Beat Story

Masta (Kilomaître)

De 3 x plus efficace à Réel, le duo Kilomaître a façonné en une dizaine d’années une certaine idée de la production rap à la française. Masta, la moitié sans visage du binôme, revient sur cette décade, de l’ombre des séances nocturnes avec les 2 Bal 2 Neg’ à la lumière avec l’explosion de Diam’s.

Abcdr du Son : Quel est ton premier souvenir lié au rap et au hip-hop ?

Masta : J’étais en cinquième. Dans mon collège, des mecs commençaient à arriver avec des jeans avec des graffs dessus, ils revenaient de New York. C’était en 1985, j’avais douze ans, ça m’a intrigué. Il y avait déjà eu Sidney un peu avant qui avait fait naître le kif du break et du smurf, mais c’est vraiment en 1985 que c’est parti. J’ai commencé par la danse, et comme beaucoup j’ai fait un peu de tout, du beatbox, du graff. J’ai commencé à être DJ en 1988, j’avais 15-16 ans. Avec mes premières platines achetées, je m’amusais à scratcher sur les albums de Eric B & Rakim, Jazzy Jeff, etc.

A : C’est à cette époque que tu as rencontré Tefa ?

M : Non, c’était bien après. On s’est rencontré en 1991, lors d’un festival de rap, à Vitry, pour la fête de la musique. Cette rencontre a été marrante et anecdotique en même temps. A cette époque, je faisais déjà de la musique, j’étais DJ d’un groupe de la Mafia Underground, L.R., Le Résultat, depuis 1989. Il était également DJ d’un groupe de rap de Vitry. On s’installe et commence à faire les balances, j’avais ramené mes platines avec une nouvelle table de mixage qui venait de sortir. Tefa me demande « Je peux utiliser tes platines ? », « Ok vas-y ! ». Il va dessus, tente un scratch, et pète tout le système sonore de la soirée [rires]. Les mecs ont été obligé de ramener de nouvelles enceintes. Après cette soirée, on n’a pas gardé contact.

Un an et demi ou deux ans après, j’habitais alors à Guy Môquet, dans le 18ème. On se croise à la station de métro : « Tu fais quoi ici ? », « J’habite là ! ». Il vivait à 150 mètres de chez moi. Je lui ai donc proposé de passer pour faire du son, j’avais du matériel, des sampleurs, tout ça. C’est comme ça qu’on a commencé. Et depuis ce jour, on a toujours travaillé à deux. On a monté notre boîte Kilomaître Production en 1996 pour produire l’album des 2 Bal 2 Neg’. Depuis, on a ouvert Kilomaître Publishing pour les éditions, et des sociétés indépendantes pour gérer nos studios.

A : A quel moment tu es passé de simple DJ à compositeur ?

M : Grâce à l’argent que je faisais avec les soirées, l’envie de faire de la musique tout court est née. J’ai acheté mon premier sampleur, le Akai S900, avec un Atari. J’étais souvent avec les mecs de Vitry. J’ai commencé à faire du son avec Sulee B. Wax. C’est lui qui m’a appris les premières bases en termes de son. Je n’ai jamais pris de leçon. Il y a eu plusieurs époques en terme de production : au début, vers 92, on travaillait sur S900 avec un Atari, après on est passé sur S950 et S1000, SP12 qui est arrivé ensuite. Quand la MPC est arrivé, plus besoin de séquencer sur ordinateur, c’était la révolution ! Avec ça j’avais un SE-1 sur lequel je faisais les basses. Donc c’était très très minimaliste en terme d’instruments, c’était le rap de l’époque.

A : Tes premiers placements de production, c’était pour quels artistes ?

M : Les premiers sons qui sont sortis produit de nos machines, c’était pour Melaaz, une artiste rap-raggga [Dont le premier album, Les Ghettos Croulent, en 1995, sera produit par Philippe Zdar de Cassius], Destinée, une des premières rappeuses en France qui s’est ensuite mise au chant, et Les 3 Coups, un groupe du Ménage à 3.

Les 3 Coups « Article 15″

M : C’était en 1994 ou 1995. On était en plein délire Wu-Tang, entre les samples mystérieux et les grosses rythmiques. A cette époque, j’habitais avec Shuga Shug, le grand frère des 2 Bal, qui fait partie d’un groupe de r’n’b, Afrodiziak. J’ai donc connu les jumeaux vraiment jeunes, ils avaient onze ans ou quelque chose comme ça. On les avait vu sur une scène au Plessis-Robinson. J’ai tout de suite accroché, j’ai dit à leur frère : « Il faut faire un truc avec tes petits frères, ils ont un potentiel de fou ». Ils sont venus à la maison plusieurs fois, on les a fait taffer, et taffer, et taffer. De là, on a commencé à vraiment faire des choses construites avec eux. Parmi ça, il y a eu la création du Ménage à 3, avec Les 3 Coups, Gued’1, Mr. R, les 2 Bal, les 2 Neg’, etc. A cette époque là on était en pleine création de l’album des 2 Bal 2 Neg’. Suite à la mixtape spéciale Ménage à 3 qu’on avait faite avec Cut Killer – sur laquelle on avait déjà fait toutes les prods – on s’était dit qu’on allait sortir une série de maxis, mais le principal truc qu’il fallait élaborer, c’était l’album des 2 Bal 2 Neg’.

A : A l’époque, c’était plutôt rare des duos de producteurs. Comment vous bossiez avec Tefa ?

M : Je suis plutôt dans la technique, j’étais plus sur les machines que Tefa. Lui avait plein d’idées, il en avait vraiment énormément. Je les triais. On fonctionnait vraiment en binôme. C’est d’ailleurs pour ça qu’on a travaillé si longtemps ensemble, parce qu’il n’y avait pas de doublons chez nous. On ne faisait pas la même chose au risque de se marcher dessus.

2 Bal 2 Neg’ « Labyrinthe »

M : [Dès les premières secondes] Gros, gros classique ! On avait évolué un peu plus dans du Black Moon, Smif-N-Wessun. La rythmique avait été faite sur SP-1200, avec les samples bien compressés, les grosses basses, j’avais un SE-1 à cette époque. L’enregistrement de ce morceau, c’était de la folie. On était dans un studio dans le 18e. A l’époque le cercle était petit, tout le monde se connaissait plus ou moins, les Rootsneg c’était des potos, les mecs de La Cliqua habitaient en face de chez nous. Ça s’est fait au feeling, c’était fou. Ce qui est con, c’est qu’à l’époque, on n’avait pas comme aujourd’hui énormément de moyens en terme de vidéos, parce que si on avait pu filmer la partie de G. Kill et Eben, ça aurait été un classique du genre. Ils ont fait une prise, en étant tous les deux face à face sur un micro avec un pop, et ils se sont amusés comme des fous. Je crois que ça se ressent dans le morceau, mais moi j’ai encore les images en tête, et c’était incroyable. Il y avait une grosse concurrence, c’était à celui qui poserait le mieux.

On avait rencontré Niro et Eben lors de l’enregistrement d’un DVD à l’époque, réalisé par Moda et Dan. Ils avaient fait une sorte de mini-compil, à Ticaret [célèbre magasin de disques à Paris, ndlr]. On était invité à poser dessus, et on est arrivé le jour de l’enregistrement au moment où les 2 Neg’ étaient en train de poser. J’entends des mecs qui rappent vénère, je me demande qui ça peut être. On se présente, on sympathise, et on se dit que ce serait bien de travailler ensemble. A cette époque, Tefa connaissait White & Spirit, on se voyait souvent, on se faisait des après-midis entiers à scratcher, mixer… Spirit commençait à faire de la prod de son côté. Vu qu’on avait peu de temps pour s’occuper des 2 Neg’, on lui a suggéré d’avancer sur des titres avec eux, nous sur des titres avec les 2 Bal, et après on verrait si on pouvait faire quelque chose. On se revoit deux ou trois mois après, ils nous font écouter quatre ou cinq morceaux : c’est énorme. De là, je commence à réfléchir, et un jour où je suis posé chez moi devant la télé, je vois deux groupes cainris qui ont posé ensemble, je commence à repenser au Wu-Tang, où ils ont combiné plein de mecs et je me dis « Pourquoi ne pas faire un album à deux ? ». J’appelle les 2 Bal, je leur propose de faire un album commun avec les 2 Neg’ : « Ok ! ». J’appelle les 2 Neg’, Spirit, Tefa : tout le monde est chaud. L’album s’est fait comme ça.

C’était mortel, parce que c’était concurrence à fond, entre les rappeurs, mais aussi les producteurs. Dès que White & Spirit arrivaient avec un son mortel et que tout le monde posait dessus, le soir je rentrais et je bossais une prod en me disant « Il faut que je les tue ! ». On avait cette même concurrence saine que les rappeurs avaient entre eux. On voulait faire toujours mieux que ce qu’on avait fait la veille et que ce que les autres avaient fait. On allait soit chez les Spirit, à Meaux, soit eux venaient chez nous. Je pense que c’est pour ça que l’album est aussi fort que ça : il y a eu cette concurrence et cette rivalité saines qui poussaient tout le monde à être au top du top.

A l’époque, c’était vraiment du feeling, on écoutait tous plus ou moins la même chose, on était 24 heures sur 24 ensemble. Cet album s’est fait – je pense qu’on peut en parler aujourd’hui, l’époque est passée – dans des conditions un peu particulières. Fred le Magicien, à l’époque, n’était pas producteur, mais ingénieur du son dans un studio à Bastille. On n’avait pas énormément de thunes pour produire l’album. Il travaillait dans un studio où, la nuit, il nous ouvrait les portes, et on enregistrait tous les morceaux de nuit. On se faufilait discrètement chaque nuit dans le studio, on faisait les séances, et il fallait partir avant que la séance de jour débute. Donc on partait à 6 ou 7 heures du matin pour qu’il puisse nettoyer le studio. Et après, il enchainait des séances ! Il nous avait fait un taf opé [sourire] !

Le truc, c’est que les jumeaux étaient jeunes, ils étaient encore mineurs. Donc à chaque fois, j’allais voir leur père pour le mettre en confiance, lui expliquer qu’on allait sortir un album mais qu’on devait enregistrer la nuit. Je devais aller les chercher à Chelles, parler avec le père pendant une demi-heure, ensuite arriver au studio à minuit ou 1 heure, jusqu’à 6 heure pour finalement les ramener dans le 77. Tout cet album s’est fait dans cet ambiance là en fait, un délire nocturne, speed. Ça reste parmi les meilleurs souvenirs de ma carrière de producteur.

A : D’ailleurs, cet album, ça doit être la seule fois où on voit ton visage non ?

M : Oui, la seule fois où tu peux trouver ma tête sur une pochette, c’est sur cet album.

La Clinique et Doc Gynéco « Tout saigne »

M : Titre très important, qui nous a permis de rencontrer beaucoup de monde. C’était notre première collaboration avec Gynéco et La Clinique. On était tous du 18e, donc on se connaissait. Un des gars de La Clinique habitait à 300 mètres de chez moi, l’autre à Clignancourt. Le milieu était tellement petit qu’on se connaissait tous, on sortait dans les mêmes soirées. La Cliqua, Gynéco, tout, c’était très familial.

« Tout saigne », c’est LE single de la compilation classique du rap français quand même. Il y avait « Le Crime Paie », les X-Men, ça a été la révélation de l’équipe Time Bomb et d’une grosse partie du rap français. Malheureusement, je n’étais pas présent à cet enregistrement. J’étais dans un endroit où on a du mal à sortir en général. Je suis sorti le lendemain de l’enregistrement en fait. Le lendemain, à ma sortie, j’appelle Tefa. Ils étaient en panique, ils ne savaient pas où j’étais. Le temps de lui expliquer, il me dit : « Demain on mixe ». Au final, Tefa s’est retrouvé tout seul à l’enregistrement de ce morceau. Il me raconte qu’ils étaient dans un studio de 35m², quatre-vingt-cinq personnes à l’intérieur : ils étaient en boite de nuit en fait ! [sourire] Tout le monde était serré, beaucoup fumaient, et dès qu’un posait son couplet, tout le monde hurlait, l’ingé n’entendait plus rien ! Ça avait l’air d’être assez comique.

En terme de prod, je pense qu’on a été avant-gardiste, parce que c’est une des premières fois où on arrivait avec les voix pitchées dans le rap français. Ça a été un vrai kif, une vraie découverte. A la suite on l’a fait pas mal de fois, mais ça a été le premier gros single où on tapait ce délire avec les voix accélérées.

Kery James, Namor, G. Kill, Gued’1 - « Meilleurs voeux »

M : [Grand sourire] Ha, que dire ! Pour moi, c’est un des meilleurs couplets de Kery, sur une des productions les plus tristes et mélancoliques que j’ai faites. On était à Crépuscule, le label avec qui on a co-signé les 2 Bal 2 Neg’. On travaillait à cette époque avec une fille qui s’appelle Marie Audigier, et qui nous soumet l’idée de faire un morceau pour les fêtes. Mais il ne faut pas que ça soit un truc du genre « Petit Papa Noël », il faut que ça soit quelque chose qui nous ressemble. On appelle Kery, les 2 Bal, et elle nous propose un artiste qu’elle venait de signer à l’époque, Prodige Namor. Le morceau a été enregistré à Blackdoor, où a été ensuite enregistré Mission suicide. Avec Tefa, on a vraiment bien cogité l’idée de départ de Marie, jusqu’à la pochette. Au moment de faire la prod, j’ai eu deux options : soit faire un truc mélancolique sur lequel je savais que Kery allait accrocher, soit quelque chose d’énervé. On a écouté les deux en studio, et la prod sur laquelle tout le monde a accroché, c’était celle-là.

Depuis le début, on a toujours été producteur et réalisateur des morceaux qu’on a fait. Ça ne nous est jamais arrivé de filer un instru à un mec et lui dire : « Vas-y, pose ». On a toujours voulu être là pour diriger, cadrer, si ça ne nous plait pas le lui dire. C’est pour ça que dans toute notre carrière, on a toujours travaillé avec des personnes avec qui ça collait artistiquement et humainement, ou alors très récemment peut-être, comme un truc qu’on a fait avec Cerrone et qui ne s’est pas très bien passé et deux ou trois autres trucs. Il faut qu’il y ait vraiment un feeling, pour que je n’ai pas de problème de dire au mec « Ça pue ce que tu viens de faire, recommence », « C’est pas bien, on change d’instru », « Le thème n’est pas bon, on change ». Tu ne peux pas faire ça avec n’importe qui. Il faut qu’il y ait une vraie relation et un respect mutuel.

Pit Baccardi - « Compte Avec Moi »

M : A l’époque de l’enregistrement de Première classe, on a eu un petit trou dans notre carrière, du fait de la tournée des 2 Bal 2 Neg’, quatre-ving-dix dates sur un an et demi. J’étais tout le temps sur scène avec eux. Je n’avais plus le temps de faire de musique, et Tefa commençait à faire de nouvelles choses, notamment dans le cinéma et l’écriture de films. Un jour, je croise Patou et Stéphane, qui a bossé à Hostile et maintenant à Because. Tous deux s’occupaient du label Première Classe à l’époque. Ils m’ont demandé si j’avais des productions à leur proposer, parce qu’ils avaient besoin de quatre productions pour Première classe, une compilation sur laquelle il travaillait. Et je m’y suis remis, j’ai produit trois instrus, on a discuté des artistes qu’il fallait mettre dessus. Première entrevue avec Pit, très bon feeling. C’était notre première collaboration avec lui.

Pit Baccardi feat. Doc Gynéco –  « On lâchera pas l’affaire » (Pit Baccardi, 1999)
M : On réfléchissait à un gros single, quelque chose qui pourrait lancer le disque. On a eu des vrais discussions avec l’équipe Première Classe et avec lui pour savoir comment on allait orienter l’album. J’étais donc parti pour le premier single sur quelque chose d’un peu plus large, avec un sample de Barry White, un son un peu plus ouvert. On a eu l’idée de mettre Doc Gynéco pour que ça soit plus radiophonique.

On essayait de suivre l’évolution new-yorkaise des Black Moon et tout ça, avec des samples un peu plus crossover, mais avec des grosses rythmiques et où ça rappait. C’était moins sombre que sur les premiers albums comme Enta Da Stage.

A : Da Beatminerz et ce genre de producteurs ont été une grosse influence pour vous ?

M : Oui, c’était très new-yorkais. J’ai jamais trop aimé les prods de Los Angeles, c’est un autre délire, que je respecte, mais personnellement je n’ai jamais accroché.

La Clinique - « Les gospels »

M : Les mecs de La Clinique sont vraiment gentils, l’album a été fait dans une bonne ambiance. Je n’ai pas de souvenirs particuliers liés à l’enregistrement de cet album. Simplement, pour moi, « Les gospels », c’est ma production préférée de toute notre discographie. Elle est triste à souhait. C’est ce que j’aime faire, c’est ce que je fais de mieux. J’ai un ressenti bizarre à chaque fois que j’écoute ce morceau. Peu importe le temps, chaque fois, il me fait un truc. Il s’est fait dans une atmosphère particulière. Il est poignant. C’est un morceau auquel je suis très attaché.

A : Sur « Faites du bruit », le morceau avec Casey, vous êtes crédités avec Jo Le Balafré.

M : Ca doit être une de ses premières prods placées sur un disque. A cette époque, Jo habitait avec Tefa. On lui a mis le pied à l’étrier, on l’aidait à faire des prods au début. Il bossait sur nos machines, on lui a donné pas mal de conseils pour faire de la musique. C’est même possible que sur ce morceau j’ai fait la basse ou la rythmique, je ne me rappelle plus très bien.

Sniper - « Sniper processus »

M : [Anticipant le début de Tunisiano] « Ca y’est l’beat est lancé ! ». Sniper… On est encore avec eux aujourd’hui, je suis DJ sur leur tournée. La rencontre s’est faite grâce à Desh. On était souvent au studio Blackdoor, lui aussi, il y enregistrait ses trucs. Un jour, alors que j’étais en voiture, je le croise, il me dit « Je peux monter deux secondes ? J’ai un truc à te faire écouter. ». On avait encore des lecteurs cassettes à l’époque. Il rentre et me fait écouter M Group. J’entends la voix de Bachir [Tunisiano, ndlr], et je me dis « Whaou. Il y a un truc à faire ». Desh me dit : « Vous voulez bosser avec moi sur ce projet ? », « On y va ! ». On les rencontre peu de temps après : des petits jeunes fougueux. Le feeling est passé direct, on a rapidement bossé avec eux, et un vrai truc s’est créé, on a bossé sur leurs trois premiers albums.

A cette époque, on bossait chez nous. On ne voulait pas avoir l’impression de partir au travail quand on faisait de la musique. On se levait, travaillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Des gars comme Sniper, qui étaient encore jeunes à l’époque et vivaient chez leurs parents, restaient dormir. C’était une bonne ambiance, parce qu’il n’y avait pas ce côté rébarbatif de se retrouver au studio : il y a du passage, ça permet d’être créatif car il y a beaucoup d’échanges. On a du déménager une vingtaine de fois en dix ans où on a habité ensemble. Les voisins se souviennent de nous, on a fait des amoureux de Kilomaître [rires].

Jacky Brown et Lord Kossity - « Gladiator »

M : [Premières secondes du morceau, il fredonne la mélodie]. Je te parlais de la séance de La Clinique tout à l’heure, que j’avais malheureusement ratée. Mais cette séance de studio, pour « Gladiator », il fallait la vivre. C’était fou : il y avait l’équipe de Lord Ko d’un côté, celle de Jacky de l’autre, et c’était vraiment en mode clash. On était là, les gars écrivaient leur couplet, ça taillait dans tous les sens, du genre « Han, ce qu’il vient de dire ! », tout le monde riait, le type devenait rouge, il réécrivait… Ça n’a été que ça. Jacky a posé son premier couplet, Lord Ko a posé le deuxième, Jacky a écouté, il a regratté son troisième couplet, ça n’a été que ça. T’avais deux équipes, on devait être quarante personnes dans le studio, c’était mortel. Une bonne ambiance malgré la tension du clash, sans embrouilles dans le studio.

Dadoo, Tandem, Busta Flex « Sport de sang »

M : [Rire dès le premier scratch] Eben, Tefa et moi, un jour, avons une discussion sur un balcon. C’était peu de temps qu’avant les mecs de Première Classe viennent nous voir pour nous parler de leur compilation. On s’est dit que ce serait bien de faire une compil où on réunit tous les mecs prometteurs du rap français, où on amène ce qu’on pense être le futur. Quand Patou et Stéphane sont venus nous voir, on leur a dit « Nous aussi on prépare un truc dans ce genre. On va essayer de ne pas se marcher dessus, de ne pas sortir en même temps. » Du coup, on a eu du temps de bien réfléchir au concept. Et on est tombé sur ce délire un peu militaire, on part en guerre et on amène nos soldats avec nous pour avancer dans les futures années.

Après ça, on a réfléchi à plein de noms, en essayant de faire des associations. Et c’était marrant, parce que comme on était vraiment producteurs et réalisateurs, en faisait nos prods en fonction des Mcs qu’on voulait inviter dessus. Les combinaisons ne se sont pas faites genre selon les affinités des uns et des autres, mais plutôt « Si on invite un tel à poser avec un autre, la prod et le thème du morceau, ça va être ça ». Quand les mecs arrivaient en studio, ils avaient déjà la thématique. On était vraiment dans ce soucis de réalisation complète, parce que si on se plantait, on ne pouvait s’en prendre qu’à nous-mêmes. C’était un défi pour nous, c’était notre album. Et comme pour l’album des 2 Bal avec les Spirit, on était en compétition avec Eben pour les prods. On a fait moitié-moitié en placements sur l’album. Eben nous a ramené des prods qui nous collaient la pression, on répondait : « Ha ouais ? Tiens, écoute ça ! »

Pour « Sport de Sang », on a continué dans notre délire de pitcher le sample à mort. C’est la première intervention de Tandem. Six ou sept mois avant, ils venaient de sortir de prison. Jo, qui était originaire d’Aubervilliers comme eux, nous dit « J’ai des petits jeunes qui rappent, faut que je vous les présente ». Il les ramène à l’appart, ils rappent, et laisse tomber, c’était une autre planète. On les a fait tout de suite bosser, et ils se sont retrouvés sur le premier extrait, avec Dadoo et Busta Flex.

A : En plus de Tandem, j’ai le sentiment que Mission suicide a marqué le début de trois autres collaborations : Diam’s, Sinik et Bakar.

M : C’était effectivement notre première collaboration officiellement sortie sur un album avec Diam’s. On l’avait déjà rencontrée après son premier album qui n’avait pas très bien marché. Elle avait fait appel à nous pour lui faire des maquettes pour démarcher les maisons de disques. A cette époque elle enregistrait chez Cut Killer. L’idée c’était vraiment de l’aider à signer. Entre temps, on avait commencé à travailler sur Mission suicide, on l’appelle pour qu’elle y participe, et elle nous dit : « J’ai un petit jeune de chez moi que j’aime beaucoup, il s’appelle Sinik. Je le ramène un soir, si vous aimez son rap, ça vous dit de le mettre sur la compil ? ». Un soir, on voit arriver un grand céfran, plutôt imposant et balaise. Et dès qu’il se met à rapper, on entend cette voix de ouf. Je dis à Tefa : « On doit le faire poser sur notre compil. ». On voulait le faire poser avec Booba, mais au final, Booba n’est jamais venu pour l’album. Enfin, on avait rencontré Bakar via Eben, il avait un pote à Chartres par lequel la rencontre avec Bakar s’est faite.

Dadoo et Eben - « Gomez et Tavares »

M : « Gomez et Tavares », c’est la seule production extérieure de l’album [le morceau est produit par Gravity, ndlr]. Lors du passage de Dadoo pour enregistrer » Sport de Sang », on s’est retrouvé le soir avec lui dans un appartement à Pigalle ou quelque chose comme ça. On était sur une terrasse, bouteilles de whisky, et Eben et Dadoo sont bourrés à mort. Ils commencent à partir dans un délire « Les flics, bla bla bla », on parle de l’affaire avec NTM, on part loin dans le truc. Là je leur dis : « Pourquoi on fait pas un morceau où vous vous mettez dans la peau de flics, en mode satirique, pour parler de vraies choses avec l’humour ? ». A partir de là, bourrés comme ils étaient, ils sont partis dans le délire « Moi j’m’appelle Gomez », « Et moi Tavares », « Moi j’suis le flic de Paris, et toi de Marseille », etc.. Avec Bakar, il y a peu de temps, on s’est revu le clip qu’on avait fait à l’époque, et on s’est tapé des barres de rire.

Un des titres que je préfère sur Mission suicide, c’est « Naitre pour mourir ». Voix pitchées, texte triste : c’est ce genre de morceaux poignants, où ça dit des vérités, que j’adore. On avait réuni les 2 Bal 2 Neg’ sur « Je dois me battre », mais tu sentais que c’était un peu le déclin, il n’y avait plus cette émulation. On avait perdu quelque chose, et c’est à ce moment là qu’on a senti que c’était la fin de 2 Bal 2 Neg’.

Rohff « Sensation brave »

M : Il tue ce morceau. C’était un de nos premiers studios avec Rohff. Il avait une manière complètement différente de travailler. Il prend plein de petits bouts de textes, il les colle, c’était marrant à voir. On s’est aussi fait plaisir sur le refrain avec pas mal de scratchs, ça faisait longtemps que j’en avais pas fait. L’ambiance dans le studio était vraiment bonne, on s’est même fait une compétition de pompes [rires]. Entre chaque prise on s’engrainait « Ha ouais tu fais des séries de cinquante pompes ? Regarde ! ». Je n’ai pas assez de recul, mais quand je parle avec les gens, beaucoup me disent « C’est un des premiers gros classiques de Rohff ». Et « Le bitume chante » avec la Mafia K’1fry : ambiance de fou ! Studio blindé de mondes, ça hurle à chaque couplet posé. C’était des gars que je connaissais de l’époque, grâce à un de mes amis proches, Rude Lion, qui est décédé peu de temps avant ça, et qui était leur grand frère à eux.

Tandem - « Ceux qui le savent m’écoutent »

M : Suite à Mission suicide, on avance avec Tandem, on construit leur carrière, on essaie de les placer partout. Donc on arrive à cet EP avec Première Classe. Très grosse entente humaine entre Socrate et moi. Je m’entendais très bien avec les deux, So comme McKregor, mais il y a eu un vrai truc avec Socrate. On était tout le temps ensemble, il venait manger et dormir à la maison, on connaissait nos familles respectives. L’EP et l’album ont été faits dans une vraie ambiance familiale. On revient à ce que je te disais : plus on se liait avec les artistes humainement, plus on faisait des albums performants, parce qu’on avait moins de retenue pour dire les choses.

On avait fait cet EP dans un local à Aubervilliers où j’avais installé mon matos. On était plus près de chez eux, pour travailler en symbiose. Ça permettait d’avoir une vraie interaction, je faisais les prods en même temps qu’ils écrivaient, ils n’hésitaient pas à me dire ce qu’il voulait pour la prod. En travaillant comme ça, t’es obligé d’avoir de bons morceaux, parce que le mec va commencer à être inspiré par le sample, puis il voit comment tu le travailles, tu le pitches, il écrit. Tout cet album là, on l’a fait comme ça.

Tandem - « Il pleut sur ma ville »

M : Cut est un pote, et tout bêtement, il m’a demandé de lui amener des artistes à moi pour sa compilation. Le morceau a amené ensuite « Niquer le système », sur Sachons Dire Non 2, puisque c’est quasiment la même prod, sauf qu’on a travaillé le sample différemment. C’est la même équipe qui tourne autour de nous à cette époque : Sniper, Bakar, Tandem, Eben. Souvent quand on le joue en concert avec Bakar ou Sniper, on se rend compte que ce morceau est resté dans les mémoires. Le refrain est super efficace, ça parle de vraies choses. Violons bien tristes, grosse rythmique : c’est la patte de Kilomaître.

Gomez et Dubois « Hôtel commissariat »

M : Suite à la sortie de Mission suicide, il y a eu un vrai engouement autour du titre « Gomez et Tavares ». Si bien qu’on a eu une demande pour adapter le morceau au cinéma, avec Stomy Bugsy et Titof. On avait envie de continuer le projet en fait, parce qu’on pensait qu’on pouvait faire un vrai album avec ce concept là, et qu’il fallait une B.O. pour le film. Au final, Dadoo n’a pas été chaud. On a réfléchi à un mec fort pour pouvoir raconter des histoires et se mettre dans un personnage, et on a très vite pensé à Faf. On l’a appelé pour lui demander s’il était chaud, il a répondu présent tout de suite.

L’album a été perçu comme le premier album commercial qu’on faisait. Je pense qu’avec le recul, aujourd’hui, il est lu différemment. Je l’ai réécouté il n’y a pas si longtemps que ça, et je pense que c’est l’un des albums de rap français, avec ceux d’NTM, les plus engagés envers la police et la justice. Ils disent des trucs de fou dedans. Mais vu que c’est dit avec l’humour, ça passe. Des syndicats ont essayé de porter plainte, mais comme tout ça était sous la forme humoristique, ils ne pouvaient pas grand chose juridiquement. C’est assez bien sécurisé à ce niveau-là en France, dès que tu tombes dans la parodie, ils ne peuvent rien faire.

On s’est retrouvé en studio pendant six ou sept mois à rigoler, à balancer des vannes toutes les cinq minutes, à faire l’album en se foutant de la gueule de la police et la justice. C’est rare dans le rap de rigoler pendant tout un album. Il y a toujours, dans les albums, un moment conscient ou triste, mais là on s’est tapé des barres tout le long de l’enregistrement. Ça changeait un peu des choses qu’on avait faites sur Mission Suicide et Tandem. C’était aussi la première fois où on a été aussi à l’aise pour faire un album. C’était la première fois qu’on travaillait avec des musiciens, on a fait énormément intervenir des violonistes, bassistes, guitaristes, etc.. On avait déjà fait ça sur « Je m’voyais déjà » ou « On lâchera pas l’affaire », sur lequel on avait invité Iso, mais jamais sur tout un album.

On avait une grosse maison de disque derrière, BMG, ce qui nous a permis d’avoir un budget conséquent. D’habitude t’es un peu stressé, financièrement c’est un peu dur. On est parti en province : on était dans un manoir avec une piscine, où il y avait l’ancien chef personnel de François Mitterrand. On a mangé comme des fous pendant un mois, déjà, et il nous a raconté plein d’anecdotes de l’époque où il travaillait à l’Élysée.

A : Vous commencez à vivre de votre musique à ce moment là ?

M : Oui, là, on vit. Avant on survivait. C’est à cette époque où on peut vraiment payer les loyers et la nourriture en fin de mois.

Diam’s « 1980 »

M : [Dès le premier effet sonore] Gros gros sample [sourire], un truc de musique de film, travaillé un peu à la note. Je kiffe cette prod, elle est bien énervée à souhait, j’avais M.O.P. en tête en la faisant.

A : J’avais lu qu’une première version de l’album s’appelait 1980 justement, avant d’être réenregistré en Brut de Femme.

M ! En fait, l’album n’a pas plu à Benjamin Chulvanij ainsi qu’à Laurent Bounneau. On a dû rebosser des titres, on a gardé la moitié de la première version, les fameuses maquettes dont je te parlais tout à l’heure et qui lui ont permis de signer chez EMI. On a gardé « Ma souffrance » par exemple. Ça a été très très long, entre le début  des enregistrements des maquettes, la signature, le travail sur l’album, puis les retouches jusqu’à la sortie.

On a très bien accroché avec Mélanie. C’est quelqu’un que je voyais même en dehors de la musique, quand on ne travaillait pas sur nos trucs respectifs, j’allais la chercher dans son 91 lointain et on allait manger sur Paris. Pour moi, avec Kery, c’est la meilleure interprète avec qui j’ai pu bosser. Elle a une interprétation de ses paroles incroyable, c’est magique quand elle pose. Elle vit son truc.

A : Dans « Ma souffrance », elle pleure vraiment ?

M : Oui. En fait, je suis très très casse-couilles en studio. Je pousse les artistes dans leurs retranchements, vraiment. Mais j’aime faire ça, parce que c’est comme ça, en l’espace de deux ou trois secondes, que tu lui permets de faire quelque chose qu’il ne pourra jamais refaire. Pour « Ma souffrance », je lui disais : « C’est naze, refais », pour qu’elle s’énerve et vive son truc. A peine elle posait un mot quand l’instru part, je coupais et lui disais : « Non, refais ». Une fois, deux fois, dix fois, vingt fois. Au bout d’un moment elle en a marre, elle commence à être en larmes. A partir de là, on enregistre, et la prise est magique.

Sniper « Jeteur de pierres »

M : J’aime bien ce morceau-là. Gros sample cramé mais pas clearé [rires]. Je pense que ce soit du fait que les accords soit vraiment très très basiques. Ils ont dû se dire que s’ils nous attaquaient, ils n’auraient pas énormément de chances de gagner, vu qu’on l’a rejoué. C’est des accords que tu pourras retrouver chez Clapton ou d’autres, surtout quand il y en a que deux comme ça.

Morceau poignant, même si ce n’est pas mon préféré qu’on a produit sur l’album de Sniper. Ce serait plutôt « Visions chaotiques ». C’est un des meilleurs couplets qu’a posé Tunisiano. Mais j’aime beaucoup quand même « Jeteur de pierres », il est toujours d’actualité aujourd’hui, en concert il fonctionne encore. Comme je suis moins exposé que les artistes, j’ai moins vécu les problèmes qu’il y a eu autour du morceau avec la jeunesse identitaire d’un côté, et les associations juives de l’autre. Mais ça n’a pas été très loin, parce qu’au final il n’y a pas vraiment de prises de position dans ce morceau.

A : J’ai l’impression qu’avec l’album de Diam’s et celui de Sniper, vous passez à un son plus propre, plus clair.

M : Oui, on a changé de machines et commencé à ne plus bosser sur SP 12 mais sur MPC 3000. A un moment t’es obligé de te renouveler un petit peu. C’est compliqué de faire le même son qu’en 1997 alors que le son devient un peu plus acoustique, plus propre. Sur « Jeteur de pierres », j’avais les accords du sample original en tête, j’ai demandé au guitariste de les rejouer, je les ai resamplé, redécoupé pour que ça sonne quand même hip-hop.

Tandem - « Un jour comme un autre »

M : [sourire] Ce morceau là, tu ne peux pas le jouer tout seul, il faut écouter les trois. C’est le premier épisode de la trilogie, qui raconte une histoire que So a plus ou moins vécu, avec un gros sample pitché, le délire que je kiffe. Socrate et moi, on était en mode réalisateur de film à la séance d’enregistrement. On a tout noté, ce que chacun devait faire, ce qu’il devait écrire, recadrer tout le monde. Lino par exemple était un peu freestyle, il ne savait pas trop où aller. On a mis tout le monde dans le même studio, chacun écrivait sa partie, l’autre devait rebondir dessus. Ce qui était important pour nous, c’était que ce morceau soit réaliste, pour après pouvoir faire le clip, et que ça ait un sens. C’était une séance anthologique dans le studio d’Hématome, le label de McKenzy à l’époque. Tout le monde était dans son personnage. On savait exactement où on voulait allez, on avait un peu repris le concept du morceau de Sticky Fingaz, « State vs Kirk Jones ».

Certains morceaux avaient été enregistrés juste après l’EP, d’autres juste avant la sortie de l’album. Trois ans se sont écoulés entre ces deux moments là, So avait évolué plus que McKregor au niveau de sa voix. On ressent cette différence sur pas mal de morceaux. Ce sont deux MCs authentiques dans ce qu’ils disent, ils savent de quoi ils parlent et ne fabulent pas. C’est un album que j’aime beaucoup encore aujourd’hui, où on était producteurs mais aussi réalisateurs – on a d’ailleurs été obligé de couper des morceaux pour que l’on ne dépasse pas la durée de l’album. L’un des titres que j’aime le plus c’est « Vécu de poissard », en termes d’écriture d’abord, dans ce qu’ils racontent. Mais aussi la prod, qui est très sombre… elle est « tandématique ».

Sinik feat. Kool Shen « Si proche des miens »

A : Étrangement, vous ne produisez que sur le deuxième album de Sinik, pas sur son premier.

M : C’était une question de timing : il nous avait demandé, on était sur deux ou trois albums en même temps, et on n’a pas eu le temps de travailler sur son premier album. A la base, j’avais fait cette prod dans l’idée de faire une nouvelle compilation où on reprenait tous les classiques de rap français, mais en ne faisant poser que des chanteurs dessus. On avait fait plein de prods reprenant des samples des classiques d’Oxmo, de NTM, etc. Et finalement quand Sinik a écouté cet instru, il m’a dit « Ça tombe bien, je veux faire poser Kool Shen sur mon album ». Donc je lui ai filé, comme de toute manière le projet de compil n’a pas abouti.

Diam’s « La boulette »

M : La naissance de ce morceau est marrante. Ce qui s’est passé, c’est qu’à cette époque on faisait toujours des prods mélancoliques. Mélanie en avait marre, elle nous disait « A chaque fois vous me ramenez des trucs tristes ! J’veux un morceau plus joyeux ! ». Un soir, Mélanie part plus tôt, moi aussi. Il ne restait en studio que Tefa, Elio et Skread. Avant de partir, Tefa me dit : « J’ai une idée, tape moi une rythmique, on va bosser avec Elio et Skread ». Je fais une rythmique sur la MPC que je laisse tourner, et je bouge. A deux heures du matin, il m’appelle, et hurle : « On a fait une boucherie ! Demain, arrive plus tôt, fait jouer la basse par un bassiste pour finir la prod ». Le lendemain, j’appelle Mélanie pour lui dire de venir plus tard, genre on a une galère, le temps de refaire la prod. La prod est terminée, mais on se dit qu’on va lui faire une blague : on va commencer le morceau par un truc super triste – d’où cette intro mélancolique – pour qu’elle râle, avant de tomber sur ce délire plus enfantin. Elle arrive vers 16 ou 17h en studio, on lui annonce qu’on a un morceau pas mal à lui faire écouter. On sait que c’est un tube. Le morceau démarre, elle entend le piano et nous sort « Vous êtes sérieux ?! », et on explose de rire. Une fois que le morceau part, elle crie, et c’était parti.

Autant « La boulette » a été conceptualisé en mode single, avec ce refrain accrocheur et ces sifflements de gosses, autant « Confessions nocturnes », pour nous, c’était juste une histoire. On l’a vraiment fait en mode film, avec les bruits de portes qui claquent, les bris de fenêtres. Avec Mélanie, on a souvent fait les prods en direct en fait : « Venez, j’ai une idée, on fait ça », Tefa lui donne deux ou trois autres idées. C’est vraiment une émulation. C’est presque comme si on écrivait les textes et trouvait les thématiques ensemble. C’est un travail d’équipe. C’est ce qui s’est passé : elle et Vitaa écrivaient, et on faisait tous les arrangements en direct.

A : Comment vous avez rencontré Skread et Elio ?

M : On a avait besoin d’un arrangeur, quelqu’un qui sait vraiment jouer du clavier pour mettre nos idées en application, comme on n’est pas des musiciens de folie. D’où la rencontre avec Elio. Skread, lui, était venu le soir pour faire écouter des morceaux à Mélanie. Au final, on est resté à discuter avec lui, et une fois que Mélanie et moi sommes partis, Tefa lui a dit de rester pour bosser l’idée qu’il avait. Ça s’est fait très spontanément, et c’est au final les productions les plus efficaces.

A : Il y avait une certaine pression avant de faire ce troisième album de Diam’s ?

M : Vraiment pas. Juste la maison de disques qui s’est mis la pression toute seule. Benjamin – qui est un pote, on se voit encore aujourd’hui et on en rigole – venait en studio en panique. A un moment on négociait nos contrats. Benjamin Chulvanij est un très grand carotteur de la musique [rires], il voulait nous bananer sur un truc ou deux, comme les ventes numériques, qui n’étaient pas essentielles à l’époque. Bref, on avait des points de désaccord sur des histoires de pourcentage. Un jour, il m’appelle au studio – on enregistrait à Davout, dans le 20e – en me disant : « Si vous ne signez pas les contrats maintenant, on arrête l’album. ». Je lui réponds : « Tu sais quoi ? On ne signe pas, on sort tous du studio et on arrête l’album », et je raccroche. Il déboule dix minutes plus tard : « Ça va pas du tout, réunion ! ». On se retrouve donc tous les trois, lui, Tefa et moi, et il nous dit : « Vous chipotez pour tout et n’importe quoi, sur des pourcentages minimes. ». Et Tefa le regarde et lui dit : « Et si l’album fait un million, qu’est-ce qu’on fait ? ». Benjamin répond : « Mais jamais de la vie un million de disques ! ». Tefa lui maintient : « Moi j’pense que Diam’s va faire le million. ». On a signé les contrats, on a terminé l’album, et il a fait un million quatre-cent mille exemplaires. [rires] C’est marrant quand j’y repense.

Sefyu - « Soumis »

M : Cette compilation a été la première qu’on a fait ici, à Masterdisk [Studios actuels de Kilomaître, ndlr]. On a acheté ces locaux fin 2005, on y a installé tout le matos. C’était encore en plein travaux pendant l’enregistrement des titres pour cette compil, en pleine peinture et destruction de murs en haut [sourire], alors qu’il y avait la SSL en bas. On a eu trois semaines pour faire la compil, donc un speed de folie. C’était histoire de rendre hommage à la compilation qu’on avait fait à l’époque avec Benjamin, qui savait qu’il allait partir de EMI peu de temps après.

M : A cette époque, Europa Corp, la boîte de Besson, cherchait des producteurs en vogue, comme ils avaient fait avec Kore & Skalp sur Taxi 3. Comme Diam’s était sortie, tout pétait pour nous. Jérôme Lateur, le directeur du son chez Europa Corps, nous a contacté, et nous a dit : « Les gars, j’ai un mois et demi pour que vous fassiez quinze titres pour la bande originale et la musique du film en même temps. ». On s’est retrouvé en studio à faire du 5.1 avec les images, c’était mortel. T’as les images du film, et tu dois mettre la musique dessus, il n’y a rien de mieux en fait ! C’est créatif à souhait. Mais c’était crevant aussi : pendant un mois et demi, j’ai du dormir deux ou trois heures par nuit. On enchainait les studios, on avait quatre studios en même temps : en bas celui de prise de voix, notre studio de mix qui tournait, un studio de mix à Capitol, et celui de la Grande Armée. Tefa et moi étions chacun dans un studio, et on s’échangeait les mixs toutes les heures, en plus de faire des allers-retours à Saint-Ouen pour écouter ce qu’ils faisaient là-bas. Mais moi, j’adore travailler dans le stress, t’es créatif, tu bouges.

Kery James « Banlieusards »

M : Taxi 4 nous a permis de retrouver Kery. Quand on s’est vu en studio, on a longuement discuté sur sa carrière. J’aime être franc avec les gens. Et on lui a dit que ce qu’il avait fait avant, ses albums précédents, c’était pas bien. Quand on lui a dit ça, il est resté choqué. Je pense qu’il est entouré de tellement de gens qui le kiffent qu’il n’a pas l’habitude qu’on lui dise ça. Il est parti un peu énervé, mais est revenu deux ou trois jours plus tard en nous disant : « Vous avez raison. Travaillons ensemble. »

Ça a été une aventure de folie. C’est pour moi le meilleur rappeur français. Humainement il y a eu un vrai truc. Et artistiquement, Mélanie et lui sont pour moi les meilleurs interprètes avec qui on a travaillé, ceux qui mettent le plus de vie dans leur interprétation. Et on a pratiquement travaillé avec tous les grands noms, sauf Booba.

Contrairement à d’autres albums, comme ceux de Sinik par exemple, où le rappeur ne faisait que choisir des prods, là il y a eu une vraie collaboration, on a tout fait fait, programmé, reprogrammé ensemble, pour qu’il y ait une vraie couleur sur l’album. Si te je dis que l’on a réalisé cet album, c’est vraiment au sens propre : Kery et Tefa ont passé des journées à réfléchir à des thèmes et des axes pour les morceaux, en même temps que moi je construisais un beat. « Banlieusards » s’est fait comme ça. A un tel point qu’on avait l’impression que c’est nous qui étions dans la cabine en train de rapper, et que Kery était derrière la MPC. Je ne pourrais même pas te dire qui a pensé quoi, comme le sample de Stevie Wonder ou la chorale gospel : c’était une vraie symbiose.

Pour moi, A l’ombre du show business est un énorme album. Toute la stratégie, les clips, on a tout élaboré avec Kery. On savait que « Banlieusards » allait être le premier single et que le clip allait être tel qu’il est. Et puis le studio avec Aznavour : extraordinaire ! On a parlé de rap avec lui, de tout et de rien. Quand il est entré dans la cabine : il a fait one shot, il est sorti, on a rediscuté pendant une heure avant qu’il parte manger avec sa femme. C’était une vraie séance inoubliable.

A : Sur l’album est aussi crédité un certain Stromae…

M : En Belgique, une de nos connaissances voulait nous présenter un beatmaker mortel. C’était Stromae. Et effectivement, un tueur, donc on l’a signé sur notre boite de publishing, où on avait déjà signé Wealstarr. On voulait quelqu’un de différent du style de Weal, et on a senti chez Stromae un mec un peu avant gardiste. Il a vraiment un travail intéressant en terme de prods. On ne savait même pas à l’époque son potentiel en terme de rap ou autre. Kery a kiffé les prods qu’il lui a proposé, ce qui tombait bien, comme on voulait ne pas tout produire, mais avoir plus un rôle de réalisateurs.

A : Et Réel, quels souvenirs tu en gardes ?

M : A la base, ce devait être un street album. Mais a force d’avancer dans sa création, on s’est dit « ça ne peut pas être juste un street, on va en faire un vrai album, avec un bon mixage, des clips et une vraie promotion ». C’est un peu la différence entre street album et véritable album, l’exposition et l’investissement. On voulait avoir quelque chose de plus brut que sur A l’ombre du show business, il s’est fait aussi dans des conditions plus speed, on a eu moins de temps, moins de budget. Les deux albums sont pour moi très complémentaires.


Epilogue

M : Aujourd’hui, on travaille avec James Izmad, Bakar… Mais on ne fait pratiquement plus de prods. On a un peu le sentiment d’avoir fait le tour, comme on a bossé avec presque tout le monde… Et puis, pour moi l’âge d’or du rap français est un peu passé. Plus rien ne me donne un ressenti de dingue dans les nouveaux artistes. J’écoutais Générations récemment : il repassait le remix de « Bad boys de Marseille » d’Akhenaton, et je me suis rappelé du ressenti que j’avais eu en l’écoutant pour la première fois. Si un jour un morceau d’un mec me donne le ressenti d’un titre comme « Demain c’est loin », peut-être que ça me donnera envie de travailler avec lui. Je me souviens de la première fois que j’ai écouté « Demain c’est loin » : on était dans une voiture avec les 2 Bal 2 Neg’, en pleine tournée. Malek nous avait envoyé le titre avant qu’ils sortent l’album. On était tous dans la voiture : personne n’a parlé. Je n’ai plus ça. Il y a des trucs biens. Mais aujourd’hui – avec le son et le style actuel – où est ce morceau ?

Je sais que ce n’est pas parce que j’ai pris de l’âge ou que j’ai vendu des millions de disques : c’est juste que j’ai pas ce ressenti en écoutant les trucs actuels. Et je pense que tous les gens qui ont connu l’époque de 1997 à 2007 ont ce même avis que moi. Je me souviens de l’époque où chaque fois que les 2 Bal 2 Neg’ faisaient une émission radio, on faisait tout pour être meilleurs que l’équipe Time Bomb qu’on avait écouté la semaine d’avant. On planifiait tout : on savait quand un tel devait rapper, les backs qu’il y avait à faire, les enchainements. C’était une vraie concurrence constructive pour être meilleurs. Aujourd’hui, c »est à celui qui parle le plus de flingues, de drogue, de meufs, de bijoux, de voitures. Tout le monde crache sur tout le monde, plus personne n’aime personne, tout le monde veut faire un peu de thunes, c’est tout. Il n’y a plus cette énergie, plus de morceaux classiques. Le dernier classique que j’ai entendu, c’est « La vie qui va avec » de Sefyu. Je n’en ai pas entendu d’autres depuis. Je pense que le prochain album de Bakar va marquer la fin de notre carrière de producteurs.

A : Et après la musique, comment tu envisages le futur ?

M : On a tous une vie. J’ai investi mon argent, dans l’immobilier, des commerces, et des studios d’enregistrement qui tournent, des boites de publishing. Donc on garde un pied dans la musique quand même. Si un truc nous fait vraiment kiffer, on posera peut-être une ou deux prods. Mais il faut savoir partir avant d’être has been, revenir comme Mike Tyson, faire des combats sous alcool et être ridicules. Je pense qu’on a fait ce qu’on a voulu faire dans le rap français, du mieux que l’on pouvait, avec notre éthique, et on l’a bien fait. J’espère.

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