Kiefer,  anxieux et heureux à la fois
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Kiefer, anxieux et heureux à la fois

Producteur et multi-instrumentiste aux ambitions cachées, Kiefer a réalisé son deuxième album HappySad cette année, et par la même occasion, confirmé l’étendue de son talent.

Photographie : Eric Coleman pour Stones Throw Records

La “Cité des Anges” est une fabrique à rêves. Elle illumine nos yeux à la vue de ses étoiles jonchées au sol. Elle berce nos illusions à l’imagination d’une carrière accomplie dans les studios de Paramount. Elle cajole nos idées les plus inavouées, une baraque sur les hauteurs de Calabasas avec Drake pour voisin présent à notre prochain barbecue. Los Angeles a un penchant malsain pour façonner rêves… Ou plutôt, projeter des signes à tout-va pour nous noyer sous ses écumes de culture populaire. Écrasante, névrotique, étouffante, Los Santos est une ville gigantesque ouverte par mille et uns réseaux routiers indispensables pour la parcourir. Sous ses airs anxiogènes, les acteurs de la scène musicale font respirer Los Angeles de manière remarquable. Ces dernières années, la scène tout entière est caractérisée par le croisement. Les musiques se mélangent. Les artistes se rencontrent. Reconnus et méconnus se morfondent. Et les étiquettes se décollent sans théoriser sur le genre. Rencontre avec Kiefer, un pianiste multi-instrumentiste enfin bien dans sa voie, à l’intersection de beaucoup de choses.


Abcdr du Son : C’est la première fois que tu visites Paris n’est-ce pas ? Comment trouves-tu cette ville ?

Kiefer : Je viens de Los Angeles, là-bas, quand tu te balades dans la rue, il n’y a pas énormément de personnes à moins d’aller à des endroits spécifiques. J’aime évidemment Los Angeles, mais j’adore me rendre dans des villes comme New York, Tokyo ou encore Londres, dans lesquelles tu te balades par hasard, tu tombes sur des gens sympathiques, de bons restaurants, et Paris est ce type de ville. Je croise des cultures différentes et de ma tournée européenne, cette ville est une des plus belles avec Berlin et Londres.

A : Tu vois une grande différence entre ces villes européennes et Los Angeles ?

K : Complètement. La première différence évidente est l’architecture. À Los Angeles, une grande partie de la ville a été construite récemment dans les années soixante, en un sens, c’est encore tout neuf. Comment les rues sont agencées, les immeubles… Là-bas, tu as absolument besoin d’une voiture et tu ne trouves pas non plus de chemin de fer. Pour l’histoire, à L.A. tous les chemins de fer ont été retirés. D’ailleurs, pour faire un court aparté sur l’histoire des transports publics des États-Unis, dans les villes plus anciennes, New York, Chicago, San Francisco, tu peux trouver des chemins de fer à n’importe quel endroit. Au début des années quatre-vingt-dix en Californie, tu pouvais en voir partout. En parallèle, les compagnies automobiles ont commencé à prendre de plus en plus de poids, et pour faire le plus de marges et obliger les citadins à acheter des voitures, elles se sont alliées pour racheter tous les chemins de fer et les sortir de la ville. Du coup, à Los Angeles tu n’as plus de transports publics et personne n’a tenté d’y remédier. Maintenant, à chaque fois que je visite une autre ville, je remarque ces rails, elles font partie du paysage et je me demande toujours “Pourquoi nous n’avons pas ça ?”

A : Los Angeles me donne souvent la sensation d’être une ville construite indépendamment des gens, souvent au profit des promoteurs immobiliers. Comme si dans l’aménagement de l’espace, la valeur humaine n’est jamais prise en compte, comme à l’image de la taille démesurée des trottoirs pour le faible nombre d’habitants au kilomètre carré, ou encore comme le réseau des transports publics inefficace. Pourtant, musicalement, Los Angeles est une ville bouillonnante, toutes les scènes se mélangent, comment pourrais-tu décrire cette scène musicale ?

K : Depuis cette dernière décennie, la scène musicale de Los Angeles est fondamentale. Comme la ville est le cœur de l’industrie du divertissement, elle a toujours su drainer les meilleurs musiciens du monde. Dans les années soixante, Los Angeles était reconnu comme l’endroit où les plus grands musiciens de sessions se retrouvaient. Ils enregistraient pour les musiques de films, la télévision… Pour les artistes en préparation de leurs tournées, il fallait former des groupes de musiciens et les plus talentueux étaient basés à Los Angeles. Juste derrière tu avais New York. Ce rapport existe encore aujourd’hui, admettons que Katy Perry veuille commencer sa tournée, elle commencera par chercher à Los Angeles, tous les musiciens sont là-bas. Si tu veux trouver des musiciens de ce style, jouant dans les plus grands groupes internationaux de la musique pop, ils sont tous aux alentours de North Hollywood. Si tu vas à North Hollywood, que tu tombes sur une séance d’improvisation dans un bar, tu pourras rencontrer une centaine de musiciens incroyables en train d’improviser tous les styles possibles. C’est tout juste incroyable, et ça, il faut te mettre à l’esprit que c’est seulement une portion de la scène musicale. Si tu te balades du côté de Highland Park, le quartier où je vis, la “Beat Scene” est très active. Ensuite, tu peux te retrouver à Lincoln Heights au Low End Theory [Le Low End Theory était une boîte de nuit initiée par Daddy Kev, fondateur du label Alpha Pup Records, où une fois par semaine, toutes les scènes instrumentales de Los Angeles, hip-hop, électronique, jazz, avaient pour habitude de se produire, NDLR], qui a récemment fermé, mais il était courant de voir sur scène Flying Lotus et Thundercat jouer des choses fantastiques. Puis, tu as aussi le centre-ville, tu peux trouver des sessions d’improvisation de jazz avec les meilleurs musiciens de la ville, semaine après semaine, qui se produisent sur scène. Ce que je trouve formidable, dans mon entourage, certains de mes amis font partie des trois scènes, et il faut bien garder en tête, je t’en ai présenté seulement trois alors que je pourrais facilement t’en recenser encore une vingtaine comme la scène punk-rock. Je pense vraiment qu’être le centre économique de l’industrie du divertissement a permis de matérialiser une sorte de diaspora musicienne avec un désir plus grand que de seulement produire de la musique pour des films, la télévision, ou encore faire des tournées pop internationales.

A : D’ailleurs, ce que tu dis est une des raisons qui font que j’apprécie autant To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar. En plus d’avoir mis la lumière sur toute une partie de la scène jazz de Los Angeles, je pense que cet album est aussi une photographie sincère de sa pluralité musicale, les artistes ne sont pas cloisonnés par les genres.

K : J’en tire la même conclusion. Après la sortie de cet album, une multitude de musiciens ont été mis en avant, on a commencé à nous regarder différemment [À l’instant précis de cette interview, les enceintes du bar laissent échapper la voix criarde de Kid Capri : “New Kung-Fu Kenny !”, pour annoncer le titre “ELEMENT.” de Kendrick Lamar, ce qui laisse Kiefer assez surpris par la coïncidence, ndlr.] Je suis sans mots… Ce morceau est terrible. Mon ami Ricci a produit le morceau [Ricci Riera est crédité avec Sounwave et James Blake comme producteur du titre, NDLR], il a les meilleurs drums que tu puisses trouver. [Imitant les bruits de la batterie] Quand je travaille avec un producteur comme Ricci Riera ou encore DJ Khalil, ils ne se soucient pas du genre musical ou de l’étiquette accolée à ta musique, ils se préoccupent avant toute chose de la musique. Dans un sens, To Pimp a Butterfly a aussi souligné cet aspect de la contribution. Les musiciens de jazz se sont rendus compte que leurs talents pouvaient être utiles dans les deux scènes, jazz et hip-hop. Quand je suis arrivé à Los Angeles, à l’époque, tu avais quelques noms capables de naviguer habilement entre toutes ces frontières, Thundercat, Austin Peralta, Ronald Bruner Jr., Terrace Martin… Désormais, tu en trouves beaucoup plus.

Kiefer - « AAAAA »

A : Par la même occasion, c’est une des choses que j’apprécie dans ta musique. Tu sembles être à l’intersection de plein de choses. D’un côté, un apprentissage de la musique très classique à travers le jazz, et de l’autre, une influence évidente de la “Beat Scene”. Même la manière dont tu tournes tes productions, ta façon de jouer au piano par-dessus me fait penser à ce que faisait Robert Glasper à ses débuts, et en plus, tu infuses une touche importante de musique électronique. Tu arrives à garder une cohérence dans des mondes éparpillés.

K : C’est pour ça que je fais de la musique. J’aime réfléchir à la différence entre “Qu’est-ce que je fais ? » et « Comment je le fais ?” Je voulais faire ce que Robert Glasper faisait, mais la question primordiale pour moi était de savoir comment j’allais le faire autrement. J’aime l’idée de faire du piano au-dessus de ces bouts de morceaux, Robert Glasper est à la genèse d’une grande partie de mes idées avec James Poyser, ce sont deux pianistes fabuleux. J’ai commencé à faire du piano à l’âge de mes trois ou quatre ans, mon père m’a transmis sa passion, il faisait du piano blues, un style très lié au gospel avec des influences du jazz, un mélange entre Dr. John et Gene Harris, certainement ses deux plus grandes influences. Par la suite, j’ai eu des cours de musique classique, mais j’en ai peu fait, je devais avoir entre neuf et douze ans et je n’ai jamais compris l’intérêt. En réalité, je suis assez fainéant, j’aime faire seulement ce qui me plaît. Même si ces cours peuvent être instructifs, quand tu joues un instrument de musique à cet âge, je n’y voyais aucun sens, mais ça m’a permis d’être bon en jazz car je m’y suis consacré pleinement.

« J’aime réfléchir à la différence entre “Qu’est-ce que je fais ? » et « Comment je le fais ?” »

A : Cette transition entre jouer du piano solo, et jouer du piano par-dessus tes productions, à quel moment est-elle venue ?

K : J’ai commencé à produire sur Garage Band à l’âge de douze ou treize ans pour m’amuser. Au lycée, j’ai continué, et à l’université j’ai commencé à utiliser des machines électroniques chaque jour. Après avoir décroché mon diplôme, je m’y suis consacré entièrement trois à quatre heures par jour. Les deux années suivantes ont été déterminantes. En plus de réaliser que la musique n’était pas qu’un simple passe-temps, je me suis efforcé d’aller chez mes amis musiciens chaque semaine pour apprendre d’eux. Mndsgn, Jonwayne, Swarvy… D’un point de vue pratique, la personne dont j’ai le plus appris a été Jonwayne [Sur Rap Album Two de Jonwayne, Kiefer est au clavier sur les titres “Paper”, “City Lights”, “Afraid Of Us” et “Blue Green”, NDLR] Il aime enseigner, discuter, pousser des coups de gueule en studio toujours instructifs. Je me rappelle pour son album, j’enregistrais des tas de boucles et il baissait leurs volumes de quarante décibels. J’avais travaillé comme un dingue dessus… Et je n’arrivais même plus à entendre mon travail… Il m’a répondu “Tu n’as pas besoin d’entendre chaque détail dans le mixage. Certains bouts sont mis pour sentir leurs présences, mais tu peux aussi faire ressentir leurs absences si tu les retires.” À partir de cet instant, je me suis penché sur cette notion complexe du mixage et de la “conception sonore”. À quelle point doit résonner une batterie pour créer une émotion spécifique ? À quelle intensité doit rebondir certaines parties des mélodies pour rendre un arrangement captivant ? Jonwayne est maître, un producteur prodigieux et sous-estimé. Tu peux rarement affirmer que telle ou telle personne est la meilleure dans son domaine, mais quand une personne réalise des choses que personne ne fait, et surtout, à sa manière, pour moi, ils rentrent dans l’élite. Inversement, Mndsgn ne théorise jamais sur sa pratique, la question qui prévaut pour lui est “Comment va-t-il le faire ?” Il crée toujours dans l’idée de composer une humeur, une ambiance, tout est régi par ce principe, même des productions anodines. Du commencement à l’éclairage de son studio, chaque pièce est parfaitement propre, décorée par de belles œuvres, il est en permanence bien apprêté, et dès la première seconde, tu ressens une atmosphère.

Jonwayne - « Blue Green »

A : Tout ce que tu me dis me fait penser à une chose à l’écoute de ta musique, j’ai la sensation que l’étape suivante dans ta progression serait de produire mais pour une autre personne. Est-ce une idée que tu gardes dans un coin de ta tête ?

K : Définitivement, je voudrais produire de plus en plus pour d’autres personnes, j’estime pouvoir le faire correctement. Par contre, je souhaite conserver mes compositions pour des gens spéciaux… C’est ce que je fais actuellement. J’ai une liste d’artistes avec qui j’aimerais collaborer, et ces prochaines années je pense que vous allez m’entendre sur d’autres projets. Par exemple, même si je ne peux pas en parler, j’ai réussi à placer pour la première fois une de mes productions, la sortie est prévue dans quelques mois. Espérons que j’en place un peu plus comme ça je pourrais en parler ! [Rires]

A : Si je reviens sur ton deuxième album, HappySad, pourrais-tu m’expliquer la manière dont tu composes. Je n’arrive pas à l’exprimer correctement, mais as-tu une idée précise avant de te mettre à jouer au piano ou alors, est-ce que tes idées changent au fur et à mesure que tu joues ? J’ai le sentiment que l’humeur du début d’un morceau peut se terminer de façon opposée à son début.

K : Tout est basé sur mes émotions. [Il réfléchit longuement] En réalité, j’aime comparer ma manière de travailler aux peintres impressionnistes, Claude Monet, Auguste Renoir, un sujet approprié comme nous sommes à Paris. [Rires] Claude Monet avait pour habitude de peindre extrêmement vite, son objectif en tant que peintre impressionniste était de capturer chaque lueur de manière fidèle à leur existence, car quinze minutes plus tard, tout pouvait changer. Les lumières sont différentes, les ombres bougent, les couleurs se transforment, la luminosité se déplacent… Tout change. Originaire d’une formation de jazz, tu aimes improviser parce que composer de façon non anticipée te permet de capturer la lumière, autrement dit, une émotion. Quand tu es pris par une émotion, elle peut durer et même muer en une chose totalement différente… Je veux être capable de saisir le plus rapidement et précisément possible mes émotions même si c’est un procédé assez difficile. Dans l’art, tout est question d’équilibre. Tu ne veux pas te précipiter, ni rater le bon moment, tu dois être pile au milieu. Plus j’ai continué à composer, plus cette technique s’est confirmée. J Dilla était aussi réputé pour créer ses productions entre quinze et vingt minutes. En ce qui me concerne, cette durée est le temps nécessaire pour mettre en place les bases de mes idées. Plusieurs mois après, il m’arrive d’élargir le concept ou de revenir sur quelques détails, mais ces vingt minutes sont déterminantes, je tente de me me focaliser pour peindre minutieusement un sentiment sans tâtonner, sans aucune faute… Si ma technique est assez bonne pour outrepasser un à un ces obstacles, et que je parviens à jouer librement, alors le résultat est une idée extrêmement riche, une réelle émotion, et si je la réécoute quelques mois plus tard pour revenir dessus, immédiatement, tout me revient à l’esprit car j’ai pu capturer “la lumière”. Je commence généralement par deux minutes d’improvisation au piano et je sélectionne la partie la plus captivante. Je ne questionne rien, je n’essaie pas d’avoir l’idée parfaite, je cherche juste une idée raisonnable, l’émotion prédomine avant tout, ce qui importe est ce qui se cache en-dessous de la technique. À partir du moment où je ressens quelque chose, je fonce sur la première idée, puis construit autour les parties de la batterie. Je sélectionne toujours la première, la deuxième voire la troisième idée au maximum. Au-delà, je ne m’y aventure pas.

A : Tu as parlé d’art et notamment de peintures, si on omet volontairement la musique, portes-tu un intérêt particulier à une autre discipline ?

K : Oui mais de façon complètement hasardeuse. Je ne suis pas à fond dans un médium particulier, j’aime surtout penser aux fondamentaux de l’art. La chose la plus essentielle en musique n’est pas ta technique ni les notes… Mais la personne et sa tournure de l’esprit. Ces deux choses sont les dénominateurs communs de toutes les formes d’art, et en ce sens, j’arrive à absorber tous les différents champs artistiques. J’écoute pas mal d’interviews de manière purement fortuite, des masterclass, des écrivains, et même si je ne lis pas particulièrement, j’adore écouter comment ils approchent l’écriture.

A : Tu as appelé ton album HappySad, deux émotions opposées, ça peut laisser beaucoup d’interprétations possibles…

K : Je laisse les interprétations volontairement ouvertes. “HappySad” est un mot que mes amis et moi utilisons pour décrire un tas de morceaux que tu peux interpréter d’une manière ou d’une autre. Évidemment, je ne suis pas le seul à faire ça, c’est une expérience très commune, mais nous nous sommes focalisés sur ce thème pour cet album. D’un point de vue très subjectif, dans ma vie personnelle j’ai beaucoup souffert d’anxiété plus jeune. Je m’améliore dessus mais j’en ai cruellement souffert, et cette anxiété est un thème sous-jacent à l’album. Plus jeune, je me rappelle que mes angoisses me consommaient à un tel point de ne plus pouvoir apprécier ma propre vie. J’en arrivais même à me demander “Est-il possible d’être anxieux et heureux à la fois ?” Et il s’avère que oui. Je suis de nature anxieuse mais je vis de très bons moments. [Réfléchit longuement] Je ne sais pas si la musique m’a aidé, mais elle m’a permis de comprendre un peu mieux qui je suis. Quand je fais de la musique, je ne m’assois pas toujours dans l’idée de décrire pourquoi je fais telle ou telle chose. Je n’écoute pas mes morceaux une fois que je les ai finis, je ne les écoute que quelques semaines plus tard, et c’est seulement par la suite que tu comprends ce que ces bouts de compositions représentent pour toi : “Quels sentiments as-tu projeté ?” Des fois ce sont des sentiments que tu ne pensais même pas avoir, et j’ai énormément appris sur moi-même avec cette méthode.

« “Est-il possible d’être anxieux et heureux à la fois ?” Il s’avère que oui. »

A : Quand je t’écoute et que tu me dis avoir souffert d’anxiété… J’ai l’impression pour moi que la musique peut en apporter encore plus. En tant que musicien, tu souhaites être entendu… Dans le cas contraire, cela peut amener son lot d’angoisses. J’ai lu un article de Craig Jenkins pour Vulture, la dernière interview donnée et publiée avant le décès de Mac Miller. Dedans, il discute de son anxiété, notamment envers sa propre musique… Comment être méticuleux peut en réalité avoir un côté pervers, à vouloir constamment retravailler ses idées comme ça a été le cas pour lui après avoir revu sa performance durant le Late Show with Stephen Colbert. Grandir pour un artiste est une étape difficile, et là où la musique devrait amener le calme, par moments, elle n’apporte que ses tourments.

K : [Il semble être surpris] Tu dis une vérité cruelle… L’autre raison du titre HappySad est qu’en anglais nous n’avons pas un mot idéal pour décrire cette sensation. Je sais que dans d’autres cultures, notamment au Japon, ils ont un mot distinct pour définir ce sentiment. Par moments, les mots que tu utilises facilitent la compréhension du monde qui t’entoure. Comme nous n’avons pas ce mot en anglais, je pense que notre empathie envers cette émotion disparaît. D’une certaine manière, je pense que les gens apprécient ma musique grâce à ça, tu ne trouves pas cette facette dans la musique de beaucoup d’artistes, même si selon moi, Frank Ocean maîtrise absolument cette duplicité émotive, sa musique me donne des frissons. Il arrive parfaitement à mélanger ses émotions, et je veux en être capable aussi. [Reprend le cours de sa réponse avec plus d’aplomb] En tout cas, tu fais une bonne remarque… La musique aussi m’a apporté beaucoup d’anxiétés. La musique pour moi est une autre manière de me balader et discuter. Je ne pense pas que lorsque je joue de la musique, tous les maux se dissipent. Tu as cet espèce de mythe autour de l’image de l’artiste, à partir du moment où il se met à faire de la musique, tous ses problèmes disparaissent. Je ne pense pas que les choses fonctionnent ainsi, et je ne pense pas non plus que les choses devraient être comme telles. Tu as toujours ta condition humaine quand tu réalises de la musique. Tu as toujours des émotions, des pensées, positives ou négatives, évidemment, il est mieux pour moi de réduire mes mauvaises pensées, mais je reste très conscient de celles-ci, je les accepte avec plaisir, je ne les juge pas. La musique est juste une autre expérience humaine, elle peut te faire ressentir de nouvelles choses, que tu peux accepter ou trouver angoissantes.

A : J’appréciais énormément Mac Miller. Avant son décès, j’ai mis du temps à saisir Swimming. Dans cet album et ses précédents, il y a une phrase que tu peux prendre comme un fil rouge : “I just need a way out”. Dans “Come Back to Earth” il chantonne “I just need a way out of my head”, comme pour arrêter de trop penser. Dans Faces sur “Ave Maria”, il se questionne “Have you find a way out ?” et sur “Diablo”, il rappe “Lost inside my mind it’s a prison homie leave me be”. J’ai la sensation qu’il cherchait la tranquillité d’esprit, tu ressens tout au long de son œuvre un artiste qui a plongé dans une émotion bien profonde, l’anxiété, avec le désir d’y trouver des sonorités pour en sortir plus grand et apercevoir enfin “The way out”.

K : Mac Miller était un artiste spécial… Je pense que les thèmes que nous évoquons sont une des choses que nous avions en commun. Évidemment, il était bien plus en avance que moi dans sa carrière et il avait mon âge, vingt-six ans. Il a accompli tellement de choses… Il est resté sincère et s’exprimait avec une très grande clarté… Je pense que c’est une des raisons qui expliquent pourquoi les gens l’aimaient. De plus, pour les personnes qui étaient proches de lui, tous l’appréciaient sincèrement. Il a affronté les clivages, reçu des éloges méritées à son égard… Ces émotions traversées peuvent procurer de l’empathie chez les autres. Par la même occasion, la partie la plus difficile quand tu es sujet à l’anxiété est justement celle-ci : “getting out of your head”, être dans l’instant présent. Je pense que Mac Miller avait certainement un poids plus lourd à porter que moi… C’est déchirant.

Knxwledge - « NwunsStrongr.ntro »

A : Pour finir, revenons-en à la production. Tu as énormément appris de la “Beat Scene”, premièrement, de quel artiste as-tu appris le plus ? Et secondement, peux-tu citer une différence entre ton premier album, Kickin It Alone et HappySad ?

K : De façon distincte… J’ai beaucoup appris de DJ Harrison, KAYTRANADA, Knxwledge et Swarvy. Si tu prends Knxwledge, j’ai décortiqué trois aspects chez lui. Premièrement, sa texture… Lui et Mndsgn, selon moi, sont le résultat précis de ce qui se passe quand tu “time-strecthes” une Ableton [NDLR, Le time-streching est un effet audio numérique qui consiste à raccourcir ou allonger la durée et le tempo d’un enregistrement sonore, et Ableton est un logiciel utilisé pour la composition musicale], ce procédé induit des textures dans les sonorités que je trouve incroyables et uniques. Ils utilisent cette technique et arrivent à créer encore plus de nuances, de motifs, de significations, j’apprécie énormément les arrangements de Knxwledge. Le deuxième aspect est sa sensation du temps. Cette facette rappelle qu’il est toujours bon de faire usage d’une flexibilité rythmique, et c’est un avantage non négligeable. Troisième point, comme je te le disais tout à l’heure pour Mndsgn, Knxwledge produit dans l’optique de créer une ambiance unique… Et de la faire résonner assez fort pour que tu puisses être touché. Et en dernier lieu, il est extrêmement prolifique, il est capable de sortir dix putain d’albums à l’année depuis au moins cinq ans, et ce détail souligne l’importance de toujours être dans un état constant de production. Pour KAYTRANADA… Il me rappelle sans cesse que tu dois avoir la bon retentissement pour ta batterie, les bons arrangements, mettre de l’énergie dans tout ce que tu entreprends avec de la conviction, sans oublier par-dessus tout, ton idée de départ. Et pour finir, DJ Harrison… Pour moi, sa musique est de la soul au plus haut degré possible. Posséder une entière compréhension de cette musique Afro-Américaine est centrale pour la musique que j’essaie de réaliser. D’un côté, il y a des similarités entre sa musique et la mienne. Chaque partie doit être soulful. Chaque partie doit pouvoir tenir seule. Si tu isoles la partie de la batterie, tu dois être capable de la sentir. Pareil pour la basse, les claps, à tout instant, chaque compartiment doit être régi par cette règle dévouée à la musique Afro-Américaine traditionnelle. Retrouver des bribes de morceaux qui résonnent comme Isaac Hayes, Herbie Hancock, George Duke, Stevie Wonder, Donny Hathaway, DJ Harrison parvient à ressembler à tous ces univers… [NDLR, Pensant avoir fini l’interview, il se rappelle ne pas avoir répondu à la seconde partie de ma question] Ah oui ! Kickin It Alone traite plus de la tristesse, de la dépression, j’ai composé ce projet suite à une rupture amoureuse, et en plus de cette période, je traversais une vraie crise d’identité dans laquelle je me questionnais perpétuellement… Cette expérience a été un vrai challenge. En comparaison, HappySad est différent, c’est un peu comme l’histoire d’un jeune musicien, ambitieux et à la fois anxieux, qui commence à comprendre sa voie, et qui essaie de faire face à toutes ses angoisses.


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