Le rap de Jessie Ware
Un titre avec Nicki Minaj, un remix avec A$AP Rocky et des problèmes à cause d’un sample de Big Pun : le temps d’une brève discussion, la chanteuse londonienne Jessie Ware évoque les liens entre sa musique et le rap.
Jessie Ware est en pyjama. Il est 15 heures en ce 14 février, jour de la Saint Valentin, et la chanteuse londonienne attend dans sa loge. Dans quelques heures, elle montera sur la scène du Trianon, à Paris, pour la dernière date de sa tournée européenne. Le lendemain matin, elle prendra un avion pour Moscou, et Air France égarera les bagages de toute son équipe. Pour le moment, elle a juste besoin d’une boisson chaude avant de commencer l’interview, la deuxième et avant-dernière du jour. Le sujet sera le rap.
Depuis la sortie de Devotion, son premier album, Jessie Ware s’est imposée comme l’une des nouvelles grandes voix de la pop. Comme Sade, à qui elle est souvent comparée, Jessie Ware réussit une synthèse entre les genres : romantisme soul, pop électronique, culture club, et clins d’œil réguliers au rap. L’un de ses premiers titres, « 110% », reposait sur un sample de Big Punisher. A$AP Rocky a posé un couplet sur le remix de « Wildest Moments », son plus grand succès. Et l’année dernière, c’est bien sa voix qu’on entendait sur « The Crying Game », dans le dernier album de Nicki Minaj. Autant de références qui constituent un prétexte idéal pour une brève conversation avec la chanteuse, qui promet d’essayer d’avoir « les bonnes réponses ». Spontanée et décidément humble, elle s’excusera un peu plus tard de ne pas être « très glamour » dans sa tenue du moment. Qu’elle se rassure : au concours de l’élégance en pyjama, Jessie Ware nous battrait probablement à plate couture.
Abcdr du Son : Tu as déclaré avoir été « vraiment influencée par le R&B et le hip-hop américain » quand tu était plus jeune. Quel rôle a joué le rap dans ton éducation musicale ?
Jessie Ware : Beaucoup de mes amis écoutaient du rock, ils étaient tous fans de The Offsprings, mais je crois que c’était pas mon truc. Je me sentais beaucoup plus attirée par la soul, le rap et le R&B, et surtout je voulais pouvoir danser sur la musique. Je me sentais « moi » quand j’écoutais les chansons. À l’école, c’est toujours pareil, chacun doit avoir ses propres goûts. Tous les garçons voulaient pogoter sur « Smells Like Teen Spirits » de Nirvana. J’ai essayé de pogoter aussi, mais je me suis vite demandé ce que je foutais à me lancer dans un truc pareil.
A : Est-ce qu’il y a des artistes ou des chansons en particulier qui t’ont emmenés vers le rap ?
J : Les Fugees et Lauryn Hill, c’est sûr. Je les écoutais vers l’âge de onze ans, à l’époque de « Killing Me Softly ». The Score, c’est vraiment l’album qui m’a fait aimer le rap. Il y a aussi Lauryn Hill en solo, évidemment, avec The Miseducation of Lauryn Hill. Album incroyable. J’avais aussi un ami, Jack, qui était fan de Missy Elliott : « All N My Grill », « She’s A Bitch », Supa Dupa Fly, la totale. Aussi Da Brat, évidemment Mariah [Carey], Jagged Edge… Quand je pense à Mariah, je pense au remix de « Heartbreaker », donc je pense à Jay Z, et donc je pense à The Blueprint… Dans ma tête, tout se mélange, ils sont tous un peu liés.
Missy Elliott - « She’s a Bitch »
A : C’était cool de revoir Missy Elliott sur scène pendant le Super Bowl…
J : J’ai adoré les tweets de tous ces gens qui demandaient « C’est qui cette nouvelle rappeuse ? » Et elle qui répond : « Les gars, je suis là depuis un moment. » Trop fort.
A : Tu as aussi évoqué Ja Rule et Ashanti dans une interview. Ils avaient quelque chose de spécial pour toi ?
J : On va dire que c’était un petit plaisir coupable…?
A : En général, ce ne sont pas des références qu’on cite ouvertement…
J : Oui, c’est sûr, personne n’osera dire que son influence principale, c’est Ja Rule et Ashanti… Mais franchement, ils étaient cool quand même !
Jessie Ware « Wildest Moments Remix » (ft. A$AP Rocky)
A : Revenons à ta musique. À chaque fois que j’écoute « Wildest Moments », il y a quelque chose dans la production qui me fait penser à Noah « 40 » Shebib, le producteur de Drake…
J : Ha oui, vraiment ?
A : Est-ce que ça a pu être une influence inconsciente ?
J : En vrai, j’étais clairement influencée par « Try Sleeping With a Broken Heart » d’Alicia Keys. Mais non, je n’avais pas conscience d’une telle influence. Ceci dit, je les adore. D’ailleurs il faut que j’écoute le nouvel album [de Drake, sorti une semaine plus tôt]. Tu l’as écouté ?
A : Oui.
J : Il est bien ? C’est plutôt une mixtape en fait, non ?
A : Ça ressemble à une collection de chutes de studio, mais avec Drake, même les chutes de studio sont mortelles.
J : J’ai très envie de travailler avec 40. On s’est rencontrés. Je connaissais ses managers, j’avais un concert à Toronto, et l’équipe OVO a été très cool avec moi. Ils m’ont dit « 40 est en train de construire son studio, ça te dit de le rencontrer ? » Ils m’ont emmené sur place, et tout était encore en chantier. 40 a été extrêmement gentil avec moi. C’était une situation intimidante pour moi, de me retrouver face à un producteur hip-hop d’une telle envergure. Mais il était vraiment le type le plus charmant et chaleureux du monde. On a discuté, on a échangé des emails… Plus tard, j’ai appris qu’en fait, il se demandait un peu qui était cette fille qui s’incrustait chez lui ! Mon dieu… Bon, il faut dire qu’on ne se connaissait absolument pas. Il doit probablement devoir discuter avec plein de gens tout le temps, même quand il veut juste rentrer chez lui. On a passé un très bon moment ensemble.
A : Je suis sûr qu’il doit t’admirer.
J : Je pense qu’il aime bien ce que je fais. J’ai travaillé avec Nineteen85, l’un des membres du collectif OVO, qui a notamment produit une partie de « Hold On I’m Going Home ». C’est vraiment un groupe de personnes très cool, et ils sont vraiment en mode « No New Friends ». Avec moi qui arrive là en disant : « Salut ! Je peux être votre nouvelle amie ? » [rires]
A : On sent une vraie connection entre Londres et Toronto, avec Sampha qui se fait sampler dans « Too Much », et cette légende de l’album de James Blake utilisé comme référence pendant l’enregistrement de Take Care…
J : Toronto est en train d’accomplir quelque chose de vraiment incroyable en matière de musique. Un groupe comme Majid Jordan va faire une grande année, et ce sont aussi des gens adorables. Je pense qu’il y a une forme de normalité chez eux, une absence de fioritures qui n’est pas mensongère, pas « bullshitty »… C’est quelque chose que les gens de Londres et de Toronto ont en commun. Il y a un respect mutuel lié à ça. Et puis, quand TheWeeknd est arrivé, c’était tellement frais ! Il y a une vraie originalité dans leur musique, et un vrai refus du compromis.
A : Quand j’ai entendu le remix de « Wildest Moments » avec A$AP Rocky, j’ai trouvé ça cool, mais j’ai pas pu m’empêcher de penser qu’en vrai, c’est Drake qui aurait dû être invité.
J : [elle sourit] J’aime beaucoup A$AP. J’ai adoré sa mixtape, les sons avec Clams [Casino]… Je ne sais pas, je me suis dit que ce serait cool de faire ce remix avec lui, mais tu sais… Je suis sûr que Drake… Bon, c’est sûr que j’adorerais travailler avec lui. On m’a dit qu’il avait mon album.
Nicki Minaj « The Crying Game » (ft. Jessie Ware)
A : Comment s’est déroulée cette collaboration avec Nicki Minaj sur le titre « The Crying Game » ?
J : J’avais écrit une chanson avec Pop Wansel, et je l’avais écrite pour moi. Elle devait être sur mon album. Quand j’entends Nicki chanter mes couplets – [elle fredonne] « Are you alone? Do you need someone… » – c’est complétement dingue, et elle les interprête tellement bien. Donc oui, j’avais écrite cette chanson pour moi, mais il y avait quelque chose qui n’allait pas. Je sais pas, peut-être qu’elle était un peu trop « urbaine » pour l’album, et je ne voulais pas qu’elle se distingue trop du reste. Je me suis dit que les gens allaient entendre cette chanson davantage si jamais Nicki l’utilisait. Selon moi, c’est elle la plus grande rappeuse actuelle, donc quel honneur ! Elle a gardé ma voix sur le refrain.
A : Est-ce que la chanson lui a été proposée ?
J : Pop travaille avec elle. Il a fait ce morceau avec le sample d’Annie Lennox, celui qui fait « dubi-dubi-du-du-duuuu » [« Your Love »]. Ils travaillent ensemble depuis des années, alors il lui a fait écouter, et elle a voulu l’utiliser. C’est pas comme si on avait démarché le morceau, c’était plutôt quelque chose du genre : « Tiens, je bosse avec Jessie, voilà un morceau qu’on a fait ensemble. »
A : La première fois que j’ai écouté The Pinkprint, je n’ai pas remarqué ta présence, je ne savais pas que tu étais sur l’album.
J : Oui, c’était un accident. Ils ont oublié d’indiquer mon nom. Ça m’a fait un peu mal au coeur, j’ai cru que finalement, je n’étais plus sur le disque. Mais c’était une erreur, et ils l’ont corrigée.
A : Qu’as-tu pensé de l’album ?
J : Je le trouve brillant.
A : Et le morceau « Grand Piano » ?
J : Je trouve la démarche très audacieuse. Elle prend des risques, et elle se montre très honnête et ouverte. Elle occupe sa propre ligne. « Grand Piano » est une belle chanson, elle dévoile son côté vulnérable, et c’est intéressant. Et puis elle chante bien ! Je ne crois pas que beaucoup de gens le savaient.
A : Il y a toujours ce débat un peu glissant sur les femmes dans la pop, et la manière dont elles sont « hyper-sexualisées ». Quel regard portes-tu sur tout ça ?
J : À chaque fois qu’on me pose cette question, on prend trois exemples : Rihanna, Nicki et Miley. De mon point de vue, ce sont des femmes qui sont en contrôle absolu de leur créativité, de leur art et, je pense, de leur sexualité. Ce sont des jeunes femmes qui ont confiance en elles, et qui maîtrisent complétement leur show. Donc si c’est ce qu’elles veulent faire, cool, pourquoi pas ! Ça reflète avant tout une confiance totale dans la manière dont elles se présentent au monde. Ce n’est pas ma démarche, parce que ce n’est pas ce que je suis, mais je ne suis pas en désaccord avec leurs démarches. Bien sûr, il n’est pas obligatoire de faire ce qu’elles font, et personne ne devrait penser qu’il faut à tout prix en faire autant. Mais pour moi, les femmes qui sont citées dans ce débat sont avant tout des femmes très confiantes, et très en contrôle. Je n’ai aucun problème avec ça.
Kanye West - « Say You Will »
A : Tu as dit au magazine GQ que le producteur avec qui tu aimerais travailler par dessus tout est Kanye West. Quelle direction voudrais-tu prendre avec lui ?
J : Je ne sais pas. Peut-être que je suis un peu rétro, mais je pense toujours que « You Don’t Know My Name » d’Alicia Keys est l’une des meilleures chansons qu’il ait produite. Mais j’adore ce qu’il fait, notamment la manière dont il utilise les producteurs qui l’entourent. Pour moi, c’est un vrai génie. Je ne sais pas ce qu’on ferait ensemble, mais je verrais bien une collaboration avec Jeff Bhasker, et peut-être aussi Emile Haynie. Tu prends « Runaway » par exemple, ces notes de piano [elle les fredonne en faisant mine de jouer la note au piano], c’est tellement poignant… Ou « Say You Will » dans 808’s & Heartbreak. Ce sont de très belles chansons. J’aime la mélancolie qui se dégage de ses mélodies.
A : Qu’as-tu pensé de « Only One » ?
J : Ça m’a plu, j’ai trouvé ça mignon. Une chanson très douce.
Jessie Ware « 110% »
A : J’ai lu un article à ton sujet qui m’a fait tomber de ma chaise. Tu as vraiment dit « Fuck Big Pun » pendant un concert à New York ?
J : Ça m’ennuie vraiment que cette histoire ait prise de telles proportions. Si tu viens à mes concerts, tu verras que je parle beaucoup, et que je dis beaucoup de gros mots. En fait, on avait eu un problème en essayant de faire autoriser un sample de Big Punisher [un extrait de « The Dream Shatterer », samplé sur le titre « 110% », NDLR]. On avait fait les choses complétement dans les règles. Malheureusement, la personne qui s’occupait du dossier est décédée, et on ignorait que l’autorisation n’avait pas pu aboutir. C’était vraiment triste, le décès de ce monsieur chez Universal. On ne savait pas que l’accord était resté sur son bureau. Donc on a fait cette erreur, mais ce n’était pas par manque de respect envers les représentants de Big Pun. Et me voilà sur scène, lors de mon tout premier concert aux États-Unis, et je parle, et je parle… Je parle de cette chanson dont on a dû changer le titre, et comment les représentants de Big Pun n’avaient pas pu nous aider… C’était pas réfléchi du tout, et surtout ce n’était pas une attaque. J’ai trouvé très injuste la manière dont cette histoire a été racontée par la presse. Parce que j’adore Big Pun ! C’est bien pour ça que j’ai écrit cette chanson, avec moi qui essaie de faire danser mon homme. Ça a été une vraie stupidité de ma part de mélanger ces mots, parce que je jure beaucoup pendant mes concerts, et je dis des conneries.
Big Punisher - « The Dream Shatterer »
A : Quels sont les morceaux de rap qui continuent toujours à t’impressionner à chaque fois que tu les entends ?
J : Parmi les trucs récents, je reste d’avis que « Look at Me Now » est un putain de bon morceau. « Look at me now, ungh, look at me now, I’m getting paper… » Chris Brown et Busta Rhymes. [elle commence le couplet de Busta Rhymes en yaourt] « Yada-yada-yada get away, get away… » Vraiment très bon. Je crois que c’est Diplo qui a produit le morceau. Voyons voir… Il y aura toujours « Juicy » sur la liste, parce que c’est un morceau magnifique. J’aime aussi… Mon dieu… Il faudrait que tu entendes ma cousine faire son imitation de Nicki Minaj. Elle est incroyable. Ma cousine est obsédée par Nicki Minaj, c’est une des raisons pour laquelle je suis si heureuse qu’elle ait repris ma chanson. [elle cherche] Avant de monter sur scène à la Brixton Academy, j’avais mis « Public Service Announcement » de Jay-Z pour mon entrée en scène. « Allow me to reintroduce myself! » J’aime bien « Shoop » de Salt N Pepa aussi. Qu’est-ce que j’aime aussi… Merde, tu me mets en galère là ! Je me laisse un peu aller niveau rap, en ce moment.
A : C’est pas grave. Sortons du rap : des gens comme toi, James Blake, Miguel, Frank Ocean, vous êtes un peu une génération dorée, même s’il est très difficile de vous catégoriser dans un genre particulier. Quelle serait la chanson définitive de ces cinq dernières années, selon toi ?
J : Bon, je vais reprendre chacun de ces artistes, et on va voir… Alors : Miguel, « Adorn ». Je trouve cette chanson magnifique, et elle a inspiré une grande partie de mon dernier album. Je suis très heureuse d’avoir travaillé avec lui, il a été le mec le plus gentil du monde. Pour James Blake, ce serait probablement « The Wilhelm Scream ». Je me souviens, à l’époque où j’enregistrais le titre « Valentine », je l’écoutais souvent, et Sampha disait tout le temps « Il y a quelque chose dans cette chanson… » Frank Ocean : son album est parfait. « Sweet Life », « Think About You »… Non, ma préférée c’est « Sweet Life ». Quelle pourrait bien être ma chanson ultime des cinq dernières années ? Mmmmmh… [long silence] Putain, c’est dur ! Parmi tous ces artistes, je pense que James Blake est très intransigeant, et je suis toujours intriguée par ce qu’il propose. Je pense qu’il ouvre vraiment la voie pour permettre à d’autres de s’exprimer. Il a un goût impeccable et un style incroyable. Je pense qu’il a vraiment lancé un mouvement.
A : Tu avais cité le producteur Clams Casino comme une influence sur ton premier album. Vous vous êtes rencontrés depuis ?
J : On a pris un café. On va essayer de faire quelque chose… Mais cet album est arrivé si vite, je pense que sur le prochain, je vais y aller plus doucement. Je ne dis pas que je ne savais pas ce que je faisais, mais j’ai besoin de profiter un peu de l’instant. J’ai envie de travailler avec Emile Haynie sur mon prochain album, parce que je sais qu’il peut apporter le son que je recherche, ce son un peu cinématographique. Et bien sûr, j’aimerais beaucoup travailler avec Clams. Moi, Clams et Dev Hynes, peut-être. Ce serait pas mal.
Excellente interview, je ne connaissais pas cette artiste mais une figure pop qui parle rap ça m’intéresse toujours 🙂
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