Jeune LC, rap de funambule
Interview

Jeune LC, rap de funambule

Après quinze années à rapper en dilettante, Jeune LC a sorti son premier album en février. Peut-être sera-t-il le seul, peut-être marque-t-il au contraire le début d’un nouveau cheminement, le Jeune n’a lui-même pas de certitude à ce propos.

Photographies : Camneh

Paradoxale sensation que celle de découvrir enfin le premier album de Jeune LC, après des années à (ne plus) l’espérer. La musique du rappeur parisien était insaisissable, furtive. C’était un papillon de nuit dans la lumière d’un réverbère, c’était la fumée d’une cigarette, c’était un billet au vent, c’était tout ce qui est beau et s’en va. Et voilà qu’en cette fin d’hiver 2025, la musique de Jeune LC se fait incarnée, existante, palpable, au risque de perdre sa magie. Depuis plus d’une décennie, les raps de Jeune LC sont tombés ici et là, sur une compilation d’Aelpéacha, sur un morceau de Bon Gamin, sur un compte Soundcloud régulièrement vidé de tout son contenu. En somme, ils ont existé pour qui voulait les connaître, et nombreux étaient ceux à les traquer, les enregistrer, et se les partager, contre la volonté de Jeune LC peut-être. Se faisant, il a acquis un statut de petite légende dont chaque apparition réjouissait une poignée d’auditeurs invétérés.

C’est donc dans cette position qu’il dévoile enfin un album, un vrai, alors que lui-même pensait cela impossible. Mais sa musique s’y prête-t-elle ? Peut-on rapper sur une quinzaine de morceaux en ayant pour principale inspiration l’addiction à Paris ? 200 grammes de tissu immaculé sur les épaules et un gramme de cocaïne dans la poche justifient ils l’existence d’un long format ? Ces questions, Jeune LC se les est posées en rencontrant 386 Lab, le label ayant provoqué la naissance de ce disque inespéré. Et il y a répondu le 21 février dernier, en dévoilant Coton Blanc Argent Sale, enfin. Pour l’occasion, il a aussi réfléchi avec l’Abcdr à son rapport à cette musique, le rap, à ses inspirations et à ses aspirations, dans ce qui semble être une perpétuelle quête d’équilibre.


Abcdrduson : Depuis que tu as commencé le rap, quelle est la plus longue période durant laquelle tu n’as pas rappé ?

Jeune LC : Les gens m’ont beaucoup vu arrêter de rapper, parce qu’à plusieurs reprises je l’ai exprimé d’une manière ou d’une autre, mais je n’ai jamais arrêté de rapper. J’ai commencé alors que j’étais enfant, et rapper est quelque chose de normal pour moi, une pratique presque quotidienne. Toutes les semaines, j’écris quelque chose, parfois un long texte, parfois seulement deux ou trois rimes… Le rap est en moi donc je n’ai jamais vraiment arrêté de rapper. En revanche, il m’est arrivé de ne plus du tout aller en studio, de ne rien enregistrer, et alors je dirais que ça a pu durer six mois.

A : Lors de ces moments plus ou moins off rap, quand tu écrivais des textes, ils avaient toujours pour finalité d’être des textes de rap ?

LC : Mon cerveau est branché en mode rap, lorsque j’écris quelque chose, des rimes viennent, un beat se joue dans ma tête et ça part directement vers du rap. Cependant il m’arrive d’écrire d’autres choses : des poésies, des pensées ; j’ai tenté d’écrire des scénarios à une époque. Mais globalement, mon cerveau se met automatiquement en mode rap, et c’est aussi parce que j’en écoute beaucoup donc je suis dans cette énergie. Quand je ne posais plus, j’écoutais du rap, cette musique ne m’a jamais quitté.

A : Sans qu’elle soit l’unique genre musical que tu écoutes, si ?

LC : Non, je n’écoute pas exclusivement du rap. Et aussi, je ne suis plus dans une recherche de rap à écouter, depuis un certain temps maintenant. Je pense que c’est une question d’âge, lorsqu’on est jeune, on consomme énormément de musique, on recherche, puis avec le temps c’est moins vrai. J’avais la vingtaine à l’apparition d’Internet, nous étions là à fouiller, à télécharger des milliards de trucs et aujourd’hui je n’ai plus cette faim là vis-à-vis de la musique. J’écoute plutôt mes classiques que j’ai sur mon ordinateur, beaucoup moins de nouveautés. Et le rap américain représentent toujours 99,99% du rap que j’écoute.

A : Quand tu as annoncé arrêter le rap, à plusieurs reprises donc, était-ce une démarche auto-persuasive ?

LC : Est-ce que la vie que je veux mener, les valeurs que je veux avoir, moi Mehdi en tant que personne, vont-elles avec ce lifestyle de rappeur ? C’était plutôt ça la démarche derrière mes annonces. Le rap me correspond-il encore à ce moment-là ? Il y a beaucoup d’égo dans le rap, on se met en avant, on raconte sa life, on dit « moi je »… Il m’arrive de me dire que j’ai passé l’âge, que je n’ai plus envie de cette façon de faire. Je veux juste faire ma vie dans mon coin sans la raconter aux gens. Puis il y a aussi une tournure qu’a pris le rap qui a fait que je me sens moins en connexion.

A : Tu peux tout à fait faire du rap à ta façon, sans chercher à être dans l’égotrip. Te concernant, tu n’es pas un rappeur qui se met en avant, si ?

LC : Un peu quand même ! Je trouve que ma musique est très égocentrée. Je ne suis pas un rappeur conceptuel qui va faire des sons sur les gens ou des storytellings… Je parle beaucoup de moi et c’est ça qui peut me gêner parfois, c’est trop, j’aimerais me focaliser sur autre chose. Je n’ai pas assez développé ce style de rap qui va parler d’autres choses que de moi-même. Mes textes sont ma vie, ils ne parlent que de ce que je vis et c’est ce qui finit par me poser question. Parler de soi tout le temps n’est pas très positif pour la santé mentale. On devient forcément égocentrique à trop parler de soi.

A : Et malgré tout ça, tu n’arrivais pas à arrêter le rap pour de bon ?

LC : Malgré tout ça, dès que je me mets en mode rap, je redeviens Jeune LC, ce jeune homme égocentrique qui ride la ville et ne parle que de ça. Il faut aussi savoir que j’ai toujours essayé de changer ma vie vers le positif, ce qui impliquait certaines choses comme arrêter de boire, arrêter de vendre de la drogue, arrêter de sortir dans les boîtes de nuit, arrêter de fréquenter certaines personnes… J’ai sans cesse essayé d’être dans cette démarche, avec plus ou moins de succès selon les périodes, or rester dans ce truc de rap m’empêchait de le faire aussi, parfois. La rupture avec cette vie passait forcément par arrêter de rapper cette vie.

« Mes textes sont ma vie, ils ne parlent que de ce que je vis et ça finit par me poser question. Ce n’est pas très positif pour la santé mentale. »

A : Quand tu as annoncé la sortie de ton album Coton Blanc Argent Sale, tu as écrit sur ton post Instagram : « Près de 30 ans après mon premier rap, alors que je n’y croyais plus, les étoiles se sont alignées et la route s’est ouverte à la création de ce projet. » À quoi est-ce que tu ne croyais plus ?

LC : Si je n’avais pas été signé sur un label, je pense que je n’aurais jamais sorti d’album. Jusqu’à l’année dernière, je n’avais jamais été en contact avec un label, et ça n’a jamais été dans mon intention de signer. Je ne croyais donc plus à cette idée, or sortir un album ne se serait pas fait tout seul. C’est 386 Lab qui m’a contacté et qui m’a motivé à le faire ! Un album demande pas mal de moyens ; est-ce que j’aurais voulu investir autant d’argent dans un projet ? Je ne pense pas, j’aurais préféré l’investir ailleurs, tout simplement. Il y a une partie de moi qui n’a jamais vraiment cru au rap, en tout cas à ma faculté de gagner de l’argent avec. C’est pour cela que je n’ai jamais mis mon argent dans le rap, j’ai investi dans d’autres business. Dédicace à 386 pour avoir fait le pari sur moi que je n’aurais jamais fait moi-même !

A : L’équipe de 386 appartient, je suppose, à ces gens dont je fais partie aussi, des auditeurs assez fascinés par ta musique et toi-même. Pour nous, il y avait une sorte de jeu, chaque apparition du Jeune LC était un easter eggs que l’on prenait plaisir à traquer et ça a alimenté…

LC : [Il interrompt] Indirectement, ça a contribué à « la légende ». Il y avait eu un article me qualifiant de « plus beau fantôme du rap parisien », à propos de moi comme un mec qui disparaît et qui revient sans cesse. Ce n’était pas voulu en réalité. Le support de ma musique à cette époque était Soundcloud, donc quand l’envie me prenait, je supprimais ce que je voulais du jour au lendemain. Maintenant que c’est sur les plateformes, je n’enlèverai pas ma musique, elle est là et ne va pas bouger.

A : Puisque 386 Lab t’a permis de faire ce que tu pensais impossible, à savoir un album, est-ce à dire que ce format était l’objectif ultime pour toi, l’impératif pour être vraiment rappeur ?

LC : C’est marrant mais non, l’idée de faire un album ne m’avait jamais vraiment trotté dans l’esprit. Je me pose parfois la question : pourquoi n’ai-je jamais pensé à faire un album ? À mon avis, je pensais ne pas avoir matière à faire un album. Puisque mes textes sont égocentrés et que je parle tout le temps des mêmes sujets, je me demandais peut-être comment il était possible de faire un album en ne parlant que de ride sur les grands boulevards de Paris. Je devais me dire que c’était impossible. D’autre part, j’avais un gros problème qui était d’avoir des beatmakers avec qui je me sens bien et qui m’inspirent. En France, ça a été vraiment difficile pour moi et très frustrant car aucun beatmaker ne savait faire le genre de musique que je kiffais jusqu’à il y a peu. Myth Syzer a été le premier que j’ai rencontré à être un peu dans ce délire-là, et nous avons alors commencé à bosser ensemble donc j’ai été un peu plus actif à ce moment. Avant ça, je ne rappais quasiment que sur des faces B. Comment faire un album ou même signer sur un label si je ne pose que sur des faces B ? La question ne se posait même pas…

A : Donc en un sens, tu sacralisais l’album. Si tu en faisais un, il fallait que ce soit sérieux.

LC : Ce n’est pas faux ! D’un côté, je trouve que pour faire un album, il faut avoir un peu de prétention pour se dire « OK, je suis capable de faire un bête d’album ! » Faire des mixtapes de merde, sortir des sons de merde, poser des freestyles de merde, il n’y a pas de souci ! Mais faire un album de merde ? Attends, tu nous as cassé les couilles avec ça, tu le vends à tel prix, tout le monde va en parler et tu nous sors un truc de merde ? Non ! Ce que je veux dire par là c’est qu’il y a moins le droit à l’erreur avec un album.

A : Faire Coton Blanc Argent Sale a donc impliqué de te mettre dans une humeur différente ?

LC : Complètement ! Je me suis transformé en super guerrier. À partir du moment où j’ai signé le deal avec 386 Lab, je me suis dit qu’il n’y avait plus le droit à l’erreur et qu’aucun retour en arrière n’était possible. En étant seul, il est facile de se dire « j’abandonne », mais là, il n’y avait pas moyen. D’emblée, j’ai contacté des beatmakers et ils ont vite répondu présents avec du bon matériel, donc rapidement j’ai eu des bonnes prods. Or si tu me donnes des bonnes prods, je te fais autant de morceaux que tu veux en réalité, il n’y a aucun problème. Dès lors, j’ai passé trois mois à écrire sans cesse, il m’est arrivé de me réveiller la nuit et d’allumer mon téléphone pour y noter quelques rimes avant de me rendormir, j’ai écrit dans la rue… J’ai tout écrit en trois mois, 20 morceaux dont 14 ont fini sur l’album.

A : Cela semble correspondre à la discipline que tu essaies aussi de t’imposer pour sortir de la ride. Il y a la rigueur : bien dormir, faire des pompes le matin, lire, écrire, manger sainement etc.

LC : Complètement. Ces dernières années j’ai changé ma vie, je fais beaucoup de sport et ça m’a beaucoup aidé, je sors beaucoup moins. Cela me fait penser à un reproche que je peux faire à ma musique d’avant : je la trouvais parfois déprimante et ça me gênait. J’ai toujours voulu faire des sons joyeux, positifs et je n’y arrivais pas trop. Les prods que l’on me donnait étaient plutôt sombres et moi-même je l’étais peut-être dans mon état d’esprit. Cela ne me motivait pas à faire un album, car ce que je recherche dans la musique, ce n’est pas de réaliser un projet sombre et déprimant. Là, je pense être dans un meilleur état d’esprit, avec une meilleure discipline. Sachant qu’il y a en plus une structure qui m’accompagne, il est devenu possible pour moi de faire un album.

« Si je n’avais pas été signé sur un label, je pense que je n’aurais jamais sorti d’album. »

A : J’évoquais précédemment ta fanbase qui jouait à la chasse aux trésors avec tes apparitions. Il y a sans aucun doute des rappeurs dedans, des gens de générations après la tienne, qui parlent en « jeune » et veulent verser aussi dans le « réalité rap. » L’as-tu perçu ?

LC : Je ne sais pas, je ne suis pas du genre à me branler sur moi-même. Si j’ai ramené quelque chose de différent et que j’ai ouvert une petite porte, j’en suis content. J’ai parlé de la ville, de la vie, de mes émotions et ce de manière assez directe, je n’ai jamais eu peur de parler de choses assez personnelles, et je retrouve cela chez certains artistes. Je ne sais pas si j’y ai contribué, mais si c’est le cas j’en suis très heureux.

A : « Je n’ai jamais eu peur de parler de choses assez personnelles » dis-tu. J’irais plus loin : faire une musique comme la tienne est impudique ! Est-ce que cela te pose question ?

LC : En rappant beaucoup ma vie, je m’expose beaucoup, je me mets à nu devant le public. Des fois, j’ai envie de tirer le rideau et me retrouver seul. Mais j’assume, et je ne suis pas si pudique que ça. Je pourrais parler à un inconnu dans la rue, lui dire plein de trucs très personnels, je ne m’accroche pas à ça.

A : Parler de soi à un inconnu, ce n’est pas très difficile, on ne le reverra jamais.

LC : C’est pareil pour les auditeurs !

A : Mais ta musique va rester, et parmi tes auditeurs, il n’y aura pas que des inconnus.

LC : 90% de mes auditeurs seront des inconnus… Après c’est qui ? Des potes à moi ou des gens qui m’ont déjà entendu des choses encore pires, défoncé en soirée ! Là où j’expérimente un peu ce à quoi tu fais référence, c’est par rapport à mes parents. Ce sont les seules personnes dont je n’ai pas envie qu’elles écoutent ma musique, c’est compliqué. Jusqu’à présent, la question ne se posait pas trop parce qu’il n’y avait rien d’officiel dans ce que je faisais, je ne leur en parlais pas trop. Là, ma mère va vouloir écouter l’album… C’est un peu compliqué.

A : Ton rap a une dimension géographique importante. Dans quelle mesure ta musique est-elle dépendante de l’endroit où tu l’écris ?

LC : Déjà, je suis moi-même dépendant de ma ville, Paris. J’y vis depuis que j’ai huit ans en y étant quasiment tout le temps et j’y suis accro. Quand je quitte Paris, très vite je ne me sens pas bien et j’ai besoin de rentrer et de retrouver mon univers. Ensuite, cet aspect géographique de mon rap est très lié à ma façon d’écrire : je vois les images dans ma tête puis j’essaie de les traduire en rimes. Je visualise des scènes de vie, et elles prennent place en un moment et en un lieu, donc c’est très présent. Enfin, mon style de vie est complètement entremêlé à la ville, je passe la majeure partie de mon temps à l’extérieur, ma vie se passe dans Paris. Une fois de plus, ayant un rap égocentré, si je parle de moi, je parle de Paris, c’est immanquable.

A : Et tu écris au fil de l’eau comme ça, en étant dehors ? Ce n’est pas un moment sacralisé lors duquel tu t’installes pour rédiger tes textes ?

LC : Non, ce n’est pas ce genre de moment. En vrai, j’écris dès que j’écoute une instru. Il y a un premier cas de figure qui est simple : j’écoute un morceau de rap cainri et je trouve que l’instru défonce. J’essaie aussitôt de la retrouver sur Internet, sans même chercher à aller au bout du morceau, je ne suis plus dans cette optique, le rappeur ne m’intéresse plus à ce moment ! Quand j’ai l’instru, elle m’emmène des émotions, ces émotions me mènent à des images, à des scènes de vie, à des couleurs, et je décline tout ça en rimes. C’est de l’écriture provoquée par un moment où j’écoute de la musique, mais un moment qui n’avait pas pour but que j’en fasse. Ensuite, il y a le deuxième cas de figure qui est que je suis en studio, j’ai des prods ou bien je suis avec un beatmaker, et le processus est le même sauf que cette fois, c’est un moment qui est prévu pour faire du rap. Enfin, je peux avoir une inspi qui vient comme ça au détour de mon quotidien, dans la rue, dans la nuit, ou autre. En tout cas, il n’y jamais cette création d’un moment d’écriture chez moi au calme, en allumant une bougie ! [Rires]

A : Réalité rap…

LC : Voilà, ce sont presque des pulsions d’écriture, ce n’est pas quelque chose de recherché. C’est pour ça qu’il est difficile pour moi de faire du rap si je n’ai pas des bonnes instrus, si je ne peux pas compter sur des beatmakers sérieux. Sans les prods, j’ai du mal à générer cet état dans lequel je vais écrire beaucoup.

A : Puisque nous sommes à la jonction de deux thématiques que sont le rap local et le réalité rap, je pense aux rappeurs de La Nouvelle-Orléans.

LC : Je suis un très grand fan du rap de New Orleans et je pense que ça a beaucoup joué. Ils parlaient énormément de leur ville et de leur quartier sur des albums qui faisaient platine ! Ils racontaient des histoires qui étaient propres à leur localité, presque incompréhensible pour quelqu’un qui ne vient pas de leur quartier. À force de les écouter, je connaissais quasiment tout sur New Orleans, les quartiers, les gangs, les embrouilles, les rues, les restaurants… Ça m’a touché, et peut-être que ça m’a formaté à faire ce rap. En plus, la culture est tellement forte là-bas : si tu écoutes un rappeur de New Orleans, tu vas tout de suite le capter, la ville est imprégnée à la musique, elles sont totalement liées. Donc j’ai un peu ça avec Paris.

A : Tu fais ressortir la dualité de cette ville, dualité qui rejoint la tienne d’ailleurs, entre croyance et perdition.

LC : C’est une caractéristique criante de Paris, capitale du luxe, une des villes les plus touristiques au monde qui en même temps est super ghetto. Ce contraste est incroyable et je pense que c’est ça que je kiffe dans Paris. Honnêtement, je ne pourrais plus vivre dans un quartier vraiment ghetto, mais je ne pourrais pas vivre dans un endroit complètement bourgeois, ça me casserait les couilles. J’ai besoin de cette dualité, de cette effervescence entre bourgeoisie et pauvreté. C’est ce qui apporte une certaine richesse à la ville, on le retrouve ailleurs dans le monde, comme à New York, et le rap s’est développé comme ça aussi. S’il n’y avait pas eu des gens qui ont mis de l’argent pour organiser des soirées, la sauce n’aurait pas pris pareil, que ce soit à New York ou à Paris. Ce ne sont pas les Arabes et les Noirs du ghetto français qui se sont dit « oh, il y a des Noirs dans le ghetto américain qui font des trucs qui nous ressemblent ! » Ici, qui a ramené le rap ? Des Blancs qui sont allés à New York et ont vu un truc de ouf là-bas, et l’ont importé avec leurs moyens financiers. Ensuite la mayonnaise a pris auprès des ghettos. Il faut de tout pour faire un monde.

A : Et il faut tout un monde pour faire Paris. À propos du rap de cette ville, tu as rendu hommage aux X-Men en reproduisant la pochette de leur album pour la photo de ton Anthologie haussmannienne, et sur « Bricks », tu cites Ill. Pourtant, je trouve vos styles très éloignés. C’est une référence pour toi ?

LC : Avant tout, c’est un pote ! Oui, c’est une référence, j’ai commencé à écouter X-Men en 1995 avec « J’attaque du mike » et pendant toute la période à laquelle j’ai écouté du rap français, il était un de ceux que j’écoutais le plus. Notre style est différent et en même temps il y a quelque chose de similaire : nous sommes des rappeurs hyper parisiens et hyper cainris en même temps. C’est là-dessus que nous nous rejoignons. Après, je suis plus dans la réalité et dans quelque chose de simple par rapport à lui…

A : C’est-à-dire que les images que vous posez ne sont pas les mêmes : les tiennes peuvent venir d’une photographie, les siennes ne peuvent venir que d’un photomontage.

LC : Je vois. C’est vrai que nos styles sont différents. Mais nous venons d’une époque où les rappeurs n’étaient pas cainris. Il y avait une vraie dichotomie à la fin des années 1990, où on n’écoutait pas le rap américain, on revendiquait le rap français, on ne s’habillait pas comme les Américains. Dans la rue, s’habiller en baggy à Paris c’était s’exposer aux réflexions des mecs en joggings. C’étaient deux mondes complètement différents qui se faisaient presque la guerre, et parmi les rappeurs, peu assumaient de vouloir être cainris. Booba a été le premier rappeur cainri à réussir à se faire accepter par les Français, or c’est aussi un « petit » de Ill. Ils viennent de la même école, de Time Bomb. Voilà donc en quoi Ill et moi nous rejoignons : des rappeurs aux influences cainris, qui n’écoutaient quasiment que ça.

« Si j’ai ramené quelque chose de différent et que j’ai ouvert une petite porte, j’en suis content. »

A : Revenons sur la dualité du rap. Tu dis lier cette musique à une vie que tu cherches à éviter, trop négative. Penses-tu qu’il est possible de faire un rap positif, qui donne du bon aux jeunes ?

LC : Une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté le rap plusieurs fois, c’était effectivement parce que j’en avais marre de la négativité. En commençant à travailler sur cet album, j’avais l’idée de partir sur quelque chose de positif. Je ne voulais plus parler de certains sujets, comme boire de l’alcool. Avant c’était central et sur l’album, je crois que je n’y fais référence qu’une fois et je ne parle pas de défonce ou très peu. Par contre, je parle beaucoup de vente de drogue… À la base je voulais transmettre un message positif, mais je crois que je me suis un peu perdu dans l’énergie. En écoutant certaines prods je me suis senti obligé de ramener cette gangsta shit. Si je continue à faire de la musique, je pense que je vais sérieusement tendre vers un rap plus positif, j’éliminerai encore plus la drogue et sa vente. Aujourd’hui, je ne vends plus de drogue, je suis clean à ce niveau-là, donc le sujet va être amené à disparaître de ma musique.

A : Tu as essayé de t’élever intellectuellement, moralement et même physiquement depuis plusieurs années. Voudrais-tu que ton rap participe à en faire autant pour ceux qui l’écoutent ?

LC : Bien que je ne fasse pas de rap conscient, je pense que ce je dis mène à réfléchir. J’essaie de conduire les gens à ça en tout cas. Dans ma vie, j’ai toujours tâché de m’améliorer et étant petit je regardais beaucoup de mangas qui portaient l’idée de se surpasser, de devenir la meilleure version de soi-même, de combattre les nouveaux ennemis qui apparaissent et donc s’entraîner pour ça. Cela a totalement imprégné mon modèle de réflexion, et donc je n’ai jamais cessé de vouloir m’améliorer : faire du sport, m’instruire, réfléchir. Le rap des années 1980 et 1990 avait ce message aussi et ça a joué, donc je le porte en moi depuis toujours et je pense que c’est présent dans ma musique.

A : Oui, bien sûr, c’est présent !

LC : Je suis content alors. Je ne suis pas du genre à avoir un message politique comme Tupac qui avait une vraie cause qu’il défendait, celle des Afro-Américains, lui qui descendait de Black Panthers. Moi, je ne vais pas avoir un message politique direct, mais je vais porter quelque chose qui relève plus du développement personnel.

A : Pour tout te dire, j’ai énormément écouté ta musique et j’ai toujours eu l’impression d’être avec toi en train de me battre. Il y a cette attraction-répulsion, la bibliothèque plutôt que le cimetière, l’école plutôt que l’alcool, etc., une lutte permanente…

LC : Je vais te le dire franchement, je me considère comme un addict. J’ai commencé à fumer du shit, j’avais douze ans. J’ai commencé à boire de l’alcool à vingt ans, et peu après j’ai commencé à prendre des drogues dures. Donc j’ai toujours eu un combat avec la drogue. J’ai perdu quatre personnes de ma famille à cause de l’alcool et de la drogue et j’ai perdu les esprits de cinq ou six personnes de ma famille à cause de ça aussi. Sans compter les amis et les gens plus ou moins proches. Même si aujourd’hui j’arrive à dompter mon addiction beaucoup mieux qu’auparavant, je suis toujours dans ce combat. Il y a le démon en moi qui m’incite à aller boire, aller faire la fête, aller faire de l’oseille… Et d’un autre côté, il y a l’autre partie de moi qui veut aller vers le bien. L’addiction est en moi depuis l’enfance et cette maladie ne se soigne pas vraiment, donc je pense que ce combat interne sera présent pour le restant de mes jours.

A : On peut redouter l’idée de faire du beau avec la violence, la mort, la souffrance. N’as-tu jamais la crainte d’esthétiser cela ?

LC : Il y a toujours une forme de beauté dans tout ça. Ce combat est beau par lui-même, c’est très cliché mais c’est le bien contre le mal, c’est le ying et le yang qui s’alimentent. Dans les périodes où j’ai consommé de l’alcool, de la drogue, où j’en ai vendu, où j’ai fait des choses négatives, il y a eu des moments incroyables, il y a eu de l’amour intense, des expériences magnifiques vécues… On ne peut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Certes, le but ce n’est pas de l’esthétiser, mais je veux être réel et dans la réalité, il y a des choses positives y compris dans le négatif.

« Si je continue à faire de la musique, je pense que je vais sérieusement tendre vers un rap plus positif. »

A : Non content d’arrêter le rap, tu en profitais pour supprimer ta musique à chaque fois. Pourquoi faisais-tu ça ?

LC : C’est justement un truc d’addict, je pense. « À partir de maintenant, je fais table rase du passé, je pars sur de nouvelles bases. » On veut tout effacer, faire page blanche, comme dit l’expression. Elle me convient assez bien, et en l’occurrence, ça passait par effacer ma musique, ce qui était un petit peu ridicule en soi…

A : Maintenant que tu t’es stabilisé…

LC : J’ai moins ce truc-là ! Puis à l’époque, pour moi, ma musique n’existait pas réellement, c’étaient des freestyles sur des faces B sur Soundcloud. Cela ne représentait pas grand-chose. Maintenant, ce sont des vrais morceaux, sur des vrais prods, et ça me rapporte de l’argent aussi.

A : Faire ça bénévolement, ce n’est pas possible ? Si on te dit de faire un album pour l’art et uniquement pour ça, c’est niet ?

LC : Est-ce que la personne aurait investi pour faire un album bien ?

A : Il te fallait simplement les bonnes conditions matérielles alors.

LC : Non, je pense qu’il fallait les deux, du confort et une motivation financière. Un album, c’est beaucoup de travail et de temps. Quand des gens investissent sur le projet, ça permet d’enregistrer dans un vrai studio et c’est plaisant, et ça rend aussi possible la rémunération des gens avec qui je travaille. C’est pénible d’aller frapper à la porte de beatmakers que tu ne connais pas et de leur dire : « vas-y, envoie moi un pack de prods, je suis le rappeur underground de Soundcloud ! » Flemme… Là, ayant un budget je savais que j’allais pouvoir rémunérer les gens et je me suis senti beaucoup plus confiant. La plupart des beatmakers de l’album, je ne le connaissais pas il y a un an. Je connaissais seulement Syzer et M4tic.

A : Avoir des partenaires, des gens qui investissent sur ton album n’a pas bridé ta liberté artistique ?

LC : Je n’ai pas eu le même traitement qu’un jeune de vingt ans signé sur un label. Ils m’ont laissé une liberté quasi totale en gardant une présence à mes côtés, celle de Romain de 386 Lab, qui a pu donner son avis tout au long. Mais par exemple, il y a parmi les titres de l’album un morceau qu’il ne voulait pas garder or j’ai insisté et j’ai eu le dernier mot.

A : La réception de Coton Blanc Argent Sale est plutôt bonne. Est-ce que cela te motive à rester dans ce truc que tu veux quitter qui s’appelle le rap ?

LC : Je suis partagé. Voulant un projet plus positif que ma musique ne l’était jusqu’alors, j’ai en partie réussi car mon message n’est pas négatif sur tout l’album. Mais l’objectif n’est pas pleinement accompli. Honnêtement, je ne sais pas encore, je vais vivre cet album, continuer de le défendre un peu en essayant de faire des concerts. Je prendrai la température, nous verrons, je ne veux pas trop parler pour le futur.

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