Duro, l’ingénieur du rap
Le personnage est discret, son CV est ahurissant. Ingénieur du son aux 300 albums, fondateur de Desert Storm avec DJ Clue, Ken « Duro » Ifill lève le voile sur son métier.
Abcdr Du Son : Quel a été ton premier contact avec la musique ?
Ken « Duro » Ifill : J’ai grandi dans un foyer où il y avait beaucoup de calypso et de musique caribéenne, car mes parents sont originaires de Trinidad. Mon père était par ailleurs un grand fan de jazz. Il écoutait Coltrane, Miles Davis, Charlie Mingus, mais aussi le son Motown, Stax, les premiers trucs de Michael Jackson… J’ai grandi au milieu de tout ça, mais comme beaucoup d’enfants de mon époque, mon premier contact avec la musique, ça a été The Sugarhill Gang. « Rapper’s Delight », c’est l’une des premières chansons dont je me rappelle vraiment.
A : Comment un gamin du Queens comme toi a trouvé le chemin d’un studio d’enregistrement ?
D : C’est mon demi-frère qui m’a fait découvrir le hip-hop. Il était l’une des premières personnes de mon entourage qui faisait sa propre musique et allait dans un studio. Il avait seize ans, j’en avais douze. Dans mon quartier, j’avais quelques amis qui étaient DJs, rappeurs, ou qui s’essayaient à la production… En ce temps-là, on n’imaginait pas en faire un métier. C’était juste un truc que les gamins entre guillemets « cool » faisaient. Et moi, je voulais être comme eux.
A: Qu’est-ce qui t’a amené au métier d’ingénieur du son ?
D : A seize ans, j’ai rencontré DJ Clue. On a commencé à bricoler quelques trucs. A l’époque, Clue rappait, et moi j’étais intrigué par la technique de production. Parmi tous les chemins qui m’ont emmené au métier d’ingénieur du son, il y a l’album The Low End Theory d’A Tribe Called Quest. Quand ce disque est sorti, ça a été la première fois que j’ai remarqué une différence de rendu sonore par rapport à ce qui se faisait à l’époque : la musicalité, évidemment le low end des basses, et la façon dont l’ensemble paraissait massif. J’ai commencé à me renseigner : pourquoi le son était si différent, quelle avait été la contribution de Bob Power sur ce projet… Tout ça, ça m’intéressait à fond.
Mon intention première était d’être producteur, mais autour de moi, il n’y avait personne auprès de qui apprendre. Je me suis dit : si j’arrive à rencontrer des producteurs, je pourrai leur poser des questions, et ils me diront tous leurs secrets. Et où trouve-t-on des producteurs ? Dans un studio ! Une fois que je me suis retrouvé sur place, je me suis intéressé au fonctionnement de la musique, à la façon dont les pièces s’imbriquaient. Je suis tombé amoureux du processus de mixage : je n’allais pas contrôler un seul instrument mais tous les éléments d’une chanson. J’ai donc mis la production de côté, et le mixage est passé au premier plan.
A : Comment as-tu fait pour trouver la trace des ingénieurs du son ?
D : J’ai rejoint le Five Towns College à New York [ndlr : école artistique où sont enseignés la musique, le théâtre, le cinéma…]. Je suivais les cours, j’apprenais, mais je voulais être dans un studio. Quand je disais aux gens autour de moi que je voulais décrocher un stage, on me répondait que je devrais attendre d’avoir mon diplôme. L’un des étudiants, Efrain Santiago, m’a parlé d’un studio qui s’appelait Platinum Island. Il m’a filé le numéro, j’ai appelé, le patron m’a convoqué pour un entretien, et il m’a donné ma chance.
A : Tu te rappelles de ta toute première séance ?
D : J’ai travaillé sur quelques trucs, mais ma première vraie opportunité a été le premier album de Gravediggaz. Ils sont venus bosser un week-end, et j’aurais du être l’assistant sur la session. Mais il y a eu un problème de communication, et en fait ils n’avaient pas booké d’ingé. RZA m’a dit « Bon, on a personne pour le faire, alors tu t’en occupes ». Ça a été ma première chance, et deux des morceaux que j’ai enregistré et mixé ont fini sur l’album. J’ai joué le rôle d’ingé son et d’assistant : j’enregistrais, j’éditais leurs prises de voix, je commandais de la bouffe… Je faisais la totale ! On a travaillé 44 heures sur deux jours. Ça a été mon entrée en scène.
A : Tu as fait des erreurs ?
D : Je suis sûr que j’en ai fait des tas. J’écoute le disque maintenant et je suis un peu embarrassé… [rires] Mais ça correspondait à l’esprit du projet. Tu sais, être assistant et être ingénieur du son, c’est vraiment des responsabilités différentes. Parfois, en temps qu’assistant, tu observes et tu dis « Ouais, ça je peux le faire », mais quand tu te retrouves sur le siège, la pression n’est pas la même. Surtout quand tu es dans une pièce avec RZA, Prince Paul et tous ces mecs qui étaient alors au sommet… Moi, j’avais 20 piges, j’étais un gosse. C’était énorme pour moi.
A : De là, quelles opportunités t’ont fait changer de statut ?
D : Ça a commencé après le projet de DJ Krush [ndlr : Meiso, en 1995], que j’ai enregistré et mixé. Krush avait invité beaucoup de monde sur ce disque, notamment The Roots. Les mecs sont revenus me voir après coup et m’ont proposé de travailler sur leur album Illadelph Halflife. De là, j’ai rencontré Erykah Badu et j’ai mixé la moitié de son album. J’ai enchaîné sur les Bush Babees, Poor Righteous Teachers… Je suis resté à ce niveau pendant un moment, et puis l’année suivante, j’ai commencé à travailler avec les Trackmasters. Notre première collaboration, ça a été la B.O. de Men In Black. On s’est bien entendu, et de là ils ont fait appel à moi à chaque fois. Je pense qu’il y a pas mal de gens qui se sont dit, en me voyant avec eux, « OK, ce mec tient la route ». A leur tour, ils m’ont proposé des plans. Il y a eu un effet boule de neige.
A : C’est drôle, je ne t’avais jamais associé à la scène The Roots / Erykah Badu…
D : A l’époque, j’en étais très proche. J’ai bossé sur l’album Beats, Rhyme and Life de Tribe, j’ai fait quelques morceaux pour De La Soul – notamment le remix de « Itzsoweezee » –, je mixais tous les trucs de Mos Def, Artifacts… C’est drôle que beaucoup de gens ignorent ce segment de ma carrière, car c’est vraiment mon point de départ. C’est là que j’ai fait mes classes.
A : Quelle formation avais-tu ? Est-ce que tu as acquis tes compétences uniquement par l’expérience du studio ?
D : J’ai appris en mettant les mains dans le cambouis. Tester des choses, faire des erreurs, c’est la voie à suivre. Il faut une base d’expérience, mais parfois la technique peut faire obstacle à la créativité. Beaucoup de musiciens géniaux ne savent pas lire une partition. Ils font tout à l’oreille. Le mix, ce n’est pas un processus technique, c’est un processus créatif. On ressent d’abord, on pense ensuite.
A : De The Roots à Trackmasters, la couleur sonore n’est pas la même. Cette diversité, c’est quelque chose qui te tenait à cœur ?
D : Totalement. Et tu sais, même si le spectre sonore change, l’intention reste la même. Au final, la musique doit te faire ressentir quelque chose, qu’elle te rende heureux, triste, ou qu’elle t’ouvre l’esprit. Un mix réussi, c’est un mix qui met tout ça en lumière. Il faut être capable d’identifier ce qu’une chanson essaie de dire, et lui donner vie de la meilleure manière possible.
A : Les ingénieurs du son ne sont pas des visages connus. Rester masqué, ça aussi ça te plaisait ?
D : Ça me plaît bien de rester à l’arrière plan. Écouter mes mixes et en être fier, ça me suffit. Aujourd’hui, beaucoup de gens font une musique très compressée, presque écrasée. Ça manque de dynamique, et je me refuse à faire ça. Si c’est que tu veux, OK, mais ce n’est pas mon son. Et je ne ferai pas ça uniquement pour avoir du boulot. Mon but, c’est vraiment d’être fier de ce que je fais. Et les gens qui doivent reconnaître ce travail le reconnaîtront.
A : Quelles échanges as-tu avec les différents intervenants autour de toi pendant une session ?
D : Ça dépend du producteur. Des gens comme Pharrell ou les Trackmasters sont très présents. J’ai énormément bossé avec Irv Gotti, et il est pareil. Il me laisse faire mon truc, et ensuite il intervient pour faire des petits changements, ajouter sa touche ici et là. Désormais, je côtoie surtout des A&R [ndlr : Artist & Repertoire, équivalent US du directeur artistique]. Je ne vois plus grand monde en studio, la plupart de mes séances se font sans personne. Je reçois les fichiers audio, je fais mon truc, je renvoie le mix, on m’envoie des notes et des commentaires en retour, je fais mes changements… Ça se passe à peu près comme ça maintenant.
A : Qu’est-ce que tu préfères ?
D : Ça dépend de la chanson. Il y a des fois où je ne vais pas entendre la direction dans laquelle ils veulent aller, et là je vais vouloir échanger avec quelqu’un, pour capter une vibe. Mais j’ai toujours aimé travailler seul. En général, les gens arrivent à la fin, après que j’aie amené le morceau à un certain point.
A : Tu viens de citer Pharrell. Justement, tu as travaillé avec des producteurs qui ont une signature sonore très marquée. Comment t’adaptes-tu à leur style ?
D : C’est toujours une combinaison entre ce qu’ils font et ce que moi je fais. Si tu écoutes les morceaux qu’ils ont fait avec moi, ça sonne un petit peu différemment que des morceaux mixés par d’autres. Les gens ne remarquent pas toujours ces différences, mais parfois on vient me dire « C’est toi qui a mixé ce morceau ? Parce que j’ai senti un truc… » Je vais par exemple traiter les drums de manière différente, ou rendre des passages d’un morceau plus agressifs. C’est vraiment un mélange entre leur signature sonore et ma signature de mixage.
A : Tu as déjà du faire des compromis, voire te disputer avec un producteur ?
D : J’essaie toujours de trouver un terrain d’entente, et la plupart du temps, je travaille avec des gens qui respectent mon opinion. Parfois, quelqu’un va vouloir un morceau qui sera très fort, très rentre-dedans. Je vais dire « OK, je préfèrerais qu’on reste à ce niveau, mais je sais que tu veux que j’aille plus fort. » Alors je pousse un peu plus le volume qu’à mon habitude. C’est juste une affaire de goût en fait, pas une décision qui pourrait gâcher un mix. L’enjeu, c’est de faire ce qu’ils veulent à l’intérieur d’un cadre au sein duquel le morceau fonctionne toujours – même si je ne l’aurais pas mixé comme ça.
A : Tu as des mixes favoris parmi tout ceux de ta discographie ?
D : Oh, il y a énormément de morceaux qui me tiennent à cœur pour des raisons très différentes. Parfois, les gens n’entendent même pas certaines choses que j’ai essayées. Par exemple, j’ai fait des morceaux sans aucune reverb. J’ai des souvenirs très précis de choses faites à l’intérieur d’un mix, des pièces où j’ai mixé, ou des gens qui étaient avec moi un jour donné. En citer un, comme ça, c’est vraiment difficile. Il y a un morceau en particulier qui t’intéresserait ?
A : Prenons Jay-Z. Tu as mixé la plupart de ses albums – même The Blueprint, que je croyais entièrement mixé par Young Guru.
D : Oui, j’ai mixé « Izzo ». En fait, quelqu’un d’autre l’a mixé avant moi, mais ça ne fonctionnait pas. C’est l’une des rares chansons que j’ai mixé au Baseline Studio. Tone de Trackmasters était présent ce jour-là. Il est venu discuter avec moi à la fin du mixage. J’avais poussé le kick de plus en plus fort, et il l’a ramené un peu en arrière. Je me souviens bien de ce morceau, il était compliqué. Le sample était super crade, et l’idée du morceau était plus grande que la production elle-même. Ils voulaient que le sample soit gros, mais à l’époque le style de Kanye était très lo-fi, c’était vraiment un beat et un sample. Il fallait que la chanson soit plus grande que sa production. C’était le défi de ce morceau.
« Le mix, ce n’est pas un processus technique, c’est un processus créatif. On ressent d’abord, on pense ensuite. »
A : Tu as contribué à la transformation du son new-yorkais à la fin des années 90. Quel regard portes-tu sur cette évolution aujourd’hui ?
D : Il fut un temps où le rap n’était que de la musique de rue, et moi j’ai toujours voulu trouver un moyen de prendre cette musique, et la rendre plus large. Large au point qu’elle puisse passer sur des radios « pop » sans pour autant devenir de la pop. J’ai toujours essayé de faire en sorte que mes morceaux soit amples, tout en restant sales. C’était mon but : conserver l’intégrité et le feeling d’un morceau, mais le rendre suffisamment large pour qu’il puisse concurrencer les Backstreet Boys, ou n’importe quel autre groupe pop de l’époque.
A : Je réécoutais les albums de Fabolous, et c’est exactement ça : ça sonne un peu « pop », mais ça reste vraiment du rap.
D : Absolument. L’enjeu, c’est de prendre ces éléments et les rendre plus universels, sans en perdre la saveur. Rien que la façon dont les voix sont posées – toutes ces petites nuances, ça fait une différence dans le format final des morceaux.
A : Comment est née l’idée de créer le label Desert Storm ?
D : A la base, Desert Storm était un collectif, une bande de potes qui traînaient ensemble dans le quartier. Pendant des années, plein de rappeurs ont été révélés grâce aux mixtapes de DJ Clue. On a eu Ma$e avant qu’il signe chez Bad Boy. Jay-Z avant qu’il devienne Jay-Z. « Get at me Dog » de DMX a d’abord été un freestyle sur une tape de Clue. Plein de rappeurs new-yorkais ont eu leur chance grâce à une mixtape de Clue. Pour eux, c’était une étape avant de décrocher un contrat. Nous, en ce temps-là, on ne savait pas vraiment comment fonctionnait l’industrie du disque. Alors on s’est éduqué et on a gagné en maturité. On s’est dit « Le prochain artiste qui passe chez nous et qui a le niveau, on le signe. » Cet artiste, ça a été Fabolous.
A : Tu mixais aussi les mixtapes ?
D : Oui, tout au début. D’ailleurs j’ai même parlé sur certaines de ces tapes, choses que je n’imaginerais même pas faire aujourd’hui ! Ces mixtapes, c’était vraiment la passion de Clue. Il a bâti sa marque, son nom et son business comme un DJ de mixtape, et moi j’ai fait pareil en tant qu’ingénieur du son. On a combiné ces deux aspects pour créer Desert Storm.
A : Je serais curieux de savoir quelle est la nature de ton alchimie avec DJ Clue. Ton job fait de toi quelqu’un de discret, alors que Clue a toujours été un DJ très bruyant, très in your face…
D : C’est vrai. [rires] Je n’oublierai jamais un truc qui nous est arrivés il y a des années. Ça devait être en 1991, 92. On devait se rendre en Virginie pour voir la tournée du retour de Blackstreet. A l’aéroport, les mecs de la sécurité ont reconnu Clue. C’était la première fois qu’on sortait de la ville, et Clue signait déjà des autographes. Je me souviens très bien de ça comme du moment où je me suis dit que je ne voulais vraiment pas de cette attention là. Et c’était avant que je me mette à bosser en studio.
A : Une fois que vous avez trouvé Fabolous, ça a été dur de le démarcher auprès des maisons de disque ?
D : Il s’est passé quatre ans entre le début de notre collaboration et son premier album. La première année, on a décroché un deal chez Interscope. On a bossé sur un projet qui était bon, mais peut-être que Fab n’était pas prêt. Quand tu es jeune, t’es toujours persuadé que tu déchires et que tu es prêt à cartonner, mais lui ne l’était pas à l’époque. On a donc eu une période un peu compliquée, et finalement on l’a libéré de son contrat avec Interscope. Peu de temps après, Clue et moi, on a produit un morceau de Lil’ Mo [« Superwoman Part II »]. Fab était déjà bouillant sur le circuit des mixtapes, et ce morceau avec Lil’ Mo l’a présenté à un public plus large. On a du sortir ce remix en janvier/février 2001, puis on a signé avec Sylvia Rhone chez Elektra. On a sorti le single en juin, il a cartonné tout l’été, et on a sorti l’album le 11 septembre.
A : A l’époque, vous saviez que vous vous retrouveriez face au Blueprint de Jay-Z sur cette date ?
D : En fait, notre contrat stipulait que l’album sorte deux semaines plus tard, le 25 septembre, mais on s’est rendu compte que l’album de Jay-Z allait aussi sortir le 25. On s’est donc dit « Bon, pas moyen de sortir le même jour que lui, on veut avoir une chance d’entrer à la première place du top ». On a donc déplacé la date de sortie au 18 septembre, mais l’album de Jay a aussi été déplacé sur le 18. Pas bon pour nous ! On a donc déplacé la date au 11 septembre – mais son album a aussi été décalé au 11. De là, on a décidé de ne plus bouger. Il se passerait ce qui se passerait.
A : Et là, il se passe le 11 septembre… Quels souvenirs as-tu de cette journée ?
D : J’étais à la maison. J’étais dans mon lit et je regardais une émission du matin quand ils ont interrompu le programme. Ils ont d’abord dit qu’il y avait eu un accident. Un petit avion avait percuté le World Trade Center. C’était fou, mais quand ils ont annoncé qu’un deuxième avion s’était crashé, tout le monde a su que ça ne pouvait plus être un accident… Pour nous, cette journée a été pleine d’émotions mélangées. Notre ville traversait une telle tragédie, avec tous ces innocents tués, et dans le même temps il y avait quelque chose sur lequel on avait bossé pendant des années, cet accomplissement de l’album de Fab qui sortait enfin. On était heureux pour ça, mais notre bonheur était éclipsé par les événements. Avec tout ce qui était en train de se passer, on était perdu.
A : Est-ce que le style Fabolous, ce côté mec de rue qui plaît aux filles, c’était présent dès le départ ? C’était évident pour vous qu’il fallait le développer comme ça ?
D : Pas vraiment. On faisait juste la musique qui nous plaisait, et la musique qu’on voulait faire écouter aux gens. Il ne s’agissait pas de faire un morceau pour plaire aux fans, et ensuite dupliquer la formule. C’est pas la bonne approche, parce qu’à la fin tout le monde fait le même morceau. On a eu des phases où on a procédé comme ça. Je ne dirais pas que je le regrette, mais j’ai le sentiment que sur nos derniers albums, on se retrouve dans une situation où on fait uniquement la musique dont on a envie. Une musique qui est respectueuse de l’identité de Fab en tant qu’artiste : voilà qui il est, voilà ce qu’il fait, et on est heureux que les gens accrochent.
A : J’ai toujours eu l’impression que Desert Storm était un peu le « cousin » de Roc-A-Fella. Y a-t-il eu une influence, ou un tutelage entre les deux structures ?
D : Il y a ce lien du fait que les albums de Clue sortaient chez Roc-A-Fella. Je ne dirais pas qu’il y a eu une influence directe, mais on a toujours étudié le game, dans le sens où j’ai fait mon éducation business depuis le studio. De la même façon que j’ai appris des producteurs – leurs petits secrets, leur style, leur relation avec les artistes – j’ai appris des patrons qui venaient à mes séances. Je les écoutais parler des contrats qu’ils montaient, des stratégies qu’ils mettaient en place pour leurs clients… En tant qu’ingé son, tu peux picorer tout un tas de choses, uniquement en observant le comportement des autres. En les voyant prendre les bonnes décisions, et aussi les mauvaises.
A : Parmi tous ces gens que tu as pu croiser, lequel t’a fait la plus fort impression ?
D : C’est une question difficile [rires]. On a observé beaucoup de monde : Ruff Ryders, Roc-A-Fella, Murder Inc, Cash Money, Puff avec Bad Boy, Russell Simmons – le premier à avoir vraiment réussi – et tous nous ont apporté quelque chose. J’ai évidemment appris beaucoup de Jay-Z et Dame Dash, des Steve Stoute, Chris Lighty… Je me suis retrouvé très tôt avec eux en studio. Côté business, ils m’ont énormément influencé.
A : Tu suis encore le rap new-yorkais de près ?
D : Tu sais quoi ? Il n’a pas tant de nouveaux rappeurs new-yorkais qui sortent. Ça manque un peu de fraîcheur. Je bosse sur des projets rap ici et là, mais ces derniers temps, j’ai bossé sur des choses plus variées. Du R&B, de la nu-soul, de la pop…
A : C’est facile de faire la transition du milieu rap au milieu de la pop ?
D : Il y a encore des gens qui résistent un peu et qui pensent que je fais uniquement du rap. Ils doivent imaginer que je vais transformer leur chanson pop pour la faire sonner comme un morceau de rap. Mais c’est très dur à accomplir, pour le simple fait que les drums du rap sont totalement différents. Ils sont plus durs, plus ronds. Dans la pop, les percussions sont plus propres, plus compressées. Comment je vais faire pour faire sonner ça comme du rap ? Ce sont la musique et la performance qui te dictent la direction d’une chanson. Et ça, tu ne peux pas le changer. Beaucoup de gens ont l’idée préconçue que je vais pouvoir transformer « 3 » de Britney Spears en « Empire State Of Mind ». Si je reproduisais les pistes en changeant les drums, peut-être, mais avec les éléments que j’ai entre les mains, c’est impossible.
A : Tu as déjà identifié un futur tube en le mixant ?
D : Oui, il y en a un que j’ai identifié avant tout le monde. C’était « You don’t have to call » d’Usher. Ça ne devait pas être un single, à la place ils avaient prévu « I don’t know », le morceau avec Puffy. Je leur ai dit « Comment pouvez-vous ne pas aimer un morceau pareil ?! » Au final, c’est devenu un single, et il a eu un succès comparable à « U remind me », qui était le plus gros morceau de l’album. L’ambiance, le falsetto d’Usher, le pont – tout sonnait juste. Ça ne ressemblait à aucun son radio du moment, et pourtant ça se voyait que c’était fait pour passer en boucle.
A : Il y a un mix dont tu es particulièrement fier ?
D : Je dirais « Can I Get A » de Jay-Z. La façon dont ce mix est sorti, la sonorité des drums, c’est monstrueux. Pendant la tournée Hard Knock Life, j’ai pu entendre à quel point le morceau était puissant en comparaison des autres titres joués dans les salles. C’était incroyable.
A : Tu as accompli énormément de choses dans le monde de la musique. Il te reste encore un projet rêvé ?
D : J’aimerais bien mixer des chansons d’Alicia Keys. J’adore son sérieux, le dévouement et le soin qu’elle met dans chacun de ses projets, de l’écriture à la production. J’ai mixé un remix d’elle que Swizz a produit, et j’ai aussi mixé sa voix sur « Empire State Of Mind ». En dehors de ça, je n’ai jamais travaillé avec elle.
A : Tu as souvenir d’un jour en studio qui n’a ressemblé à aucun autre ?
D : J’ai eu la chance de participer à tellement de beaux projets… Et parfois, tu ne réalises la puissance d’un instant avant que cet instant soit passé. Je viens d’une époque où les gens faisaient des morceaux sans vouloir faire des tubes. Ensuite seulement, ces morceaux explosaient et devenaient bien plus grands qu’on n’aurait pu l’imaginer. J’ai vécu des grands moments en studio avec Jay-Z, Will Smith… J’ai des supers souvenirs avec Pharrell, Mariah…J’ai passé trois mois avec les Beastie Boys, quand j’ai mixé l’album To The Five Boroughs, et chaque journée était incroyable. Quand Adam Yauch m’a appelé, qu’il m’a dit qu’il connaissait mon travail et voulait qu’on bosse ensemble, c’était complètement fou pour moi.
A : Le monde du mixage a changé depuis tes débuts ?
D : Il a surtout changé ces trois dernières années ! En tant qu’ingénieur du son, je me considère aussi comme un éducateur. Je me dois de rappeler aux artistes, aux producteurs et aux gens des labels l’importance d’une telle étape. Ce n’est pas une formalité technique, c’est la dernière étape créative dans la conception d’une chanson. Le temps et le soin qu’on met dans l’écriture d’une chanson, on doit les mettre dans le mix. Enregistrer une chanson est devenue une chose si facile que les gens croient qu’il en est de même pour le mixage. Aujourd’hui, tu as un million de mecs qui ont Pro Tools dans leur baraque. La technologie leur a fait croire que tout est facile.
A : Ce boulot d’ingé son, il n’est pas épuisant à la longue ?
D : Je n’ai jamais vu les choses ainsi. J’ai vraiment de la chance de faire ce que j’aime chaque jour. Il y a bien eu des fois où j’ai eu l’impression d’aller au boulot, mais si je me suis lancé, c’est parce que j’aime la musique. C’est l’unique raison. J’ai travaillé dur au point de pouvoir en vivre, mais mon but a toujours été de rejoindre le cercle. Quand tout ce qui t’importe est de devenir meilleur, tu ne fais même pas attention au temps que tu y consacres.
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