James Deano, le premier Belge
Interview

James Deano, le premier Belge

Tête d’affiche du rap belge un peu malgré lui durant les années 2000, James Deano a connu une carrière digne d’un ascenseur émotionnel, du rap au stand-up. Entretien.

Photographie : Photoctet

C’était en 2011. Après trois ans de silence musical, James Deano met en ligne « Dream Love », une chanson d’amour auto-tunée et farfelue accompagnée d’un clip improbable. En découvrant le titre, le public ne reconnaît pas son MC et hésite entre rire et pleurer. Trois ans plus tôt, le rappeur belge était pourtant au seuil d’un potentiel énorme succès. Son rap potache mais technique tournait en boucle sur Skyrock. Le titre « Les Blancs ne savent pas danser » était relayé sur les ondes et les chaînes de télévision. Diam’s apparaissait sur son album. Fils d’un commissaire de police dans le civil, James Deano jouait la carte d’un réalité rap, mis en scène entre autodérision et thèmes sérieux, entre flirt avec les ritournelles populaires et rap ciselé. Quelque part, son rap est déjà un peu celui d’un comédien.

Car en appelant son disque Le Fils du commissaire, James Deano avait d’abord choisi son rôle. Mais au fur et à mesure, il s’est persuadé de devoir en jouer un autre. Le Fils du commissaire s’est vu devenir le porte-drapeau d’un rap belge, alors en manque total de représentant après la déliquescence de Starflam. Las, le plat pays le verra finalement exploser en vol. Alors que son disque est prêt à sortir, que « Les Blancs ne savent pas danser » est sélectionné par Laurent Bouneau pour entrer en playlist, James Deano sort subitement perturbé d’un nuage de fumée de THC et doit se faire hospitaliser. La promotion de son disque explose avec lui. Le succès des « Blancs ne savent pas danser » ne connaîtra pas de suite.

Après quelques années à recharger les batteries, contre-carrant l’échec de « Dream Love » avec une vidéo inédite dans l’histoire du rap francophone, le MC se remet au rap et offre des freestyles hebdomadaires qui réconcilieront sa fan-base et rappelleront que comme en 2005, il est toujours là pour plier un instru. En parallèle, il mène une carrière d’humoriste, loin de l’incongru rôle pour lequel Luc Besson l’avait choisi lors de Banlieue 13 Ultimatum. Sans esprit de revanche, apaisé par sa vie de famille et une spiritualité en constante évolution, James Deano alterne désormais entre le micro, le petit écran et les planches. Il est aujourd’hui comédien professionnel, un métier qu’il regarde avec pragmatisme. Quant au rap, il est maintenant un à-côté, une sorte de scène ouverte qu’il quitte et retrouve au gré de l’inspiration. « J’ai toujours été un électron libre » dit le rappeur belge dans l’entretien tout en franchise que vous allez découvrir. Sans jeu d’acteur.


Je n’ai pas eu de réelle éducation musicale. Mon premier véritable coup de cœur a été la guitare. J’ai commencé à en jouer à seize ans. Un ami m’avait initié et ça m’avait plu, avec un grand attrait pour le rôle de soliste. Ce qui me branchait c’était un métal assez mélodique, des groupes comme Metallica ou Megadeth dont j’essayais de reproduire les solos. Un an plus tard, à dix-sept ans, je découvre le rap français. Comme n’importe quel jeune de l’époque, je connaissais évidemment quelques morceaux de NTM. Ça m’avait plu mais ça n’avait pas été un coup de foudre. Par contre, quand j’ai pu écouter Conçu pour durer, j’ai été fasciné par Rocca. Je n’ai pas du tout retenu les codes du rap en l’entendant. Par exemple, le côté revendicatif ne m’intéressait absolument pas. Ce flow et cette voix basse sur des instru très jazzy, c’est tout de suite ce sur quoi j’ai flashé. Pour moi, c’était hyper mélodique, envoûtant. J’ai trouvé ça révolutionnaire, et je pense que ça reste une performance unique, inégalée.

Rapidement, j’ai écrit mes premiers textes, sur des faces B d’IAM, de 2Bal 2Neg, ce genre de choses. On récupérait les instrus sur des cassettes qui tournaient. Je rappais avec un ami de l’école, qui avait eu le même flash musical que moi. Très vite, je me suis pris au jeu. Je ne fais plus que ça, c’est devenu une passion. J’étais un gamin des environs de Waterloo, qui est une banlieue de Bruxelles plutôt aisée, du moins sur le papier. On tue notre temps en rappant et en fumant beaucoup de shit, comme beaucoup de jeunes de notre génération. À part le rap, mon quotidien était fait de je-m’en-foutisme. C’est une adolescence que je ne regrette pas, mais j’ai appris plus tard que le joint était dangereux, que c’était une erreur de le banaliser. Ce n’est pas un produit anodin, mais on est tombés dans ce piège que le rap entretient. Le cannabis a vraiment rythmé ma jeunesse, et quelque part, si le rap était la seule autre chose qui me motivait, c’est aussi parce que le cannabis y était soluble.

Au fur et à mesure, je rencontre d’autres rappeurs. Tout se passe d’abord chez Kid Creme, qui est un DJ de house qui a commencé par le rap. C’était le seul gars qui avait un vrai studio à l’époque. Il enregistrait S.Kaa Foster et Barok qui formaient un groupe. Je passais chez Kid Creme qui était aussi mon pote et j’ai sympathisé avec eux. On se faisait des Bokland Night là-bas [Allusion à une marque de Vodka, NDLR], on enregistrait des sons, on freestylait, un peu comme tout le monde à cette époque en fait. Ils m’ont finalement intégré à leur groupe, et on s’est appelés Profil Bas.

Ce sont des années où je me forme. J’apprends à rapper, à avoir des idées, à rentrer en studio, je suis en pleine formation musicale. Quand je finis par comprendre que j’ai quelques facilités et comme je ne fais rien d’autre à part fumer des joints, j’envisage un peu d’en faire ma vie. On est en 2000. Mais c’est aussi le moment où ça part en couilles, car tu ne regardes plus le rap comme une passion mais en pensant aussi à une stratégie. À notre époque, il n’y avait pas Internet, il fallait passer par le média obligatoire qui était la radio. Au final, en pensant à la radio, tu t’autocensures, tu te formates avant même que la radio te l’ai demandé puisque tu n’as encore aucun contact. C’était véritablement une autre époque. Aujourd’hui, avec Internet, on dit de toi que tu as sucé si tu as fait cela dans les années 90 ou au début des années 2000. Mais en réalité, on n’était pas comme les jeunes d’aujourd’hui, tout simplement car on n’avait pas notre propre média.

La Belgique est en plus un tout petit pays coupé en deux. Il y a six millions de néerlandophones, quatre millions de francophones. Parmi eux, la moitié sont des vieux et un autre million n’en a rien à foutre du rap. Au final, le public potentiel qu’il te reste est tout petit. En conséquence, on regarde évidemment le marché français et son rap. À part Starflam, personne n’avait un peu émergé au-delà de la Belgique. Starflam étaient un peu nos grands. Il y avait aussi toute une scène underground, constituée d’anciens comme CNN ou Puta Madre. C’était des gens que j’appréciais, mais je n’en faisais pas des modèles. Même Starflam dont l’album m’a beaucoup plu, je ne les voyais pas comme un exemple à suivre. De notre côté, nous les jeunes de l’époque, on se réunissait avec des groupes comme Opak, on suivait ce que chacun faisait et on se retrouvait parfois pour des sessions freestyles, des mixtapes ou des concerts. Mais personnellement, je n’avais pas l’impression de faire partie d’un mouvement.

Vers 2001, Profil Bas se sépare. J’étais finalement quelqu’un d’assez perso. Rétrospectivement, je réalise que je n’ai jamais vraiment voulu représenter un groupe ou un collectif. Alors que je rentre d’un voyage de trois mois en Angleterre, le groupe s’arrête. Je me connecte avec un ami de Kid Creme, qui s’appelle Mehdi et qui connaissait aussi bien Foster et S.Kaa. Il était souvent dans le home-studio de Kid Creme et il décide de fonder Bulldozer Prod. Plus tard, il deviendra mon manager. C’est avec lui que je fais mon premier maxi en 2003 : Branleur de service. En faisant ce maxi, c’est pour moi le début de quelque chose de plus professionnel. J’ai un projet à vendre, donc une raison d’aller voir les médias et qu’ils viennent me voir. Idem pour les concerts, j’ai un petit projet à faire écouter pour fixer des dates. Bref, j’existais un peu plus et ça a commencé à bouger en Belgique pour moi.

Je me fais aussi connaître en participant à des scènes ouvertes, des battles, du slam. Quelque chose qui a joué en ma faveur, c’est que j’avais un côté déjà très décalé, presque un peu comédien. Quand je faisais des battles ou des concerts dans la première moitié des années 2000, je les ponctuais de petits sketchs, de mises en scène. Je ne m’en rendais pas vraiment compte puisque la notion de stand-up nous était complètement étrangère à l’époque, mais quelque part, j’en insérais un petit peu dans ce que je faisais. Quand j’ai eu ce succès un peu grandissant en Belgique, l’une des choses qui m’a le plus fait connaître, c’est le concours Musiques à la Française. J’avais ponctué mes apparitions de pas mal de ces interludes humoristiques. Elles ont participé à mon succès et finalement, j’ai gagné la moitié des prix en jeu cette année-là [En 2005, NDLR]. Comme le jury était en partie composé de personnalités artistiques ou médiatiques, ça m’a encore fait gagner en notoriété. En fait, à cette époque ce n’était pas très difficile de sortir du lot, de se démarquer. Tout le monde était dans le même premier degré. Dès que tu en sortais un peu, dès que tu faisais un truc un peu fou, c’était remarqué. À l’époque, je ne me reconnaissais déjà pas dans les codes du rap. Je ne rappais pas pour dire des choses, c’était vraiment le côté musical qui me plaisait. Mais très vite, on m’a rattrapé en m’expliquant que dans le rap, il fallait dire des choses aux gens, avoir du fond, être revendicateur. Je ne me sentais pas du tout en adéquation avec ces codes, pas du tout légitime même pour tout te dire. Je venais d’une ville plutôt huppée sur le papier. Mon père était commissaire et je suis blanc. D’une certaine manière, les planètes étaient mal alignées dès le départ. Je pense que j’ai eu ce besoin de me tourner vers l’humour pour éviter ce côté engagé un peu facile et balayer cette absence de légitimité que je m’imposais. De l’autre, j’ai quand même des avis, j’avais envie de dire des choses. Du coup je me suis retrouvé non pas dans un entre-deux mais à alterner en permanence l’un ou l’autre. Un morceau marrant, un morceau plus personnel. Je pense que j’avais pris la zone humoristique un peu par dépit, par recherche d’originalité aussi, car je savais que j’étais assez différent. Mais je me suis finalement demandé si je ne m’étais pas falsifié. Du coup je suis parti également vers des titres plus sérieux. Bref, à ce moment-là, j’avais déjà pris l’habitude de faire l’essuie-glace. J’ai finalement été très vite un artiste dispersé, illisible… [Il cherche ses mots, NDLR] un peu schizophrénique.

C’est un peu dans cet état d’esprit que je commence à enregistrer les maquettes du Fils du commissaire [Son premier album, NDLR]. Je les enregistre chez un ami Waterlotois qui s’appelle Dimitry Ghion qui produira la plupart du disque. Il était très en avance sur son temps, avait entamé très tôt la transition vers le home studio, la production sur PC. Il faisait des instrus depuis 1998. Chez lui, je recontre Ozan avec qui il était ami. Lui est l’un des fondateurs de Street Fabulous et on a commencé à un peu bosser ensemble. De fil en aiguille, comme il était en connexion avec un éditeur qui se prénommait Benjamin et qui bossait en partenariat avec Because, il a décidé d’aller leur faire écouter mes maquettes. J’ai rencontré le label, on est en 2006 et je signe mon premier et unique contrat en tant que rappeur.

Pendant que je finalise les maquettes du Fils du commissaire, je décide de faire une chanson un peu plus club. C’est l’époque où le rap commence à oser aller vers ce genre d’ambiance, et de mon côté, je trouvais ça bien, plus ouvert à quelque chose de mélodique. Ce morceau, c’est « Les Blancs ne savent pas danser. » Il est à contre-courant des autres titres que j’ai maquettés. Même si j’avais multiplié pas mal d’exercices de style, ça restait un format assez classique, c’est à dire une rythmique à 90 BPM. Là je pars vers quelque chose à 115 BPM, je n’écris qu’un couplet et le refrain. La maquette de ce morceau atterrit avec les autres chez Because. Mon directeur artistique va présenter mes titres qui ne sont pas encore finalisés à Laurent Bouneau, chez Skyrock. Quand il écoute les maquettes, Laurent Bouneau dit à mon D.A : « ce dernier morceau, « Les Blancs ne savent pas danser », si tu me le complètes, je te le rentre en rotation. » Là tu penses bien que la maison de disques connaît son intérêt. Moi aussi. J’ai donc écrit les couplets manquants. On est allés en studio fissa pour faire une version propre et complète du morceau.

« Je me suis collé une pression pas possible à penser que je devrais représenter le rap belge. »

Je vois que j’ai une carrière en train de décoller, que la route est ouverte. Mais je le vis mal. Pourquoi ? Car je me colle une pression pas possible. J’ai une belle notoriété et je suis le premier rappeur belge à avoir un tel potentiel d’exposition entre les mains. Starflam avait eu des vrais succès mais était en fin de cycle et n’avait pas eu toutes les opportunités que j’étais en train d’avoir. Le problème c’est que je ne me suis jamais identifié au milieu rap belge. En Belgique, même si on était tous naturellement connectés, il n’y avait pas un esprit fédérateur, une idée de s’unir pour aller vers la France qui était finalement le véritable marché, là où il y avait le plus de public à toucher. Et là, je me retrouve avec tous les regards braqués sur moi, ou du moins c’est ce que je ressens. Mais moi, je me sens incapable de représenter quoi que ce soit. Déjà, ce n’est pas dans mon caractère, j’ai toujours été assez distant de la notion d’équipe, je me suis toujours plus épanoui en tant que soliste. Mais aussi, je viens d’une ville qui jouxte Waterloo, ce qui est l’équivalent du seizième arrondissement en France. Les gens se font des films, pensent que parce que tu vis là-bas, tu es dans l’opulence, alors qu’honnêtement, j’ai vu plus de bourgeois à Bruxelles que chez moi. Et enfin, mon père est flic, je suis blanc et je fais un son club qui a tout pour retenir l’attention. Bref, sur le papier rien ne colle et je ne me sens absolument pas légitime. Surtout que mon rap est déjà atypique. Et de par ce manque de légitimité que je m’octroyais moi-même car finalement les autres ne m’ont jamais attaqué, pour moi c’était déjà impossible de représenter quoi que ce soit de ce mouvement. Je ne me sentais même pas y appartenir. C’est pour ça que je n’ai jamais rien fait en ce sens. Et c’était un problème, car quand j’ai signé dans un label et eu un peu d’exposition en France, j’étais au final le seul Belge à pouvoir fédérer, tirer la scène belge vers le haut. Même si le rap belge ne m’a rien demandé, je pense qu’il y avait une certaine attente pour que je porte le drapeau.

Alors que je transforme les maquettes en enregistrements studio, on planifie le tournage du clip de « Les Blancs ne savent pas danser ». J’étais hyper stressé. Il y avait la pression de la sortie de l’album, mais aussi celle que je me mettais en me disant que j’allais devoir représenter le rap belge alors que j’estimais ne rien représenter d’autre que ma gueule. J’étais en pleine zone d’anxiété, en tension émotionnelle. J’avais arrêté de fumer des cigarettes et des joints depuis trois ans. Quand tu fumes l’un ou l’autre, ce sont souvent des réponses émotionnelles à des situations. Là j’étais en pleine demande de réponses émotionnelles puisque j’étais très anxieux. Mon cerveau me disait : « fume ! » Alors que j’avais arrêté depuis plus de trois ans, même l’alcool et le café, je me suis dit que j’avais le droit de me fumer un bédot ou boire un verre une fois de temps en temps, de ne pas être trop sévère avec moi-même. J’ai refumé un bédot. Puis comme je ne voulais pas refumer de clopes et que pourtant mon bédot était plein de tabac, je me suis mis à en fumer un deuxième. Puis un troisième, jusqu’à très vite refumer quotidiennement des bédots comme j’aurais fumé des clopes. Un ami détecte que je pars en sucette. Je commençais à délirer en fait, au sens propre du terme. Cet ami a des connaissances en psychologie, c’est sa formation, et il m’emmène consulter aux urgences psychiatriques. Je ne lui oppose même pas de résistance. Tu me cites cette phrase que j’ai eue au micro de Dan Gagnon en parlant de cela : « une invitation ne se refuse jamais ». C’est exactement ça. Je vais voir, comme j’allais voir partout où on me proposait d’aller. Je ne réalise pas que je suis malade, c’est nouveau pour moi. J’arrive là-bas, un médecin me reçoit en entretien, et je me fais hospitaliser d’office.

Bref, à l’époque j’étais en pleine surchauffe, mais sur le coup, je n’étais absolument pas conscient d’être malade. Moi j’étais juste chaud, je ne me rendais compte de rien. C’est après, quand tu es médicamenté et que tu commences à refroidir que tu réalises que tu as pété un plomb, mais sur le coup, tu ne comprends pas. J’ai une grand-mère maternelle qui a passé une partie de sa vie dans les hôpitaux psychiatriques. Dans la folie, il y a parfois quelque chose de génétique, et comme les gènes sautent souvent une génération, il est probable que j’ai récupéré ce gène de la schizophrénie. Mais on sait aussi aujourd’hui que le cannabis est l’un des déclencheurs possibles de ce gène. Certains sont porteurs de ce gène et ne le déclencheront jamais, même en fumant. D’autres le déclencheront pour autre chose : un décès, un choc émotionnel. Et une fois que c’est déclenché, c’est fini. Moi je crois que c’est le joint qui l’a déclenché. Si j’avais recommencé la cigarette plutôt que le joint, je suis quasi persuadé que je n’aurais pas pété de plombs. J’en parle d’ailleurs dès Le Fils du commissaire. Le rap a vendu le joint comme quelque chose de bien, en réponse aux dangers de la cocaïne ou de l’héroïne. Mais en réalité, le cannabis, c’est problématique pour la jeunesse. Moi je ne faisais plus de sport, je m’en tapais des cours, je n’étais jamais concentré, tu te désocialises, tu de goinfres de sucre puisque fumer appelle à bouffer tout et n’importe quoi. On se nique le cerveau en fumant, et ça peut déclencher une schizophrénie ou une dépression chez des gens qui ont le cerveau plus faible, ou le mauvais gène. Ça a été mon cas. C’est une maladie, mais c’est une maladie qui te rend honteux. Personne n’a envie de dire aux gens qu’il est malade, et encore moins quand il est malade de la tête. C’est quand même quelque chose. Je l’ai évoqué très brièvement dans un ou deux morceaux, mais même en tant qu’humoriste, c’est un sujet que je ne développe pas trop, même en interview. Je sais que ça intéresse les gens, mais moi c’est plutôt quelque chose que j’ai envie d’oublier. Et puis, j’ai du mal à y mettre du sens. Qu’est-ce que ça apporterait que je raconte ça dans mes chansons ou mes spectacles ? J’ai du mal à imaginer que ça puisse servir à quelque chose. Et j’ai toujours honte de ça. Quand tu redescends et que tu réalises les conneries que tu as pu dire aux gens, tu as honte, tu ne veux plus voir ceux auxquels tu as dit cela. Aujourd’hui encore, je suis gêné vis à vis d’eux. J’aurais peur d’être avec eux maintenant et qu’ils me regardent en se disant : « est-ce qu’il va péter à nouveau un plomb ? »

J’ai passé plusieurs semaines à l’hôpital, entouré de fous. Quand j’en sors, je suis évidemment sous traitement. On tourne très vite après ma sortie de l’hôpital le clip des « Blancs ne savent pas danser. » Les gens ne s’en rendent peut-être pas compte en le regardant, mais je suis complètement sous neuroleptiques lors du tournage. Je le resterai pendant un an et demi. De son côté, Laurent Bouneau tient parole et rentre le titre en rotation. Ça a bien marché, le morceau avait une alchimie. Des accords majeurs, simples et happy, un bon refrain chanté avec des couplets rappés convenablement tout en étant plus légers que ce que l’on entend d’habitude, un BPM club… Finalement, c’était la recette populaire dans le bon sens du terme ! Le son a cartonné, est passé dans les rotations hyper serrées de Skyrock, on l’a sorti en single avant l’album. Mais de mon côté, je suis sous cachetons et ça nique tout ce qui m’attend. Ces médicaments, ce sont des trucs de cheval, ce n’est pas pour rien que les gens en hôpitaux psychiatriques sont comme ils sont. C’est vraiment du lourd. À partir du moment où j’ai été médicamenté, la partie était déjà finie en fait.

Ça n’empêche pas qu’il faut quand même défendre l’album, surtout que « Les Blancs ne savent pas danser » marche vachement bien. Ça passe d’abord par la sortie d’un second titre. Après un premier succès populaire et commercial, avec la maison de disques, on a balancé le titre « Le fils du Commissaire. » C’est moi qui les ai poussés à mettre en avant ce titre en vérité. Je me disais : il ne faut pas qu’on pense que je fais que des trucs commerciaux, il faut montrer que je suis un rappeur, que je viens de l’underground, que j’ai de la technique, que je ne vends pas mon cul. Bref, ce sont des réflexions égocentriques, d’orgueil, qui n’ont aucun sens. J’aurais dû au moins rebosser des titres dans l’esprit de mon premier succès populaire, avec le même BPM, d’autres types d’accords, d’autres thèmes, et oublier le rap classique à 90 BPM qu’on faisait tous. J’aurais pu faire quelque chose de plus marqué musicalement, continuer sur la voie de « Les Blancs ne savent pas danser. » Mais je n’avais de direction artistique. J’avais fait les maquettes à l’avance, j’étais arrivé avec et je n’étais pas très ouvert à la critique. Je n’avais pas la maturité pour une direction artistique en fait. La maison de disques auraient dû m’imposer de choisir, de fixer une ligne au lieu de vouloir tout faire. Mais en même temps, je les ai tellement fait chier que je ne peux pas leur en vouloir. Le D.A aurait sûrement dû m’amener à réfléchir à un choix, assumer jusqu’au bout, comme un Stromae a su le faire. Stromae a peut-être envie de refaire du rap, mais il a su se fixer un cap, le tenir et ne pas partir dans tous les sens. Au final, avec ce second titre puis plus tard l’album qui passe du coq à l’âne, les gens n’ont pas su me ranger dans une case et ça m’a nui. Je pense que les gens ont besoin de savoir qui est qui, et pour ça, ils ont besoin de ranger les artistes dans des cases, les reconnaître. Moi je n’étais pas reconnaissable. Quand tu écoutes mon album, tu comprends que je suis parti dans tous les sens : un moment c’est sérieux, un moment c’est comique. Un moment il y a des guitares, un moment il y a des samples hyper classiques. Un moment c’est à 115 BPM, à un autre c’est à 90 BPM, ça oscille entre l’égotrip et l’autodérision. Je n’ai vraiment pas su choisir une direction.

Le morceau « Le Fils du commissaire » a tout de même marchotté. Il a marchotté parce qu’il a ce côté un peu autodérision, très mis en scène. Mais on n’est plus du tout dans de la musique populaire : le BPM est beaucoup plus lent, il n’y a pas de refrain, pas de mélodie dominante ou accrocheuse, c’est tout à fait autre chose. Le gars qui a aimé « Les Blancs ne savent pas danser » et qui amène son gosse au concert parce qu’il a bien aimé la chanson, il ne comprend rien. D’ailleurs j’avais des gosses dans mes concerts et c’était gênant. Je ne faisais pas du tout de la musique adaptée pour les enfants. Je faisais de la musique pour les fumeurs de shit. Aujourd’hui, si c’était à refaire, je ne le ferais pas de la même manière. Et si je devais bosser avec des artistes, je leur dirais : fais bien attention à ce que tu fais. Et si quelque chose marche pour eux, je leur dirais : tu as trouvé ta recette, prends en soin. Quand une recette prend, il ne faut pas avoir l’orgueil de dire « je ne suis pas que ça », ou quoi. Non, fonce, allonge les hits, fais comme un restaurateur qui doit son succès à sa spécialité ! Tu prendras le temps de faire quelque chose d’autre au bon moment, où en donnant des friandises en marge de tes projets.

Au-delà des cachetons, du premier succès de « Les Blancs ne savent pas danser », c’était problématique pour tout un tas de raison de faire vivre l’album. Ce qui avait marché avec « Les Blancs ne savent pas danser » n’a pas marché avec les autres titres maquettés. Je veux dire par là qu’on avait enregistré d’abord des maquettes avec les moyens du bord, c’est à dire un micro un peu pourri, sans pré-ampli et dans une chambre. Mais l’ambiance était mortelle, tu sentais vraiment l’énergie, la première intention. Quand on a signé en maison de disques, on a eu un joli budget et évidemment, on a voulu tout refaire dans de vrais studios pour que ça sonne mieux. Ça a été une autre erreur monumentale, car on n’a jamais réussi à retrouver la spontanéité et la force de la première intention. Je pense qu’on aurait dû reprendre nos bandes et les travailler à fond plutôt que d’essayer de retrouver une vibe qui ne pouvait exister qu’une seule fois. D’ailleurs, tous les gens qui avaient écouté les maquettes étaient assez déçus une fois l’album entre les mains. On avait fait trop d’arrangements, on n’avait pas la même énergie. Et même en studio, ça a été un peu chiant de courir après la même énergie, un peu stressant et inquiétant de refaire les mêmes morceaux. Et finalement, je pense même que devant le succès des « Blancs ne savent pas danser », on n’aurait pas dû se prendre la tête et jeter mes maquettes pour reconstruire un disque sur la base de la recette de ce titre.

En janvier 2008, quatre mois après la sortie du single, je pars en tournée pendant un an. J’ai passé une année à faire des dates, mais en réalité, j’ai dormi pendant un an. Un an et demi même, de juillet 2007 à janvier 2009 où j’arrête les concerts. Pendant les tournées, j’ai dormi parce que j’étais encore sous traitement. Je rentrais dans le train, je dormais. J’arrivais à Paris, je montais dans une voiture, je dormais. J’arrivais à l’hôtel, je dormais. Je faisais mon soundcheck, mon concert, je rentrais à l’hôtel, je dormais. Les cachetons t’abattent tellement physiquement que je n’ai fait que ça. En plus, comme le succès de « Les Blancs ne savent pas danser » n’était pas suffisant pour remplir de grandes salles et que je n’ai pas pu faire de véritable promo car j’étais sous cacheton, j’ai fait surtout des petites salles. J’ai tout de même eu beaucoup de dates, assez pour tourner durant un an, jusqu’à ce que ça s’estompe. Là je suis vraiment rentré à la maison. C’était en janvier 2009. Le contrat était terminé avec Because et j’ai pu me poser. J’ai commencé à avoir une vie plus relax, à arrêter les médicaments. J’ai recommencé à chiller avec les potes, prendre un café le matin. Bref, j’étais plus cool. J’ai respiré, j’ai repris un peu ma vie, après dix ans d’agitation rapologique tout de même.

« Je n’ai jamais voulu appartenir à un crew, ni à une équipe, ni à une communauté.  »

En me posant, je me convertis à l’Islam. Au début, je suis un converti très enthousiaste. C’est le cas dans cette interview donnée à Al-Amal que tu évoques. Mais c’est le genre de choses que je ne ferais plus aujourd’hui. Je pense que j’ai fait une erreur d’afficher ma conversion à l’Islam. Quand tu te convertis à une religion, c’est quelque chose que tu as envie de partager, tu le vis à fond. Tu en parles autour de toi, et les gens à qui tu en as parlé en parlent aussi. Mais en vérité, je n’ai jamais voulu appartenir à un crew, ni à une équipe, ni à une communauté. J’ai ce trait de caractère depuis que je suis enfant, ce truc d’électron libre. Tu es à la fois entouré de plein de gens et à la fois souvent seul. La notion d’appartenance me dérange. Je me sens muslimin dans le sens soumis à Dieu. Mais je ne veux pas appartenir à un collectif, représenter mon groupe, dire qu’il est extraordinaire, le défendre coûte que coûte ou n’importe quoi de ce genre. Les gens te rangent dans une communauté et te considèrent comme un potentiel représentant de cette communauté. Que ce soit pour le rap ou pour l’Islam, je n’ai pas envie de parler au nom de, de représenter au nom de. Ça ne m’intéresse pas. J’ai envie de parler pour moi, pas pour les autres. La spiritualité m’a toujours intéressé, et j’ai trouvé quelque chose de concret dans l’Islam, qui m’a parlé, avec un Dieu unique, un code. J’évolue désormais dans ma religion, et je trouve ça bien que ça change, que ça bouge, que ça ne soit pas figé. Je m’y intéresse, j’apprends des choses, son histoire, comment ça a parfois été manigancé aussi. Mon rapport à l’Islam a changé mais je suis toujours dans cette spiritualité. Ma croyance s’est fortifiée, et elle est en train de basculer vers autre chose, quelque chose de plus solide. Je suis toujours fermement croyant même si je n’aime pas ce terme, mais dans le dogme, j’ai évolué. Me convertir m’a néanmoins aidé à faire un break, à être plus discipliné aussi, notamment via les cinq prières qui t’apportent une vraie conscience du temps, du rythme biologique des choses. Bref, en 2009, je redeviens quelqu’un de tranquille et je me remets en route. En 2010, ami me pousse à écrire mon premier sketch avec lui, je commence le on-man show et je suis embauché dans une émission sur la radio Vivacité pour tenir une chronique hebdomadaire, et finalement en 2011, je rachète du matériel et recommence à faire des beats à la maison.

C’est là que j’enregistre le titre « Dream Love. » Un ami dans la vidéo faisait des tests sur fond vert, moi j’ai ce morceau : mettre le morceau en image est l’occasion pour qu’il s’exerce. Je ne savais pas où il allait, on fait ce clip ensemble, il travaille dur dessus. Le résultat a été ce qu’il a été, c’est à dire un truc complètement déséquilibré, où l’image fait la surenchère d’une histoire d’amour sur un beat farfelu, d’un son déjà très marqué, un peu club, un peu variété. Mais comme mon ami avait vraiment bossé dessus, que moi j’aime la chanson malgré toutes les critiques qu’on peut lui faire, je l’ai laissé sortir le clip. Là, ça a été la catastrophe. Le titre a été totalement incompris et pour la première fois de ma vie, je me fais fusiller par le public. Je ne m’y attendais pas et sur le coup je ne comprends pas. Comme je n’avais absolument rien fait depuis plus de deux ans, les gens ont pensé que je faisais mon retour avec « Dream Love. » Moi, je n’avais pas du tout pensé à ça ! Quand les gens ont vu le clip, ils se sont dit que je partais complètement en vrille. Je me suis fait véritablement incendier.

Finalement, ça a tout de même été bénéfique, déclencheur d’autre chose. Je me suis dit : il faut que je réagisse. Avec mon pote, on s’est rapidement dits : on va parler du fait que tout mon public me crache à la gueule. J’en suis au point où je vais devoir jouer mes chansons dans la rue ! Et avec un autre pote réalisateur, on décide de partir à Namur et de mettre ma déchéance en scène, dans la rue où je joue de la musique, comme un galérien. On a tourné à l’improviste, on a récupéré plein de couvertures de journeaux de l’époque où ça marchait bien pour renforcer le côté reportage, résumer quand j’étais un peu au top. On a fait témoigner des gens. Il fallait faire ça vite en plus. J’ai finalement mis cette vidéo humoristique en ligne. On m’y voit jouer mes titres à la guitare, dans la rue. Cette mise en scène a semé le doute dans la tête des gens qui se sont dits: « putain, en fait, avec « Dream Love », il nous l’a fait à l’envers, bien joué de sa part ! » Et moi, j’ai laissé croire les gens que tout ça était calculé. C’était finalement assez drôle. Je pense que j’ai bien réagi. Ça a complètement clôturé le dossier.

Quand je réécoute « Dream Love » aujourd’hui, ce qui m’arrive encore et avec plaisir, je crois que finalement, ça se rapproche un peu de ce que Jul fait. C’est vraiment le genre de BPM que Jul utilise aujourd’hui. [Il chantonne] « Tut-tut-tut elle me casse les couilles. » Moi j’aime vraiment Jul. Gims aussi. Ça ne me parle pas pour ce qu’ils disent, Jul il faut voir où il en est dans son niveau de français. Mais ça me plaît ! Je ne l’écoute pas pour philosopher. Quant à Gims il suffit d’écouter ce qu’il fait pour entendre qu’il n’y a pas une seule mélodie à côté de la plaque. Mélodiquement, ce mec est génial. Il sait faire des hits, connaît leur structure, a des mélodies variées. Jul fait aussi des mélodies très intéressantes. Et d’ailleurs, leur succès est là grâce aux mélodies. [Il rechante du Jul, NDLR] C’est une mélodie efficace ce genre de morceaux. Ce n’est pas par hasard si les jeunes écoutent ça. Même dans le Rif au Maroc, ils écoutent ça, car la mélodie leur parle. Une mélodie, c’est une suite de vibrations, c’est au-dessus de toute classe sociale, de là où tu habites, de tout. Il n’y a pas plus fédérateur. Mais avec « Dream Love », je me suis planté, mon public n’attendait pas ça de moi. Avec cette histoire, j’ai compris que les gens me voyaient encore comme un rappeur. Pour eux, je suis un putain de rappeur et c’est ce qu’ils attendent de moi. Et c’est vrai finalement : je viens du rap et c’est ce que je sais faire de mieux. Je décide donc de faire des freestyles gratuits, un par semaine, que je donne sur le net. Et si à côté, j’ai envie de faire des chansons plus commerciales comme « Squatter les terrasses », des chansons plus Julesques on va dire, je le fais et il y n’aura pas de confusion, personne me cassera les couilles. Les freestyles ont énormément plu, et ça a été un vrai boulot d’en lâcher un par semaine. Quelque part, même aujourd’hui, c’est aussi grâce à eux que je vis car ils m’ont rapporté beaucoup de concerts. Dans les universités, les cercles de jeune, les fêtes de quartier ou de village, j’en fais plein et c’est cool. C’est bien payé en plus et j’ai un vrai public de jeunes, qui m’écoute par le biais de ces freestyles.

« Je prends plus de plaisir à écouter Jul que Kery James. »

En parallèle, j’ai sorti Putain de boucher qui mélange justement certains de ces freestyles avec un ou deux titres plus farfelus. Je me suis caché derrière le terme d’album mais en vérité ce n’en est pas un et c’est aussi pour ça que je l’ai appelé Putain de boucher. [Son deuxième disque, NDLR] C’est de la pure autoproduction, une compilation de sons enregistrés à la maison, dans mon home studio, qui mélangent un peu de tout. Dessus, c’est vrai j’ai utilisé un peu d’Auto-Tune qui est très à la mode aujourd’hui. J’aime beaucoup l’Auto-Tune car il te permet de trouver des super mélodies. Tu le mets sur ta piste de voix, tu lances ton instru, et là tu chantes en yaourt et tu révèles de super trucs. Il interprète la mélodie sur les bonnes notes, c’est un outil génial. Je le vois vraiment comme un outil de travail. Peu de gens le rappellent, mais à la base L’Auto-Tune ce n’est pas un effet mais un outil qui te permet de chanter juste. Tu mets la ligne de note dans laquelle tu es, et dès que tu en sors, l’Auto-Tune te rattrape. Plus tu entends l’Auto-Tune, plus le mec chante faux. Ou alors il l’a programmé pour que justement il se déclenche le plus possible. Si tu mets de l’Auto-Tune à Céline Dion, tu ne l’entendras jamais se déclencher. Aujourd’hui, plein d’artistes ont su s’approprier cet outil. Booba, ça lui a servi. Au début, il a galéré mélodiquement avec l’Auto-Tune, mais désormais il trouve vraiment des mélodies qu’il n’aurait jamais trouvé ou essayé sans Auto-Tune, j’en suis persuadé. Du coup, je suis très perplexe devant ce débat sur l’Auto-Tune, car pour moi, il a permis au rap de passer d’une musique rythmique à une musique mélodique. Il a vraiment mis les mélodies au cœur du rap. Je suis très attaché à cette notion de mélodie. Je préfère écouter Jul à Kery James simplement car Jul est plus mélodique. Kery James est foncièrement plus intéressant pour beaucoup de gens, mais ce qui m’intéresse, c’est la suite de vibrations. Je la trouve dans les mélodies. Le rap a aussi longtemps eu peur des mélodies, parce qu’à l’époque, si tu osais les mélodies on te prenait pour une pute, on te qualifiait de commercial. Personne n’osait s’aventurer dans les mélodies, et regarde, dès qu’il y avait un son avec une chanteuse qui savait chanter, on te qualifiait de commercial. L’Auto-Tune est l’un des outils qui participe à la force du rap, qui est un art très autodidacte. C’est un outil qui nous permet de faire les bonnes choses d’un point de vue mélodique, car pour la plupart, on chante comme des casseroles. C’est bien que les lignes aient bougé.

À la même époque que Putain de Boucher et les freestyles, je me suis mis à écrire pas mal de sketchs, notamment pour une émission radio sur Vivacité. J’ai aussi pas mal rodé mes propres sketchs, dont celui sur ma conversion. J’ai souvent joué au Kings of Comedy Club dont S.Kaa de Profil Bas est le gérant. En réalité, je pense que j’étais déjà un peu comédien dans mon rap. C’est quelque chose que j’ai appris tout seul en regardant des spectacles ou des one-man show, des Inconnus à Dubosc en passant par Elie Semoun, Dieudonné ou Bigard. J’ai beaucoup aimé les DVD de Bigard car dessus, il laisse toujours une piste où il explique son spectacle, sa mise en scène, comment il place ses vannes, d’où viennent ses idées. J’aime quand un artiste donne ses ficelles. Ça désacralise la chose et te donne envie de t’y mettre. En fait, ça te montre ce côté artisanal, dans le sens du savoir-faire. C’est quelque chose que j’adore. Quand je suis en apprentissage, je suis totalement passionné par le « comment on fait. » Je découvre, j’apprends, je me rode via des scènes locales et l’émission de radio. Je commence à faire aussi des choses avec Kody, au point qu’on nous a pris pour un duo. Quand l’émission de Laurent Ruquier nous a sollicités en 2014 [On ne demande qu’à en rire, NDLR], ils ont d’abord cru qu’on allait de paire. Mais Kody et moi ne sommes pas un duo. Si jamais ça marchait, on ne voulait pas se retrouver à devoir assumer un duo qu’on ne forme pas vraiment. Même si on est complices, même si on fait souvent des trucs ensemble, on a chacun nos carrières respectives. Donc on a accepté de venir, mais séparément. C’était vers le mois de juin, on savait que l’émission ne serait pas reconduite. Il faut savoir que c’est très difficile comme émission, il faut vraiment s’accrocher. Je m’en suis super bien sorti, mais pour une fois j’ai eu énormément de chance. Normalement, la production t’envoie les thèmes moins d’une semaine avant ton passage en plateau, et tu as vingt-quatre heures pour faire ton choix. C’est une folie ! J’avais commencé à écrire un sketch lamentable, pas du tout au point. La veille de devoir le présenter, la fille de la production m’a appelé, m’a exposé qu’elle avait un problème de planning et m’a demandé si j’acceptais d’être décalé à la semaine suivante. Le problème, c’est que la semaine en question, je devais être au Maroc. Elle s’excuse platement, me dit qu’elle a fait une erreur dans le planning, et me propose donc de venir la semaine encore après. Elle ajoute : « évidemment, comme c’est nous qui avons merdé, tu peux garder le même thème. » C’était cadeau ! Quelques jours plus tard, avant de partir au Maroc, je croise Kacem Wapalek qui est un pote et qui venait souvent en Belgique. Je lui en parle, et il faut savoir que Kacem est un brainstormer hors pair et très créatif. Tu lui donnes un thème, et il te sort tout ce que tu peux imaginer. Grâce à lui, j’ai eu plein d’idées. À côté j’ai eu le temps de répéter, et ça m’a permis d’avoir un bon résultat. Passer dans On ne demande qu’à en rire m’a légitimé en tant qu’humoriste, notamment ici en Belgique.

L’aspect Cinéma ne m’a par contre jamais branché. Ça m’est tombé quelques fois dessus, mais j’ai pris ça comme des opportunités. Banlieue 13 Ultimatum, c’est la poisse ! Je me retrouve à faire le chef des skinheads ! [Il rit, catastrophé] Karl, le chef des skinheads, j’ai vraiment la poisse. [Rires] J’avais fait l’émission Cauet Tivi où j’étais venu chanter ma chanson. Luc Besson était là, et à la fin de l’émission, il m’a dit : « donne-moi tes coordonnées, j’ai une idée en tête, je te rappellerai sûrement. » J’en ai conclu, vu le rôle qu’il m’a donné, qu’il avait dû penser que j’avais une bonne gueule de nazi [Rires]. Je ne dis qu’un seul mot dans le film, et c’est après avoir donné un coup de boule. Je ne retiens pas grand chose des expériences au cinéma. Bon, j’exagère un peu. Ça m’a évidemment fait rentrer de l’oseille. Il y avait aussi MC Jean Gab1, La Fouine, on a passé un peu de temps à chiller, ce n’était pas désagréable. On est parti quelques jours en Serbie tourner une scène, c’était sympa. Mais je n’ai rien projeté. Je ne me suis jamais dit que j’allais faire du cinéma. C’est pareil quand j’apparais dans Protéger et Servir. On m’a appelé : « on a pensé à toi pour une scène, tu viens faire un essai ? » Je viens, je le fais, mais ça s’arrête là. Je le referais si on m’en repropose, car je ne trouve pas ça très difficile le cinéma, sauf pour des rôles de composition de dingue. Mais je préfère faire un truc qui me concerne. Jouer des rôles qui ne sont pas du tout moi, ça me dérange.

« Il faut que je renoue avec mon job d’auteur. »

Aujourd’hui, je joue mon spectacle Un Deano presque parfait, qui est composé de petits bouts de sketchs que j’ai écrits pour la radio et de mon sketch sur ma conversion qui a grandi au fur et à mesure que je l’ai joué. Ce n’est pas un spectacle à thème, c’est un agencement de bouts de choses qui parlent aussi bien de ma religion que de rap ou du chômage. Aujourd’hui, j’ai une difficulté, je suis moins passionné par l’artistique. Je n’arrive pas à trouver le sens de ce que je fais hormis le sens de l’argent. Ça j’ai bien compris le sens que ça avait [Rires]. Je repense souvent à cette phrase que Youssoupha m’avait dite : « la question que j’essaie de me poser maintenant, sur ce qu’on me propose, c’est : est-ce que je le ferais si je devais le faire gratuitement ? » Et moi, honnêtement, si je devais monter sur scène gratuitement, je ne sais pas si je le ferais. Je ne ressens pas que c’est vital pour moi. Et je ne ressens pas non plus que c’est vital pour ceux qui viennent me voir. Je n’ai pas l’impression de passer un message ou faire changer les choses. Quelque part, c’est devenu mon métier. Et moi, j’aime l’artisanal, dans le sens du procédé, du savoir-faire, de l’apprentissage. Quand je suis en apprentissage, je suis totalement passionné. Je découvre, j’apprends. Ça a été le cas quand je me suis lancé. Mais quand tu fais un sketch cent fois, à la fin, tu as toutes les ficelles, tu n’es plus dans l’artisanat. Quelque part, tu as industrialisé ton spectacle, ton show. Et là ça devient un métier. C’est à ce moment-là que je perds le goût et que je me mets à chercher un autre sens. Ça a été pareil quand je rappais. Même Djihad dans laquelle j’ai jouée jusqu’à fin 2016 ou le sketch super bien écrit que je fais avec François Pirette, où il m’invite et où je viens avec grand plaisir, je n’ai pas l’impression d’avoir changé le monde en les jouant. Peut-être le regard de certaines personnes, surtout que ce sont de très bons textes, celui de François Pirette est très fin par exemple. Mais je n’en sors pas transformé ou en ayant l’impression d’avoir transformé le monde. J’ai du mal à savoir ce que je recherche en vérité. Dans ma vie personnelle, j’ai trouvé du sens, j’ai compris beaucoup de choses. Mais le sens dans l’art, j’ai du mal à le trouver en ce moment. Aussi positives soient-elles, je n’ai pas l’impression que donner des émotions aux gens ait tant de sens que ça. Les gens sont heureux quand ils trouvent du sens dans leur vie, ce n’est parce que tu les fais rire que tu rends leur vie heureuse. À l’inverse, et sans cynisme, que ce soit un métier, ça a du sens car c’est un privilège de vivre de ça. C’est un métier très agréable

Du coup, je pratique pour l’instant tout ça comme un métier. Je gagne ma vie, je le fais au mieux. En fait, j’ai lâché mon métier d’auteur. Les textes que je fais en one-man show, c’est moi qui les ai écrits, mais je les ai écrits par obligation du métier. Quant aux textes que j’interprète au Grand Cactus [Émission sur la RTBF dans laquelle James Deano a une pastille, NDLR] par exemple, ils sont écrits par des auteurs. Et à Vivacité, des auteurs écrivent aussi pour moi et je repasse derrière. Avant j’étais auteur et interprète. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’interprète. C’est aussi pour ça que je ne rappe plus car je ne peux pas rapper les textes des autres. En un an, je n’ai fait qu’une Poignée de Punchlines car c’était pour un ami et les mots sont imposés. Je devrais reprendre ma casquette d’auteur en fait, mais actuellement, je n’y arrive plus. Ça m’angoisse, j’ai toujours l’impression que je ne vais pas trouver. Et puis écrire c’est aussi un envahissement. Quand j’écris un rap, ça prend beaucoup de place car j’écris dans ma tête. Au départ, les premières lignes, je les pose sur une feuille. Mais ensuite, une fois que j’ai écrit ces premières lignes, je me les répète dans ma tête et les complète sans les écrire. Du coup, j’y pense tout le temps, j’ai les phases qui tournent en boucle dans mon crâne et je les complète. Avec ma fille, en voiture, en faisant des courses, ça tourne et ça tourne. Le texte de Poignées de Punchlines que je n’ai rejoué qu’une fois lors d’un Planète Rap avec Bigflo et Oli, ça a été huit jours à le tourner non-stop dans ma tête pour l’écrire. C’est très envahissant. Mais il faut que je reprenne mon job d’auteur, car tout part de là. Je joue pas mal de guitare, j’ai plein de mélodies en yaourt, vraiment plein, mais je n’ai pas les mots qui vont remplacer ce yaourt. Sans texte, tu n’auras ni rap ni one-man show. Et si tu fais appel à d’autres auteurs et que c’est moyen, pour les gens, c’est toi qui devient moyen, que ce soit en tant que musicien ou en tant que comédien. Mais tout ce que je te dis aujourd’hui, ça va probablement changer. J’espère d’ailleurs que ça va changer. Avoir envie, dans la vie, c’est une force, un énorme avantage. Mon problème aujourd’hui est qu’artistiquement, je n’ai envie de rien. J’aime l’art, j’aime la musique, mais je n’ai pas envie de glorifier ça. Dire que sans la musique tu serais rien, la vie serait nulle ? Non, je n’y crois pas à ça. Alors pour le moment, je me tiens tranquille et je le vis bien.

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1 commentaire

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  • Don,

    Merci pour cette interview très intéressante.