LuXe : contemplation, initiation, action
Rappeur, b-boy, chorégraphe et bien d’autres choses encore, LuXe est un touche-à-tout animé par une soif intarissable de découvertes. Il a des histoires à raconter, et surtout à partager, ce qu’il fait ici.
Enfant, Yass regardait des graffs à travers les vitres d’un train avant de recouvrir des murs de son nom. Puis il observa des breakeurs et, adolescent, s’initia à la discipline pour en devenir un nom important : Nasty Yass. Plus tard, Nasty Yass contempla quelques jeunes brûler des micros, et finit par se joindre à eux. Alors il devint LuXe, et il étudia la façon dont bossaient ses beatmakers. Finalement, il fit lui-même le travail. Le cycle est toujours le même : spectateur avant d’être apprenti, apprenti avant d’être acteur. Et pour alimenter ce mouvement, il est une force qui jamais ne semble avoir quitté le cœur de LuXe, c’est l’envie d’en savoir toujours plus. Une énergie qui l’a mené à rejoindre divers crews de break à travers le monde, à chorégraphier une tournée de Nekfeu, à sortir une mixtape et un street CD, à lancer sa ligne de vêtement. Né de réfugiés politiques iraniens cet enfant de la banlieue parisienne n’a pas tenu longtemps en France, et l’Amérique fut sa terre promise. Mais New York ne représente pas un exil dans son parcours, simplement une énergie supplémentaire, pour un rebond de plus. Un parmi tant d’autres dans une histoire dont la logique n’est guidée ni par la temporalité, ni par la localité. La démarche globale de LuXe s’inscrit dans une recherche d’universalité.
Abcdrduson : Tu es membre actif du crew Zulu Kingz. Que signifie être un Zulu en 2019 ?
LuXe : Être un Zulu est une chose différente d’être un Zulu Kingz. Notre groupe des Zulu Kingz n’est pas officiellement affilié à la Zulu Nation, il est né avant. À notre échelle ça ne veut plus rien dire mais à l’époque c’est une affaire de six mois, un an. Nous, nous sommes un groupe, une entité bien distincte tandis que la Zulu Nation est quelque chose de beaucoup plus ouvert. Tout un chacun peut y adhérer. Pour moi, être un Zulu Kingz c’est tout simplement être un membre du groupe, comme Sat est un membre de la Fonky Family par exemple. Bien sûr, il y a les valeurs de la Zulu Nation : peace, love, unity and havin’ fun, le knowledge represent… Être un hustler, représenter les différents éléments, ce sont des choses que tu retrouves chez moi parce que je break, je graff et je rappe, mais on n’est pas tous dans ce cas-là chez les Zulu Kingz. Quelqu’un qui lit cette interview peut, s’il le veut, entrer dans la Zulu Nation. Mais il n’aurait pas d’affiliation avec les Zulu Kingz.
A : Tu es devenu un Zulu Kingz au terme d’un processus, d’une initiation ?
L : Oui, il y a un rite d’initiation, un processus qui a duré environ sept ans pour moi. J’ai rencontré notre président actuel, Alien Ness, en 2004 dans un battle à Rotterdam en Hollande. On est devenus amis, il m’a pris sous son aile. C’est un des meilleurs de tous les temps, c’est lui qui a pris en mains ce rite d’initiation qui s’est déroulé sur des années.
A : Avant de commencer la danse, quand tu étais enfant, avais-tu une connaissance de cette culture : Zulu Nation et hip hop au sens large ?
L : Oui, j’ai commencé par le graff, dans le 93. Je suis né à Villepinte, j’ai vécu à Vaujours, et je traînais beaucoup à Bagnolet où j’avais des cousins, c’est une terre de graffeurs. Il y avait beaucoup de jams, j’étais beaucoup en bas avec mes cousins et à huit, neuf ans je voyais les trucs se passer. Il y avait notamment un jam qui m’a marqué : Kosmopolite. C’est là que j’ai pu voir des rappeurs en live pour la première fois par exemple.
A : Tu avais des grands frères pour t’éduquer au graff, au rap, etc. ?
L : Non, c’est quelque chose que j’ai appris en dehors de ma famille, je n’ai pas de grand frère. J’ai deux grandes sœurs qui écoutaient un peu de tout, et mes darons écoutaient plutôt de la soul, James Brown… Le hip hop c’est quelque chose que je suis allé chercher et qui a rempli des trous qu’il y avait dans mon éducation. Je ne dis pas ça de façon péjorative, mes parents étaient géniaux mais ils étaient axés sur des choses dans la vie : même s’ils faisaient leur maximum mon éducation en prenait un coup. C’est-à-dire qu’ils étaient résistants face au régime en Iran et qu’ils menaient un combat très compliqué. Je suis arrivé au milieu de tout ça et ils ont tout fait pour moi, mais j’avais besoin d’une référence pour des questionnements que j’avais, et ça a été le hip hop.
A : Tu es né réfugié politique ?
L : Je suis né quelques mois après que mes parents sont arrivés en France, dans le 93, et comme ils étaient réfugiés politiques ils ont fait de moi un réfugié politique aussi, administrativement. En gros nous avions un passeport qui permettait d’aller partout sauf en Iran. C’était mieux pour mes parents, c’était mieux pour moi.
A : Si tu dois te remémorer tes premiers souvenirs de hip hop, ils prennent donc place à Bagnolet ?
L : Oui, à Bagnolet et sur le chemin pour y aller depuis le 95. Sur la ligne H et le RER C je bouffais le trajet visuellement… Le plus gros souvenir que j’ai de mon enfance, c’est de m’imprimer tous les blases de l’époque et les voir évoluer. Mes premières sorties, c’est pendant les pauses à l’école avec une bombe pour aller repasser quelques mecs, puis me faire repasser. J’étais gamin, ce sont des trucs qui te marquent vraiment, notamment les odeurs. Ce sont ceux-là, mes premiers souvenirs hip hop, le break est venu après.
A : Tu avais une soif de documentation à propos de tout ça ?
L : À fond, j’ai toujours été un grand consommateur de culture, ça correspond à ma façon d’être dans la vie, et encore une fois je crois que ça vient un peu de mon histoire familiale. Mes parents ne parlaient pas très bien français, et mes premiers souvenirs avec la langue française, c’est que j’en avais les bases mais que j’étais en retard par rapport aux autres. Quand je parlais avec d’autres gamins ils connaissaient des mots que je ne connaissais pas, et ça me donnait la sensation d’être en retard, alors que dans les faits, non. J’étais très doué à l’école, mais je me sentais en retard dans ma manière de communiquer, et c’est ce qui m’a toujours donné cette soif de connaissances. J’en ai fait une habitude, pour compenser des lacunes que je pensais avoir.
A : Comment, quelques années après le graff, en viens-tu au break ?
L : Je me suis rendu compte d’une constante dans ma vie : avant de commencer un truc, j’ai toujours une période de contemplation. J’observe, je me dis que ça doit être bien, que je kifferais savoir faire ce truc. Cette période de contemplation du break, je l’ai eue quand j’étais dans le graff… J’entendais parler de break par des cousins, des potes ; il m’est arrivé sur des jams de voir des mecs en faire, si bien que j’ai fini par demander à un poto de me montrer comment on faisait. J’ai trouvé ça incroyable ! Puis quand j’étais en seconde il y avait un mec dans ma classe, Ozgür, qui arrivait tout juste dans la ville et qui avait un style de fou. Il faisait du break et je lui ai dit de m’apprendre, ce qu’il a fait. Il ne prenait pas ça au sérieux donc j’ai fini par aller voir les mecs les plus forts du 95, qui m’ont pris sous leur aile et sont devenus mes grands frères.
A : Ces mecs, ce sont les membres du 95 Zoo, c’est ça ?
L : Non, même pas, le 95 Zoo est un crew que j’ai cofondé et qui compte beaucoup de ces mecs. Mais le premier crew que j’ai intégré dans le 95 s’appelait TKO, puis Smirnoff. Il y avait des mecs comme Peckos, grosse tête du break français.
A : Sur ton morceau « Fascinant » tu évoques Bouba Colorz. Quel rôle joue-t-il dans ton parcours ?
L : Bouba Colorz est une des personnes avec lesquelles j’ai eu les relations les plus approfondies sur cette terre. Il a tout fait pour que je devienne la personne que j’étais censée devenir. J’étais petit, j’avais du potentiel mais pas forcément de talent, et lui a vu en moi ce que je ne voyais pas. Quand les gens lui demandaient « pourquoi tu le prends sous ton aile ? Il n’est pas fort ! » lui leur disait « dans dix, quinze ans vous serez à des années lumières derrière lui ! » Moi-même je ne comprenais pas pourquoi il disait ça… Il m’a appris que l’important n’était pas de briller mais de durer, c’est quelque chose qu’il m’a fait comprendre à seize ans. Il m’a fait voyager, m’a acheté des sapes quand je n’avais pas de thunes, m’a représenté dans plein de battles et m’a aussi sorti de plein d’embrouilles. Bouba Colorz, c’est beaucoup plus qu’un grand frère ou qu’un tonton ! Il n’y a pas de limite dans les zones de ma vie où il peut donner son avis… Et puis sinon c’est une légende dans la flyness à Paname, un des mecs les plus stylés qui soient dans le game de la sneaker, de la sape, du break, dans le partage de la culture. C’est lui qui ramenait les cassettes de break à Paname, il faisait les bootlegs, tout le break parisien lui doit énormément ! Plein de petits ont commencé à breaker grâce aux vidéos que ce mec a rapportées.
A : Quand est-ce que tu t’es dit « je suis un b-boy, c’est la définition que je me fais de moi » ?
L : C’est arrivé très vite, dès que j’ai compris la dimension sociale du break. Quand je suis entré dans le monde où la plupart des gens se considéraient en tant que b-boy ou b-girl, c’est devenu normal pour moi de le faire. Parmi toutes les personnes de ce monde-là, certains sont forts, d’autres le sont moins, il y en a qui sont super connus et d’autres pas du tout, il y en a avec qui on a breaké trois semaines et que l’on n’a jamais revus. Ce sont tous ces gens-là qui m’ont fait réaliser que j’étais un b-boy. Je devais avoir quinze ans environ.
A : Qu’est ce qui te motivait profondément ?
L : C’est la confrontation entre ce que tu recherches en toi et la réalité extérieure, c’est un moment où tu peux confronter ce qui est en toi avec le monde. La frontière devient alors très fine entre ta vision du monde et ce qu’il est réellement, et c’est un moment pendant lequel tu en apprends beaucoup, ça te fait grandir. En tous cas, c’est comme ça que je le vois. Physiquement, c’est une piqûre quand tu arrives dans le battle, tu ressens que c’est le moment ! Est-ce que tu bluffes, ou est-ce que tu es vraiment chaud ? Tu as compris la musique ou ce n’est qu’en surface ? Tu as vraiment du style, ou tu fais comme si tu en avais ? Il y a les mêmes enjeux dans le rap.
A : Vu de l’extérieur, un battle apparaît à la fois comme une épreuve très individuelle et comme une expérience collective intense…
L : C’est la dimension tribale du battle ! Tu peux trouver sur le net de très vieilles vidéos de danse qui ressemblent vraiment à des cyphers bien avant le break, en Afrique. D’après ce que l’on voit ils ont des accoutrements plus ou moins codifiés et font des mouvements qui sont complexes même pour nous. Ou du moins même si le mouvement en soi n’est pas complexe, la façon dont ils l’exécutent est complexe, et on sait très bien que ce sont des choses qui pour nous ne sont pas innées, se travaillent. Eux, ils l’ont ! Donc il y a une dimension ésotérique, un truc que l’on ne sait pas.
« En tant que breakeur j’ai appris énormément au contact des rappeurs, et inversement venir du break m’a permis de comprendre des trucs qui n’étaient pas accessibles à tous les rappeurs. »
A : Quand tu pars à New York, quelle est ta démarche ?
L : C’était principalement en tant que hustler, c’est-à-dire que j’étais jeune et je m’étais rendu compte des limites qui pouvaient exister en France pour mon profil. Je me disais qu’il ne fallait pas forcément nager contre le courant, et qu’il me serait plus favorable là-bas. J’y avais des amis et des soutiens, un support assez solide sur lequel me reposer. J’étais sujet à des problèmes judiciaires et j’avais un ami, que Dieu ait son âme, qui m’a beaucoup aidé à ce niveau or lui vivait à Miami. Ça me permettait d’échapper à mon contrôle judiciaire et en plus d’être aux States pour initier des projets.
A : Lorsque tu atterris aux États-Unis, tu entres immédiatement en contact avec les milieux b-boys ?
L : J’étais déjà dedans en fait. Même si je n’étais pas officiellement Zulu Kingz par exemple, je connaissais tous ces mecs-là et j’étais déjà sous leur aile ! Je connaissais du monde sur place, j’y avais déjà dormi des mois, rencontré des anciens, j’avais fait des battles contre à peu près toutes les têtes locales. C’est un monde qui est vaste, mais à l’image d’une ville tu y connais vite tout le monde.
A : Pour en venir au rap, quel bilan dresses-tu de l’expérience qui a été la tienne sur la tournée de Nekfeu, et du travail que tu y as fourni, joignant rap et danse ?
L : Je vais te donner un bilan qui est le mien, mais en réalité le bilan à tirer ne m’appartient pas, parce que c’est quelque chose que j’ai essayé de faire pour la culture plus que pour moi-même. Je réalise que l’état de la culture est moins bon que mon état personnel… Pour moi, faire ce travail était une chance, donc j’ai de la gratitude envers Nekfeu qui avait un milliard de trucs auxquels penser et qui a malgré ça montré que c’était important pour lui. Dans l’industrie de l’entertainment, ce n’est même pas que c’est rare, c’est inouï… Il a assuré, et c’était aussi une belle preuve d’amitié. J’ai aussi de la gratitude envers les gens qui ont compris, parce que c’est passé inaperçu. On ne parle pas assez de ces choses-là, il y a des activistes qui font dix fois ce que j’ai fait sur cette tournée et qui le font depuis trente ans sans que l’on en parle. S’il n’y avait pas ces gens-là, l’industrie du rap ne tiendrait pas, c’est tout un truc collectif qu’il faut protéger, sans quoi il n’y aura plus rien pour personne.
A : Sur le cas précis de la tournée de Nekfeu, nous parlons de shows qui coûtent énormément d’argent –et potentiellement en génèrent beaucoup aussi- et le break n’apparaît pas comme primordial dans cette économie…
L : Du tout ! Et j’ai dû aussi me taper jusqu’à ma dernière goutte de sueur par rapport à des acteurs autres que Nekfeu. Quand lui ne dirige pas, il y a des gens qui prennent des décisions et avec eux ça a été compliqué pendant un moment, et je ne voulais rien savoir non plus, mais on a fini par se comprendre. C’est une consécration au final parce que même des anciens qui m’ont fait grandir n’ont pas eu la chance de faire ça… Et même si pour être honnête rien n’a changé au final, même s’il n’y a pas plus de danse et toujours autant de mauvaise foi dans le game, on a quand même réalisé quelque chose de beau. Et pourquoi ne pas réitérer ça un jour, que ce soit avec Nekfeu ou avec un autre artiste ? En tous cas je porte maintenant le flambeau dans mes propres lives, j’essaie de mélanger les deux, rap et break.
A : Tu revendiques le fait d’avoir appris à rapper par le biais de Nekfeu et de L’Entourage, ce qui est en soi est une forme d’humilité plutôt respectable…
L : [Il interrompt] C’est juste factuel !
A : Certes, mais les gens ne sont pas forcément attachés aux faits, et il est facile de romancer son histoire, tu n’étais pas obligé de dire que l’on t’a appris à rapper.
L : En même temps c’est aussi quelque chose que j’utilise pour romancer mes textes. J’ai pris plein de fois la posture de dire dans mes textes « j’ai appris à rapper avec les mecs qui étaient chauds, donc ils m’ont appris à être chaud ! »
A : Par quels moyens t’ont-ils appris à rapper, concrètement ?
L : J’avais très soif de connaissances donc j’ai posé des questions et on m’a donné des réponses et montré des techniques. Je n’ai pas tout le temps demandé « comment tu fais ça ? » mais parfois je l’ai fait. C’était naturel, comme pour le break, je l’ai vu de la même façon !
A : Le rap arrive assez tard dans ton parcours, autour de 2011. Avant ça, rapper ne t’était jamais venu à l’esprit ? D’apparence, ce ne sont pas des milieux si éloignés.
L : Jamais ! J’avais déjà croisé des rappeurs, notamment Booba au battle Ünkut au stade Pierre de Coubertin, mais je n’avais pas pensé à en faire. Dans les gars de 95 Zoo, j’étais un des seuls à ne pas rapper, j’étais même le mec qui n’allait jamais dire une rime de sa vie ! C’est très ironique au final !
A : Quand Alpha Wann et les autres t’ont incité à rapper, qu’est ce qui t’a fait changer d’avis ?
L : Le fait que ces mecs étaient chauds, et qu’ils donnaient envie d’écouter ce qu’ils faisaient ! C’est le respect par la puissance d’exécution, et on a ça dans le break aussi. Si tu me donnes ton avis sur un truc que tu ne sais pas faire, je vais t’écouter parce qu’on est des êtres humains et qu’on se respecte, mais si tu me donnes ton avis sur quelque chose que tu maîtrises, que je t’ai vu faire, mon oreille sera plus attentive ! Je fonctionne comme ça.
A : À partir du moment où tu commences à rapper, il se passe quatre ans avant que ne sorte la LuXe mixtape. Tu l’as conçue alors que tu étais encore aux États-Unis ?
L : Je l’ai bossée aux États-Unis et je l’ai terminée en France. Le gros des textes a été écrit là-bas. Et même sur des trucs qui vont sortir dans deux ou trois ans j’aurai des lignes écrites en 2011, je trouve ça cool. Je m’amuse un peu à faire ça, une petite mosaïque.
A : Puisque tu vis à New York quand tu commences le rap, qu’est ce qui te pousse à rapper en français et non pas en anglais ?
L : Je le faisais en anglais, mais si j’ai des potos qui sont là en France, qui rappent sérieusement et me donnent de la force alors que ce sont des sensei par rapport à moi, je ne vais pas leur rapper des couplets en cainri ! Mais là-bas je rappais en anglais.
A : Tu as eu l’occasion de montrer ce que tu savais faire sur place, en termes de rap ?
L : J’ai surtout eu la chance de beaucoup apprendre là-bas, avec notamment quelqu’un comme Jazzy Jay qui m’a donné pas mal de conseils. Pour l’anecdote c’est lui qui devait mixer la LuXe Mixtape, avant que je ne rentre en France en dernière minute. Il y a aussi Grandmaster Caz qui m’a conseillé, il m’a par exemple appris à commencer et terminer mes couplets. J’ai aussi appris en voyant mixer des DJs légendaires comme Lord Finesse ou Large Professor dans des park jams. Ce sont des événements qui ont lieu tous les étés dans les parcs à New York, il y a des b-boys, des rappeurs, des gars, des meufs, des petits, des vieux… Pour les b-boys c’est un lieu de compétition extrême parce que tu es sur le béton, et tu es au centre du break mondial. C’est organisé par des OGs et tous les anciens y viennent, les DJs légendaires font la queue pour mixer ! C’est là-bas que je les ai vus faire, physiquement, j’étais au milieu d’eux.
A : Tu as un drop de Havoc et Prodigy sur la LuXe Mixtape aussi.
L : C’est grâce à Nekfeu ça, sur sa tournée pendant un festival je regarde la setlist et je vois marqué Mobb Deep, je me suis dit que c’était une dinguerie mais je ne les connaissais pas, et ils nous ont vu breaker sur scène Bessy Bess et moi. Havoc m’a dit qu’on breakait comme des New-Yorkais donc je lui ai dit que j’étais rentré depuis peu et on a commencé à parler, il était grave cool ! Quand Prodigy se joint à nous je tilt que j’ai un de mes morceaux sur leur face B, que le clip n’est pas sorti mais que c’est dans ma poche, sur mon téléphone. Je le dis à Havoc et j’en viens à lui montrer. Quand il commence à bouger la tête je me demande si c’est gentil ou pas, et finalement il me complimente. Une fois, puis deux… Je me dis que s’il trouve ça vraiment bien il faut que je lui propose de faire une intro, et je lui présente l’idée d’enregistrer ça, de l’envoyer à l’ingé son pour que ce soit propre. S’il le fait je mets un gros logo Mobb Deep comme ça c’est certifié, label qualité ! « On fait quoi ? » Havoc regarde Prodigy, Prodigy me regarde, Prodigy regarde Havoc, Havoc me regarde… « Vas-y, on le fait ! » J’étais content, pour moi c’est ça qui est hip hop, c’est de réaliser ses rêves ! J’en ai eu plein des moments comme ça.
« Même s’il n’y a pas plus de danse et toujours autant de mauvaise foi dans le game, on a réalisé quelque chose de beau sur la tournée de Nekfeu. »
A : Pour la LuXe Mixtape tu as fait appel à Alpha Wann pour host la tape, ou tout du moins on le retrouve sur cet exercice, c’était quelque chose qui te tenait à cœur ?
L : Pour être honnête je ne sais plus de qui vient l’idée mais j’étais grave chaud ! Le but c’était d’avoir une mixtape, et une vraie mixtape ! J’ai grandi sur Dj Clue?, sur le freestyle de The Lox avec un mec qui gueule, un mec qui tousse derrière, des bruits de flingue, des sirènes, des DJs crient par-dessus la punchline des fois ! J’ai fini par trouver un charme à ça, avec le son de mes écouteurs un peu dégueulasses qui grésillaient… Je ne sais pas, c’était mon kiff, et je me suis dit que j’allais donner une mixtape dans cette tradition.
A : Il y a dans ton rap un côté street knowledge avec des phases un peu proverbiales sur la vie de rue. Quels sont tes mentors dans ce domaine en tant qu’auditeur ?
L : Nas ! J’ai une phrase de Nas tatouée sur le cœur, pour de vrai. C’est un rappeur qui a énormément contribué à mon éducation musicale, culturelle et esthétique. J’ai tout étudié, même dans son catalogue unreleased. En plus de Nas, je peux citer Jadakiss. Je ne sais plus qui a dit que tu pouvais faire grandir un gosse de New York uniquement avec du Jadakiss, je trouve que c’est grave vrai. C’est un truc qui m’a marqué, Styles P aussi, énormément ! Dans le Bronx il y a un gars qui s’appelle Fox 5, qui n’est pas connu mais qui est extra fort ! Il a quarante ans et quelques, et on dirait Tupac, Biggie et Big L mélangés. Il est criminel, trop fort, il m’a beaucoup influencé. Un autre ancien du Bronx qui m’a influencé c’est Triple 7, un Zulu Kingz qui habite à Miami maintenant. Puis Rakim, Kool G Rap… et AZ ! C’est AZ qui m’a le plus influencé par rapport à l’esthétique qu’il avait et à la beauté de ce qu’il proposait. Je l’étudie encore maintenant.
A : Est-ce que tu te poses la question de savoir à qui tu veux adresser ton rap ? Réfléchis-tu à être écouté par les gens qui te ressemblent, par des OGs, par les kids, par le plus grand nombre ?
L : C’est une chose à laquelle je réfléchis, oui, et j’en arrive à une opinion qui pour moi est claire mais ne se raccorde pas forcément à ce que je vois dans le monde de tous les jours. J’ai envie d’être écouté par tout le monde, je suis une personne de caractère universel et je peux parler aussi sérieusement à un petit de cinq ans qu’à une personne de quatre-vingt-dix ans. Je ne fais pas de différence entre les cultures non plus, je me considère comme quelqu’un d’universel : par exemple je suis dans un groupe de break en Corée, Rivers Crew, et je suis le seul à ne pas être Coréen. Il y en a qui ne parlent même pas anglais mais on se comprend, on a le break pour communiquer. Partant de là, je suis pour tout le monde. Mais maintenant quand j’écris mon texte ou quand je crache mon feu, je ne peux que mettre ce qu’il y a au plus profond de mon âme. Je ne peux pas parler de choses banales, parce que je sais que j’ai plus intéressant à raconter, et ce qui est le plus intéressant n’est pas toujours lisse. Mais ça n’a pas empêché Scorsese ou Tarantino de s’imposer, et même de le faire plus que ceux qui ont proposé des choses consensuelles. Il y a une ligne très fine, il faut savoir danser avec, et je suis le premier à dire que je ne suis pas un expert pour ça. Peut-être faut-il faire plus de calculs, ou peut-être est-ce juste une question de temps, mais au final je fais la musique que j’aime. Et je sais que les gens ayant une réaction forte à ma musique ce ne sont pas des gens comme moi, des b-boys ou autres. Pour tout dire, les gens qui me ressemblent le plus n’ont pas le temps de se pencher assez sur ma musique pour dire si elle est bien ou pas. Ils savent que j’en fais, ils ont de la force pour moi mais ils ne sont pas là à se demander ce que je vais sortir demain.
A : Sur ta mixtape et ton street CD, les invités sont uniquement des proches, pour l’essentiel issus de L’Entourage d’ailleurs. Tu n’as pas de désir particulier de travailler avec des inconnus ?
L : Si, à fond, j’ai une forte envie de faire des collaborations, je suis demandeur et j’ai plein d’idées ! Concernant celles de mes projets d’ailleurs ce sont des morceaux qui parfois datent, parce que le temps passe et entre le moment où on fait le morceau et quand il sort, il peut s’écouler beaucoup de temps. On se voit beaucoup moins en ce moment avec tout le cercle des gens qui m’ont aidé à me lancer. Le plus clair de ma vie je le passe à travailler, je suis littéralement dans mon coin en train d’écrire un texte, ou au studio. Je suis tout le temps en train d’essayer de devenir plus fort dans une des disciplines dans lesquelles j’exerce : break, rap, design, direction artistique, composition… Puisque je me suis mis à la production. J’ai bossé avec beaucoup de producteurs, et ils m’ont donné indirectement un certain adn parce que j’ai réussi à trouver en chacun d’entre eux une partie de ce que j’aimais. Au final là, je fais ce que j’aime.
A : Avant le rap tu ne touchais pas aux machines ?
L : Je ne touchais absolument pas aux machines, j’avais même une aversion pour ça. J’ai toujours été à l’aise avec les ordinateurs mais le concept de faire de la musique avec un instrument, avec un truc qui n’était pas dans mon corps, je n’étais pas confortable avec ça. J’avais beau être très bon avec les ordinateurs par rapport à d’autres activités, ça ne me laissait pas penser que je pouvais me mettre sur Logic et faire de la musique. Mais à force de travailler avec des gens, après quelques années de contemplations je me suis lancé quand j’ai su précisément ce que je voulais. C’est arrivé vite parce qu’au final depuis que j’ai dix ans, ma bibliothèque musicale croît tous les jours. La première question que je pose à chaque ancien que je croise, c’est quels sont les sons de son époque, de son quartier. J’ai fait ça pendant des années, je prenais des notes sans jamais penser que j’allais produire de la musique et maintenant j’ai un vivier de samples intestable ! Maintenant, à moi de traduire ça.
A : Et à ce jour tu digges comment ?
L : J’ai une technique que l’on m’a donnée quand j’avais environ quinze ans, et je me rends compte maintenant de la chance que j’ai eu de recevoir ce cadeau. C’est un gars à moi, Nordine, qui m’avait donné cette technique, et c’est tout con. Tu prends un artiste que tu aimes bien, ou en tous cas un artiste par lequel tu veux commencer, et tu écoutes tout ce qu’il fait et tu notes les gens avec qui il a collaboré. Après tu vas écouter les discographies de ces gens-là, puis tu continues et ça te prend toute une vie. C’est aussi simple que ça et ça m’a ouvert les portes de tout ce que j’aimais… Je découvre maintenant des sources obscures grâce à ce processus commencé il y a longtemps et qui ne s’arrêtera jamais. Avec ça tu finis par t’éduquer parce que tu comprends ce que tu aimes et ce que tu n’aimes pas, tu affines tes goûts.
A : Ton niveau d’exposition te permet encore d’être libre au niveau des samples, tu ne te poses pas de question ?
L : Non, je me poserai la question quand ce sera nécessaire… Mais il faut que ça évolue, on ne peut pas régresser. Dans le break on souffre des lois sur le copyright ! Des battles sont sponsorisés par de grandes marques, et tu ne peux plus mettre des sons qui sont nécessaires au bon déroulement d’un événement dans cette culture. Je ne dis pas qu’il y a une liste de sons indispensables, c’est juste qu’il y a un certain format dont on a besoin, et que maintenant on n’entend que des sons dont les licences appartiennent à des tiers. Ces morceaux sont ceux de gens qui n’ont pas un pourcent du talent des groupes légendaires sur lesquels on a breaké. Et même s’ils étaient aussi forts, on parle de catalogues entiers ! C’est-à-dire qu’un artiste majeur peut n’avoir que quatre ou cinq sons breakables, mais ce sont des pièces fondamentales. Si même Isaac Hayes n’a pas plus de six sons de ce calibre, ce n’est pas toi dans ta chambre qui va les avoir. Dans le break on souffre de ces battles à l’ambiance aseptisée parce que la musique est devenue électronique. Il y en a, tu entres on dirait de la rave music, c’est n’importe quoi ! Des anciens ont travaillé pour notre culture et n’ont rien d’autre aujourd’hui que ceux qu’ils ont apporté au hip hop, au moins respectons-les. Aller dans un événement et kiffer la musique, c’est une tradition et ça doit se transmettre entre les générations.
A : L’idée de transmission revient souvent dans ta musique et est aussi revenue plusieurs fois dans cet entretien. Toujours du point de vue de ce que tu as reçu des autres. Comment aimerais-tu pour ta part transmettre aux autres ?
L : C’est une question que je me pose… La réponse change avec le temps. En ce moment, j’essaie de faire le maximum avec mon expérience, mes capacités et mon savoir-faire dans des domaines distincts mais connectés les uns avec les autres : direction artistique, production de vidéos, production de musique. Pourquoi pas plus tard la création d’un label, ou l’écriture pour d’autres personnes. Je vois la transmission à travers des exercices de style, tu peux arriver et te confronter à des styles qui à la base n’étaient pas forcément prêts pour ce que tu allais proposer. De ça naît un échange. En tant que breakeur j’ai appris énormément au contact des rappeurs, ça m’a donné un plus en tant que b-boy, dans ma danse j’ai compris un truc supplémentaire. Et inversement venir du break m’a peut-être permis de comprendre des trucs qui n’étaient pas accessibles à tous les rappeurs. C’est un échange permanent, dans le futur je vais continuer à donner, et des gens vont continuer à me donner. Ça ne se mesure pas, on n’est pas en train de peser.
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