Lujipeka, les pieds sur terre, les yeux ouverts
Avec L.U.J.I et P.E.K.A, Lujipeka de Columbine fait ses débuts en solo. Ces deux sorties sont l’occasion pour lui de faire un peu le vide, de trouver le calme après les dernières années frénétiques de Columbine. Retour sur son état d’esprit, ses motivations et sa propre vision du succès qu’il connaît.
Il était prévu que Lujipeka sorte un premier projet en son nom à la fin du premier trimestre 2020 : L.U.J.I. C’était acté, la promo était prête, avec notamment une semaine au micro de Planète Rap sur Skyrock, puis une tournée qui devait suivre. Mais les circonstances en ont voulu autrement. La pandémie de Covid-19 et l’état d’urgence sanitaire ont chamboulé les plans, L.U.J.I doit être décalé, la tournée reportée. Peut-être est-ce la première anicroche dans le parcours de Lujipeka, dont l’histoire avec Columbine a des allures de rêve. Elle commence après le lycée entre copains créatifs dans une collocation rennaise, puis s’écrit ensuite sur les scènes de France, se grave dans les certifications du SNEP et se raconte dans les cours des collèges ou sur les parvis des facultés. De ses dix-huit ans à aujourd’hui, Lujipeka a eu la tête dans le guidon. Des dates à ne plus pouvoir les compter, des interviews à la pelle, des sweatshirts siglés de la colombe-kalashnikovs qui se vendent comme des petits pains, les années Columbine auront été pour le moins intenses. Difficile de prendre du recul sur soi-même, sur son statut, ses envies et ses lassitudes. Alors qu’il atteint le quart de siècle, le rappeur trouve enfin l’occasion de sortir de la frénésie et de se poser un peu. Il peut faire le point, réfléchir, et prendre l’élan nécessaire au nouveau saut qui l’attend : sa carrière solo. Avec L.U.J.I et avec P.E.K.A, un EP réalisé à la hâte au début du confinement, Lujipeka verbalise et met en musique certains doutes et questionnements, dans une démarche fondatrice censée préparer l’album qui viendra.
Abcdrduson : Tu sors un premier projet en ton nom propre à l’âge de vingt-quatre ans, mais il fait suite à un parcours déjà important avec ton groupe Columbine. Comment te positionnes-tu vis-à-vis de ça : plutôt au début de quelque chose ou bien dans la poursuite d’un cheminement ?
Lujipeka : C’est un mélange des deux, parce que je mentirais en disant que ce n’est pas le début de quelque chose mais en même temps je le vois tellement comme une continuité logique… En gros, je découvre ce que c’est de faire seul ce que nous faisions avec le groupe ! Il y a toutes les nouvelles charges et les nouveaux trucs que ça apporte, mais je pencherais plus pour la continuité quand même : je ne veux pas que ce soit vu comme une cassure, j’ai monté les premières marches de l’escalier avec le groupe, et je suis sur le même escalier.
A : Dans l’histoire de Columbine, la notion de collectif occupe une place essentielle. Au tout début vous étiez perçus comme un grand collectif, et par la suite Foda C et toi ne cessiez de souligner l’investissement de tout votre entourage. Lujipeka, est-ce une véritable aventure solo ou sommes-nous encore dans une histoire collective ?
L : Dans l’esprit, je pense que ce sera toujours Lujipeka de Columbine. Après, je veux assumer mon truc solo, c’est un vrai projet sur lequel je taffe. Je veux faire de la tournée, je veux faire un album, ce n’est pas un petit caprice mais quelque chose de réfléchi, d’anticipé et dont on a discuté en équipe. Le collectif existe toujours, mais en fait ça a toujours été compliqué à faire comprendre aux gens qui ne sont pas à fond dans le truc et n’ont pas toute la biographie de Columbine en tête. D’un côté on est huit, mais sur les deux albums les plus connus, les seuls que le “grand public” connaît d’ailleurs, on est deux avec Foda à l’exception de quelques morceaux. Pourtant, c’est vraiment une dynamique de groupe : en septembre dernier Chaman & Sully ont sorti leur premier album, Lorenzo est big, Chaps est en train de développer une marque et bosse sur tous les designs, il va aussi travailler sur ma scénographie. Il y a toujours ce truc de travailler ensemble, c’est juste qu’il n’y a pas un album Columbine mais l’empreinte du collectif reste présente ici et là parce que mon pote a fait une prod, parce que mon autre pote a fait un design et encore plus concrètement parce qu’ils sont sur mon projet. Je ne change pas d’équipe et puis même, Columbine peut passer de deux à huit à quinze…En fait, on parle de collectif mais c’est un groupe de potes. J’appelle presque toujours les mêmes personnes pour taffer des prods, pour avoir des avis, pour fêter la sortie d’un projet, ce sont mes potes en fait.
A : Tu dis que Lujipeka solo n’est pas un caprice, mais quelque chose d’anticipé, à quel moment est-ce apparu dans ton esprit ?
L : On a toujours fait des morceaux en solo depuis le début, on a même commencé par poster des solos sur la chaîne YouTube Columbine. Le projet de sortir en solo je pense qu’on a commencé à le réfléchir après Enfants terribles mais qu’on l’a d’abord expérimenté sur un album de Columbine. Sur le dernier projet, on a un peu fait à la Outkast, sans que ce soit un CD chacun non plus mais disons un tiers de solos chacun et le dernier tiers de duos. C’était déjà se frotter à l’exercice de faire des morceaux seuls, en allant même jusqu’à en clipper. On a posé l’idée des solos comme ça, ce n’est pas comme si on était passés d’un seul coup de morceaux collectifs à des morceaux solos. On s’y est préparés petit à petit, et on s’était dit qu’après Adieu bientôt viendraient nos albums solos.
A : T’est-il arrivé alors que vous prépariez les albums Columbine d’écrire des textes en te disant qu’ils n’étaient pas adaptés au format du groupe, même pour des morceaux en solo ?
L : Complétement ! D’ailleurs ça s’est concrétisé parce qu’il y avait des morceaux commencés pour Adieu, au revoir, la réédition d’Adieu bientôt, qui étaient finis à soixante pourcent disons, avec des prods, des refrains, des bribes de textes mais je savais que je ne les finirais que pour un solo. Je ne savais pas encore si un morceau inachevé serait destiné à mon album, à une mixtape, à un EP ou autre, mais je sentais qu’il n’avait pas sa place dans un projet griffé Columbine.
A : La nouvelle position dans laquelle tu te trouves change-t-elle quelque chose à ton inspiration et à ta façon de penser ta musique ?
L : Oui. On était très libres avec Columbine mais là il y a quelque chose qui me rend encore plus libre, quelque chose que tu ne peux avoir que dans cette situation. Tu n’es jamais plus libre de tes choix qu’en étant tout seul. Maintenant, je dois tout assumer donc j’ai un peu plus à porter, si je pars dans un mauvais délire aussi : ce sera ma faute. Mais je me sens plus libre d’expérimenter et plus libre dans le choix des prods, dans les thèmes à aborder, et dans l’image, à travers les clips. Comme dans tout groupe c’était parfois dur de trouver des accords sur ces sujets, et là être seul permet de filer plus droit, comme ça se passe dans ma tête.
A : De façon très pragmatique, un peu bête peut-être, on se dit qu’un morceau à deux c’est potentiellement moitié moins de travail pour chacun. Est-ce que développer des morceaux en solo donne lieu pour toi à une charge de travail nouvelle ?
L : On se répartissait les tâches et je faisais souvent les refrains, en tout cas c’est un aspect des morceaux que j’ai appris à maîtriser. Mais passer sur un format solo, ça représente plus que juste ajouter un couplet. Là où sur un son de Columbine la boucle allait être bouclée par Foda, voire même là où l’intérêt d’un titre allait se créer par une dualité entre nos couplets, ce n’est plus le cas maintenant. Parfois il n’y avait pas de thème et la baston entre nous sur un morceau créait la flamme, or là je dois plus gamberger à ce que je veux vraiment dire sur un son pour que ça ne fasse pas freestyle. Ce sont des vraises choses auxquelles je réfléchis beaucoup en ce moment, je me suis mis à y penser dès que j’ai commencé à bosser sur mon projet solo, mais c’est encore plus vrai ces derniers temps pour faire comprendre ce que je veux dire.
A : T’es-tu senti immédiatement à l’aise et inspiré lorsque tu as commencé à préparer L.U.J.I ? Cet EP et P.E.K.A qui le complète donnent la sensation d’un flot de pensées et d’idées qui s’est déversé rapidement, comme si tu avais ouvert une écluse.
L : Oui ça a été comme ça pour beaucoup de morceaux, comme un trop-plein qui sort d’un coup. C’est encore plus effectif pour la partie P.E.K.A vu que le défi était de le faire en une dizaine de jours pendant le confinement, c’était un peu comme si je dégueulais des idées et j’assemblais directement tout ce qui me venait en tête. “De quoi tu parles” par exemple, j’y envoie plein d’idées et je résume tout à travers le refrain en me demandant “qu’est-ce que je veux dire dans ce son ? ” Sur L.U.J.I c’est plus carré mais je me suis quand même laissé bercer, plus qu’avant en tout cas. Je faisais ça sans trop de pression.
A : Tu as utilisé le verbe “dégueuler”, et il se trouve que cette première sortie solo a aussi un air de lendemain difficile… Comme si après une frénésie incontrôlable, le soufflet retombait. Est-ce un ressenti que tu trouves juste ?
L : La métaphore est intéressante, ce n’est pas dans le sens péjoratif du terme mais après Columbine, il y a quelque chose qui retombe oui. Après trois ans intensifs de tournées, de projets, la tête dans le guidon constamment, faire de la musique tout seul a presque été ma pause. C’était l’occasion de faire ce que j’avais dans un coin de ma tête depuis longtemps, et il y a une forme de soulagement à ça.
A : As-tu une idée, même vague, du nombre de villes dans lesquelles tu t’es rendu depuis trois ans et du nombre de personnes devant lesquelles tu as chanté ?
L : Environ cent cinquante dates, et avec les festivals ça représente plus de cent mille personnes, c’est sûr.
A : Entre ces tournées, le studio, la promo, as-tu eu la sensation d’être en apnée permanent ?
L : Pile après le dernier concert de la tournée Columbine Adieu bientour, à Nice, j’ai commencé à prendre du recul sur tout. Comme tu dis, j’étais en apnée et là j’en suis sorti d’un coup, j’ai pris du recul pour la première fois depuis… [Il réfléchit quelques instants] Depuis pas mal de temps en fait, vu qu’on a commencé jeunes, j’ai la sensation d’avoir grandi avec tout ça. Je me sens plus détendu depuis la dernière rentrée, depuis que j’ai commencé mon truc solo. Avant il y avait plein de pression, j’étais dans un tourbillon sans m’en rendre compte. Là je me sens plus léger et être en solo me remet même les pieds sur terre. Je repars un peu de zéro en vérité, et si on parle en termes techniques, je me considère en développement bien qu’il y ait déjà une base cool. Je rencontre de nouvelles personnes, je leur fais écouter ma musique, et il y a moins ce côté “jouer de la musique devant quarante mille personnes” et ça fait un peu de bien.
A : “Moi j’y vois plus rien d’amusant, je me transforme en homme d’affaires, si ça c’est pas désolant…” dis-tu sur “Contaminé”.
L : Ça résume assez bien.
A : Comment as-tu vécu, et peut-être vis-tu encore d’ailleurs, cette idée d’être certes un artiste, créateur et vecteur d’émotions, mais aussi un produit, ou au minimum un vendeur de produits ?
L : La phrase citée s’inscrit bien dans une gamberge de recul, elle est assez forte, mais ce n’était pas forcément à ce point-là. Mais oui il y a quelque chose de cet ordre-là : tu es tellement à fond que tu ne te rends même pas compte que tu ne prends plus de plaisir en fait. Je trouve ça dommage parce que tu t’es battu pour avoir un truc et quand finalement tu l’as, ce n’est pas le moment le plus fun de ta vie parce que tu n’as pas l’occasion d’en profiter. C’est un triste constat. Mais je kiffe parce que ces trois dernières années ont été une bête d’école, où j’ai appris les erreurs à ne pas refaire. Je ne parle pas d’erreurs dans la réussite musicale, mais de choses qui peuvent me mettre mal moralement, psychologiquement. Je me sens bien plus détendu maintenant, je me mets moins de pression quant à la réussite. Je m’en mets encore un peu, mais pas avec le même affect.
A : La phrase que j’ai citée est scindée en deux temps dans ton interprétation, avec une prise de respiration très audible après “Moi j’y”, était-ce quelque chose de réfléchi ?
L : Non, c’est un des morceaux les plus bruts niveau enregistrement, je l’ai fait d’une traite et il arrive qu’en écoutant la prise, que je pensais être une maquette, je me dise que la respiration résume trop bien le truc. Là c’est le cas, en fait je n’avais pas prévu le flow et quand je n’anticipe pas trop le flow, je me laisse couler sur la prod et il y a parfois comme des bugs de découpe ou de prise de respiration. Ici ça vient scinder le couplet et je trouve que ça résume l’esprit du morceau.
« Après trois ans intensifs, la tête dans le guidon constamment, faire de la musique tout seul a presque été ma pause. »
A : C’est difficile de parler de “premiers mois de carrière solo” à ce jour, surtout avec le confinement qui est passé par là, mais à ce stade de ton parcours, d’après les premiers retours et ton ressenti, as-tu une idée de ton public et de son évolution par rapport à Columbine ?
L : Le truc le plus concret pour capter ça ce sont les concerts et comme ma tournée a été reportée, je n’ai pas encore pu voir les gens physiquement donc mon seul repère est presque statistique, je me réfère à des followers, des trucs comme ça. Je vois qu’il y a beaucoup de gens qui partent, et beaucoup qui arrivent. Il y a une stagnation qui passe par un renouvellement du public. Des gens disent “je préférais Foda”, “Columbine j’en ai marre, c’est mon époque collège” ou alors “J’aimais pas Columbine mais Luji je kiffe”, etc. Ça je le vois, et c’est très naturel, je kiffe et j’attends de voir les concerts pour tirer des conclusions.
A : Tu cites les gens que le groupe renvoie à leurs années collège et justement Columbine a pâti ou a bénéficié, selon le point de vue, d’une image de groupe juvénile à destination des ados. Celle-ci s’est atténuée avec le temps, est-ce que votre public a grandi avec vous ou est-ce que de jeunes adultes s’y sont ajoutés, d’après toi ?
L : On a nous-mêmes grandi avec le groupe et je pense que les gens ont aussi grandi avec le groupe. Ceux qui ont été touchés par nos premiers morceaux, par Clubbing for Columbine étaient plus juvéniles aussi parce que c’étaient les thèmes qu’on abordait frontalement. On n’était pas collégiens mais on sortait à peine du lycée, on était encore des minots. Le groupe a représenté ça et je crois qu’on a aussi été la première découverte de gens qui n’écoutaient pas de musique avant, les plus jeunes. C’est un truc très marquant et c’est aussi pour ça que ce sont les gens qui prennent le plus de places dans les concerts, qui sont les plus actifs dans les commentaires, tu captes que ce sont des jeunes. Mais ça tend à mûrir en s’élargissant, il y a des plus jeunes et des gens de nos âges, je le vois dans les retours. Actuellement, les tranches d’âge vont tourner autour de vingt ans, à une époque c’était plutôt seize ans.
A : Sur “Le soleil” tu parles de “rendre fier ton ancien toi.” Est-ce quelque chose que tu penses être en train d’accomplir ?
L : Oui et ça fait du bien de se le dire, c’est ça aussi. Et je le ressens dix fois plus en solo, vu que j’ai le temps de prendre du recul. Je regarde ce que j’ai fait et je me dis “wow, si on m’avait dit ça il y a dix ans, je ne l’aurais pas cru.” Au lycée je faisais des prods et je ne rappais même pas, je n’aurais pas cru faire un Planète Rap dans tant d’années, sortir des projets, remplir des salles de concert, ça m’aurait paru fou ! Ça me touche un peu d’y penser.
A : Sur ce premier solo, la quête de sens paraît redondante, comme si L.U.J.I (et P.E.K.A avec) pouvait ainsi se résumer : “Pourquoi ?” Partages-tu cette analyse ?
L : Oui, et c’est pour ça que j’exagère des choses. J’écris comme si je m’engueulais moi-même. Il y a beaucoup ça sur le morceau “Même” et la phrase “je me transforme en homme d’affaires” dont on parlait tout à l’heure s’inscrit dans ça aussi, comme si je me faisais une auto-thérapie de plein de choses en poussant et en exagérant des trucs que je n’aime pas chez moi. J’en prends conscience comme ça, je les pose sur la table et après on voit. Quand je n’ai pas la réponse à quelque chose j’aime demander pourquoi sur un son, et là je pense que je suis sur de bonnes bases pour trouver les réponses.
A : Justement, ce “Pourquoi ?” n’est-il pas une mise à plat nécessaire pour se lancer sur l’album ?
L : De ouf ! Sur l’EP je dis “tu comprendras l’album en le prenant titre par titre” pour laisser une griffe. Le format EP j’aime bien, il est très free et c’est une bête de carte de visite qui me permet de passer d’un genre à un autre comme ça. Il n’y a pas forcément de fil rouge, et dans ma tête là, plus que jamais, j’ai l’ambition de faire un vrai album. Je veux me mettre au défi de faire quelque chose que je n’ai jamais fait, de bosser dix fois plus pour ça. Et je commence à comprendre ce que je peux améliorer, ce qu’il faut ce que je garde, ce qui va répondre aux questionnements que je me pose, pourquoi il y a des trucs qui bloquent, ce que j’ai vraiment envie de faire et de dire. Ce projet m’a mis sur une bête de voie, je suis content de l’avoir sorti parce que j’ai l’impression qu’il clôt quelque chose et que maintenant j’ai plein de choses à faire encore.
A : Tu as extériorisé certains trucs et tu vas passer à autre chose, en somme.
L : Voilà, et même dans la façon de faire, là j’ai fait plein de sons free et j’ai envie de me mettre plus de rigueur, ou bien au contraire de partir sur quelque chose d’encore plus expérimental, mais qu’au final ça forme un vrai album, cohérent. J’idéalise pas mal ça en ce moment en fait, et je réécoute des albums qu’on juge bons pour ça.
A : Avec ton groupe vous avez cultivé une image de détachement voire de mépris vis-à-vis de votre propre succès, à travers la mise en scène du disque d’or brulé pour Enfants terribles ou bien le platine d’Adieu bientôt que vous avez fait fabriquer cassé en deux. Quel est ton point de vue sur ça, la réussite, les récompenses, et ce que vous en avez dit par ces actions ?
L : Je trouvais marrant de casser l’image du disque d’or. Comment dire ? [Il réfléchit un peu] Beaucoup de gens disent qu’ils s’en tapent, il y a ce discours de “je le mets dans les chiottes” mais il y a un vrai truc, réel, c’est que ton label ou toi-même selon ton contrat, vous l’achetez le disque d’or. [NDLR : Lujipeka parle ici d’acheter l’objet matérialisant la récompense] Ce qui est le plus punk, ce n’est même pas ce qu’on a fait nous, mais c’est de ne pas les faire fabriquer, là c’est que tu t’en bats les couilles. Moi je suis quand même fier du truc, mais j’aime bien me tenir en marge du système de starification français. Tout le monde fait pareil dès qu’il a le pied dedans, et nous, peut-être du fait qu’on vient de Rennes aussi, quand on a eu du succès, on n’était pas trop dans ce truc… Les soirées organisées par des marques, le délire d’avoir des comptes certifiés dans les messages privés comme j’ai déjà pu le dire, tout ça… Ce n’est pas par fausse modestie qu’on dit avoir une vie normale, si tu m’enlèves le fait d’être reconnu de temps en temps dans la rue… [Il cherche ses mots]
A : Tu n’es pas une star.
L : Ouais, voilà ! L’autre fois un journaliste me parlait de ça, et je ne voulais pas que ça passe pour de la fausse modestie mais vraiment, je ne le vois pas comme ça. Pour moi, peu de gens sont vraiment des stars mais beaucoup de choses sont faites pour que plein de gens ne l’étant pas du tout se prennent pour des stars. C’est ce qui nique la musique souvent, et des fois ça tue des gens dans l’œuf même. Alors bien sûr, quand quelqu’un devient vraiment une star ça influe sur sa musique, mais être mêlé un peu aux soirées parisiennes dès tes débuts c’est de la poudre aux yeux. Il y a des mecs on les met direct là-dedans. Des D.A. pensent bien faire en en mettant plein la vue aux artistes mas ils les niquent de l’intérieur, les mecs perdent leur flamme. L’idée c’est de toujours s’opposer à ça, j’aime bien y aller parfois par curiosité, mais ce ne sont même pas des endroits où je me sens à l’aise.
A : Y a-t-il eu des changements dans tes rapports aux autres, des gens intéressés par ta popularité, des nouveaux amis, des choses comme ça ?
L : Il y a déjà eu des actions mais je suis assez parano pour voir le truc de loin ! [Rires] Mais oui quelques trucs, des mecs pas nets qui ont réussi à s’infiltrer dans l’équipe mais ils y sont restés deux mois, ils ont eu ce qu’ils voulaient et ils sont repartis… Ça te fait la petite leçon. Après ça va, les portes je les ferme pas mal de base. Mais je ne veux pas non plus trop les fermer, ni être hostile à tout ça non plus, de belles rencontres peuvent se faire ne serait-ce qu’avec d’autres artistes. Mais globalement mon cercle n’a pas évolué depuis mes dix-huit ans, ce n’est pas quelque chose qui m’a trop traumatisé.
A : Tu cites Solaar et son titre “Solaar pleure” sur “Ahou”, a-t-il été une inspiration pour toi à un moment ou à un autre ?
L : Je trouve que c’est un bête de rappeur, après quand je parle des rappeurs des années 1990 il y a juste le truc que je suis né en 1995 et donc je n’ai pas vécu ça. Ce sont des choses que j’ai écoutées à dix-sept, dix-huit ans et quand il y a eu un retour du boom-bap, ça avait été l’occasion de se remettre des classiques, dont Solaar. Il fait partie d’un tout. Mais après l’album où il y a “Solaar pleure” je ne l’ai pas écouté, j’ai juste écouté les deux premiers.
A : Dans ton Grünt entretien avec Jean Morel tu as parlé de Ouest Side de Booba comme album fondateur de ta vie d’auditeur, et de TTC. TTC, je trouve que ça s’entend sur Clubbing for Columbine, mais par la suite je pense plus au Klub des Sept en vous écoutant, est-ce un groupe que tu as écouté ?
L : [Hésitant] Ouais… Plus Klub des Loosers je dirais. Klub des Sept c’était avec Svinkels c’est ça ?
A : Avec Gérard Baste, Fuzati et d’autres. Il y avait quelque chose de très loufoque.
L : En fait je les ai écoutés mais solos. Dans cette clique-là ce que je retiens le plus je dirais que c’est Fuzati, en termes d’écriture. Un album qui m’a marqué dans ce délire-là c’est Mes pelures sont plus belles que vos fruits de Tekliatex. Niveau texte, je le trouvais fou. Avec du recul, je comprends pourquoi TTC n’a pas pété en mode mainstream, mais je comprends aussi ce que ça apporté. Je pense que ça m’influence encore en termes de production et dans la démarche.
A : J’allais justement te demander si tu avais des modèles en tête pour ton solo et des influences significatives, tu m’as devancé.
L : Non parce que je ne les citerais pas pour mon projet solo, j’ai un peu clos cette phase. J’ai énormément cité Odd Future, TTC, Booba, dans tout ce que j’ai fait jusqu’à présent et là j’ai envie de changer de références, élargir. En ce moment je fais des playlists presque comme des moodboards et j’écoute plus de son que je n’en fais.
A : As-tu eu le temps d’écouter de la musique ces dernières années ? En étant toujours en création ou en tournée ça peut être délicat par moment, as-tu l’impression d’avoir du temps d’écoute à rattraper ?
L : Un peu, oui. Tous les six mois je me fais comme des cures, je me remets des nouveaux trucs en tête. Tu as vite fait de te faire une petite playlist que tu écoutes en boucle alors qu’il y a toujours de nouvelles choses à découvrir. Des fois il faut même se forcer à écouter des trucs, ne serait-ce que pour chercher des idées, même sur un album qui va être chiant sur la longueur tu peux trouver la petite idée qui va t’inspirer. C’est important de ne pas garder tout le temps les trois mêmes albums même s’ils resteront cultes ! Moi je cite un peu tout le temps les mêmes dans mes favoris parce que c’est réel, mais je pense qu’il faut tendre l’oreille à d’autres trucs !
A : Sur “Même” tu dis : “je m’en fous du rap, je fais danser le fou du roi !” On perçoit le sarcasme mais cette phrase révèle quelque chose malgré tout, c’est le fait de chercher le succès populaire au prix du rap. Comme si pour faire danser, il fallait sacrifier un peu le rap… Le vis-tu comme ça ?
L : Un peu… C’est assez sarcastique comme tu dis parce que je ne pourrais jamais me défaire vraiment du rap, même s’il y a des sons qui sont moins rap que d’autres, et encore ça c’est tout un débat actuel… “C’est un projet de rap ou c’en est pas un ?”
A : [Interloqué] Cette question-là, tu te la poses pour L.U.J.I ?
L : Non, non, justement en général, c’est un truc qui revient tout le temps : “ah ça c’est du rap, ah ça ce n’est pas du rap, ah ça c’est du nanani…” Et c’est aussi un débat au cœur duquel je me trouve pas mal, je l’ai souvent vu. C’est en réponse à ça, comme quand Doc Gynéco disait “Classez-moi dans la variet’” En vrai, c’est du rap, l’idée c’est juste : laissez-moi tranquille, faire mon truc !
A : Comment vis-tu le fait d’être au cœur de ça ? Dans les médias spé, la question ne se pose pas trop, mais tu atteins des Inrocks, des Télérama, etc. Or c’est le genre d’ouvertures que ces médias saisissent facilement : “c’est du rap sans vraiment en être…”
L : J’ai l’impression d’être toujours considéré comme un rappeur. Le seul endroit où il y a ce débat, c’est dans des sections commentaires YouTube mais ça me passe tellement au-dessus que ça va… C’est toujours compliqué avec les médias généralistes mais je n’ai pas encore été confronté à du très très gros où les mecs sont complètement déconnectés de ce qu’est le rap et où ils t’accueillent en ayant l’image de 50 Cent. Et même eux j’ai l’impression qu’ils ont évolué, je ne pense pas qu’ils soient devenus des experts du rap mais j’ose espérer qu’ils ont pris conscience de ce qu’était le rap. Dans les médias généralistes, les mecs qui ont parlé de moi je ne pense pas qu’ils étaient à l’ouest niveau rap non plus.
« J’écris comme si je faisais une auto-thérapie, en exagérant des trucs que je n’aime pas chez moi. »
A : Sur LU.J.I et P.E.K.A la guitare occupe une place importante et tu as l’intention d’en jouer sur scène à l’avenir. D’où te vient cet attrait ?
L : J’ai appris à en faire un peu quand j’étais petit, mais pas de manière très poussée. J’avais des petites bases que j’ai toujours gardées sans trop les affiner. Et en arrivant en solo il y a toute la question de comment m’approprier la scène, comment faire mon truc à moi, ne pas refaire le show Columbine en version tout seul. Et jouer de la guitare m’a paru évident parce qu’il y en a beaucoup dans l’EP, ce qui n’est pas tant prémédité d’ailleurs. Quand on m’envoie des prods ou quand il y a une session, je suis souvent touché quand il y a une guitare, ça me prend direct, d’autant plus qu’elles sont acoustiques sur le projet, il y a du sample mais il y a un truc un peu moins numérique…
A : [Interrompt] Tu en as joué toi-même sur l’EP ?
L : Il y en a que j’ai produit mais pas joué. J’ai rechopé une guitare, j’apprends, je sais jouer mes morceaux, ils ne sont pas trop durs, mais je n’arrive pas encore à rapper en même temps. C’est un peu le défi. Je trouve que c’est un bon objectif, ce serait un bête de step personnel.
A : Tu as un morceau qui s’appelle “Refrain” et on t’y entend dire que tu écris des couplets “juste pour atteindre le refrain.” Est-ce le point de départ de tes titres ?
L : Pas forcément, je n’ai pas trop d’ordre, ça varie. Mais le refrain reste le cœur du morceau, c’est son rôle et sur ce titre je trouvais marrant de dire ça parce qu’il n’y a pas vraiment de refrain, la prod glisse sans qu’il ne se passe rien, juste les voix du sample qui tournent. Mais les refrains, c’est quelque chose que je kiffe et l’émotion d’une mélodie me touche parfois plus que les paroles. Il ne faut pas le pousser trop parce que ça peut vite partir dans du no-thème et tout, mais c’est vrai qu’un beau refrain c’est bien.
A : Pour les tiennes, de mélodies, tu travailles avec des topliners ?
L : Non ! J’ai fait un seul morceau à topline dans ma vie : “Ahou”. J’ai kiffé. Mais moi, la mélodie me vient en même temps que le texte. Quand je m’essaie à faire une topline, je n’arrive pas à écrire dessus, même si je me dis que ce serait cool de faire un morceau avec. En fait, ça t’emprisonne vu que ça prédéfinit un peu des mots, ça t’amène à faire un truc pas clair je trouve. C’est très personnel. Après c’est un peu à la mode depuis deux ans de parler de topline, mais faire des yaourts pour un flow c’est un truc qui a toujours existé…
A : Ça n’occupait pas une telle place, surtout à la vue du public.
L : Je n’aime pas quand on me dit “lourd la topline !” Un morceau pour moi c’est un texte ! Une mélo de voix… c’est un flow, vas-y il en faut mais… “Lourd la topline !” c’est un peu dire qu’il n’y a rien derrière.
A : Effectivement. On a parlé tout à l’heure du schéma de tes dernières années avec Columbine : album, promo, tournée, album, promo, tournée, etc. Est-ce un schéma dont tu voudrais te détacher ou que tu reproduirais si tu pouvais ?
L : Ah moi j’ai envie de foncer en tournée ! Quand je suis dedans, je kiffe. Je le prendrais différemment pour être bien carré sur l’hygiène de vie et le rythme de tournée, et encore ça allait sur les concerts Columbine ça s’est toujours bien passé. Mais en vrai j’ai hâte, et c’est une frustration de ne pas pouvoir être en tournée actuellement.
A : Et la promo, comment vis-tu l’exercice ? Des interviews tu en as fait des tonnes, j’imagine qu’on se répète beaucoup, et qu’on a affaire à des interlocuteurs qui peuvent ne pas être intéressés ou intéressants. Prends-tu ça comme une obligation professionnelle pénible ou y a-t-il une part de plaisir ?
L : Moi je kiffe trop en vrai ! Je n’aime pas toutes les interviews mais de base je ne suis pas très à l’aise dans la prise de parole depuis petit et ça, ça m’a ouvert. Je trouve que c’est un bête d’exercice et je kiffe, de l’interview marrante à celle-là où on va plus dans la profondeur. Celles où on parle vraiment de musique sont mes préférées, mais je ne suis jamais en mode “ah merde, faut faire de la promo…” J’accepte l’idée de me répéter, c’est normal : ce ne sont pas forcément les mêmes personnes qui lisent L’Abcdr et Le Monde ou autre. Redire un peu les mêmes trucs ne me peine pas. Et pour le coup, pendant le confinement ça m’a même occupé, j’en ai fait plein mais c’était un peu mes activités du jour.
A : Comment l’as-tu vécu ce confinement, professionnellement et personnellement ?
L : Personnellement bien, en mettant de côté toute la merde que ça a été en France. Dans mon rôle, ça a été, je ne l’ai pas dramatisé. Quand je compare aux gens qui ont vraiment perdu leur taf, aux gens dont ça a niqué la vie… moi ça va, j’ai juste décalé un projet et une tournée, je n’ai pas à me plaindre. Et en dehors de ça, j’ai kiffé, je suis assez casanier, et là c’était illégal de ne pas l’être donc ça m’a déculpabilisé. J’en ai profité pour faire du sport, jouer à la play, écouter plein de musique, voir des films, et faire P.E.K.A.
A : Tout à l’heure on a parlé de tes EP comme une quête de sens, guidée par la question “pourquoi ?” et puisque tu as déjà en tête l’album, quelle serait ta quête avec celui-ci ?
L : Je voudrais qu’il soit marquant, générationnel. J’aimerais que l’objet ne soit pas qu’une compilation de bons morceaux. Là, je pense que j’ai l’expérience pour, j’ai fait d’autres albums, je suis passé par plein de stades, et je suis censé pouvoir y arriver, à faire le truc ultime.
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