Kimto et L’Océan
Un album marquant, un second mitigé et un dernier avorté : Less du Neuf aura laissé une certaine empreinte sur le rap hexagonal. Silencieux depuis des années, Kimto a sorti il y a quelques semaines son premier disque solo : L’Océan. Un album inattendu et singulier.
Abcdr : Tu disais récemment avoir fait deux albums et demi avec Less Du Neuf : tu peux nous expliquer ce qui s’est passé ?
Kimto : J’avais pris beaucoup de plaisir à faire Tant qu’il est temps, le deuxième album de Less du Neuf. On s’était émancipés de Doeen’ Damage avec qui ça ne s’était pas bien terminé. Sur l’exploitation, je commençais à être fatigué moralement, je supportais de moins en moins certaines choses internes au groupe. Pendant l’enregistrement du troisième album, j’ai eu un déclic. L’espace de liberté qu’était le rap au départ était devenu une prison. JP avait d’autres désirs artistiques et humainement on partageait de moins en moins de choses. Tout ça n’avait plus de sens. Du coup, pendant l’enregistrement, j’ai décidé de quitter l’aventure. Ça n’a pas été une décision facile à prendre. Mais le temps aidant, cette décision a été salutaire. J’ai pu trouver un travail, je me suis retrouvé avec une vie plus équilibrée. J’ai redécouvert le rap par plaisir, j’ai acheté un peu de matos pour apprendre à faire du son, ce qui était nouveau pour moi.
On a commencé à échanger avec Luisinho vers 2007, on a développé une vraie complicité et maquetté des premiers titres. En 2010, mon frère et ami d’enfance Nina Kibuanda m’a invité à enregistrer un morceau pour son album. J’ai rencontré à cette occasion Ben Bridgen, qui est ingénieur du son et musicien. Quand j’ai écouté le rendu de la chanson, je me suis dit que c’était lui la troisième personne qu’il me fallait pour réaliser mon album. Il bossait sur de la pop généralement, mais il a relevé le défi et on a bossé ensemble. Tous les trois-quatre mois j’allais le voir quelques jours pour avancer sur ce projet.
A : Ce sont ces rencontres relativement récentes qui t’ont redonné un certain goût pour le rap ?
K : Cette dynamique s’est installée au fur et à mesure. C’est à partir de 2010 que je me suis dit que j’allais pouvoir faire un album. Je savais par expérience que je voulais faire un disque avec relativement peu de titres. J’avais des textes de côté depuis quelques années, je les ai retravaillés, d’autres ont été écrits d’une traite. Au final, la préparation de l’album s’est étendue sur dix ans. Même si au départ, je ne le savais pas.
A : Ton album est marqué, notamment, par un grand éclectisme dans ses atmosphères musicales. C’est un point sur lequel tu as volontairement voulu insister ?
K : Oui, déjà à l’époque de Less du Neuf, c’est une direction artistique que j’appréciais. J’aimais ne pas être enfermé dans une seule esthétique musicale. J’aime la musique en général et j’ai des goûts assez variés. Un morceau comme « Matins ordinaires » je le trouve plus new-yorkais, « Tonton du café du commerce » il sonne aussi très D.I.T.C. J’aime aussi les ambiances plus funky, je voulais qu’il y ait également de la lumière et du sourire. Tu retrouves ça sur « Ton satellite » ou « Tant que je respire » qui sont des moments chaleureux.
A : Quelle a été la genèse de « Comprendrai-je un jour ? »
K : C’est un gros chagrin d’amour, une aventure qui a duré longtemps et a été vraiment douloureuse. Je devais avoir vingt-sept piges quand j’ai écrit ce texte. J’ai un peu évolué au niveau de ma compréhension de l’amour, les années sont passées, mais à cette époque j’étais dans une forme de flou.
Ce texte, je l’avais écrit sans musique à l’époque, un peu sous la forme de poésie. Il est resté très longtemps dans un tiroir et un jour Luisinho m’a proposé une petite mélodie et j’ai posé une première version. Mais je voulais peut-être : du genre piano-voix. Du coup j’ai demandé à Ben Bridgen, qui est pianiste de formation, de jouer dessus. C’était intéressant d’avoir quelque chose de très minimaliste, qui soit différent des codes classiques du rap.
« Brave » est extrait du troisième album de Less du Neuf. Mais cet album n’a jamais été déposé, je n’ai jamais signé le moindre dépôt ni déclaration. C’est un texte que j’affectionne particulièrement et j’ai décidé de me le réapproprier.
A : Tu dis sur « Tonton du café du commerce »: « Je crois plus ou moins le contraire de tout ce qu’on dit… »
K : À un moment donné, en voulant essayer de comprendre le cas Dieudonné, j’ai commencé à fouiller et à faire travailler mon libre arbitre et mon bon sens. J’ai fait pas mal de découvertes et ma grille de lecture de ce monde a évolué. Elle a également rejoint certaines de mes intuitions. Aujourd’hui, j’ai une tendance à me méfier de ce qu’on me raconte et à essayer de recouper les informations avec la presse étrangère, avec des médias alternatifs. Ce morceau est un scénario, il y a beaucoup d’humour noir. C’est aussi un recueil de citations politiquement incorrectes, à la limite de l’hérésie.
« J’ai écrit cet album comme si c’était le dernier et j’espère le faire voyager le plus longtemps possible. »
A : Sur « Amen », tu dis « il a fallu que j’aille creuser dans les tréfonds des contradictions, quelque chose ne tournait pas rond« . Tu considères que ce morceau fait écho à l’autre ?
K : Oui, si « Tonton » reflète une certaine colère, « Amen » c’est plutôt l’urgence de comprendre les enjeux profonds de ce qui peut se passer aujourd’hui. On vit une période très sombre, similaire aux années trente. C’est affreux de voir combien la presse peut être partiale parfois, particulièrement quand il s’agit de parler de l’islam et des amalgames qui sont faits. Cette vague de désinformation participe à trouver des boucs émissaires qui n’ont pas le pouvoir de nuisance qu’on leur prête. Il faut arrêter de jouer le jeu de l’antiracisme institutionnel, c’est une vaste fumisterie. On est en train de créer des clans, des petites minorités qui prennent le pas au détriment du plus grand nombre qui subit cette situation. « Amen » c’est tout ça.
A : Tu rappes en portugais sur un morceau : « Fica a saber ». C’était une démarche importante pour toi ?
K : Important…. [Il s’arrête] Disons que j’ai eu la possibilité de le faire. Je suis un rappeur français d’origine portugaise mais j’ai fait du rap français pendant vingt ans et ma maîtrise du français est supérieure à celle du portugais. C’est ma langue de pensée, ça fait vingt-cinq ans que je suis ici.
Je ne suis pas dans une relation idéalisée du Portugal et des Portugais. C’est un peuple chaleureux, on a plein de bons côtés mais il en a aussi des mauvais. Notamment ce petit racisme envers les portugais de l’étranger qui te rappellent que tu n’es pas tout à fait d’ici. Ce morceau est une lettre un peu sévère, adressée aux portugais du Portugal. Ça prend un peu à contre-pied l’image du rappeur qui rend hommage à son bled avec nostalgie et amour. Mais j’ai toujours été comme ça. Tu écoutes « L’étranger » ou « Fils d’immigré », je n’ai jamais fait de généralités sur les autochtones de France. J’ai toujours essayé d’être juste et nuancé, en tout cas par rapport ce que je sais et ressens.
A : Qu’ambitionnes-tu pour cet album ?
K : Je l’ai écrit comme si c’était le dernier et j’espère le faire voyager le plus longtemps possible. J’ai eu beaucoup de chance. J’ai été entouré de personnes très généreuses, il y a eu très peu d’histoires d’argent. Cet album, je l’ai mûri très longtemps et aujourd’hui j’espère trouver un DJ pour faire quelques concerts. Je ne suis pas en quête de visibilité à tout prix, j’ai aussi envie de laisser parler la musique, de rendre l’importance de la qualité par rapport à la quantité. On vit une époque où il est devenu normal de se lasser rapidement. J’ai envie de lutter contre ça en essayant avant tout de faire de belles chansons, à même de s’inscrire dans le temps. Petit à petit, j’arrive à avoir des contacts de gens qui sont touchés par ce que je fais. J’ai quelques rendez-vous pour essayer d’illustrer des chansons, je sais que c’est important pour la vie de ce projet de lui donner de l’image. On va essayer, humblement, parce qu’il n’y a pas les moyens derrière.
A : Tu peux nous expliquer quelle démarche tu as suivi pour le financement de ton album ?
K : Toutes les étapes se sont incroyablement bien enchaînées. Mon pote Nina Kibuanda était en contact avec un site de crowdfunding et il a insisté pour que je suive, moi aussi, cette démarche. Il savait que je n’avais pas de moyens pour faire ce disque… J’ai écrit un argumentaire et négocié avec la responsable de ce site et on s’est assez rapidement mis d’accord. J’ai mis le disque en contribution et ça m’a permis de compléter ce qu’il me manquait pour payer le mastering et presser les disques. C’était important pour moi d’avoir les disques et de pouvoir les vendre sur la longueur. Juste avant de partir au Portugal, j’ai réussi à trouver une distribution pour les placer un peu partout en France. On a fait une petite sortie, sans grande visibilité commerciale, mais on a quand même eu quelques belles surprises, des retours et des gens qui en parlent.
A : Quel regard tu portes aujourd’hui sur le rap ? Tu en sembles plus détaché que jamais ?
K : C’est vrai, même si c’est quelque chose qui m’a beaucoup apporté. Je n’ai pas envie de me couper complètement de ce milieu, même si je n’ai pas beaucoup de temps et que pas mal d’autres trucs m’intéressent. Il y a beaucoup de choses assez légères, toujours dans cette veine du complexe d’infériorité français, de transposition de la culture américaine. Et aujourd’hui ça continue. Mais c’est normal, on a grandi comme ça, les médias nous ont conditionné à être de petits Américains. J’ai décroché très jeune de cet aspect-là, même si je continue à écouter et kiffer. Après, l’image et ce que ça véhicule, ça continue à me faire gerber et je considère que ça contribue à diluer l’intelligence des jeunes, tout dans le matérialisme, l’imagerie et la consommation. Mais c’est à l’image du monde et de la façon dont il évolue.
Du rap d’adulte, ca fait plaisir !
Alain Soral approves this message !
J’ai agréablement été surpris par ce skeud, et un discours auquel j’adhère à 100% donc cette interview express fait plaiz. Merci les gars, surtout qu’on en a très peu causé sur le forum
Yess, pris sur itunes,un album chaleureux et mélodieux, beaucoup de plaisir à l’écouter. Merci pr cette itw, et pourvu que Kimto accompagne cet opus par des scènes!!
Tout à fait !
« Crowdfunding », non ?