Napoleon Da Legend, à la croisée des mondes
Après plus de vingt ans de rap, très actif dans le milieu underground new-yorkais, Napoleon Da Legend met pied à terre en France. Retour sur la conception de son album entièrement rappé en français, son amour pour la culture hip-hop et ses rencontres légendaires.
Malgré une première connexion française avec le Saïan Supa Crew sur leur premier maxi en 1998, Napoleon Da Legend ne sortira des titres en français qu’à partir de 2017. Charbonneur au cœur de la poudrière américaine, il fait ses armes dans les abysses de Washington D.C et de New York dans les années 2000. Le MC, né en France et d’origine comorienne, est une vraie machine à rapper. Enchaînant les soirées hip-hop, les featurings et les albums, sa productivité, sa détermination et la qualité de sa musique lui permettent d’attirer l’oreille de grands messieurs notoires du jeu tels que Sean Price, Tek de Smif-n-Wessun, Akhenaton, Solo, Raekwon…
« J’ai gravi une montagne pour en retrouver une autre derrière. » À l’image de cette phrase, Napoleon Da Legend ne s’est jamais arrêté au premier objectif obtenu. Son amour pour le rap transcende toute forme de procrastination. Le rappeur écrit et produit quotidiennement. À peine Le Dernier Glacier sorti, Napoleon se concentre déjà sur de futurs projets… Cette efficacité lui a valu une longue et belle carrière au rythme haletant de la culture hip-hop. Retour sur un parcours riche, de cultures différentes et d’illustres rencontres, engendré par une passion dévorante.
Abcdr du Son : Ton album s’appelle Le Dernier Glacier, quelle est sa symbolique ?
Napoleon Da Legend : Il y a différentes raisons. La première : la temporalité des choses. Rien n’est permanent comme la glace qui fond. C’est aussi un hommage aux artistes légendaires présents en featuring sur l’album qui, un jour, disparaîtront comme les glaciers en Antarctique et ne reviendront pas. Il faut que les gens en profitent. La deuxième raison est mon origine comorienne, un archipel où il fait plutôt chaud alors que moi j’ai dû m’adapter dans des endroits froids comme la France et les États-Unis. Une dernière raison un peu plus imagée : dans le rap, là où tout le monde dit vouloir mettre le feu, je voulais envoyer une boule de glace sur le hip-hop, refroidir le tout.
A : Dans « Béni » en featuring avec Mystik et Keila tu dis : « Mon père jouait du Stevie Wonder, du Charles Aznavour, Enrico Macias, du Brel, du jazz et du Fairuz ». Ce sont tes premières connexions avec la musique ?
N.D.L : Ça fait partie de mes premières connexions mais pas toutes. Mon père était un grand fan d’Enrico Macias. Il y a toujours eu beaucoup de musique à la maison : Michael Jackson, Lionel Ritchie, Bob Marley, James Brown, Kassav, Koffi Olomide. Quand j’allais aux Comores ou à Mayotte, j’entendais souvent « Zouk La Sé Sèl Médikaman Nou Ni » et « Kolé Séré » tourner à fond.
A : Ton père était musicien ?
N.D.L : [Il réfléchit et sourit] Je ne l’ai jamais vraiment su. Ce sont mes proches qui me disaient que c’était le chanteur de la famille. Ce n’est pas quelque chose que mon père a partagé avec moi.
A : Tu arrives très tôt aux États-Unis, à quel âge et comment la culture hip-hop entre dans ta vie ?
N.D.L : J’arrive à quatre ans à Washington, le hip-hop entre dans ma vie directement. Je m’imprègne de cette culture surtout par le biais de stations radio spécialisées hip-hop à Washington que j’écoute quand je suis en voiture : KIIS-FM et WPGC-FM. Elles jouaient du Tribe Called Quest, du Wu-Tang, du Dr. Dre, du Snoop, beaucoup de R&B et même du dancehall. Pour moi c’était le même univers, tout était lié. Quand t’écoutais What’s the 411 ? de Mary J Blige, c’était du hip-hop. Elle utilisait des breakbeats et des samples. J’ai aussi découvert beaucoup d’artistes quand je jouais au basket. Autour du terrain, il y avait toujours des gars avec des postes stéréo. J’y ai découvert les premiers albums d’Onyx et l’album de Biggie. C’est vraiment dehors que j’entendais toutes les nouveautés rap. Ensuite, mes potes m’ont fait découvrir Rap City sur BET qui passait à 15h30 juste après les cours. Je regardais aussi Yo! MTV Raps mais ça ne passait qu’une fois par semaine alors que Rap City c’était quotidien. Tous les mercredis, il y avait aussi les Old School Wednesdays, c’est comme ça que j’ai découvert des mecs comme Kool Moe Dee et Run DMC parce que je n’ai pas grandi à l’époque où ils étaient là. Mais grâce à cette émission j’ai pu connaître les premiers morceaux de KRS-One comme « My Philosophy » par exemple et pas mal d’autres titres de la fin des années 1980.
A : Tes parents finissent par divorcer et quittent les États-Unis, pourquoi tu y restes et comment tu survis dans « les abîmes de Brooklyn et de Washington D.C » ?
N.D.L : On était dans un environnement très différent de celui où mes parents comoriens ont grandi. Ça a causé des troubles à la maison. Ma mère est rentrée à Paris, mon père est parti en Côte d’Ivoire. Ils m’ont laissé le choix. J’étais déjà conscient de la chance que j’avais d’être en Amérique et les portes que ça pouvait m’ouvrir. Quand j’allais en France ou aux Comores voir mes cousins, on me disait « Hey l’Américain ! Toi t’as de la chance, tu peux faire ci, ça. » Je n’avais pas le même accès à la musique et à la mode qu’eux. Pourtant, aujourd’hui, je n’ai pas l’impression que la différence soit très flagrante avec la France mais il y avait quelque chose de stylé dans le fait d’être américain. J’avais mes amis aux États-Unis donc j’avais décidé de rester. Ça coïncidait aussi avec ma période universitaire, j’étais à l’internat. J’ai ensuite été accueilli dans des familles camerounaises et guinéennes. J’ai côtoyé beaucoup d’Africains. Je squattais un peu partout, j’allais dans d’autres villes. Des fois je restais chez des potes à New York dans le Queens, des fois dans le New Jersey, dans des villes comme Plainfield, un endroit assez ghetto que vous ne connaissez sûrement pas en France. J’allais vraiment partout, des fois j’étais à Los Angeles, des fois j’étais chez des gens à Atlanta. J’ai fini par avoir un appartement à la frontière entre Prince George’s County, Maryland et Northeast, Washington D.C. Je ne sais pas si ça a changé aujourd’hui, mais à l’époque, c’était des quartiers qui craignaient vraiment.
A : C’est dans ce cadre que tu commences à rapper ?
N.D.L : Je rappais avant ça. Je devais avoir quatorze – quinze ans quand j’ai commencé. J’étais fan de rap. Autour de ma vie, ne gravitaient que le rap, le basket et les femmes pour te dire la vérité. Je ne pourrais pas te dire qui était à la première place ! [Il rit] Après les grandes vacances d’été, mes potes avaient enregistré un album sur une cassette. Cela m’avait émerveillé parce que moi, je ne pensais pas du tout à comment on pouvait faire de la musique : l’aspect de la production, comment enregistrer, comment utiliser des samples… Mes potes m’ont expliqué, je me suis acheté un micro, j’ai acheté des faces B et j’ai commencé à gratter des textes. Il y a certains gars qui rappaient des textes qu’on avait déjà entendu sur d’autres albums. Moi je rappais vraiment mes textes, je prenais le micro dans des soirées et depuis je n’ai jamais perdu cet amour du rap.
A : Beaucoup d’anciens en France ont avoué avoir rapper les textes des premiers rappeurs qu’ils entendaient à la radio pour commencer. Dès tes débuts, tu as eu le réflexe d’écrire tes propres textes ?
N.D.L : [Il sourit] J’ai toujours eu ce réflexe-là. De toute façon, je connaissais déjà pas mal de textes de gros artistes par cœur. Je pouvais te rapper tout l’album de Mobb Deep. [Il rappe] « There’s a war goin’ on outside no man is safe from. » [NDLR : “Survival Of The Fittest”, Mobb Deep] Je connaissais tout ça, donc ça ne me servait à rien d’impressionner les gens avec des textes que je n’écrivais pas. J’ai vu des potes se faire griller en train de rapper des textes de Common par exemple devant nous alors qu’on écoutait tout ce qui se faisait dans le rap. Je n’avais clairement pas le niveau que j’ai aujourd’hui mais je trouvais mes premiers textes forts. Peut-être la chance du débutant.
« Je kiffais déjà le rap français et je pensais que je n’avais rien à y apporter. Je ne voulais pas paraître ridicule. »
A : Il y a beaucoup d’artistes présents sur l’album qui étaient très actifs dans les années 1990-2000, c’est la période que tu préfères dans le rap français ?
N.D.L : J’avais beaucoup d’amis africains et francophones quand je vivais à Washington. Ils ramenaient les premiers albums de MC Solaar, IAM, des compils comme Ma 6-T va Cracker et Hostile, des artistes comme Raggasonic. On kiffait ! C’est à ce moment-là que je découvrais le hip-hop, ça a marqué mon esprit. Ce n’est pas pour rien qu’en France, ils appellent cette période « l’âge d’or ». Je trouve qu’il y avait beaucoup d’innovation et de feeling. Je n’ai pas l’impression de retrouver ça aujourd’hui. Quand j’écoute des chansons comme « Retour aux pyramides », j’entends un impact dans les lyrics qu’il n’y a pas ou très peu aujourd’hui.
A : Tu as été connecté à la France très tôt, pourquoi avoir attendu autant de temps pour réaliser un album entièrement en français ?
N.D.L : Ça n’a jamais été mon inspiration ni un rêve. Je me projetais comme un rappeur américain, je parle plus facilement anglais. Quand j’ai commencé à faire ça sérieusement, je ne voulais pas arriver dans le rap américain en tant que rappeur bilingue comme si c’était un gimmick. Je voulais vraiment être compétitif dans le même jeu que les autres quand je faisais des battles et des chansons. Je kiffais déjà le rap français et je pensais que je n’avais rien à y apporter, je ne vivais même pas en France. Ça ne me parlait pas de rapper en français. Je ne m’y intéresse que depuis très récemment. Mon gars Architecnic [NDLR : rappeur parisien] m’avait organisé une tournée européenne en 2017. C’est dans ce cadre que j’ai recommencé à parler français, parce que ça faisait longtemps que je n’avais pas pratiqué, j’étais même hésitant quand je parlais avec des francophones. Je ne voulais pas paraître ridicule. Par chance, j’ai rencontré IAM à un de leurs concerts, où j’étais invité, à New York, à Irving Plaza. J’ai rencontré Saïd et Shurik’n en backstage. Saïd m’a tout de suite reconnu parce qu’à l’époque on discutait sur MySpace. Il m’a introduit à Chill [NDLR : Akhenaton] qui m’a ensuite invité sur son album, Astéroïde, sur une « Flip The Verses Version » du morceau « Storytellers ». J’entretenais de plus en plus de relations avec des français : Architecnic, DJ Scribe à Mulhouse, Saïd… Je me suis dit que j’allais essayer d’écrire un texte en français. La première chanson que j’ai sorti en français, c’était « De rien ». J’ai vraiment aimé la confection de ce titre, je me suis dit que c’était possible et que c’était pas trop mal. Arrivé à un certain stade, je me suis senti capable de pouvoir réaliser tout un album en français. Je ne cherche pas à faire la masse de projets en français. Je veux juste en faire un pour marquer le coup ! Je pense que le fait d’avoir vécu en Amérique et de le raconter en français apporte une valeur ajoutée, je n’ai encore vu personne faire ça.
A : Tu le fais plus particulièrement dans le titre « Nos pays » en featuring avec Architecnic, Don Tox, Cheikh MC, PPS The Writah, Kroys et Maqflah. Comment s’est-il conçu ?
N.D.L : Il y a beaucoup de légendes et de gens qui pèsent très lourd dans la tracklist. Je ne m’attendais pas à ce que l’album prenne une telle ampleur. Je savais que je pouvais avoir des artistes comme AKH, Solo, Djel, Ali… Mais au fur et à mesure de la construction de l’album, je me suis dit qu’il y avait un aspect un peu trop élitiste alors que je me considère comme un MC underground. J’aime ça. Il fallait que je donne de la force à des artistes que je trouve bons mais qui n’attirent pas forcément la lumière. Le premier invité sur le titre était mon gars Architecnic, qui fait partie du groupe La Rime Métisse, qui m’avait déjà ouvert la porte européenne en 2017 en organisant une tournée. Je ne voulais pas qu’on fasse juste un morceau où on rappe bien, je voulais quelque chose de différent. On vit dans des pays différents, moi aux États-Unis, lui en France. J’allais donc parler de ma vision des États-Unis et Architecnic de la France. Ensuite, j’ai eu l’idée d’une conversation avec plusieurs artistes sur leur vision de leur pays. Don Tox parle du Cameroun, Cheikh MC des Comores, PPS The Writah du Sénégal, Kroys du Chili et Maqflah de la Guadeloupe. Je trouvais ça intéressant parce que pour moi le rappeur est un journaliste de la rue. Les médias existent mais nous on a notre propre perception de ce qu’il se passe, on a vécu des choses différentes et on a connu des gens différents… Quand j’écoutais Public Enemy, Poor Righteous Teachers, X-Clan, NWA, ils racontaient ce qu’il se passait dans la rue. On fait la même chose à notre niveau, on parle directement au peuple. On a pas besoin d’avoir de grosses plateformes, on le fait dans notre musique et c’est ça pour moi le hip-hop.
A : Comment as-tu réussi à refaire basculer Solo derrière le micro ?
N.D.L : [Il rit] Solo est un grand homme, c’est le hip-hop français ! Le Dernier Glacier est aussi une lettre d’amour à ce hip-hop. Il fait partie de moi, de mon ADN, c’est ce qui m’a bercé tout au long de mon adolescence. J’aime son esthétique, sa technique et sa philosophie. Solo commençait à partager mes sons quand j’ai sorti mon projet Afrostreet 2 [NDLR : en 2020] dans lequel justement je commençais à rapper un petit peu en français. On échangeait ensemble, il était curieux de savoir comment je produisais ma musique et par qui j’étais entouré. On a fini par discuter au téléphone et il a été surpris de savoir que je gérais tout moi-même : la production, le mix, l’écriture, etc. Je pense qu’il a été curieux aussi parce qu’il voulait reprendre le rap. Il a été dans beaucoup de choses : la télévision, les arts martiaux, les soirées en tant que DJ… Il m’a invité sur un de ces morceaux, « Trop d’sangsues », qui est sorti en 2021. J’en ai profité pour lui dire que je préparais un album en français et que j’aimerais qu’il soit dessus. Il n’a pas hésité. Et j’ai justement donné à ce morceau le même titre que l’album, « Le Dernier Glacier » parce que Solo est un pilier, un iceberg, il n’y en aura pas deux comme lui. Il représente vraiment le thème de l’album quand je parle des derniers glaciers, des gens qui protègent et ont propagé cette culture. Il ne faut pas penser qu’ils seront toujours là, il faut leur donner le respect maintenant.
A : Sur le même titre, DJ Scribe est présent.
N.D.L : Oui ! Je l’ai rencontré grâce à Architecnic qui m’avait organisé quelques dates en Europe. On a fini par faire quatorze dates au total. La troisième date était à Mulhouse. Je ne savais même pas prononcer le nom de la ville. Pour moi c’était Mul-HOUSE ! [Il rit] Quand on est arrivés là-bas, la première personne qui nous a accueilli, c’était DJ Scribe. Il nous a tout de suite emmené chez lui. Il a une grande collection de disques qu’il appelle la Scribothèque. Il avait un des premiers vinyles que j’ai sorti : Prison avec Armeni Blanco et Jr Ewing. [NDLR : sorti en 2001] Une bonne vibe s’est directement créée entre nous. On a fait un show dans un bar à Mulhouse, le Gambrinus, l’ambiance était incroyable ! Après ça, on est restés connectés, il m’a proposé de faire des projets avec des rappeurs et DJ’s de Mulhouse. On est devenus des frères. Pour l’album, il m’a proposé de me donner de l’aide si j’avais besoin de quoique ce soit, il l’a fait avec Bertrand de Bot’fess Records. [NDLR : label hip-hop indépendant créé à Belfort en 1993]
A : Tu donnes une importance particulière aux DJ’s, malheureusement absents aujourd’hui de la majorité des albums de rap français.
N.D.L : Dans la culture, pour moi, le DJ est l’élément le plus important. Eric B & Rakim. DJ first, le MC vient après, c’est comme ça que le hip-hop m’a éduqué. La phrase « respect the DJ » est très importante pour moi. J’entretiens de bonnes relations avec eux. Sinon je ne pourrai pas vivre de ma musique. C’est les DJ’s qui soutiennent ma musique et ma manière de faire. Grâce à eux, je n’ai pas besoin d’avoir la même promo que les artistes qui ont des grosses machines derrière eux. J’envoie ma musique directement aux concernés : DJ Eclipse, DJ Premier, DJ Revolution, Cut Killer, Kheops, Scribe. J’envoie à tous les mecs qui sont dans mes contacts, ceux qui apprécient ce que je fais, jouent ma musique. Je suis joué dans des stations de radio comme Shade 45, Hot 97, DJ Fab me joue sur Generations… Pour moi la base du rap, c’est un bon beat et des scratchs. Je trouve que ça ajoute un certain feeling. Je connais beaucoup de DJ’s américains comme D-Styles des Beat Junkies et Rhettmatic avec qui un projet sortira bientôt, DJ Boogie Blind, DJ Bizarre, DJ Evil Dee… Mais il y a des tueurs en France aussi, c’est pour ça que j’ai pris DJ Nixon, DJ Djel, Jimmy Jay sur l’album. À la base, je ne savais même pas que Jimmy Jay était aussi DJ alors qu’il a fait les compétitions DMC à l’époque [NDLR : champion de France en 1989] J’ai vraiment été honoré qu’il fasse les scratchs sur « Nouveau Chapitre ». Il est donc important pour moi de créditer les DJ’s mais il y a ce problème aussi en Amérique. Les DJ’s ne sont pas forcément mis en valeur. Quand il a fallu clipper « Hypothermie » avec DJ Djel, c’était compliqué en termes de logistiques. Mais il fallait absolument que j’aille à Marseille pour mettre en avant cette image du MC avec le DJ.
A : Il y a énormément de scratchs de morceaux d’IAM sur tes titres. Tu es proche d’Akhenaton ; Saïd, DJ Djel et Alonzo sont présents sur l’album. Tu as une affinité avec le rap marseillais ?
N.D.L : J’adore le rap marseillais. Que ce soit IAM, Faf Larage, Fonky Family, Def Bond, le 3ème Oeil, les Psy 4 de La Rime, ils avaient leur propre style. Ils se rapprochaient de New York au niveau de la vibe. Il y a vraiment un feeling par rapport au flow et à leur cadence, je pense que leur accent les aide comme les jamaïcains sur du dancehall. L’aisance sur la rythmique, c’est très important. Il y a des rappeurs français qui forcent au niveau du flow alors que les Marseillais sont vraiment à l’aise sur toute sorte de prods. Je suis allé plusieurs fois à Marseille pour les projets que j’avais avec Akhenaton, j’aime le climat, j’aime les gens, j’ai une affinité particulière avec cette ville.
A : Tu as rappé avec Sean Price, Raekwon, le Saïan Supa Crew et d’autres grands rappeurs. Comment tu arrives à être un aimant à légendes ?
N.D.L : [Il rit] Je n’ai jamais pensé à ça, je voulais être le meilleur rappeur possible comme je voulais être le meilleur basketteur quand j’étais sur le terrain. J’ai tout fait pour. Quand je rappais à Washington, les choses ne bougeaient pas aussi vite que je le voulais. Pourtant je faisais les premières parties de Ghostface Killah, Busta Rhymes, Nelly, donc j’avais un nom dans l’underground. Quand je suis parti à New York, ça a commencé à bouger sérieusement. Par exemple, quand je faisais mon set dans des soirées hip-hop à Washington, les gens aimaient, c’était cool mais ça en restait là. Quand je faisais le même set à Brooklyn, les mecs pétaient un câble, tout le monde venait discuter avec moi après le show. Des légendes comme El Da Sensei d’Artifacts. Tragedy Khadafi me surnommait « shinobi » parce que je découpais. Deux années ont suffi pour que tout le monde me connaisse, je faisais énormément de featurings et de scènes. À l’un de mes shows, Royal Flush, Tragedy Khadafi, Tek de Smif-n-Wessun et Rockness Monsta sont montés sur scène avec moi pour faire mes backs. Je pense qu’ils respectaient ma manière de rapper et qu’ils ont senti que je n’étais pas un opportuniste, que je faisais ça pour les bonnes raisons et que j’aimais vraiment ça. C’est pour ça que j’ai pu collaborer avec des gens comme Sean Price et Sadat X… Akhenaton m’avait déjà surpris quand il m’a dit qu’il savait qui j’étais et qu’il passait mes sons dans son émission sur Mouv’. Aujourd’hui, Ali, Dany Dan, Solo, Jaeyez, MC Janik et tous les autres grands artistes qui sont sur l’album m’ont honoré en répondant présent sans calculs. C’est ça l’esprit hip-hop.
A : On t’entend rapper sur de la drill sur le titre « La Légende ». Est-ce qu’il faut être polyvalent pour devenir le meilleur rappeur ?
N.D.L : C’est primordial même ! Je rappe depuis longtemps sur plusieurs genres de rythmiques. On écoutait les Bone Thugs-N-Harmony qui posaient déjà sur des temps différents. Je rappais aussi sur des sons dancehall comme beaucoup de rappeurs ne savent peut-être pas faire. Je voulais poser sur de la drill pour voir aussi ce que ça allait donner. J’écoutais pas mal de drill de Brooklyn parce que je faisais des ateliers d’écriture dans des écoles et prisons là-bas. Il y avait beaucoup de jeunes qui faisaient partie des gangs qui étaient dans ce truc. Certains habitaient à côté de chez moi comme 22Gz. J’ai commencé à m’intéresser à la drill mais j’ai un feeling un peu ambigu par rapport à ce genre. C’est un truc vraiment sérieux, les mecs vont en prison, se font tuer… En tout cas pour ma part, je voulais faire une sorte d’acrobatie lyricale et technique en posant sur ce genre de prod.
A : Tu aimes beaucoup insérer des messages vocaux ou des extraits de discours importants à la fin de tes morceaux, d’où te vient cette habitude ?
N.D.L : Un de mes albums préférés est Only Built 4 Cuban Linx de Raekwon. Il y avait beaucoup d’interludes, ce n’était pas que de la musique. Ça posait une certaine atmosphère. Au début de « Criminology », il y a un extrait de Scarface avec Al Pacino et j’ai toujours aimé ce genre de phases. Dans mon premier album Awakening [NDLR : sorti en 2013], j’ai fait un peu les mêmes choses, j’enregistrais les conversations que j’avais avec un ami. Dans mes projets Steal This Mixtape, je prenais des discours de Malcolm X et de Marcus Garvey. Ça rajoute quelque chose qui va au-delà de la musique. Tu peux apprendre des trucs, ça te transporte et ça te motive. Avec ces extraits de discours, le but était de montrer mon état d’esprit. Quand t’entends DJ Fab à la fin de « Hypothermie » dire qu’il ne prêtait pas ses disques ou Solo parler du hip-hop, je trouve qu’aujourd’hui la musique a un peu perdu ce sens. Le hip-hop était tellement important ! À travers ces extraits audio, je veux que les gens comprennent d’où vient cette passion et quelles sont les raisons qui me donnent envie de faire cette musique. Celle-ci m’a sauvé, je vis de ça depuis presque dix ans maintenant ! Même quand je bossais dans d’autres domaines, le hip-hop me permettait de survivre. Ces éléments que j’ajoute à la fin de mes titres complètent l’album, ils permettent aux auditeurs et auditrices de rentrer un peu plus dans mon univers.
« J’ai gravi une montagne pour en retrouver une autre derrière. C’est un peu l’image de mon parcours. »
A : Tu es d’origine comorienne, quelle place porte l’archipel dans ton cœur ?
N.D.L : Je suis comorien avant tout. Même si je suis né en France et que j’ai grandi aux États-Unis, je dis toujours que je viens des Comores ! À la maison, on mangeait comorien et la culture était comorienne. Je suis allé aux Comores plusieurs fois, donc j’ai vu comment mes parents et mes grands-parents avaient grandi. Cela m’a permis d’avoir des repères et de relativiser par rapport à la vie occidentale. Je trouve que cette petite île donne des choses incroyables. Quand tu penses aux meilleurs rappeurs français, beaucoup d’entre eux sont comoriens. Et j’ai envie que les gens sachent que je suis comorien. Les Américains ne connaissent pas les Comores. Je ne côtoyais aucun comorien. J’ai fait une interview aux États-Unis où je parle des Comores, je pense que c’est une des seules vidéos américaines sur Youtube qui parle de l’archipel. Ça fait partie de mon identité et je me considère aussi comme un africain. Il y a une certaine solidarité qui vient avec. Quand j’étais à Washington, je traînais avec des Gabonais et des Camerounais, à Harlem, avec des Burkinabés. C’est le même combat, on revendique les mêmes valeurs, on a les mêmes difficultés. Il faut parler de nos pays parce que beaucoup de gens ont tendance à nous oublier.
A : Comment tu rencontres Joey Le Soldat, rappeur burkinabé qui est aussi petit-fils de tirailleur et fils d’un militant indépendantiste ?
N.D.L : Tu me l’apprends ! [Il rit] C’est marrant, mon père aussi était militant indépendantiste aux Comores ! J’ai un profond respect pour ce peuple. À Harlem, j’avais beaucoup d’amis burkinabés que j’apprécie énormément. C’est mon pote Mathurin qui m’a parlé de Joey Le Soldat. J’ai vu avec lui s’il voulait faire un featuring sur mon album. Quand on a fait le son, il a vu que j’étais aussi producteur, il m’a proposé de produire deux titres sur son album. C’est rare parce que la production, ce n’est pas quelque chose que je mets en avant mais avec Joey, en une semaine ou deux, on avait fait nos trois titres ensemble. J’aime son style : un mélange de dancehall, de rap et de griot. C’est éclectique, c’est unique. Je me vois comme ça aussi. J’aime aller au-delà du rap, expérimenter d’autres sonorités comme l’afrobeat par exemple. Comme je te le disais avant, on a le même combat. Je suis un grand fan de Thomas Sankara. Jusqu’à aujourd’hui il me fascine. Des mecs comme Joey Le Soldat perpétuent l’œuvre de Sankara pour moi. C’est un plaisir et un honneur d’être connecté avec des gens comme ça.
A : Dans « Zéro Degré Kelvin », tu dis « Le monde a changé, les États-Unis coulent et la France se fane », est-ce que tu penses qu’on assiste au début de la fin de la domination des pays du Nord sur les pays du Sud ?
N.D.L : Cette phrase veut dire beaucoup, surtout quand on voit ce qu’il se passe en France… Il y a une vraie crise sociale. Il se passe la même chose en Amérique. Quand on parle de la domination du Nord sur le Sud, du néocolonialisme, j’aimerai être optimiste sur sa fin mais je crois que c’est encore bien ancré. Il faut que l’on continue à s’organiser et ça va prendre du temps. Même si les pays africains sont indépendants, l’influence des pays du Nord reste très forte. La subjugation [NDLR : l’assujettissement] des peuples passe par des moyens diplomatiques, financiers et militaires. Je reste quand même optimiste sur quelques points quand je vois qu’un mec comme Lula prend le pouvoir au Brésil par exemple. Ce genre de mouvement va continuer parce que les gens en ont marre. Les crises sociales vont s’empirer à cause des décisions néolibérales que prennent les gouvernements occidentaux. Je pense que les pays du Nord devraient adopter, aussi simples qu’elles en ont l’air, nos valeurs africaines telles que la solidarité et le partage. Peut-être qu’elles existaient avant mais elles se perdent. Aujourd’hui on est dans l’individualisme extrême avec Tiktok et les autres réseaux sociaux, tout le monde a sa propre marque, on a tous des gens qui nous suivent, des fans… Le monde va s’autodétruire si on ne commence pas à changer nos valeurs.
A : En parlant de valeurs, tu dis dans « Hypothermie » que « la vraie richesse est une énigme », tu as trouvé la tienne ?
N.D.L : Oui, je suis riche, peut-être pas si tu regardes mon compte en banque ! [Il rit] Je le suis parce que j’ai des gens qui m’aiment. La richesse c’est les gens qui nous entourent et la valeur de nos relations, l’entraide, le vrai amour, pas les intérêts. Dans notre société, on met surtout en avant la richesse financière. J’ai connu plusieurs personnes qui avaient beaucoup d’argent et qui n’étaient pas heureuses, j’en ai connu qui se sont même suicidées. J’ai envie d’arrêter de parler de chiffres. Dans le titre, je dis aussi “déshumanisés, on court derrière des chiffres, des chimères numériques” pour dire qu’il faut arrêter, les chiffres ne sont que des chiffres. Les gens ont trop pris au sérieux la phase de Jay-Z : « Men lie, women lie, numbers don’t. » Moi je pense que les chiffres mentent aujourd’hui. Ils peuvent être manipulés, les ventes s’achètent, les vues Youtube s’achètent… Les chiffres sont beaucoup trop mis en avant. À l’époque, on ne pouvait pas savoir combien avait vendu Public Enemy ou The Pharcyde alors que c’est des légendes. Ça fait partie du marketing, mais aujourd’hui on parle des chiffres de la première semaine et même du milieu de semaine. C’est pareil dans le cinéma, quand Tirailleurs est sorti, [NDLR : le 4 janvier 2023] on a tout de suite su le nombre d’entrées etc. C’est une manière de communiquer. Moi, j’ai envie de montrer qu’il n’y a pas que les chiffres qui comptent. En plus de ça, le public ne peut pas vérifier la véracité de ce qu’on leur dit, personne n’a les contrats… Aujourd’hui la musique se regarde beaucoup ; pour la mienne, j’ai envie que les gens l’écoutent avec leurs oreilles. [Il sourit]
A : Tu as un parcours riche en rencontres, en concerts et en disques sortis. Qu’est-ce que tu en retiens aujourd’hui ?
N.D.L : Dans l’EP commun avec Akhenaton, The Whole in My Heart Part.1, j’ai une chanson qui s’appelle « Climbing Mountains ». Dans le refrain je répète « Climbed a mountain just to find another mountain », j’ai gravi une montagne pour en retrouver une autre derrière. C’est un peu l’image de mon parcours. Ça a été un challenge après l’autre. J’avais des rêves d’enfants, quand je voyais les stars du rap, j’avais des étoiles dans les yeux, je voulais être signé. Je l’ai été, ça ne s’est pas passé comme je le voulais donc j’ai ensuite dû me produire moi-même, je devais me débrouiller parce que personne n’allait le faire pour moi. Personne ne m’a vraiment guidé. Je connaissais quelques producteurs, j’avais Pro Tools et je me débrouillais. Après la musique, il faut réfléchir au marketing et à son image. Ma musique reste très proche de moi. Napoleon Da Legend est un personnage mais j’écris des choses très personnelles, je montre plusieurs facettes de ma personne. J’avais cet objectif d’être le meilleur donc j’ai tracé ma route. On pense que le chemin sera droit mais il est sinueux avec beaucoup de virages, des bons moments, des moments de frustration, des hauts et des bas. Quand je regarde mon parcours, je suis fier, il correspond à qui je suis. Même si je ne touche pas le grand public, je touche les gens qui aiment ma musique. J’arrive à faire de belles rencontres, je voyage, je fais des scènes devant des milliers de personnes. Pour tout ça, je me dis que ça valait le coup d’y laisser mon sang, ma sueur et tous les efforts du monde !
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