarder ce qu’il y a de plus évident. Quand on ne se sent pas la légitimité pour dire « c’est bien, c’est pas bien« , on va parler d’autres choses que de musique, et dire « ces groupes qui désenclavent les banlieues« , ou « ces rappeurs qui disent tout haut ce que les jeunes pensent tout bas« . La boîte à clichés est plus facile à ouvrir quand on n’a pas d’autres options. Quand on connaît vraiment le truc, on peut plus facilement dire « je trouve que cet album est bon« , et avoir un vrai point de vue journalistique.
A : Le cliché, ça permet de s’en tirer à bon compte…
O : Ouais, c’est pratique, on s’en est tous servi à un moment ou un autre des clichés ! Mais c’est vrai que dans le rap, c’est tellement systématique que ça peut agacer.
A : Quinze ans après Rapline, tu restes l’un des rares journalistes rap visibles en France. Où sont passés tous les autres, ils ont tous choisi d’être rappeurs ?
O : Le gros problème du rap par rapport au journalisme, c’est que dans un premier temps, la presse et les journalistes musicaux ont rejeté considérablement cette musique-là. Un peu comme ce qui est arrivé avec la musique électronique. En gros, on s’aperçoit que les journalistes sont des « rock critics », au sens partisan du terme, dans le sens où beaucoup n’ont pas eu la curiosité – qui aurait pu sembler naturelle pour des journalistes – d’aller vers cette musique, de voir ce qu’il y avait d’intéressant. Ca a tout de suite été le cordon sanitaire, genre « Ha, ce n’est pas de la musique !« .
Un truc qui m’avait frappé à l’époque, c’était Antoine de Caunes : on lui parlait de techno, et lui répondait « On disait que le rock n’était pas de la musique, et on dit pareil de la techno, sauf que là c’est vrai !« . Quelque part, il se plaçait automatiquement dans la même logique que ses parents, qui pensaient que le rock n’était pas de la musique, par rapport à la grande variété ou la musique classique. Le côté « Mes parents se sont trompés, mais pas moi !« . La critique musicale a toujours été très rock, et s’il y a maintenant quelques journalistes qui parlent de rap avec une certaine expertise, c’est plus souvent des gens qui ont une passion pour le genre, mais pas forcément le bagage journalistique qui va avec. Ce sont plus des fans que des journalistes musicaux. Globalement, le journalisme hip-hop en France est plus issu de la base des fans, qui n’ont pas forcément des outils linguistiques, que de gens qui ont fait des études de journalisme, avec une longue tradition de presse.
A : Ce qui explique peut-être une différence de niveau entre les presses spé’ françaises et américaines : l’approche est peut-être plus passionnée, donc moins rigoureuse et un peu caricaturale parfois…
O : Oui, c’est vrai, d’autant qu’il y a un autre élément qu’on ne peut pas totalement mettre de côté, c’est l’attitude des groupes français par rapport aux journalistes. En gros, pour résumer, c’est toujours plus facile de dire du mal d’un disque américain que d’un disque fait par un type qui habite à trois stations de métro de chez toi. Il y a eu quelques exemples de coups de pression qui ont entraîné une auto-censure des journalistes. Ils vont soudain mieux comprendre le goût de la nuance quand il s’agit de parler de LIM ou Alibi Montana que de The Game ou Ice Cube.
« Ce n’est pas « Mon Top 100″, c’est : raconter une histoire à travers 100 disques qui se répondent les uns les autres. »
A : Récemment, je t’ai entendu dire que le rap est une musique qu’il faut expliquer, à la fois aux novices mais aussi aux initiés. En quoi l’approche est-elle différente pour ces deux publics ?
O : A ceux qui ne connaissent pas, il faut expliquer les codes, les textes, les intentions. A ceux qui connaissent, il faut rappeler que tout ne commence pas avec 50 Cent. Le rap, c’est une musique qui existe depuis plus de trente ans, voire quarante sous sa forme embryonnaire. Le minimum, quand on aime une musique, c’est quand même de s’intéresser à son histoire. Je pense qu’on ne peut pas comprendre ou bien apprécier des gens de maintenant si on n’a pas un minimum de perspectives sur ce qui s’est passé avant. C’est quand même intéressant de savoir que le producteur d’Eminem avait un groupe qui s’appelait Niggaz With Attitude dans les années 80. Ça peut paraître évident pour des passionnés, mais il y a plein de jeunes qui ne seront pas du tout au courant de ça.
Lors de la projection de Wild Style à Besançon, je voyais la gueule des mecs quand je leur expliquais qu’il y avait une époque où le guitariste de Blondie produisait des groupes de rap. C’était dans les années 80, avant qu’ils soient nés, alors que les mecs étaient là, genre « C’est notre musique à nous les jeunes !« . Oui, c’est vrai, mais ça a aussi été la musique de jeunes des années 80 ! D’ailleurs, ce côté « héritage » est vachement plus présent dans le rock, parce qu’il y a cette curiosité naturelle, et ne serait-ce que parce qu’il y a des groupes comme les Rolling Stones qui tournent depuis quarante ans. Si on aime le rock, il y aussi beaucoup plus de choses de qualité dans les années 70 que dans les années 2000.
C’est important de savoir qu’il y a eu des choses avant les Flavor of the months et les mecs à la mode en 2006. Dans le rap, il y a parfois une absence de curiosité par rapport au passé que je trouve dommageable. Et surtout, je m’aperçois qu’à chaque fois que je parle de ce qui se passait avant, les gens sont intéressés. J’en conclus qu’il n’y a pas assez d’émissions de télé, de radio, ou de documentaires pour parler de ça. C’est dû au fait que la musique est présentée telle quelle, brute, tu manges des clips à base de « trop fort« , « mortel« , « c’est super« . C’est intéressant d’aller plus loin que « Ce ço-mor déchire grave« .
A : L’intemporalité dans le rap, c’est possible ?
O : C’est pas évident… Je pense que le temps fait vieillir 80 à 90% de cette musique, qui est faite pour être écoutée ici et maintenant, mais rien qu’avec les 10% qui restent, il y a quand même quelques chefs d’œuvre. Proportionnellement parlant, il y a peut-être moins d’albums qui vieillissent bien dans le rap que dans le rock – encore que ça peut être discuté – mais quand j’ai fait le bouquin, je n’ai pas eu de mal à en trouver 100 ! Ça a plutôt été le contraire. On peut réécouter le deuxième ou troisième album de Public Enemy, les premiers NWA, et pas seulement sous l’angle historique, en disant « Mmmh, ha oui, voilà ce qu’ils faisaient à l’époque« . Il y a une qualité qui peut s’écouter encore maintenant.
Après, c’est vrai qu’on aura plus de mal à convaincre un gamin de 15 ans qui ne voit d’intéressant dans le rap que Booba, les groupes de son quartier ou des trucs racailleux français faits par des beatmakers à la va-vite. Mais le rap reste une musique qui suscite un intérêt chez des gens en échec scolaire, et qui se retrouvent à lire, à étudier des textes… Que des mecs du ghetto qui n’ont jamais lu plus de trois lignes dans le journal se plongent dans les écrits de Malcolm X parce que le rap les y a emmenés, c’est plutôt sympa. Le rap a aussi un côté éducatif. Tous ceux qui se plaignent que les gens ne lisent plus, n’ont plus aucune manière – les mêmes qui souvent, disent que le rap n’est pas une musique – ils ne se rendent pas compte que par l’intermédiaire du rap, plein de gens ont accédé à un savoir, à une culture. Je trouve ça méprisant de négliger ça et dire « c’est une musique de voyous, y a rien à en tirer« .
Après, il ne s’agit pas de dire que tous les gamins de 15 ans qui kiffent le hardcore vont soudain se mettre à écouter le rap américain des années 80. Mais dans l’histoire de cette musique, il y a au moins quelques bornes qui peuvent intéresser plein de gens. Encore une fois, si tu ne soumets pas les gens à un type de musique, ils n’en sauront rien.
A : A propos du bouquin, j’ai lu que tu assumais pleinement la subjectivité de ces « 100 albums essentiels ». Pourtant, en regardant la liste, on devine une volonté de n’oublier personne, avec la mention de Master P, Lil’Jon, des Mc’s féminins. Au fond, n’y avait-il pas un petit souci d’objectivité et l’envie de contenter le plus de monde possible ?
O : Ça n’est pas tant de l’objectivité – le concept est glissant à mon avis – mais plutôt de l’exhaustivité. Rendre compte de toutes les tendances et tous les genres. On peut considérer à juste titre que le crunk n’est pas l’alpha et l’omega du rap américain, mais c’est un mouvement qui a révélé toute une partie des États-Unis, le Sud, qui est maintenant très largement en tête de tous les hits-parades. A partir du moment où je voulais parler de 100 albums essentiels, ça aurait été absurde, voire partisan, de ne pas l’évoquer. Ce n’est pas « Mon Top 100″, c’est : raconter une histoire à travers 100 disques qui se répondent les uns les autres.
« Je viens d’une époque où, avec L’Affiche, on pouvait s’amuser avec la pub : il y avait un gros marché, on faisait des opérations originales, des affichages dans le métro, des posters dépliables, des trucs un peu marrants. »
A : J’ai lu une critique du livre intéressante, parue sur lehiphop.com. L’auteur y écrit que tu avais, je cite, « une fascination insistante pour le vécu des rappeurs ». J’en ai discuté avec lui, et il m’expliquait que le livre donnait l’impression que les rappeurs faisaient des « classiques par erreur », et le contexte définissait plus leur côté historique que la musique en elle-même…
O : Oui, c’est le cas. Faut vraiment être particulièrement obtus pour ne pas s’apercevoir que dans le rap, ce sont des gens qui paient de leur personne et qui vivent leur « vida loca » jusqu’au bout. Tupac, autant que je sache, sa légende est moins née de son flow, qui est correct mais sûrement pas historique, que de son vécu. C’est une évidence. Si NWA n’avait pas fait ‘Fuck The Police’ ou ‘She swallowed it’ et tous leurs morceaux scandaleux, ça n’aurait pas existé. C’est ce que ressortent tous les artistes ragga jamaïcains quand on leur dit « Mais vous ne parlez que de sexe et de violence !« , ils répondent « Oui, mais je vous signale que j’ai commencé ma carrière en parlant de choses positives, et au bout de 5 ans, je suis passé à autre chose en voyant qu’aucun canard ne parlait de moi !« . Le rap est une musique qui a une « shock value » évidente, et la provocation fait partie de la panoplie. Il faut être particulièrement orienté pour ne pas voir ça. Justement, l’intérêt du rap, c’est de transmettre ces émotions-là à travers la musique, des émotions basées sur une vie de ghetto, une vie où la violence est omniprésente, où la mort est présente à chaque coin de rue. C’est pour ça qu’il y a cette urgence dans le rap américain : ce n’est pas une musique née sous les palmiers de Beverly Hills en sirotant une Pina Colada. Ça, c’est le rock californien. Si ‘The Message’ est un morceau aussi important, c’est parce qu’il raconte des choses « incroyables mais vraies », et oui, ça m’intéresse, ça me fascine. Le Yacine en question [auteur de l’article, NDR] n’a retenu que le passage sur le procès de Snoop. Ceci étant, il y a un sujet sur lequel il a totalement et complètement raison…
A : Lequel ?
O : Il faut qu’il écrive un livre !
A : [rires] Retour à la liste : il y a des choix qui ont fait hurler beaucoup de monde. Par exemple, pourquoi avoir choisi le cinquième album d’OutKast, Speakerboxxx / The Love Below ? En quoi est-il plus « essentiel » que les précédents ?
O : Il m’a fait tripper ! J’ai du l’écouter cinq fois avant d’entrer dedans. C’est rare qu’il me faille autant d’écoutes pour entrer dans un univers. Normalement, que t’aimes ou pas, au bout d’une ou deux écoutes, grosso modo, t’as cerné le truc. Là, t’écoutes une première fois, tu dis « OK, le mec a avalé sa valda, il est devenu complètement dingue, qu’est-ce que c’est que ce délire ?« . Tu réécoutes, tu commences à choper un ou deux morceaux… Et surtout – et ça seuls les Américains en sont capables – c’est cette façon de faire quelque chose qui n’a rien à voir avec les canons du rap, et pourtant, indéniablement, c’est du hip-hop. T’as à peu près tout sauf du rap traditionnel – Norah Jones, des morceaux en drum n’ bass, sans beat, acapella, et pourtant, c’est plus dans l’esprit hip-hop que le 20e album du groupe de Compton qui va t’expliquer que « c’est dur la life sur un sample grillé. Ce n’est pas un hasard si OutKast est l’un des groupes les plus illustres du rap américain, et aussi l’un des plus décalés. J’aime aussi l’idée de cette affirmation du côté féminin avec Andre qui s’habille en robe. S’il n’était pas hip-hopien, il se ferait sûrement traiter de tantouze par tous les rappeurs ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que lui, il court à l’opposé du cliché, et ça m’intéresse. Je sais bien que si on suit l’orthodoxie, l’album d’OutKast qui a tout niqué, c’est le deuxième ou le troisième, Aquemini… Je me rappelle, il avait eu cinq étoiles dans The Source…
A : Et cinq « G » dans Groove !
O : [rires] Oui, mais on part de la source… Je l’ai réécouté après et, je ne sais pas, c’est un album qui m’a plongé dans la perplexité, à l’époque je n’étais pas client.
A : Tu as mis Keny Arkana en n° 101 dans ta liste, tu décris ce choix comme une « prime au présent ». Et Joey Starr en n°102, c’est une prime au passé ?
O : Disons que Joey Starr, c’était, de fait, l’album le plus attendu du rap français. Il faut quand même rappeler que Joey Starr n’a jamais fait de disque solo, et même avant cet album, il n’a fait qu’un seul morceau. Entre parenthèses : il n’y a que 100 albums, il y en avait 101 dans la première liste, mais entre temps, Solaar a zappé…
A : Comment ça ?
O : Il était dans la liste au départ, mais on n’a pas eu le droit de reproduire la pochette de Prose Combat. C’est un artiste pour lequel le juridique a pris plus de poids que l’artistique, ce qui me désole…
A : Si on avait pu t’accorder cinq ou six places de plus, quels albums aurais-tu glissé ?
O : Surtout des Français. J’ai des petits regrets pour la Fonky Family, qui aurait sûrement mérité pour son premier album « Si Dieu veut… ». En terme de compils’, même s’il y en a déjà quatre ou cinq, je pense qu’« Hostile Hip-Hop » a été importante. On pourrait toujours en trouver, c’est que je dis à la fin : « Rendez-vous pour le Tome 2« . J’ai une liste où j’ai pratiquement 100 autres albums. Encore une fois, cette liste-là, même si j’aurai toujours quelques regrets, et même si je peux reconnaître quelques oublis, ce n’est pas aussi « objectif » que si tu fais « Les albums les plus vendus ».
La musique, c’est pas du foot. Le foot, c’est « Paris Saint-Germain 2 Toulouse 0 : Paris a gagné« . Pour la musique, on peut prendre des valeurs absolues comme les ventes, mais plus le temps passe, plus où s’aperçoit que c’est très loin d’être le seul critère, mais en même temps c’en est un aussi. Je te dis, j’en ai pris tellement de critères : la qualité du disque, son visuel, son impact musical, commercial, sociologique…
A : Retour à la presse. Tu auras été le dernier rédacteur en chef de Radikal. As-tu encore l’envie de diriger un magazine ?
O : Oui, je suis un mec de presse avant tout. Mais, très objectivement, j’ai l’impression que là, on est à une période charnière et à mon avis – bon, je ne veux pas faire non plus mon oiseau de mauvaise augure – l’âge d’or de la presse hip-hopienne telle qu’elle a vécu dans sa splendeur de 1995 à 2000 est terminé. J’apprenais récemment que pour le numéro de Groove avec Joey Starr en couverture, on parle de ventes de l’ordre de 6000 exemplaires.
A : Joey Starr n’est plus vendeur !
O : Ha mais tu sais, on peut dire que c’est la faute de Joey Starr. Le problème, c’est que ça s’est déjà produit par le passé avec un artiste américain. Et puis, Joey Starr a quand même vendu 20 000 albums en première semaine, il était troisième du top album. Et puis normalement, Joey Starr est un bon client pour la presse. Personne ne peut en être content, même ses détracteurs qui se disent « C’est mortel, il s’est bien planté !« , sous-entendu « Il y aura de la place pour les vrais« . Non. Ça veut dire qu’il y a un vrai truc qui se passe et que la presse est en train de perdre du terrain. Il y a trois quatre ans, des journaux comme Groove jouaient sur des 20 000 ex. de vente, ce qui n’est pas énorme, il y a des news hebdos qui vendent jusqu’à vingt fois plus que ça. Mais même ces 20 000 là, on en est très loin maintenant.
Et en plus, il n’y a plus que de la place et encore, elle est très marginale pour des publications vraiment destinées à des teenagers, très bas de gamme, très grand public. Sans vouloir être péjoratif : RAP fait très bien son taf, mais c’est autre chose, je pense, que ce qu’était Radikal, L’Affiche, ou même Tracklist ou The Source. Maintenant, les quelques vestiges de presse hip-hopienne qui restent, c’est vraiment nivelé par le bas. De fait, Groove est maintenant le magazine le plus spécialisé, alors qu’il y a trois ans, c’était le magazine le plus pop avec RAP !
Quand tu vois les chiffres en chute libre, quand tu vois que la pub commence réellement à prendre y compris dans le secteur musical sur Internet… Je viens d’une époque où, avec L’Affiche, on pouvait s’amuser avec la pub : il y avait un gros marché, on faisait des opérations originales, des affichages dans le métro, des posters dépliables, des trucs un peu marrants. Quand on est à pleurer pour avoir une demi-page de pub discountée au rabais au moment du bouclage, c’est pas drôle ! T’as l’impression d’être un crevard qui fait la mendicité… Le numéro qu’on a le mieux vendu de L’Affiche, c’était le numéro avec Snoop en 96, on a fait du 50 000 vendus en kiosque, sans CD, sans plus-produit. Ça, c’est aussi fini que le million d’albums vendus d’IAM, c’est du passé, faut oublier. D’une part à cause d’Internet, d’autre part à cause du téléchargement. Ça ne veut pas dire que le rap est mort, mais maintenant les choses se passent différemment.
« Ma culture, c’est l’encre, le papier, on tourne les pages, on regarde. »
A : Tu étais encore rédacteur en chef de L’Affiche au moment où ça a été repris ?
O : Moi, ils m’ont viré, juste avant il y a eu l’équipe de Frank Despagnat qui a refait 7 ou 8 numéros avant de se faire collectivement virer. Ils ont arrêté la publication pendant trois mois, et ils ont repris pour 5 ou 6 numéros avec la formule « teenage-pop »…
A : Ça doit foutre un coup au moral de voir le magazine en kiosque, à ce moment-là…
O : Oh ben écoute, ça n’a pas duré trop longtemps, donc la douleur a été courte ! Mais bon, on ne fait pas La Vie Catholique avec Playboy à l’intérieur, ni le contraire. Si en couv’, t’as le Christ, tu mets pas des paires de nichons dedans ! T’as l’image d’un mag’ qui a été construite pendant 12 ans, un magazine éclectique, ouvert à toutes les musiques, avec un côté sérieux dans l’info. Si après, tu fais « Jenifer : Hip-Hop Academy« , avec Jenifer en train de sauter en l’air devant un graf sur un mur, tu perds sur les deux tableaux. En une seule page, tu perds l’image classieuse que tu avais, et pendant ce temps, le lecteur de RAP, lui, il s’en bat toujours les couilles ! Pour lui, par contre, ça reste « le truc où ils parlent de trucs zarbis, zarma, vas-y on, s’en fout« . Donc tu ne peux que perdre ! C’est toute la limite des nouvelles formules : si le PS commence à dire « On va dire « les immigrés dehors » parce que ça a l’air de marcher« , ça peut pas le faire ! Tout ce que tu réussiras à avoir, c’est des scores de 0,2%. Et ben, L’Affiche, ils ont terminé à 3000 ex.
A : Autant la presse rap est en baisse, autant on assiste au développement d’une presse « urbaine », type Brain et Clark. Ne parler que de rap, ça ne suffit plus ?
O : Ce que tu me cites, c’est des mags sympas, mais bon, c’est quand même très parisien. Ils sont en survie. La presse musicale, globalement, à l’heure actuelle, c’est pratiquement une affaire pliée. La presse dont tu me parles là, elle tient beaucoup plus sur une image, ce qui permet d’avoir un petit peu de publicité. Il y a aussi un truc qu’il faut savoir, et qui a été préjudiciable à la presse dans son ensemble : quand tu fais un mag’ aujourd’hui, la vente en kiosque ne va pas te payer, ni financer le journal, ça va être simplement un argument pour le publicitaire. Le but, c’est que la publicité paie le journal. La vente au numéro, c’est pour le personnel, comme on dit au casino. Le lectorat en hausse, c’est pour dire au publicitaire : « Vous avez vu, contrairement aux autres, nous on continue à vendre, continuez à nous prendre de la pub !« .
A : Tu connais un petit peu notre site, l’Abcdr du Son ?
O : Vite fait, ouais, j’y suis allé deux trois fois.
A : Tu n’es pas trop webzine, visiblement…
O : Ben… non. C’est vrai que ma culture, c’est l’encre, le papier, on tourne les pages, on regarde, « tiens, ils ont mis ça comme pub« , « ha l’article sur machin« , « pas mal l’interview de truc« … C’est pas du tout pour dire que c’est mieux que le web. En fait, un mec qui est né avec Internet te donnera les mêmes raisons que moi s’il ne lit pas les magazines : « Désolé, mais moi, tu vois, 100 pages, bof. Moi j’écoute un son, je passe d’un site à l’autre, j’ai un lien« . C’est d’autres logiques, d’autres habitudes culturelles… Je ne pense pas que l’un soit meilleur que l’autre, enfin si, je pense que la presse, c’est toujours mieux [rires].
Mais pour valider des infos, je me sers beaucoup d’Internet. Quel gain de temps d’avoir Google en case déjà prévue sur mon i-Mac. C’est un automatisme. Je suis toujours très gamin par rapport à ça : si je veux savoir qui fait les effets spéciaux de « Saw 3 », je tape « Saw 3 + effets spéciaux« , et en deux secondes et demie j’ai les noms. Par contre, j’ai beaucoup beaucoup moins l’habitude d’aller sur un webzine et le lire comme un magazine. Chaque fois que ça m’arrive, c’est parce que je reçois une lettre d’info, genre 90bpm. A la rigueur je vais voir la page d’accueil, mais c’est super rare. Je trouve que lire à l’écran, c’est pas super agréable. Quand je suis sur le web, je ne suis pas dans un mode « lecture », c’est plus un mode « utilitaire » ou « achat ». Moi, je vais au kiosque : « Bonjour, je voudrais tel magazine« . 5 euros le mercredi, et minimum 2 euros par jour.
A : Est-ce que tu as eu le temps de lire le texte sur le journalisme rap* que je t’ai fait passer la semaine dernière ?
O : Ouais. C’est pas mal. Ça pourrait aller plus loin, mais c’est une base de discussion intéressante. Je me demande de quel milieu vient le mec, par contre. Est-ce que c’est un fan qui a regardé de sa fenêtre ? Est-ce que c’est un mec qui a bossé comme stagiaire dans une maison de disque ou un magazine ? Je me demande un peu quel est son profil.
A : Toute ressemblance avec des personnages existants est-elle purement fortuite ? T’as un eu sentiment de déjà-vu en le lisant ?
O : Pas trop non, mais éclaire-moi : t’as vu des références à des gens ?
A : L’histoire du « producteur qui garde un pied dans le milieu pour faire parler de son groupe », ça m’a fait penser à quelqu’un qui avait mis le groupe dont il s’occupe en couverture de Radikal… Un duo du 93 qui n’est pas NTM…
O : Ha, Mouloud avec La Caution ? Oui et non… Déjà, il n’est pas vraiment producteur, il est animateur. Et bon, c’est de bonne guerre. La Caution c’était son truc, il était pas rédac’ chef à l’époque, ce n’est pas lui qui a pris techniquement la décision. Là, justement, on est dans l’attitude fan dont je te parlais tout à l’heure : je suis presque sûr que ce n’est pas dicté par des considérations financières genre « Ha, je vais me faire de la thune avec mon groupe« . C’est plus un brouillage de genre, un mélange qui peut sembler chaud depuis l’extérieur, mais moi ça me choque pas tant que ça – et entre nous ça a été une vente catastrophique. Mais quand tu fais un magazine, sur un an, il faut que tu fasses des couv’ qui tapent, mais faut aussi que tu fasses la couv’ dont tu dis « OK, on va se planter, mais vous savez quoi les mecs ? On le fait« . Dans les trois ans et demi où j’ai fait Radikal, pour moi, c’est Rakim. On espérait que les gens soient moins cons que ce qu’on craignait, ben non, on s’est pris une banane, mais une banane à 10 000 quand même ! Rakim : légende du rap, hip-hopien au-delà du réel, mais y a pas d’album, personne ne connaît, et voilà. Mais bon, il faut faire les deux. Pour moi, un bon magazine, c’est un mag’ où tu mets tes couilles sur la table, mais pas au point où on te les coupe non plus ! Le but du jeu, ce n’est pas d’arrêter de faire ton mag au bout de 3 mois parce que tu fais 3000 ex. avec des couv’ courageuses ! C’est d’alterner les couv’ risquées et les couv’ « piece of cake« .
A : Le texte est très corrosif. Est-ce que la situation décrite est symptomatique du rap ou commune au journalisme musical, voire au journalisme de manière générale ? « Des rédactions qui fourmillent de spécimens bizarroïdes », des artistes qui prennent les journalistes pour de la merde…
O : C’est pas faux, mais c’est pour ça que j’aurais aimé savoir ce que l’auteur faisait : est-ce que c’est un mec qui lui-même s’est fait maltraiter par des groupes de rap parce qu’il était pigiste à la drouille dans un petit mag ? Mais tu sais, il faut quand même voir que le journaliste hip-hopien, il est bien masochiste : quand tu lis la biographie de Jerry Heller, l’ex-manager de NWA, il parle de Eazy-E qui se paie un journaliste irlandais. Le mec arrive en disant que son père fait partie de l’IRA, pour se la péter… Les mecs sont tellement fascinés par ce côté sulfureux qu’ils vont trouver normal que le mec leur parle mal. Mais bon, je pense que si tu as une attitude normale, la plupart des artistes ont aussi une attitude normale.
A : Pour finir, notre première interview n’a pas très bien marché, vu que mon dictaphone n’a rien enregistré. Est-ce que, dans ta carrière, tu as le souvenir de quelques ratés vraiment rageants ?
O : Très rarement, parce que bossant à l’ancienne avec un magnétophone à cassette avec les pignons qui tournent, mon seul problème, c’est quand j’ai plus de piles, ça se voit et ça s’entend ! Je peux trouver des piles plus facilement qu’une mémoire vive défectueuse sur un enregistreur MP3. Ceci étant dit, il m’est arrivé une ou deux mésaventures. Le pire, c’était avec Mica Paris, une chanteuse soul anglaise des années 80. Les pitons tournaient, la face a été finie, et quand j’ai réécouté : blanc. Le magnétophone était branché, le micro était mis, j’ai jamais compris ce qui s’est passé. Donc j’ai très vite réécrit de tête quelques phrases-clé de l’interview, ce qui allait bien car ce n’était pas pour un gros papier. Par contre, la plus grosse frustration, c’est Prince, que j’ai interviewé deux fois. Cet enfoiré ne veut pas qu’on enregistre sa parole. Deux fois dans ma vie, j’ai donc regretté de ne pas avoir fait sténo : une fois à Minneapolis dans son studio, et une autre à Paris avant son concert du Bataclan. Dans les deux cas, j’ai noté comme un connard ses longues phrases sophistiquées et sa pensée complexe et circonvolutive avec mon pauvre stylo, en train de tirer la langue et me dire « Enculé de ta race, putain, mer-deuh !« . Affreux.
* La diatribe, signée d’un certain Damien Ribeiro, peut être lue ici.
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