Melopheelo, le sage
S’il fallait soumettre chacun des membres des Sages Poètes à l’applaudimètre, Melopheelo occuperait très probablement la troisième place. Plus en retrait, la figure la plus sage de Boulogne reste pourtant un moteur à l’origine de la plupart des succès du trio. Rencontre où il est question d’affaire de famille, de Jimmy Jay, de ‘Soirée coupe gorge’, de la déception « Après l’orage » et de retour sur le devant de la scène.
Abcdr : Comment deux frangins comme Zoxea et toi sont tombés dans le Hip-Hop ?
Melopheelo : Ça remonte à loin… [pensif] En fait, avant même de tomber dans le Hip-Hop on est tombé dans la musique. On avait un oncle qui organisait pas mal de soirées africaines où il invitait quelques artistes. Nous, on était plongé là-dedans, et on a pu côtoyer des gens comme Manu Dibango par ce biais. Très tôt, on a été confronté à ça. En plus à la maison mon père écoutait beaucoup de musique, de la Soul, du reggae.
Ensuite, le Hip-Hop on y est venu dès que c’est arrivé en France. La première vidéo c’était Break Machine, des mecs qui avaient été découverts par un français, le morceau s’appelait ‘Street Dance’. C’est à partir de ce moment là qu’on s’est dit que ça nous plaisait vraiment. Ensuite, il y a eu les émissions de Radio Nova et tout ce qui s’en suit.
A : Il y en a un qui a plus poussé l’autre ou vous étiez à bloc tous les deux ?
M : Non, mon frère a toujours été plus impulsif. Lui, il était à fond dedans, il nous poussait beaucoup. Beaucoup ne le savent pas mais la rencontre avec Logilo c’est lui qui l’a faite. Il était question qu’ils fassent un groupe tous les deux. Mais à un moment on s’est dit qu’il fallait qu’on s’unisse, qu’on rassemble nos forces.
On allait tous les dimanches enregistrer chez Logilo à Sarcelles, et au fur et à mesure on a intégré le noyau. Logilo est lui devenu le DJ officiel. On a commencé alors à tourner, à faire pas mal de concerts. A la base on était un groupe de scène, pas de studio.
A: Quel regard ton père et ton oncle pouvaient porter sur votre parcours ? Il y avait une forme de décalage ?
M : Forcément il y avait un décalage. Nos parents organisaient ça en plus de ce qu’ils faisaient. Pour mon oncle c’était différent vu qu’il était producteur de disques de musique africaine. Quand on a commencé le rap, pour mes parents, c’était une activité comme une autre. On faisait ça comme on aurait pu faire du sport. Plus tard, quand ils ont vu qu’on faisait des concerts, que ça prenait de l’ampleur, leur regard a encore un peu changé. Ils nous ont laissé faire même s’ils nous disaient toujours qu’il fallait avoir un bagage, une base scolaire.
A : Vous avez tenu promesse à ce niveau là ?
M : Ouais, moi j’ai fait ce que j’avais à faire. J’ai toujours essayé de gérer les deux mais à un moment ça s’est compliqué. On était en tournée avec Solaar moi j’étais en deuxième année de BTS et ce n’était plus possible.
A : Vous avez l’image d’un groupe extrêmement soudé, en place depuis plus de quinze ans. Est-ce que, par le passé, vous avez à un moment déjà envisagé une séparation ? Les exemples de NTM et IAM rappellent combien l’unité sur le long terme peut être compliquée.
M : Les moments de crise il y en a eu, c’est normal, même avec mon frère de sang. Parfois on a des désaccords, des sautes d’humeur. Mais on se connait bien et on sait que dès qu’il y a une crise il faut la gérer rapidement. Quand on a monté le groupe on s’est dit qu’on devait aller jusqu’au bout, et que le jour où on aurait plus l’envie on arrêterait.
A : Est-ce que tu penses que ce côté familial vous immunise d’avantage par rapport à ces grosses crises ?
M : Oui, Zox’ c’est mon frère et Dany je le considère comme mon frère également. On se connait parfaitement, on n’a pas besoin de se parler pour savoir s’il y a un souci. A partir du moment où les gens nous suivent et sont à fond derrière nous, tous ces problèmes d’égo quand on est sur scène ou en studio, ils disparaissent. Tant que la musique nous fait kiffer on continue.
A : La rencontre avec Dan remonte à quand ? Elle a eu lieu comment ?
M : Ça remonte au début des années quatre vingt-dix. On était au bahut ensemble, moi je rappais déjà avec mon frère et Dany avait entendu parler de nous. Il a rencontré mon frère dans la rue comme ça, naturellement.
A : Dany Dan a un morceau avec Ol’Kainry où il raconte une scène à l’interphone…
M : C’est exactement comme ça que ça s’est passé. D’ailleurs c’est ce qui est fou avec Dany. Quand il te raconte quelque chose comme ça et que tu l’as vécu, ça te rappelle beaucoup de souvenirs.
« Ça nous motivait tellement qu’à un moment, on était pratiquement enfermé dans son studio. On enregistrait jour et nuit. »
A : Si l’on regarde rétrospectivement l’époque Beat de Boul, on a l’impression qu’il y avait une grande unité sur la scène boulonnaise. Alors que chacun a plus ou moins suivi son parcours de son côté, ressens-tu une certaine nostalgie vis-à-vis de tout ça ?
M : Quand on a fait ça, ce n’était pas forcément pour former le plus grand crew possible. On avait beaucoup de monde qui nous suivait, nous soutenait. Pour nous, lorsque c’était possible, c’était normal et naturel de faire participer les gens autour de nous à nos projets. Par exemple sur le premier album, Cens Nino de Movez Lang apparait sur un titre.
C’était notre premier album, on aurait pu la jouer « on fait Sages Po’ et point barre« , mais non… On voyait tout ça comme une école où celui qui avait envie de faire quelque chose pouvait venir. Et quand on sentait qu’en face la personne avait vraiment envie, on poussait. C’est pour ça qu’on a fait les compils Beat de Boul. C’était aussi pour présenter au public tous ceux qui gravitaient autour de nous. On n’a pas fait ça avec un objectif business, en sachant que ça on n’a jamais su le faire comme il fallait. C’était très instinctif, on n’imaginait pas des plans de carrière.
A : Parmi tous les gens que tu as vu passer, quels sont ceux qui t’ont particulièrement marqué ? Est-ce que tu as des grands moments de rap qui te reviennent ?
M : Quand on a commencé à intégrer l’univers Jimmy Jay, à chaque fois que Solaar arrivait avec un titre, je prenais une claque. A l’époque des Cool Sessions, Jimmy Jay était au top, il ramenait toujours un son original. Solaar avait déjà sorti son premier album, ça marchait bien pour lui. Un jour tous les artistes sur la compilation avaient été rassemblés au studio et on écoutait tous les titres avec Démocrates, Sleo…
A un moment, Jimmy a mis le morceau de Solaar. Ça sonnait grave, on avait l’impression qu’il venait d’une autre planète ! Je me souviens m’être dit « Ha oui là, quand même, il a mis la barre haute« . Ça nous motivait tellement qu’à un moment, on était pratiquement enfermé dans son studio. On enregistrait jour et nuit. C’est à ce moment là qu’il a vu qu’on était très productifs. On avait déjà maquetté plein de titres et de là on est passé à un autre studio où on a enregistré le premier album Qu’est-ce qui fait marcher les Sages ?. Solaar, c’était une rencontre importante pour nous. On avait déjà notre truc à l’époque mais nos échanges ont été bénéfiques. Et bon, quand tu réécoutes Prose Combat au niveau des textes et du son… [Il s’arrête] Respect.
A : A part Solaar, vous avez eu d’autres influences majeures ?
M : On écoutait ce qui sortait à l’époque. IAM, NTM, Assassin, Alliance Ethnik qui est arrivé en même temps. Aux Etats-Unis, X-Clan, Wu-Tang, A Tribe Called Quest, Pete Rock & C.L. Smooth, De La Soul, toute cette vibe. Musicalement ça nous parlait, et niveau flow et lyrics mon frère et Dany ils se mesuraient avec ça.
A : Quand on a interviewé Zoxea il y a plusieurs semaines, il a pas mal insisté sur ton rôle clef dans les Sages Po’, sur le fait que tu l’avais mis dans le rap, que t’avais formé le groupe. Aujourd’hui, tu es la figure la plus en retrait des trois, est-ce que cette situation ne s’avère pas frustrante pour toi ?
M : Non, cette posture là elle est volontaire. J’ai jamais été quelqu’un qui aimait se montrer, je suis plus à l’aise derrière mes machines, en studio ou sur scène. Tu prends des exemples d’artistes français comme Cabrel, ce sont des mecs que tu ne vois jamais. Les mecs ce sont des musiciens ils font leur truc.
Plusieurs fois on m’a demandé pourquoi je n’avais pas fait d’album solo. J’aurais pu en faire deux d’albums solo, j’avais la matière pour ça. Mais ça a toujours été le groupe avant tout et les albums solo des autres. Donc frustration, non. Dès que je suis derrière mes machines je m’amuse. Je place aussi pas mal de titres sur des projets ici et là et ça me suffit.
A : Tu n’as pas envie de développer une carrière solo comme ton frère ?
M : Non, c’est du travail et défendre seul un disque sur scène, je ne le ferais pas. Il faudrait que mes frangins soient derrière moi. Je ne me vois pas non plus faire la tournée des radios.
A : D’ailleurs lors du concert « Retour aux Sources » tu étais dans une position de DJ/Producteur, tu bossais visiblement en direct sur une MPC. C’était une nouveauté pour toi ?
M : On a voulu tester un truc différent, en se disant que c’était L’Elysée Montmartre et qu’il y aurait du monde. Au départ on devait faire toute une mise en scène avec un grand écran mais on a eu des problèmes techniques du coup on n’a pas pu le faire. La MPC nous a suivi depuis toujours alors la ramener c’était symbolique.
Quand Tribe était venu jouer à l’Elysée Montmartre Q-Tip était monté sur scène avec une SP 12 ça m’avait traumatisé. Il avait envoyé un titre avec sa SP et ça avait mis tout le monde d’accord. Je m’étais dit que si un jour on avait la possibilité de le faire, on devait y aller.
Après, le morceau ‘Je décompose les mots’ qu’on a joué, on ne retrouvait plus la bande de l’époque. Du coup on l’a refait. On a repris le sample et on l’a reprogrammé ici avec mon frangin.
A : Tu te souviens de tous les samples que tu as pu utiliser dans tes prods ? Pourquoi parce que tu les réécoutes souvent ?
M : Ce sont des trucs qui m’ont marqué. Et j’ai toujours été proche de ça, des vinyles, de la recherche de sons. Après, sur le premier album on mélangeait tout, il y avait des petits samples de cuivres mais la base je sais où elle est, sans souci.
A : Comment tu te situes aujourd’hui ? Avant tout producteur ?
M : Je suis d’abord dans la musique, donc producteur et réalisateur. On m’a contacté pas mal de fois ces derniers temps pour de la réalisation. Je bosse avec des gens qui sont proches de l’univers Sages Po’. Mais globalement, je suis plus derrière les machines à réaliser. En plus on a monté notre boite avec mon frère, KDBZIK, on développe autre chose en parallèle. Donc forcément la musique elle a une place clef là-dedans.
A : T’es collectionneur également ?
M : Plus maintenant. Avec Internet tu peux tout trouver. En plus le prix des disques n’est plus le même qu’avant, c’est devenu un vrai business. Je dis souvent à mon frère que dans les disques qu’on a là, ces disques qu’on a retournés, il y a toujours un truc à prendre.
La manière de travailler a aussi pas mal évolué. On peut partir d’un sample et retravailler dessus. Ca nous est aussi arrivé de bosser avec des musiciens, notamment sur le deuxième album. Un morceau comme ‘Je reste au centre’ part d’un sample, on a ensuite fait appel à un bassiste, un guitariste pour tout retravailler par-dessus. On n’est pas arrêté sur le sample, si on peut ramener des musiciens en studio on le fait.
A : T’as appris à jouer ?
M : Je me débrouille aux claviers, même si je ne suis pas Chopin.
A : L’approche que tu décris là, c’est celle que vous avez suivi pour l’album à venir de Zoxea ?
M : Là, c’est assez spécial, lui, il veut vraiment revenir avec les sons de l’époque. Il est allé rechercher les vieilles disquettes, avec des vieux samples et vieilles batteries. On verra à la réalisation, s’il faut réactualiser, on le fera. Mais tout en gardant ce côté années quatre-vingt-dix qu’il veut volontairement conserver.
« Quand le temps aura passé je mettrais sur mon site des petits extraits des originaux. »
A : Quel est ton rôle dans ce projet ? Tu es réalisateur ?
M : Non, je prête mon oreille de grand frère. En entrant en résidence au 104 en février dernier, il a voulu mettre en avant ses qualités d’artiste complet que ce soit à l’écriture, à la composition ou à la réalisation. Pour le moment, il reste très secret sur ce qu’il prépare. J’ai pu écouté quatre titres récemment et ça m’a fait plaisir d’entendre ce qu’il a réalisé. Surtout un qui à mon avis va faire couler pas mal d’encre…
L’album ne s’appelle pas Tout dans la Tête uniquement en référence à sa technique d’écriture. Mises à part deux prods, dont je suis assez fier, les sons eux aussi sortent de sa tête. Il veut produire un album très personnel. C’est une bonne chose. Je le sens vraiment épanoui avec ce projet.
A : La prod’ de ‘J’rappe pour les minorités’ c’était ton frère ? Il est assez proche d’un morceau que tu as fait pour Manu Key…
M : On s’était vu avec Manu Key à un moment où il cherchait des prods. Il m’avait dit vouloir un morceau qui sonne comme « J’rappe pour les minorités ». J’ai repris une partie du sample de ce morceau, je l’ai redécoupé et travaillé à ma façon. J’ai un peu fait ma version de ‘J’rappe pour les mino’’. L’original c’est un gros sample de funk. Quand le temps aura passé je mettrais sur mon site des petits extraits des originaux. C’est de la funk des années quatre-vingt, où les mecs commençaient à ramener des claviers plus proches de la musique électronique.
A : Comment tu es venu à la production ?
M : Quand on est arrivé, on n’avait rien, il y avait tout à faire. Au départ on n’avait ni DJ, ni compositeur. On a eu un premier sampler, un Akai S01, tu pouvais sampler quinze-vingt secondes. Il fallait se débrouiller avec ça. Dany lui, il n’était pas à fond dans le son, mais plutôt dans l’écriture. Moi j’écrivais moins, j’étais un peu plus fainéant alors je me suis mis au son. Tout ça est venu naturellement. Quand on a eu la MPC 3000, on a passé énormément de temps dessus pour composer ce qu’on avait dans la tête.
A : Si tu devais citer cinq producteurs que tu considères comme au-dessus du lot, qui seraient-ils ?
M : Avant tout des cainris. Q-Tip, Ali Shaheed, Dr. Dre qui a toujours su traverser les époques. J’ai réécouté encore le premier Snoop il y a peu, il sonne comme s’il avait été sorti hier ! C’est vraiment de la grosse production. Il a bossé avec des mecs à la pointe dessus. Pete Rock, ça été une grosse référence, notamment dans l’utilisation des cuivres. Aujourd’hui, un mec comme Timbaland il a ramené un certain son. Tu as aussi pas mal de gens dans l’ombre.
A : Un mec comme LIM c’est un peu toi qui lui as appris la production ?
M : Ouais, LIM c’est un mec qui avait la dalle. Il était avec nous et aimait vraiment apprendre et voir comment on bossait. Il a appris en nous regardant. Il a eu un peu de matos à un moment et il a commencé progressivement à ramener des prods, des samples et des idées pour le premier album de Movez Lang Héritiers de la rue. LIM avait aussi cette démarche et cette envie de rapper sur les sons qu’il avait dans sa tête.
A : Justement, comme s’était déroulée la conception de Héritiers de la rue ?
M : Sur cet album, j’avais le rôle de réalisateur, donc de chef d’orchestre du projet. J’organisais pas mal de trucs dont les séances d’écoutes de prods. Je proposais des thèmes, des choix de productions. Eux ils ramenaient parfois des samples et je bossais dessus. C’était vraiment un projet collaboratif, un travail de famille. Ca se ressent quand tu écoutes l’album, c’est un truc travaillé et pas vite fait.
C’était une super bonne expérience cet album. On l’a fait avec les moyens du bord ce disque. Avec les moyens actuels, il aurait pu marquer son époque et avoir un impact commercial bien plus fort. Pour moi c’est un disque que tu peux écouter très facilement aujourd’hui.
« Quand on est en studio, on y est vraiment. Moi, je n’ai pas envie qu’on m’impose des horaires. »
A : J’étais assez surpris de voir la quantité de morceaux mis de côté, vous en avez sorti une partie avec la série « Trésors enfouis ».
M : On a encore plein de titres. A l’époque de Jimmy Jay on était ultra-productifs, tout le temps en studio, pareil au moment de Jusqu’à l’amour on avait notre propre studio, on était enfermés H24. Et avant même tout ça, on enregistrait chez nos parents, du coup beaucoup de titres ont été fait là-bas.
A : En étant aussi productifs, ça devait être un crève-cœur de mettre autant de morceaux de côté…
M : Oui, c’était douloureux. Et parfois on avait des prises de têtes sur le choix des titres. Si à l’époque on s’était dit qu’on allait faire des Trésors enfouis et sortir ces morceaux plus tard, ça serait passé mais à ce moment là ce n’était pas le cas, on ne savait pas ce qu’on allait faire de ces titres. Quand des titres passaient à la trappe ça nous foutait bien les boules.
A : C’est cette forte productivité qui vous a amené à faire de « Jusqu’à l’amour » un double album ?
M : Oui, on avait trop de morceaux, on ne pouvait pas tout concentrer sur un douze titres. En plus à cette époque on enregistrait constamment. On s’est dit quasi direct qu’on devait faire un double, rien à foutre.
A : Ça a été facile de convaincre la maison de disques ?
M : Oui, ce sont juste des histoires de business tout ça. On est arrivé avec un concept très novateur à l’époque. Pour intéresser le public, on a eu l’idée avec la maison de disque de développer un côté multimédia. Tu peux regarder les discographies, on est le premier groupe à avoir amené ce côté-là, un album où tu pouvais trouver des vidéos, des images, les paroles.
Pour nous aussi l’ajout d’une plage multimédia avec vingt minutes d’images c’était une découverte. Elle comportait des images de studio pour donner l’impression au public d’être un peu plus avec nous, un peu plus dans notre aventure. C’est un truc qu’on n’a même pas déposé mais après les maisons de disques se sont gavées avec ça.
A : D’ailleurs dans le livret de cet album vous aviez refait la même photo que la pochette du premier album. Quel était le message derrière tout ça ?
M : On bossait avec un gars qui a suivi notre parcours depuis des lustres, Tàshi. Quand on est arrivé au départ, on est venu avec notre équipe en disant « c’est lui qui va faire la pochette« . Tàshi ce n’est pas un photographe à la base, juste un mec qui aimait la photo. A l’époque, on aimait vraiment bosser avec notre équipe, un truc qu’on a difficilement pu faire quand on s’est attaqué au troisième album, Après l’orage. En même temps c’était la maison de disques qui mettait l’oseille…
De toute façon, Après l’orage n’a rien à voir avec les autres albums, même dans la façon de travailler. On nous a dit qu’il fallait prendre des réalisateurs pour ce projet. On ne voulait pas, alors on a dit qu’il fallait prendre un américain, genre Pete Rock, Premier. Evidemment ça ne s’est pas fait ! [rires] Du coup on a bossé avec Guts et Faster Jay, des gars qu’on connaissait.
Je ne vais pas dire que l’esprit Sages Po’ n’était pas sur l’album, vu qu’on était dessus et on assume jusqu’au bout, mais certains titres de cet album, aujourd’hui avec du recul, je me dis qu’ils ne nous correspondaient pas trop.
A : L’album a un côté très propre, très professionnel, mais on a l’impression de ne pas vous retrouver là-dedans….
M : Je suis tout à fait d’accord. Je réécoute quand même certains morceaux régulièrement. On était dans une autre approche. Même dans la façon de travailler, c’était fonctionnaire: on arrive au studio à quatorze heures, on part à vingt-deux. C’est pas du travail ça. Ca se ressent dans l’album. Quand on est en studio, on y est vraiment. Moi, je n’ai pas envie qu’on m’impose des horaires. Pour moi, il y a quelques bons titres mais Après l’orage ce n’est pas la continuité de « Qu’est-ce qui fait marcher les sages ? » et « Jusqu’à l’amour ».
A : J’ai l’impression que BMG n’a pas réussi à comprendre le rap en général.
M : T’as raison, faut dire les choses comme elles sont. Ce n’était pas un label spécialisé dans le rap, ils étaient dans autre chose. Quand on a fait le deuxième album on était avec Edel, un label moins côté, mais ils ont mis toutes les forces sur nous. Le simple fait de développer cet aspect multimédia, il n’a pas été repris par BMG. BMG ils ont préféré sortir le disque avec une puce pour empêcher de le graver. Au final les gens ils ont acheté l’album, ils le mettaient dans leur chaîne et ça ne fonctionnait pas. Bref, de la merde du début à la fin. Après, nous on l’a assumé cet album, ça peut arriver de faire des disques qui marquent moins, ça fait partie du jeu.
Le seul truc c’est qu’on était dans des grands studios, on est parti pour certaines séances une semaine à Avignon, mais c’était de la blague pour moi tout ça. On se perdait plus qu’autre chose. T’es dans une belle maison, t’as le terrain de golf, la table de ping-pong, tes potes qui viennent, comme des vacances. Mais au final tu fais quoi ? Trop de moyens ça tue tout. Ca sert à rien. Depuis le début, les premiers groupes ils n’avaient pas tout ça. Sugar Hill Gang ils n’avaient rien, juste deux platines et des choses à dire. Ils ont fait des morceaux et certains titres sont devenus des classiques.
Aujourd’hui, et plus encore avec une musique qui part de samples, tu n’as pas besoin de grand-chose. Après, si tu veux faire sonner ta musique comme des gros trucs de pop là tu vas avoir besoin d’un bon ingénieur du son, d’un bon mec au mastering. Mais louer une maison pendant une semaine pour aller maquetter ça sert à rien. Moi qui ai été toujours en retrait avec une vision globale sur la musique, à un moment quand il a fallu rendre l’album j’ai refusé que certains titres soient sur l’album. Ca a créé des conflits, avec la maison de disques et au sein du groupe. Un morceau comme ‘Tout le monde fait Oh’ ça n’est pas du Sages Po’. C’est un truc de maison de disques pour l’été.
A : On sait qu’un prochain album des Sages Po est annoncé sans qu’il y ait de date de précisée. Comment imagines-tu la conception de ce nouveau projet, huit ans après « Après l’orage » ?
M : Un nouvel album Sages Po’ il doit avant tout passer par la scène. La scène nous procure des émotions et le regard du public est essentiel. Le déclencheur pour ce nouvel album, pour maintenir cette envie de se retrouver en studio avec beaucoup d’idées, ce sera forcément la scène.
« La séance devait débuter vers 18 heures, on l’a finie à six heures du matin. »
A : Tu te souviens de ta première séance de mix en studio ?
M : [pensif] Pour le mix de notre premier album on est arrivé direct à Plus 30, un gros studio parisien où la plupart des gros artistes sont passés. D’ailleurs j’ai une anecdote là-dessus : on enregistrait pas mal de titres au studio de Jimmy Jay et le jour où il a fallu rentrer dans le mix de l’album, Dany devait prendre l’avion le lendemain pour aller en Afrique.
On s’est retrouvé dans cette bête de studio, du coup on s’est dit qu’on devait tout faire et on a réenregistré l’album en une nuit. On a reposé les dix-huit titres, pour te dire à quel point on était des gros bosseurs. La séance devait débuter vers 18 heures, on l’a finie à six heures du matin. A six heures, Dany a appelé son taxi, direction Orly.
A : Y a-t’il une histoire derrière l’interlude ‘Soirée coupe gorge’ ?
M : Pendant qu’on réenregistrait les titres en studio cette nuit là, on se disait qu’on n’avait ni interlude, ni intro. Pour ‘Soirée coupe gorge’, on s’est dit qu’il fallait ajouter une introduction au morceau ‘Un noir tue un noir’. A l’époque tous les gars de Beat de Boul étaient avec nous, en studio aussi. Sur ce morceau, on a demandé à Malekal de raconter une histoire, une histoire d’embrouilles. Tout était freestyle, rien n’était calculé. Ils auraient pu ne pas être là ce jour là et ce morceau n’aurait pas figuré sur l’album.
A : On entend ta voix sur le morceau…
M : Ouais, quand ils ont posé leur voix, j’écoutais et je réagissais en même temps. Cet interlude était complètement improvisé, on leur a demandé de nous raconter un truc par rapport à une embrouille qui leur était arrivée. Ils avaient tellement d’embrouilles à l’époque, ils ont raconté plein de trucs et ensuite on a sélectionné.
A : Tu évoques beaucoup le rapport au public. Avec quinze-vingt ans de rap derrière toi, quel regard tu portes sur l’évolution du public ?
M : Quand on fait des concerts aujourd’hui, le public est composé de jeunes et moins jeunes. Je me souviens d’un concert en début d’année à l’espace Barbara dans le dix-huitième, y’avait un gosse devant il devait avoir onze-douze ans. Il connaissait toutes les paroles par cœur. A l’époque du premier album il n’était même pas né !
Voir ce genre de trucs ça me rappelle qu’il y a vraiment des gens qui nous suivent et qui passent le relais à des plus jeunes. Tu as des jeunes qui nous suivent pour ce qu’on fait aujourd’hui et d’autres qui ont le côté inverse qui veulent savoir tout ce qui a été fait avant, les débuts… Notre public est, je pense, un mélange de gens qui aiment cette musique, avec des connaisseurs et des moins connaisseurs.
A : On assiste aujourd’hui au vieillissement d’une première génération de rappeurs, c’est assez étonnant à observer. Comment tu vis ça ? Est-ce que tu te projettes ?
M : Comme on a dit dans le premier album, ce qui fait marcher les sages c’est la passion du son. Peut-être qu’à un moment je me dirais que je n’ai plus ma place en studio à raconter des trucs. Mais tant que lorsqu’on fait des concerts Sages Po’ les gens sont au rendez-vous, moi ça me pose pas de problème. Tant qu’on aura ce truc là en nous, cet amour, je ne vois pas de raisons d’arrêter. Le jour où on va revenir sérieusement, va vraiment falloir qu’on laisse une empreinte forte. Ce sera ça le vrai challenge.
On est parti jouer à Lille il y a plusieurs semaines, le public lillois a la réputation d’être très dur, très froid. C’était un tremplin où on devait noter les groupes qui passaient pour dire quel groupe passerait à Paris pour y faire un concert. On devait aussi clôturer la soirée. Je regardais à un moment la salle qui se remplissait, se vidait, avec parfois un groupe qui jouait et quasi personne devant. Tu as beau avoir dix ans de scène, tu te demandes toujours comment ça va se passer pour toi.
Dès qu’on est arrivés et qu’on a balancé le son on a vu le public réagir direct. Du coup on s’est dit que c’était bon, et ensuite on a donné ce qu’on avait à donner. A chaque fois qu’on fait des scènes comme ça et qu’on voit l’envie du public, ça nous donne envie de faire encore plus, de nous prendre la tête sur des nouveaux projets.
A : Au-delà du gros kif autour de « Retour aux sources », quelles conclusions tu peux tirer d’un évènement – très orienté revival années quatre-vingt dix – comme celui-là ?
M : Cet évènement il a été monté sur une idée simple de deux filles – dédicace à elles d’ailleurs. Au niveau des moyens promotionnels ça été fait de façon super underground, par du bouche à oreille, du networking, pas avec des gros moyens et des grosses affiches dans le métro. Du coup, nous, quand on arrive à l’Elysée-Montmartre pour faire les balances on se dit qu’il va falloir la remplir la salle. Tu appréhendes et te demandes quel genre de personne va être là. Quand 3ème œil a commencé on a vu que c’était blindé. On se disait « arrête, putain, merde ! » [rires] Et là, ça te donne encore plus de force pour tout déchirer.
Notre démarche ça a toujours été quand il y a du monde, on donne le meilleur de nous-mêmes. Aujourd’hui, je considère qu’il y a de la place pour tout le monde. Et tant qu’il y aura un public pour écouter, soutenir cette musique, ça va continuer à fonctionner. Une semaine après Retour aux Sources, il y avait le concert de Générations Parlez-vous français ? avec des groupes de la scène actuelle. Après pourquoi ne pas essayer d’organiser des concerts en mêlant ces deux générations ? Je pense qu’il y a plein de trucs à faire en tout cas et qu’il ne faut pas s’arrêter là.
A : Comment se sont passés les échanges avec les autres groupes en coulisses ?
M : On avait plus d’affinités avec certains groupes, comme Express D qu’on connait bien. 3ème œil on les avait déjà vus à Marseille, d’autres on les avait croisés en radio. Après, le vrai truc à retenir là-dedans c’est le respect. Même si on n’a pas bossé avec tout le monde, tu l’oublies très vite, t’es là pour un évènement, pour le rap. C’est avant tout un kif.
A : Alors est-ce qu’on peut espérer une grande reformation du Posse 501 sur une date unique ?
M : Tu m’en demandes trop là ! [rires] Je ne sais même pas si tout le monde est encore dedans, à commencer par Solaar. Et nous on ne faisait pas partie du Posse 501, on gravitait uniquement autour.
A : On te laisse le mot de la fin…
M : Merci à tout ceux qui nous suivent depuis le début, aux nouveaux qui s’intéressent aux Sages Poètes de la Rue ainsi qu’à l’Abcdr. Restez en alerte les bonnes surprises arrivent à commencer par le frangin…
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