Lesly Ja, étoile locale
Interview

Lesly Ja, étoile locale

Ancien membre du groupe nordiste Produxion Incorruptibl, Lesly Ja a également connu un parcours en solo aussi riche qu’étonnant.

Photos : archives Lesly Ja et Pierre Thouvenot

Dans notre livre 1990-1999, Une décennie de rap français, nous avons souhaité mettre en avant quelques bons disques passés un peu inaperçus et sortis pour la plupart en dehors de l’axe structurant Paris-Marseille. C’est ainsi qu’entre les pages consacrées à Prose combat, Paris sous les bombes ou L’École du micro d’argent sont évoqués Plus français que moi tu meurs de Cool et Sans Reproche (Nice), Nouveau Syndrome de Soul Choc (Angers), Têtes à battre de La Mixture (Strasbourg)… ou encore sur Trahir ses principes de Produxion Incorruptibl, formation venue de Grande-Synthe, à côté de Dunkerque. Une œuvre intrigante, tant elle diffère de ce qui se pratiquait à l’époque dans le rap français : s’y mêlent du raï, des synthés, des flows rapides, des refrains chantés. Pris par une énergie bouillonnante, les Nordistes ratent parfois la cible par excès d’enthousiasme mais ne trichent jamais. Alors quand Lesly Ja, l’un des rappeurs de Produxion, nous a remercié d’avoir parlé de Trahir ses principes, l’occasion de chercher à en savoir plus sur son parcours et celui de son groupe était trop belle. Si son blase ne nous était pas inconnu, nous n’imaginions pas non plus découvrir un vécu aussi riche : Lesly Ja était là aux balbutiements de LSO, a tourné dans toute la France avec Produxion Incorruptibl puis est parti dans une carrière solo où il a sorti une demi-douzaine d’albums et a été un temps signé chez Universal. Il a écrit pour d’autres, animé une émission radio, travaillé avec d’innombrables jeunes artistes de sa région, fait des rencontres improbables. Une longévité impressionnante, qui s’explique par la volonté d’éviter carcans et postures, en gardant un regard positif sur la façon dont le rap évolue.


Abcdr du Son : Sur tes réseaux sociaux, tu te présentes comme « un rappeur essayiste à tes heures non perdues ». Ça veut dire quoi ?

Lesly Ja : [rires] Prends par exemple OutKast : quand tu commences à écouter l’un de leurs albums, tu sais que ça va être bon mais tu ne sais jamais dans quelle direction ils vont aller. Le côté essayiste, c’est ça. Je vais essayer d’abord de ne pas me répéter, de ne pas m’ennuyer moi-même. Des fois, je réussis, des fois, je ne réussis pas. Il y a plein de morceaux que j’ai réussis, plein de morceaux que j’ai ratés. Et « à mes heures non perdues », parce qu’en vrai, tout ça c’est ma vie. Ce n’est jamais totalement perdu parce qu’il y a toujours quelque chose de bon qui va en ressortir.

 

A : Tu découvres le rap comment ?

LJ : Mes parents sont de Dunkerque, mais je suis parti en Île-de-France quand j’avais quelques mois. Le rap, je le découvre là-bas, à Éragny-sur-Oise exactement, à côté de Cergy-Pontoise. Avant ça, c’était la danse. À la MJC, il y avait un groupe qui s’appelait les FSB. Et puis, nous, on était les petits frères, donc on s’appelait les FSB Junior. Ça devait être fin 1986. On avait neuf ou dix ans et les grands qui dansaient quinze ou seize ans, un truc comme ça. Dans mon souvenir, tous les vendredis on va à cette MJC regarder les grands danser. Puis sur le coin d’une table, on commence à griffonner des croquis de graffs, de tags. Et dans l’immeuble à côté de chez moi, il y avait DJ Loose qui habitait : il a fait partie ensuite du crew LSO avec Diable Rouge. C’était un peu le grand frère, il était nettement plus âgé que nous. C’était un peu comme Cut Killer dans La Haine, mais quelques années avant : on allait tous en bas de sa fenêtre et lui, il sortait ses platines. Il jouait Skinny Boys, les premiers Public Enemy. Ma rencontre avec le rap, elle se fait là. Après, je commence vraiment à écrire, ou plutôt à griffonner, plus ou moins au moment où je dois partir d’Île-de-France : mes parents reviennent dans leur terre natale, c’est-à-dire à Grande-Synthe, en août 1991. Je vais avoir quatorze ans et LSO s’est monté en juin. Donc, je n’ai pas pu participer au collectif à cause de ça. Dans l’équipe, j’étais le seul blanc, mais c’était la particularité aussi : on voulait jouer sur ça parce que les blancs, à l’époque, c’étaient surtout les DJs.

 

A : Quand tu arrives à Grande-Synthe, tu commences en solo ou tu rencontres là-bas des gens qui sont dans le même délire ?

LJ : Tout de suite, c’est assez compliqué pour moi… Je suis le Parisien qui est habillé en Carhartt, en Chicago Bulls. Les gens ici ne connaissaient pas Michael Jordan : pour eux j’avais une vache qui rit dans le dos. J’étais un peu vu comme un extraterrestre. Il y a deux gars dans le collège qui écoutent du rap : DJ Veekash, qui a bossé ensuite avec la Scred Connexion, et Khaled, un ami. Donc très vite, on se rencontre et on se connecte. Et puis les gens veulent comprendre ce que c’est le rap français parce qu’à l’époque, il n’y a pas d’Internet, pas de YouTube… Khaled recevait des cassettes d’un de ses cousins de Bobigny et les faisait tourner ici. À part ça, à Grande-Synthe et Dunkerque, le rap, c’était un peu le néant. Mais non, je ne suis pas parti en solo. J’ai rencontré Eric, qui fera partie de Produxion Incorruptibl. Et puis, il y a un autre gars, Gilles, qui a ensuite quitté le groupe. On s’y est mis à trois au départ. Et puis tous les autres sont arrivés. Produxion Incorruptibl à trois, ça a duré toute l’année 1992. Et à partir de 1993, je crois qu’on était quatorze dans le groupe. En 1995 on s’est dit qu’on allait scinder le groupe en deux parce qu’on était trop nombreux.

 

A : Ça marche comment quand vous scindez le groupe en deux ? Vous le faites complètement au hasard ou c’est par affinités ?

LJ : Non, franchement, c’est du hasard. Je me rappelle : on est dans ma chambre d’ado qui faisait neuf mètres carrés. Ça rentrait par la fenêtre, on était une vingtaine dans la chambre, mon père devenait ouf. On est sur les canapés et je crois qu’il y a une partie des gens d’un côté de la pièce, une partie de l’autre. On tranche comme ça, ceux à droite font un groupe, ceux à gauche en font un autre. Dans mon groupe on est sept, il y a le futur noyau dur de Produxion Incorruptibl et des chanteuses. Ce qui est marrant, c’est que dans l’autre partie, ils ont tous abandonné. C’est resté des amis, il y avait même des cousins d’Eric parmi eux. Mais ils n’ont pas continué. Ensuite, ça a été « allez-y, Produxion c’est vous, nous on vous suit. »

« On fait une première cassette en 1994. Chez nous, c’est un succès d’estime de ouf. »

A : Là, on est en 1995. Votre premier disque sort en 1998. Les premières années d’activité, ça se passe comment ? Vous faites des scènes, des passages radio ?

LJ : Les premières années, déjà, on bataille pour avoir une salle de répétition. Ici, à Grande-Synthe, on avait la chance d’avoir le premier lieu musical en France. C’étaient des salles de répétition dédiées au rock à l’époque, qui avaient été construites en 1986. Pour nous, c’était un rêve d’accéder à ça, parce qu’on répétait dans ma chambre. Pour les voisins et pour mon père, c’était un peu compliqué. Donc nous, on voulait absolument accéder à ces salles. On a été le premier groupe de rap à en avoir le droit. Ça a foutu un petit bordel aussi à l’époque parce qu’on était sept, mais on était toujours accompagnés de beaucoup de monde. C’est quand on arrive dans ces locaux qu’on commence à s’organiser. On achète un mini sampleur tous ensemble, qui tourne sur quatre mesures. Et un mini Fostex à cassette pour pouvoir s’enregistrer. Et là, on commence à faire nos premières démos. On fait une première cassette en 1994. Chez nous, c’est un succès d’estime de ouf. Tout le monde se la copie. Au plus loin, elle tourne à Lille, mais pour nous c’est le bout du monde. Donc cette cassette fait un carton et on en fait une deuxième en 1995. Et c’est là où on commence à combiner le rap et le raï. La raison est bête : quand on a commencé à aller aux salles de répétition, tous les rockeurs sont partis parce qu’ils avaient un peu peur de nous. On n’était plus que deux groupes, un groupe de raï et nous. Eux répétaient un soir, nous un autre. Et puis le truc s’est fait naturellement : on s’est dit pourquoi ne pas essayer de mélanger les énergies ? On vient du même milieu, on chante la même chose. Et à partir de là, on commence vraiment à faire des prémaquettes de ce qu’on va sortir en 1998, Trahir ses principes. En fait, le disque était déjà fini en 1996. Mais à ce moment-là on n’avait pas d’argent. Sortir un CD, un vinyle, c’était une galère à l’époque. On a dû travailler avec des gens pour avancer. Et surtout avec une manageuse qui a monté des dossiers pour essayer d’avoir des subventions. Donc, il s’est écoulé un an et demi. On a forcément amélioré des choses entre-temps, mais l’album était prêt en 1996.

 

A : Au moment où vous commencez à travailler sur Trahir ses principes, qui compose le groupe ?

LJ : Quand on fait les cassettes, il y a donc trois filles dans le groupe : trois sœurs, dont des jumelles. Quand on arrive à Trahir ses principes, on est à la fin d’un cycle. Les jumelles partent et leur sœur, Lamia, décide de s’en aller aussi mais elle veut quand même aller au bout du truc et poser sur un morceau. C’est donc elle que tu entends sur « Les Cités d’or ». Et le reste du groupe, c’est le noyau dur : Eric [Saima Saï], Phillipe [Fil B], Tayeb [Tayma Taï], Ménouar, Youssef alias DJ Koubiak, Stéphane [Vigo des Carpates], qui est batteur, et moi. Autour, il y a plein de gens qui gravitent, notamment des danseurs.

Produxion Incorruptibl - Les Cités d’or

A : Trahir ses principes m’a vraiment surpris, j’ai trouvé que c’était très différent de ce qui se faisait à l’époque, en termes de sonorités, d’ambiances, de flows… Quelles sont vos influences à ce moment-là ?

LJ : On a toujours été très portés sur la mélodie. C’est pour ça qu’on s’est réuni d’ailleurs. Eric à l’époque était très new jack swing. Pareil pour Tayeb. Sur les albums de rap US de l’époque, tu avais toujours un morceau avec une meuf qui chantait ou un morceau un peu plus ouvert. C’était ça notre truc. On était tous bouffés de West Coast, de Californie. J’aime autant le rap de la côte est que celui de la côte ouest, mais ma tendance principale, c’est ça. Il y avait un groupe à Paris qui s’appelait ABS, qui avait sorti une cassette légendaire que j’ai perdue. Putain, c’était de l’or ce truc. Ils avaient un morceau qui s’appelait « L’Air ne fait pas la chanson ». Je suis arrivé avec cette énergie et c’est moi qui ai balancé ça à Eric. ABS nous a beaucoup influencés. Ça nous a permis de voir qu’on n’était pas obligés de rapper à la new-yorkaise ou de faire des seize mesures. On peut amener du flow, de la variation. Nous, on aimait bien les trucs qui rebondissent, qu’on arrive à faire aussi des structures de morceau un peu hybrides. À l’époque, tout le monde calculait un seize mesures, un douze mesures ou des trucs un peu formatés… Nous, si on avait écrit un trois mesures, on s’arrêtait là et l’autre reprenait et faisait un six mesures, on s’en foutait des structures. Ce qui nous plaisait c’était d’amener du flow, un côté mélodique dans le rap.

 

A : Par moment, ça me rappelait presque des trucs du sud des États-Unis, de Memphis, genre Three Six Mafia de l’époque, avec des flows parfois très techniques, parfois un peu chantés.

LJ : En 1994, on découvre OutKast. Pour nous, c’est une révélation. Sur leur premier album, leur rap funky, nous, on est butés de ça. Il y a de la mélodie derrière, des grosses basses. Ce n’est pas le sample qui tourne en boucle. C’est une vraie claque dans la gueule pour nous.

 

A : C’est original comme influence, parce qu’à l’époque, les rappeurs français étaient surtout à fond sur Mobb Deep et le Wu-Tang.

LJ : Pour nous, ça n’a pas été simple de pouvoir imposer ce truc-là dans le milieu. Ici, tout le monde voulait rapper comme à Lille. À Lille, ça voulait rapper comme à Paris. Ça se ressemblait quand même beaucoup d’un groupe à l’autre. Nous, on était des OVNI. Les gens disaient : « c’est quoi ce truc ? » En même temps, ce qui nous a fait gagner, c’est la crédibilité de terrain, le côté street. On racontait ce qu’on vivait. On était dans une ville qui était compliquée, surtout à cette époque. C’était une ville de malade mental et on racontait ça. Nos grands frères écoutaient de la funk et tous ces trucs-là. C’est eux qui nous ont crédibilisés. Les gens de notre âge nous regardaient un peu d’un œil chelou, mais les grands, comme c’était mélodique, trouvaient ça bien. On a gagné nos galons avec eux, pas avec ceux de notre âge, au départ.

 

A : Justement, tu en parlais, ça ressemblait à quoi Grande-Synthe à l’époque ? C’est une ville qui a la réputation d’être effectivement compliquée, avec beaucoup de problèmes sociaux.

LJ : C’était auch’. Moi, je viens de Cergy. Cergy, c’était une ville nouvelle, avec toutes les populations qu’on avait mises hors de Paris. Donc c’était déjà bien chaud. Quand j’arrive à Grande-Synthe, je commence le rap. Et comme je te disais avant, j’étais un peu vu comme un extraterrestre. Je faisais aussi du full contact depuis tout petit. J’arrivais ici avec plein de choses différentes. Et je crois que pendant un an, je me suis battu tous les jours. J’ai dû me battre avec toute la ville. J’avais trente minutes pour aller à l’école, je savais que j’allais me battre mais je ne savais pas où : ça pouvait sortir de n’importe où, d’un buisson ou autre. Je disais à mon père : « tu m’as ramené où ? C’est quoi cette ville de malade ? » J’avais mis un calendrier, je cochais les jours jusqu’à mes dix-huit ans en me disant : « il faut que je reparte à Paris, ils sont timbrés.» Je crois que le troisième jour, je vais à l’école le matin, il y a un gars mort d’overdose dans mon hall d’entrée. Je suis dans ce cadre-là. J’ai gagné le respect parce que j’ai fait des sports de combat et j’ai un peu niqué toute la ville. Mais à la fin de l’année, il y a une fête et là tous ceux que j’ai niqués se sont réunis et m’ont niqué en même temps. J’étais au milieu d’une mêlée et tout le monde m’a marave. C’était une ville de bagarres, d’embrouilles, de drogues. Et de drogues dures, vraiment. Maintenant, ils ont tout pété, mais ce n’étaient que des petites ruelles sombres, avec des camés et du trafic en tout genre. Franchement, c’était quinze fois ce que je vivais à Paris. Ça a duré de 1991 à 1998, 1999. Ce qui est long, c’est pas loin d’une décennie et ça couvre toute notre adolescence. Après, ça a un peu changé. Les gens des alentours disent toujours que c’est mal famé, mais c’est plus que c’était. En tout cas, ce n’est plus du tout Grande-Synthe des années 1990.

« Ce qui nous plaisait c’était d’amener du flow, un côté mélodique dans le rap.  »

A : Après votre premier disque, vous faites beaucoup de concerts. Tu peux nous parler de cette période ?

LJ : Avant le disque, on fait des trucs un peu pétés : les kermesses, les maisons de quartier chez nous, les MJC. Les 4 écluses aussi, une salle de concert… Mais on ne sortait pas de Grande-Synthe/Dunkerque. Et en faisant le disque, on se bouge, on rencontre des groupes, comme Rebel Intellect, à Lille, ou Ultim D’fens à Maubeuge. On est dix groupes à tout casser dans le Nord et le Pas-de-Calais. On va chez les uns et chez les autres, faire des freestyles. On les fait jouer chez nous, eux nous font jouer chez eux. Il y avait une grande salle à Lille, L’Aéronef : on y jouait comme on voulait. Aujourd’hui, c’est impossible, même pour une première partie. Mais à l’époque, comme il n’y avait pas beaucoup de groupes de rap, tout nous était ouvert. C’était nouveau et on avait de la danse aussi, donc on proposait quelque chose et toutes les portes nous étaient ouvertes.

 

A : Il n’y avait pas de rivalité avec les groupes de Lille ?

LJ : Étonnamment, non. La rivalité, elle est arrivée avec les groupes de Dunkerque, quand d’autres ont commencé à se former. Mais pour le reste, j’en parlais avec Lord Bitum [rappeur/chanteur roubaisien] récemment, on avait un forum avec tous les anciens, et on se disait que c’était fou : on était comme des cousins qui venaient visiter la famille. Il n’y a jamais eu une rivalité avec les Lillois ou les Maubeugeois. Par contre, oui, eux avaient des conflits avec d’autres Lillois et nous, on avait des conflits avec les Dunkerquois.

 

A : Vous gagnez le printemps de Bourges à cette période, c’est quand même un gros accomplissement pour un jeune groupe. Qu’est-ce que ça signifie en termes d’opportunités ?

LJ : En fait, on s’inscrit une première fois et on arrive derniers. On est super déçus, dégoûtés. Là, on se dit : on va s’enfermer un an. On avait cette salle de répétition, où on pouvait rester jusqu’à 6h du matin. C’était notre appartement. Et pendant un an, on travaille, on travaille, on travaille, puis on se réinscrit. Et là, c’est quasiment le même jury à deux, trois personnes près, mais il voit un groupe totalement différent. On avait l’œil du tigre, on avait la rage, on avait bossé comme des fous. En un an, on avait pris une assurance dingue. Et du coup, on remporte ce truc-là devant 128 groupes, sachant que l’année d’avant, il y en avait beaucoup moins. À l’époque, ce n’étaient pas des catégories, c’étaient tous les styles en même temps. Donc, pour nous, c’est l’apothéose totale. Tout ce qui se passe après Bourges, c’est ouf. Déjà, à l’époque, quand tu gagnais le printemps de Bourges, tu avais 80 dates certifiées derrière. Grâce à ça, on part tous les week-ends pour des concerts. On a dix-neuf, vingt ans. Je crois que la seule grande ville dans laquelle on n’a pas joué, c’est Brest. C’était tout et n’importe quoi : un jour, on était dans un bar, un autre jour, on faisait des trucs d’été, le lendemain, on faisait une grosse scène… Le surlendemain on était en première partie des gros plateaux d’avant Skyrock, mais qui étaient quand même des plateaux à 90 personnes. Pendant trois ans, on jouait du jeudi au dimanche soir en gros. On partait avec les camions, c’était la colonie de vacances. On vivait nos plus belles années.

Reportage sur Produxion Incorruptibl au Printemps de Bourges.

A : Quelle est la réception du public ?

LJ : On embarque les gens avec nous parce qu’ils se disent : « mais c’est quoi ça, des rappeurs avec du raï ? » Toutes les populations nous suivent parce que c’est de la musique urbaine du monde avant l’heure. Donc, les 80 dates se changent en 300 ou 400 parce que quand on se produit quelque part, quelqu’un nous repère et veut nous programmer ailleurs, puis ainsi de suite… On est en pleine effervescence. Mais on va louper le coche de Paris à cause de ça, à cause de la scène.

 

A : Tu entends quoi par « louper le coche de Paris » ?

LJ : À un moment, on veut nous signer. Sauf que nous, on ne l’a su qu’à l’époque du deuxième album. Notre manageuse est partie faire ses études à la Sorbonne. Elle se spécialise vraiment dans les contrats et ce genre de questions. Elle remonte à Grande-Synthe le weekend, mais c’est notre contact avec Paris, elle est censée nous placer là-bas. À ce moment, il y a des indés qui cartonnent : 2 Bal 2 Neg’ ou La Cliqua par exemple. En pensant qu’on va pouvoir s’imposer comme eux, notre manageuse se permet de refuser une major qui veut nous signer pour nous développer. Mais eux ils sont basés à Paris, nous on est loin, tout là-haut ! On ne se pose pas trop de questions, on est dans nos camions : « ouais on va jouer où ? » L’argent, s’il y en a suffisamment pour mettre de l’essence, manger et dormir le soir à l’hôtel, c’est bien. On est dans nos concerts, dans nos tournées, on déconnait, on fumait. L’époque rap’n’roll à mort. [rires] C’était notre meilleure jeunesse, je ne peux pas rêver une meilleure jeunesse que celle qu’on a eue. Et dans le même temps donc, notre manageuse fait son truc à Paris. Elle arrête de bosser avec nous avant le deuxième album. Alors on va nous-mêmes à Paris, pour défendre notre disque. Et c’est là qu’on apprend que deux ou trois ans avant, elle a refusé un contrat de cinq albums avec une major. En gros, le contrat qu’aura Sniper ensuite.

 

A : Votre deuxième album, Au large des raisons, sort en 2002. Les années précédentes, vous êtes dans une dynamique, vous faites des concerts, vous êtes attendus à droite et à gauche. Est-ce que le disque ne sort pas un peu tard, par rapport à l’énergie, au momentum, qui étaient les vôtres ?

LJ : Totalement. Bien sûr que c’est trop tard. En 1999, on nous finance un maxi [suite à la victoire au Printemps de Bourges] et nous, on fait un disque éclaté de quatre titres. On s’en fout totalement parce qu’on préfère faire des concerts. Alors qu’on a l’opportunité, on a un truc totalement payé. C’est un maxi qui s’appelle Peur sur la ville. En fait, on n’a pas de matière. On est tellement sur la route qu’on a des couplets par ci, par là, mais on n’a pas le temps d’aller en studio. On nous paie tout un projet et on passe à côté. Alors que c’était là qu’il fallait faire le deuxième album. S’il était sorti en 1999, donc un an après Trahir ses principes, ç’aurait été le bon timing. Bien sûr que là, c’est trop long. Pourquoi ? Parce qu’à un moment, ça se tasse au niveau des concerts. Et là, on commence à investir dans du matos, parce qu’on ne veut plus aller dans des studios et bosser avec des musiciens pour faire nos prods. On veut tout faire nous-mêmes. Sur le premier album, on chante les mélodies et on les fait jouer par des zicos. On n’a pas le matos et les connaissances pour faire ça nous-mêmes. Ce deuxième album, musicalement, on l’a fait de A à Z. Mais tu imagines le temps que ça représente d’apprendre à manipuler ces machines ? À l’époque il n’y a pas de tutoriel, il faut qu’on se tape les notices en anglais. On a toutes les meilleures machines, la SP, la MPC, la Groovebox. Mais c’est tout l’argent des concerts qu’on investit là-dedans. Et le temps qu’on apprenne, on se prend deux ans dans la gueule. Nous, quand ça sort, on pense : « les gars, on est de retour. » On se dit que le deuxième album va avoir le même impact que le premier avec tout ce qui est arrivé entre temps : le reportage sur France 3, le Printemps de Bourges, les concerts. Mais il ne se passe rien : plus du tout de concerts, pas de médias, il y a juste nos potes qui nous suivent. Alors qu’on est tous convaincus de cet album : il est encore plus hybride, il nous ressemble encore plus, par les directions qu’on a prises et les choix qu’on a faits.

Produxion Incorruptibl - Incarcération ft. Safia

A : Au-delà de la question du timing, comment tu interprètes le fait que cet album ait moins bien marché ? Il est tout à fait correct et en termes d’énergie, je trouve que ça se rapproche de Sniper ou Psy4 de la Rime, des groupes qui ont du succès à l’époque.

LJ : Sauf qu’à l’époque, on n’a pas d’argent. C’est le moment où il y a de plus en plus de clips. Il fallait avoir du visuel. Nous, on a zéro budget donc zéro imagerie. Je me dis que si on avait eu un clip ou deux, ça aurait changé la donne. On n’a plus non plus de dates de concert, on perd un peu la main sur tout ça parce qu’on s’est enfermés dans nos chambres à travailler sur les machines. Et du coup, on relève la tête et on se dit « merde, comment on fait le reste ? » Il n’y a plus notre manageuse. En fait, on ne s’est jamais intéressés à tout ça. C’était à nous de nous bouger, mais on se bougeait déjà tellement pour l’artistique et pour l’enregistrement…On voulait toujours proposer quelque chose de nouveau, mais ça demande énormément d’énergie. Et forcément, on a négligé l’administratif et tout le reste. Sur le premier disque, on avait Skyrock qui nous suivait. Là, ce n’est plus le cas. Compliqué. On sait qu’on tient une bombe, en tout cas pour l’époque, on tient un truc supra novateur. On a rencontré toutes les tendances. Tu le sens dans l’album : on a joué avec des groupes de ragga, de punk… Dans le disque, il y a tout ça en même temps. Sur le premier, on est un peu figés sur la rue. Le deuxième, on est plus des babas cool : on reste street, mais c’est beaucoup plus ouvert musicalement. Il aurait fallu du visuel pour concrétiser ça, le faire rentrer dans la tête des gens… Je rencontre souvent des gens qui sont nostalgiques de cet album, qui étaient tout seuls chez eux à écouter ça au fin fond de La France. Mais ça reste une minorité, des passionnés.

 

A : Comment évolue le groupe après cet album ?

LJ : Forcément, quand il ne se passe plus rien, il y a des tensions. Des groupes dans le groupe… des choses humaines, en fait. Mais ça continue, on ne se sépare pas. Moi, je me dis : « vas-y, je vais faire un truc solo. » J’enchaîne direct. Après Au large des raisons, je fais un album solo qui sort un an plus tard. Produxion Incorruptibl me suit encore, ils sont avec moi. Mais suite à ce disque solo, j’ai une opportunité de signer chez Universal et là, ça pète tout. Peut-être parce qu’on aurait dû signer tous et pas que moi. Aujourd’hui je comprends. Mais à l’époque, pour moi c’est « je vais signer chez Universal. Allez, salut les gars ! » En gros. « Je vous ramènerai les gars, mais d’abord il faut que je fasse mon truc. »

 

A : Est-ce qu’à un moment Produxion Incorruptibl a existé sans toi ?

LJ : Oui. Après le solo et la signature avec Universal, je quitte le groupe, qui continue sans moi. Mohamed, qui était notre danseur, intègre le groupe un peu à ma place, en tant que MC. La moitié de Produxion est partie avec moi : DJ Koubiak, Vigo des Carpates, Ménouar. Eux restent donc à trois. Ils gardent le nom de Produxion Incorruptibl : c’est moi qui avais trouvé le blase, mais ce n’est pas grave, je suis parti en solo et je n’ai pas la légitimité pour continuer sous ce nom. Le groupe existe d’ailleurs toujours : aujourd’hui, ils ne sont plus que deux, Eric et Tayeb. Mais à cette époque, je passe trois ans horribles, de 2005 à 2008. Eux aussi d’ailleurs. On revient aux salles de répétition. Elles sont séparées par un couloir : eux sont d’un côté, moi de l’autre. Et c’est la guerre froide, on ne se parle plus du tout. On en est presque à se battre par moment. C’est dégueulasse. Puis ils quittent leur salle de répétition, ils font leur studio chez eux. On ne se voit plus pendant des années puis petit à petit on se retrouve à partir de 2015. Et c’est reparti comme jamais : on partage nos souvenirs, on refait des sons ensemble, des barbecues, nos enfants se rencontrent. On a vécu tellement de choses puissantes, on ne garde que ça. Nos erreurs, on en rigole. En fait, c’est très bien que ça se soit passé comme ça. À l’époque, on avait un melon, t’imagines même pas. On aurait pu mourir de nos excès ou devenir beaucoup trop imbus de nous-mêmes. Ce qui s’est passé, c’est le meilleur des schémas. Aujourd’hui, je vis de ma musique : je suis ingé son, je produis, j’ai mon label, je suis signé, je sors mes albums quand je veux. Sans les contraintes médiatiques. Et c’est grâce à ce parcours. Ne pas être passé de l’autre côté, c’est peut-être ce qui nous est arrivé de mieux. Même si à l’époque, je ne t’aurais pas dit ça. [rires]

Lesly Ja - Ma Cité

A : Comment vis-tu l’expérience de ton premier solo, Des grands rien / des petits tout ? Jusque là, tu faisais partie d’un groupe donc il y avait des compromis à faire mais tu devais fournir un couplet par morceau. Là, tu te retrouves seul sur la plupart des chansons.

LJ : C’est vrai, mais en fait, dans Produxion, les moteurs ce sont Eric et moi. Tayeb et Philippe sont là, ils donnent leur avis bien sûr. Mais Eric s’occupe des rythmiques, c’est son truc. Moi, c’est plus les mélodies. Les thèmes, on les choisit à deux. En fait, on est à deux à prendre toutes les grosses décisions. Quand je pars, ce n’est pas une personne parmi quatre qui quitte le groupe, mais plutôt une parmi deux et demi. Et pour ce qui est de l’album, j’ai un mentor qui s’appelle Youssef, qui me suit depuis le départ. Il est avec moi et il m’aide à driver le disque. Je ne suis pas tout seul. Je suis seul en tant que rappeur, mais je suis entouré, je suis conseillé.

 

A : Dans ce premier album, la lumière est forcément plus sur toi, on apprend à mieux te connaître. Tu n’hésites pas à te confier sur ta vie et même à dévoiler une part de ton intimité. Il y a beaucoup de sensibilité, alors que tu es d’une génération de rappeurs pour laquelle ce n’est pas courant. Comment c’est perçu à l’époque ?

LJ : L’album marche bien, il est très bien perçu. Avec du recul, à ce moment-là, je m’éloigne du côté street. J’y reviendrai ensuite, mais sur ce premier album, je suis beaucoup dans l’introspection. Et je crois que ça sort au bon moment. Chez moi, c’est un vrai succès d’estime. Les gens en avaient marre de n’entendre parler que de rue et je propose quelque chose qui reste dans le quartier, mais avec de l’introspection. C’est ça qui attire l’attention d’Universal. Quand je signe, toute la ville est avec moi. On a un autre studio, tout le monde veut y être : ça y est, Grande-Synthe est sur la carte du rap français. Tout va très vite : je sors l’album en avril et je crois que je signe en octobre. Et tout le monde est au courant. J’ai signé, je commence à croiser Joeystarr ou Kool Shen en soirée, je rencontre tout le monde. C’est l’époque des premiers Skyblogs, je me sers de ça pour communiquer et diffuser les infos. Donc tout le monde voit ce qui se passe, il y a de l’enthousiasme autour de ce qui m’arrive. Par contre, forcément ça fâche un peu mes anciens collègues. Il y aussi un fossé qui se creuse avec les puristes. Les fans de La Rumeur ou de La Scred, les gars qui vont dans les open mics… ce n’est pas mon monde. Il n’y a pas d’hostilité mais clairement, on ne se calcule pas.

 

A : Tu signes donc chez Universal. Comment vis-tu ce passage en major ?

LJ : Au début, c’est incroyable parce que je me retrouve dans ce qu’on appelle les conventions. Les conventions, c’est genre des repas sur une île dans le Bois de Boulogne où tu manges à côté de Johnny ou de Booba. La première fois où je vois Booba, c’était dans une convention Universal Bonbon.

 

A : C’est quoi ça ???

LJ : C’est une grosse fête avec tous les artistes d’Universal. Tous les artistes signés sont réunis : je parle avec Louis Bertignac, je suis avec Eddy Mitchell, Sniper, Matt Houston… il y a tout le monde. Et il y a toujours un thème donc là c’est les bonbons, il y a des bonbons partout. En tout cas, je me dis « ouah, j’y suis, ça y est ! » Le mec qui me signe en plus, c’est celui qui a signé Nâdiya. « Et c’est parti pour le show !» [il chante] On me fait miroiter des choses, on me dit qu’on va faire de moi le numéro un. À l’époque, on veut faire de moi le Eminem français. Je signe avec Djam-L, qui a toujours été un satellite de Produxion et qui a fait « Nuff Respect » avec Busta Flex. Tous les mardis, on doit se rendre à Paris, dans le Vème, pour présenter des maquettes. On bosse comme des fous, on ramène des trucs toutes les semaines, même si ce n’est pas forcément terminé. Puis ça valide ou pas : « ça oui, ça non. » Puis on nous en demande de plus en plus. On ne veut pas s’installer à Paris, parce qu’avec toutes les soirées là-bas on se dit qu’on va mourir. Donc on reste en haut et on fait l’aller-retour pour présenter nos morceaux. Ça me permet de voir comment ça fonctionne et si je monte mon label plus tard, c’est grâce à mon expérience chez Universal, où j’ai vu ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Je me fais plein de contacts, je bosse avec Al Peco, Busta Flex, J-Mi Sissoko. Les deux derniers deviendront des amis. Je rencontre Horsek, je rencontre Relic, ils me font rentrer à Skyrock. On commence à me dire : « tu écris bien, écris pour les gens de la Star Academy. » Là, je commence à écrire pour Aurélie de la Star Ac’. Je deviens plus pro et plus technique de ce côté-là. Je comprends mieux le processus d’enregistrement, le drive, ce que c’est un morceau professionnel, un mastering, tout le langage du milieu. Ça m’ouvre plein de portes, il m’arrive plein de belles choses. Mais par contre, aucun titre n’est jamais concrétisé. Ça commence à bouger le jour où on ramène une connerie : un soir, on est torchés, on n’en peut plus, on fait un morceau qui s’appelle « Le Camping de Calais ». On avait vu un reportage de Capital où les gens partaient en vacances à 100 mètres de chez eux, ça nous a inspirés. Le mec d’Universal écoute ça et dit « c’est ça, c’est ce morceau-là ! » En gros, il veut qu’on soit Kamini avant l’heure. Le gars pète le champagne, il nous dit qu’on va être numéro un avec ça. Mais nous on a fait ça pour délirer ! On va jusqu’au bout, on l’enregistre, on a le single tout prêt, on fait un clip, façon vidéo amateur. J’étais censé devenir un Eminem français, finalement je joue le babtou dégueulasse et consanguin, qui colle à tous les clichés sur le Nord. Avec Djam-L, on finit par se dire : « c’est pas nous, on n’a pas signé pour ça. » Et on décide d’arrêter là. Le mec d’Universal pète un câble. Et quelques mois après, Kamini fait son truc. Je me demande ce qu’ils voulaient au départ : est-ce qu’ils m’ont signé en espérant me faire devenir ce personnage ? Au final, Universal nous a donné des avances mais ils ne nous ont jamais demandé de rembourser. Ça s’est fini aussi vite que ça avait commencé.

« Quand je signe, toute la ville est avec moi. On a un autre studio, tout le monde veut y être : ça y est, Grande-Synthe est sur la carte du rap français. »

A : De ces trois ans que tu passes en maison de disques, il n’y a rien qui est sorti ?

LJ : Non, que dalle. On avait un album entier, Attachés à la rue, qui n’est jamais sorti. On n’a pas les droits. Il y en avait même un deuxième, qui est plus bancal. Deux albums que je sortirai peut-être un jour. J’ai peur de les sortir et de me faire niquer après.

 

A : Il doit y avoir un genre de délai de prescription, non ?

LJ : Ouais. Il faut peut-être attendre 70 ans que ça tombe dans le domaine public. [rires] Mais bon je serai mort avant.

 

A : Tu l’as dit, durant cette période tu fais beaucoup de rencontres importantes. Comment tu croises Fred Musa pour la première fois ?

LJ : À l’époque, Djam-L, en tant que compositeur pour Universal, travaille avec plein de monde. Un jour, il y a le groupe Relic qui vient pour bosser avec lui. Tu te souviens d’eux ? Ils avaient fait une chanson sur les mariages, ça avait bien marché. Ils viennent au studio et on sympathise, moi je suis là pour bosser sur mes projets avec Djam-L. Quelque temps après ils ont un Planète Rap et ils nous invitent. Djam-L ne peut pas venir. Je me dis qu’il faut que j’y aille, c’est l’occasion de rentrer à Skyrock, en tant que rappeur que tu aimes ou pas tu aspires à passer là-bas, surtout dans les années 2000. Donc je prends mon sac à dos et j’y vais en train. J’arrive au studio, il y a 80 personnes dans la pièce, je ne connais personne à part les mecs de Relic, qui forcément sont dans leur Planète Rap et n’ont pas le temps de me calculer. Je suis au fond de la salle, ça commence à rapper. À un moment, je vois Zoxea qui pose. Je me dis que c’est la chance de ma vie, qu’il faut que je passe après lui. Je pousse tout le monde et j’arrive à chopper le micro. Jusque-là, tous avaient rappé de la même manière, moi je lâche un freestyle qui n’a rien à voir, tout saccadé. Tout le monde hoche la tête mais se demande ce que c’est ce truc. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose d’hybride et d’original, pour me démarquer. Quand j’ai fini mon couplet, Fred, qui était dans sa cabine, ouvre la porte et me dit de venir. Il me dit : « t’es qui toi ? » Et voilà. Depuis, c’est mon putain de pote, bien au-delà de la musique. On s’appelle pour se dire « je t’adore mon frère ! » Je l’ai fait venir à Grande-Synthe, je vais le voir à Paris. Ce n’est pas une question d’intérêt, je ne lui ai jamais demandé de Planète Rap ou quoi que ce soit. Moi ce que je veux c’est être avec mon ami, ce que je veux c’est être à la Nocturne avec lui, ça me va très bien.

Lesly Ja – Freestyle au Planète Rap de Relic

 

A : Dans cette période également, tu rencontres Chris Gehringer |ingénieur en mastering ayant travaillé, entre nombreux autres, avec Nas, Wu-Tang Clan, Rihanna ou Lady Gaga]. Comment ça se fait ?

LJ : Je suis avec ma meilleure amie à New York, en 2006, je crois. Je veux aller voir les studios de Sterling Sound, parce que c’est mythique pour un fan de rap. On regarde l’adresse et on voit que ça se trouve à Chelsea, dans Manhattan. On y va : on arrive, il y a un marché et tu as un petit ascenseur caché derrière. On hésite puis on rentre dans l’ascenseur, mais il n’y a rien d’indiqué. Il y a un gars qui rentre juste après que nous et il nous demande où on va. On lui dit à Sterling Sound, il nous répond que ce n’est pas indiqué, mais que c’est au huitième étage, il y va aussi. Il nous entend parler français dans l’ascenseur. Il nous dit qu’il rentre de vacances en France, qu’il était à Cagnes-sur-Mer. Truc de fou : mon amie habite justement à Cagnes. L’ascenseur s’ouvre, il nous invite à boire un café. On commence à échanger : il nous dit que c’était la première fois qu’il allait en France, qu’il a adoré, qu’il a passé des vacances sublimes. Il finit par nous demander ce qu’on fait là : je lui explique. Sur les murs tu as les disques d’or, les albums de Nas, du Wu-Tang. Je lui dis que je voulais voir ça de mes propres yeux, être dans ce lieu mythique. Je lui explique que je suis artiste et que mon rêve ce serait de bosser avec les gens de Sterling Sound, mais que financièrement ce n’est pas dans mes cordes. Il me demande : « mais tu voudrais bosser avec qui d’ici ? » Sur les livrets, j’avais vu passer deux noms : Tom Coyne et Chris Gehringer. Mais je ne connaissais pas leur tête. Aujourd’hui tu tapes les blases sur Google et tu as direct des photos, mais à l’époque ce n’était pas le cas. En tout cas, je lui donne ces deux noms. Et il me répond : « Chris Gehringer c’est moi et on va bosser ensemble. » Et depuis, c’est pareil que Fred : c’est devenu un ami et je fais tous mes masters avec lui. En 2009, pour mon anniversaire et il m’a offert le mastering de mon Black Album comme cadeau. Sachant qu’ils facturent 300$ par titre, ça fait un beau cadeau ! Depuis, à chaque fois que je vais à New York, je lui rends visite. Une fois je suis tombé nez-à-nez avec Q-Tip, une autre fois Chris était en train de s’engueuler avec Rihanna au téléphone.

 

A : À la fin de ton passage chez Universal, tu montes une structure avec Djam-L, Lordz Records.

LJ : En fait, ça existait déjà quand on était chez Universal. On l’avait déjà montée, Djam-L, RJ.One et moi.

 

A : Tu peux revenir sur le parcours de Djam-L ? Je crois qu’il avait sorti un maxi de new jack au début des années 1990.

LJ : La famille de Djam-L, c’était un peu comme les Jackson 5 à Grande-Synthe. Ses frères, ses sœurs, tout le monde est dans la musique. Djam-L c’est le petit, donc c’est Michael Jackson. C’est marrant d’ailleurs, il s’habillait comme lui quand il était petit et il faisait des concerts Michael Jackson. En tout cas, cette famille, on l’a toujours admirée et prise comme exemple. Quand on démarre Produxion Incorruptibl, Djam-L est déjà en place, il a déjà signé avec un label. Il sort un maxi vinyle en 1995, c’est la première fois qu’on voit ça chez nous. C’est du new jack swing, dessus son DJ c’est Veekash. À l’époque, Djam-L est signé sur le même label qu’A Free K, je ne sais pas si tu te souviens de ça, « Sans préservatif tu vas paniquer » ou un truc comme ça [« Sans préservatif il faut surtout paniquer »]. Djam-L, ça a toujours été un grand frère pour moi. Il nous a suivis, avec Produxion. Nous à Grande-Synthe on est les pionniers du rap, mais lui était là avant nous, dans le new jack swing. Comme il avait de l’expérience, il nous aidait sur les prods notamment. Sur notre premier disque, il fait « Trop jeune pour mourir », sur le deuxième il fait « Le Relais ». Et après, quand je fais mon album solo, c’est lui qui me prend par la main et qui me dit : « vas-y, je crois en toi, on va à Paris pour présenter ton disque.» Il me fait profiter de ses réseaux, il me présente un directeur artistique d’Universal. Il pose la première pierre de tout ce que je ferai ensuite. C’est un mentor pour moi, à vie. D’ailleurs on fait un grand concert le 15 novembre à Grande-Synthe, on va inviter tout le monde [l’interview a eu lieu en juin 2024].

Djam - Une Soirée d’enfer

A : C’est sur Lordz Records, justement, que tu sors Black Album en 2009. Tu peux expliquer un peu le choix du titre ? Forcément ça fait penser à Metallica ou à Jay-Z.

LJ : En fait, ce titre je ne l’ai pas vraiment choisi. Quand l’histoire avec Universal capote, il y a deux albums qui ont été faits comme je t’ai dit. Il reste aussi quelques titres qu’on n’avait pas finalisés, mais qu’on sentait bien. Moi je suis chaud, je pète un cable, je veux sortir un disque. Je veux garder le titre prévu, Attachés à la rue. Djam-L se méfie, comme on vient juste de rompre notre contrat il veut attendre avant de sortir un album. Je lui vends donc le truc comme ça : on a déjà sorti une mixtape en 2007 donc faisons un black album, une sorte de projet intermédiaire, un album qui n’en est pas un. D’où le titre. Mais ça n’a rien à voir avec Metallica ou avec Jay-Z, même si c’est son album que je préfère. C’était une façon de sortir quelque chose.

 

A : À cette période, tu as aussi animé une émission radio.

LJ : En fait, vers 1993, sur une radio qui s’appelle Radio Rencontre, il y a une première émission rap, L’Écho du ghetto. Elle est animée par des activistes de l’époque, c’est enregistré le dimanche matin. Avec Produxion Incorruptibl, on est souvent invités. J’aime bien cette énergie, c’est local, c’est une radio associative, c’est cool. Cette émission s’arrête au bout de quelques années. Et en 2007, avec RJ.One, on se dit qu’on aimerait bien recréer cette énergie. Du coup, on écrit un projet d’émission et c’est accepté. On a un créneau tous les mercredis soir de 20h à 22h. Ça s’appelle Génération underground et ça dure sept ans. Chaque semaine, on a un invité différent. Ça peut être un local, un régional, quelqu’un de Marseille ou de Paris. Tous ceux qui ont des concerts à Bruxelles ou à Lille, on les reçoit : L’Skadrille, La Fouine, Samat, Flynt… On a tous les gens de l’époque. C’est magnifique. C’est une émission qui ne fait que grandir et au bout de quatre ans, on a un autre lieu pour enregistrer, en sous-sol d’un bar. Et là, tous les mercredis soir, 80 à 100 personnes viennent assister à l’émission. On a une application où les gens peuvent interagir en direct… Pour nous, c’est dingue, alors qu’on est en 2010 et qu’on n’est pas Skyrock. On a un système de podcasts avant l’heure, donc tu peux réécouter les émissions. Ça dure jusqu’en 2013. Et on se sépare pour des bêtises. Parce que RJ.One commence à être dans un état d’esprit « c’était mieux avant, je ne vais inviter que des anciens. » Et moi, je pense qu’il faut donner la chance aux nouveaux. On ne se comprend plus et ça s’arrête. Ce qui est marrant, c’est qu’à l’époque, dans Lordz, RJ.One, Djam-L et moi, on faisait des émissions de radio, des soirées presque tous les samedis et bien sûr du rap. Aujourd’hui, RJ.One a une émission de radio, Djam-L fait des soirées et moi je continue le rap.

 

A : Après Black Album en 2009, tu vas accélérer en termes de productivité, Tu vas sortir des albums beaucoup plus régulièrement et notamment des doubles albums. Pourquoi ce choix de faire des double albums ?

LJ : 2Pac – All Eyez on Me. C’est mon album de chevet, mon exemple absolu. Toujours ce côté mélodique, cette musicalité, avec de vrais instruments. Ce choix des double albums, ça ne tient qu’à 2Pac en vrai. J’ai toujours rêvé de faire mon All Eyez on Me à moi. [rires] Je l’ai tenté plusieurs fois et l’un a vraiment bien marché, ce dont je suis fier.

 

A : Tu parles duquel ?

LJ : Black Friday [sorti en 2014]. C’est mon album de référence. Il marche bien en streaming et une grande partie de mes revenus liés à ma musique est due à cet album. À ce moment-là, je me suis séparé de Djam-L et de Lordz et pour la première fois je suis vraiment tout seul. Et ça fonctionne.

Lesly Ja – Porno, poker & jeux vidéo.

A : Justement, il y a toujours beaucoup d’invités sur tes albums. Même en solo, tu restes dans une dynamique qui est très collective.

LJ : Exactement. Je suis né d’un groupe. Je ne peux pas me séparer de la street, je ne peux pas me séparer de ce vivier d’artistes. J’ai toujours besoin de retrouver de nouvelles énergies. Ces nouveaux artistes, je vais les faire bénéficier de mon expérience, mais eux vont me donner la fraîcheur de l’instant. Donc je suis toujours à l’affût. Et j’ai la chance de travailler dans ce milieu, d’être ingé son et de voir les talents. C’est le même ratio qu’avant : sur 100 rappeurs, il y en a toujours cinq qui sont bons et j’ai la chance de les côtoyer. Le jour où je dirai que c’était mieux avant, je m’arrêterai. Je fonctionne à ma petite échelle comme Michael Jackson ou Madonna : je vis avec les producteurs de l’époque, je me repositionne artistiquement par rapport à ce qui se fait maintenant et ce qui est frais.

 

A : Je trouve ça très positif, parce que j’ai l’impression qu’il y a pas mal de rappeurs de ta génération et des générations avant qui soit vivent sur leur gloire passée, soit ont disparu parce qu’ils n’ont pas voulu évoluer. C’est cool d’avoir l’humilité de se dire qu’il y a des choses à apprendre de la nouvelle génération.

LJ : Dans la musique, tu as toujours des choses à apprendre, comme dans ta vie de couple, ta vie de tous les jours, tes amitiés. C’est un renouveau permanent. J’adore l’époque d’avant, je la vénère même. Et mes classiques ne bougent pas. Mais il y a autant de belles choses aujourd’hui. Il faut trier un peu plus, mais à l’époque, on triait aussi. Là, je commence un peu à entendre des choses dans lesquelles je ne me reconnais pas. Mais j’espère encore durer un peu et garder cette énergie.

 

A : Ton dernier album en date est en duo avec OJA et s’appelle Les Étoiles de mer observent les étoiles filantes. Est-ce que tu peux expliquer ce titre assez original ?

LJ : En gros, nous, on dure, on est en place, on ne bouge pas. On reste terre à terre, on n’est pas en train de rêver, on ne s’invente pas une carrière, on fait notre rap. On ne cherche plus à être des stars. On regarde les étoiles filantes mourir une à une. Elles arrivent aussi vite qu’elles partent. Voilà pour le concept. OJA, c’est un de mes petits, je le connais depuis 2002. Je l’ai toujours drivé et pendant le premier confinement on s’est dit : « vas-y on fait un album ensemble. » Et là on continue, on va faire un deuxième album, un dix ou onze titres pour l’année prochaine. Au-delà de ce projet en duo, mon idée c’est également de refaire un solo. Mais c’est compliqué d’être performant mais surtout de trouver le temps : quand tu es quadra, tu as l’impression qu’il passe beaucoup plus vite. Donc oublie All Eyez on Me, là un double album ça ne rentre plus dans mes cordes. Mais je vais quand même essayer de faire un album simple et qualitatif.

« Le jour où je dirai que c’était mieux avant, je m’arrêterai. »

A : Tu peux parler du travail d’accompagnement que tu fais pour des jeunes artistes de ton coin ?

LJ : Je suis responsable du Lieu musical à Grande-Synthe [lieu précédemment évoqué et dédié à la création musicale, avec salles de répétition et studio]. C’est exactement là où je rêvais d’entrer avec mon groupe et aujourd’hui j’y travaille. La démarche d’accompagnement est un peu différente avec chaque personne. Parfois, ça part d’une page blanche : donc, le gars qui n’a jamais écrit, je le fais écrire, je lui apprends à poser, je l’enregistre, je le mixe, je le masterise, je lui mets son son sur les plateformes et je l’aide à faire un clip. Et après, je lui dis : « vas-y, fais ta carrière. » Il y en a qui sont plus avancés dans leur développement, je vais juste les enregistrer et les masteriser, certains je ne vais que les mettre sur les plateformes… Chacun a une avancée différente, mais moi, je veux pouvoir fournir un petit tremplin à ma manière. Je ne suis pas producteur de maisons de disques, je veux juste aider à l’impulsion de quelque chose. Et après, j’ai des affinités aussi avec certains. C’est vrai quand les petits font de la musique à la Naps ou à la Jul, j’ai plus de difficultés. Je connais les tiroirs, je sais comment utiliser l’autotune, mais je suis moins sensible. Je n’ai rien contre ce rap, mais c’est moins ma came. Je le fais quand même, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de barrière, tu viens, tu me sollicites pour quelque chose, je t’aide. Je suis référencé comme un studio spécialisé dans les musiques urbaines : il y en a quelques-uns qui sont identifiés comme ça dans les Hauts-de-France et j’ai la chance d’en faire partie. Ben PLG a commencé chez moi, comme toute l’équipe de Gradur ou Krilino. Tous ces petits, je les ai vus démarrer et maintenant, ils font leur chemin. Il y a aussi un label qui est associé au Lieu musical, LME Recordz. C’est un label en musiques dite électrifiée. Tu peux y trouver du rap, du rock alternatif, de la musique marocaine traditionnelle… Il y a un autre truc : en 2009, j’ai signé chez Believe alors qu’à l’époque, leur équipe c’était juste trois clampins. Aujourd’hui, c’est le numéro un du numérique. J’ai signé un contrat à vie avec eux sans savoir ce que ça allait devenir. Pour moi, c’était juste par dépit, il fallait que je trouve un autre distributeur. Mais comme j’ai signé chez eux très tôt, j’ai eu la chance d’avoir un contrat à vie. Maintenant, ils ne le font plus, mais au départ, ils n’avaient pas de clients, donc il fallait qu’ils trouvent des alternatives. J’ai pu signer avec le nom du label, LME Recordz, donc je peux produire tous les petits de chez moi. C’est un sacré avantage. Avant, on se checkait, mais aujourd’hui tout se paye. Les petits, quand ils ont payé le studio, ils ont payé les prods, il ne reste plus grand-chose. Donc si je peux les faire bénéficier de quelques avantages, c’est gagné.

 

A : C’est quoi les avantages ?

LJ : Si tu es un artiste et que tu veux sortir ton projet, être en streaming chez Spotify, chez Deezer, tout ça, tu dois payer les services. Tu vas payer, je ne sais pas, 60€ chez Deezer, 60€ chez l’autre et ainsi de suite. Pour moi, grâce à Believe, c’est zéro. Ils mettent le truc partout. Ils placent le projet et ils le rendent visible. Ils vont te mettre en avant sur les plateformes de streaming.

 

A : Est-ce que programmer des concerts fait également partie de ton rôle ?

LJ : Non. Tout ce qui est diffusion, ce n’est vraiment pas mon rôle. Je suis dans la discographie : je peux t’aider à faire ton disque, à trouver l’infographie, à faire des clips, à faire l’enregistrement, le mastering. Ça, c’est ma spécialité. Mais après, pour tout ce qui est scène, je fais un peu de coaching mais ça, c’est des plans à côté. Mon boulot principal s’arrête quand tu as sorti ton album. Après, je passe le relais à des gens qui savent mettre les artistes en diffusion sur scène. C’est un peu paradoxal, parce que j’ai fait tellement de scènes… D’ailleurs aujourd’hui c’est ce que j’aime le moins.

 

A : Faire des scènes ?

LJ : Ouais, ça, je pense en avoir fait le tour. On a fait deux concerts l’année dernière, mais il a fallu me traîner. Alors que c’était grandiose, c’était sold out et les gens connaissaient les paroles mieux que moi. Moi, avec l’âge, j’aurais besoin d’un prompteur. [rires] J’ai fait tellement de morceaux que j’en ai oublié certains. Mais oui, aujourd’hui, ça ne me plait plus. Je préfère laisser une trace discographique. J’ai l’impression d’être plus utile là plutôt que de dire en concert : « regardez, vous aimez ce que je fais, les gars ? » Je ne veux pas qu’on me regarde, je préfère qu’on m’écoute.

 

A : Du coup, le 15 novembre, c’est ton concert d’adieu ?

LJ : Un peu oui. Je ne peux pas trop le dire, mais je le prends comme ça. Je le prends un peu comme un… Comment on appelle ça ? Un jubilé ?

 

A : Oui, c’est ça. L’adieu à la scène.

LJ : Oui, voilà, une grosse fête où tous ceux qui ont participé à ta carrière sont là. Pour moi, c’est un grand challenge de réussir à organiser ça. Sauf que pour l’instant, la grosse interrogation, c’est que tout le monde a répondu présent sauf Produxion Incorruptibl. Oui, on s’est retrouvé en 2015, mais là on se reperd un peu de vue : les aléas de la vie. Mais pour l’histoire il faut qu’ils soient présents. Je n’imagine pas faire ça sans eux. Donc, je vais essayer de me battre pour qu’ils soient là. Comme toujours, de toute façon, la musique, c’est toujours un combat, c’est le milieu de la démerde et de la débrouille. Il n’y a jamais rien d’acquis… surtout quand tu n’es pas une méga star. Ce que je ne suis pas du tout. Je suis juste un personnage local.

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