
Grödash, le hip-hop comme académie
La sortie de Monnaie Time 3 était l’occasion de faire raconter par Grödash son histoire. Retour en longueur sur un riche parcours fait de musique, de voyages et de transmission
Presque trois décennies se sont écoulées depuis que la voix de Grödash a résonné pour la première fois dans des enceintes. C’était celles d’un poste cassette, puisque tel était alors le support courant. À la fin des années 1990, Grödash et sa bande de copains ont formé le collectif protéiforme Los Monzas et surtout le groupe Ul’Team Atom. Basée aux Ulis, ville nouvelle à 40 km au sud de Paris, la formation s’est développée par ses propres moyens et en vase clos. La géographie et les politiques d’urbanisation ont en effet, aux Ulis comme ailleurs dans l’Essonne, obligé la jeunesse à se débrouiller par elle-même, dans une forme d’insularité périurbaine contraignante.
Grödash, Fik’s, P.Kaer, Templar, Sinik et les autres ont trouvé un moyen de tuer le temps moins dangereux que la délinquance et plus amusant que les études : le rap. À partir de 1997, Ul’Team Atom rappe partout où c’est possible, et partout où ça ne l’est pas. Les halls, les caves, les RER, les studios, la rue, les chambres d’ado, les terrains vagues… Nul lieu n’a échappé aux flows débutants et aux rimes hasardeuses des débuts. Sans public autre qu’elle-même dans un premier temps, l’équipe s’est ensuite exposée à l’extérieur, sur les mixtapes d’autrui et auprès des meilleurs jeunes de l’époque.
À l’écoute de son titre « Hip-hop académie » sorti en janvier 2025 sur sa mixtape Monnaie Time 3, une pointe de nostalgie se perçoit chez Grödash. Il repense à ce temps lointain où « on partageait des instrus comme un kebab » et clame haut et fort son amour pour une culture du bricolage, du sample et du collectif. Ce n’est pas un discours de vieux con que porte Grödash pour autant. Il n’a d’ailleurs jamais été passéiste : en 2006, il préparait un album aux sonorités brésiliennes (projet avorté, le rappeur en parle dans l’entretien ci dessous) ; en 2008, il jetait son dévolu sur le son south qui fragmentait alors le rap français ; en 2010, il sautait à pieds joints dans l’autotune et commençait à regarder vers l’Afrique pour préparer la décennie à venir.
En somme, le rappeur congolais de naissance est quelqu’un d’ouvert, et du haut de ses 43 ans il tient désormais à transmettre. C’est le sens de ce long échange qu’il a accordé à l’Abcdr. Il y partage son histoire de façon détaillée quoique non-exhaustive, et revient sans détour sur son parcours, ses décisions et les évolutions de son rap. Enfin, Grödash présente son travail des dernières années, entre le Congo et la France. C’est une mission de partage par laquelle il produit des artistes et accompagne des jeunes vers les métiers de la musique. Par cela, il renoue avec ce qu’il a tant aimé dans le rap lorsqu’il a débuté : donner et recevoir, se serrer les coudes, avancer pour soi et parler aux autres.
De Brazzaville aux Ulis
À Brazzaville, nous avions accès à la version britannique de MTV. Très orientée rock, elle ne faisait quasiment aucune place au hip-hop en dehors d’un clip de MC Hammer de temps à autre. En revanche, je voyais en ville des tags Public Enemy qui m’intriguaient beaucoup : qui est cet ennemi public ? Pourquoi ils écrivent ça en balaise sur les murs de l’université ? J’avais six ans et je voyais ces mots à même les bâtiments et une cible dessinée avec, je n’arrivais pas à savoir ce que c’était. Ce n’était pas joli, mais ça m’obsédait quand mes yeux se posaient dessus.
Plus tard, les cousins ont commencé à nous envoyer des cassettes depuis la France. Ils enregistraient des films et des clips qu’ils nous faisaient parvenir au bled, et c’est là que nous avons pu visionner nos premiers Yo! MTV Raps ainsi que nos premières émissions de basketball pleines de hip hop. Dès lors, nous avons commencé à entrer dans le truc. J’écoutais beaucoup les Fu-Schnickens, Lords of the Underground, Onyx, j’ai rapidement été bousillé par ça. Alors que je n’avais pas encore dix ans, j’écrivais « L.O.T.U.G » sur les murs et dans ma tête, j’étais un membre du groupe ! Pourtant, je n’ai pas délaissé la musique avec laquelle j’ai grandi avant le rap et j’ai continué à écouter Phil Collins, Michael Jackson, Koffi Olomidé et tout ce qui passait à la maison. J’avais certes envie de m’échapper un peu de la culture musicale parentale, mais je l’aimais tout de même. Les deux se sont mêlés, le hip-hop et les musiques des darons.
Le rap me plaisait au point d’avoir envie d’en faire, mais je ne savais pas par où commencer. J’ai pensé qu’il fallait d’abord écrire alors j’ai acheté un cahier pour y noter des textes, mais c’était balbutiant, il ne s’agissait que de bribes sans même une rime. Des phrases accumulées. Le break me tentait aussi, après avoir regardé quelques émissions de Sidney, sauf que j’essayais de danser sur un tapis qui ne glissait pas du tout. C’était dur d’imiter les mecs que nous avions vu sur les cassettes, comment faisaient ils ?
Durant mon enfance, j’ai eu l’occasion de passer deux fois les vacances d’été en France, mais c’est mon troisième voyage, en 1991 qui me permet de découvrir NTM. On m’a offert une cassette d’Authentik alors que j’étais parti à la grande arche de la Défense. Quand je l’ai récupéré, cet album a tourné en boucle à la maison.
En 1994, alors que Brazzaville est meurtrie par la guerre civile, mon frère Michel -de trois ans mon ainé- et moi quittons le bled. Nos parents, eux, font le choix de rester sur place et ce sont donc deux gamins qui arrivent en Europe. La France nous ayant refusé le visa, c’est en direction de la Belgique que le voyage se fait. Nous y sommes accueillis par notre tante, la maman de Fik’s Niavo et Bobby, qui nous permet de passer illégalement la frontière grâce aux papiers de nos cousins et nous conduit jusqu’en Essonne, à Vigneux-sur-Seine. J’ai 13 ans et là-bas, je suis chez de la famille mais il n’y a personne de mon âge, ceux de ma génération sont dans une autre ville du département, Les Ulis. Je suis obligé d’attendre le week-end pour les voir, et même ça, c’est une mission. Je passe chaque semaine à manigancer, à élaborer une stratégie pour voir mes cousins le samedi. Pour me rendre jusqu’à chez eux depuis Vigneux, j’ai une heure et demie de trajet à travers le 91.
Nous partageons le même attrait pour le rap, c’est un sujet de conversation entre nous. Le grand frère de Fik’s et Bobby rappe déjà, il s’appelle P.O Porté Disparu. Chez eux, ses textes traînent dans sa chambre et quand il s’absente, nous les lisons, ça nous intrigue autant que les maquettes qu’il pose chez ses potes et que nous ne manquons pas d’écouter quand l’occasion se présente.
C’est aux côtés de Superpozeurs, un groupe de Bures-sur-Yvettes, que mon cousin rappe et à ce moment, ce sont à peu près les seuls mecs de la place à faire du son alors Fik’s, Bobby et moi nous identifions un peu à eux. Ce serait pas mal que nous fassions pareil ! Aux Ulis, il existe aussi de rares rappeurs et nous sommes au courant, mais ils mettent en place une omerta à leur propos et un véritable embargo sur leurs maquettes. Seul le club restreint de leur entourage a le droit d’entendre ce qu’ils font, ce que je trouve alors dommage parce que j’ai vraiment envie d’écouter leur son. Avant eux, il y avait déjà Bouba, un autre de nos aînés qui avait même réussi à passer dans le Deenastyle sur Radio Nova. Je ne l’ai pas connu personnellement, mais lorsque mes cousins et moi imaginons commencer le rap, sa légende locale plane sur nous.
Nous avons un pote qui s’appelle Games et qui fait du rap également, avec le cousin de Tabatha Cash. Ils participent à nous mettre dans le truc parce que lorsque nous les écoutons, ce qu’ils font nous semble accessible. Il leur arrive d’avoir des plans sympas et de passer à Skyrock en freestyle téléphonique par exemple, or nous pensons pouvoir faire mieux que leur musique. Games nous fait écouter des maquettes, avec son pote ils ont accès à des studios, ce genre de choses et nous, ça nous fait rêver. Alors que nous en sommes encore à écouter Cypress Hill, Snoop Dogg et les autres, eux ont franchi le pas et ils font du rap. Games assume d’être un rappeur, il marche dans la ville comme un rappeur, il a ses tresses collées, son propre look et quand il déambule, nous sommes fiers de lui en réalité. Cela m’inspire du respect parce que les aînés eux, ne voulaient pas que nous entendions leur rap. Aller voir un grand de la ville et lui dire « j’ai écouté ton son », c’était prendre le risque de se faire chicoter ! Ils étaient fous, mieux valait éviter de leur parler de ça. Alors aux Ulis, nous n’avions pas de référence et avant de commencer, nous nous posons bien des questions. Qu’est-ce que c’est être rappeur ? Un rappeur, c’est un voyou ? La vie d’un rappeur, elle ressemble à quoi ? Nous n’en connaissons pas personnellement, c’est tout juste si nous savons la tête qu’ils ont.
« Aux Ulis, nous n’avions pas de référence et avant de commencer, nous nous posons bien des questions. Qu’est-ce que c’est être rappeur ? »
Le Cartel du 9.1
Le premier groupe que nous montons s’appelle Point de UV, pour Ulissiens Vener’, et il se compose des cousins Fik’s, Bobby et moi-même. C’est une tentative mais d’emblée, cela se sent que nous n’assumons pas réellement, nous y allons à reculons. Nous écrivons un peu, nous faisons des tags dans la ville mais nous ne parvenons pas à concrétiser cela par l’enregistrement de sons. Point de UV, ça se limite à des freestyles, nous essayons d’être identifiés et d’assumer ce que nous voulons être : des artistes. Mais ce n’est pas facile ! Un beau jour, Bobby nous dit : « il y a un gars de ma classe qui fait du rap, c’est grave intéressant, je vais récupérer sa cassette ! » Puis il revient dans la foulée avec les premières maquettes de Sinik, et elles nous font de l’effet d’entrée de jeu. Le mec n’est qu’à ses débuts mais il est déjà affûté, ses schémas de rimes sont vraiment pas mal. Seulement, à ce moment, il est difficile pour lui de se lancer réellement et de s’assumer en tant que rappeur compte tenu du contexte de son quartier. Il n’y a déjà pas beaucoup de monde qui ose faire du rap, mais en étant blanc c’est probablement plus compliqué encore à ce moment au quartier.
Quand Bobby nous présente Sinik, c’est le coup de foudre artistique et humain, donc nous décidons de l’inclure au groupe. Pour marquer le coup et afin que cela colle mieux à la formation naissante, il nous faut changer de nom et c’est là que naît L’Amalgam. Bobby rappe de moins en moins mais à mesure qu’il prend du recul, il nous ramène les gars qu’il trouve les plus affûtés, donc en plus de Sinik, nous accueillons aussi Benton. En nous rejoignant, Sinik nous permet de rencontrer un de ses potes, Popof. Il habite dans un quartier où nous allons rarement, les Hautes Plaines, et quand nous arrivons chez lui, nous voyons des platines de DJ comme à la télé. C’est un des rares gars, peut-être le seul de la ville, à avoir du matériel. Chez lui, on retrouve aussi le frérot Games, et tous ensemble, nous ne tardons pas à former un collectif : Le Cartel du 9.1. Notre ambition est alors de ramener plein de groupes et de créer une synergie locale. Nous sommes très inspirés par Agression Verbale, qui a déjà un peu d’exposition médiatique. C’est donc chez DJ Popof que nous enregistrons nos premières maquettes, avec un micro branché sur sa chaîne hi-fi et une face B qui tourne en boucle. L’autre endroit où nous pouvons poser, c’est moi qui le trouve par un pote de mon collège à Orsay, car j’ai toujours été à l’école en dehors des Ulis. Ce pote a des platines à la maison, celles de son grand frère, et tous les mercredi, nous partons squatter chez lui. Il nous laisse accès aux platines, nous ramenons nos vinyles, nous grattons nos textes, il y a des micros, du goûter, c’est le paradis !
Parallèlement, j’entretiens des relations avec Diam’s, que j’ai rencontrée depuis un an ou deux, et qui ne cesse de me parler de ses projets. Elle est très sérieuse dans son truc, elle me rappe des couplets de Daddy Lord C au téléphone pendant des heures et elle a des vrais plans pour l’avenir. Je me dis souvent qu’elle est timbrée, mais en même temps ça force le respect, c’est une go, dans un milieu de ouf, et elle y va à fond. Elle rencontre des gens en place, elle intègre des équipes sérieuses comme Mafia Trece, on l’entend à Générations. Elle n’a qu’un an de plus que moi, mais elle est à un stade bien plus avancé et la connaître nous booste vraiment. Nous commençons à faire nos premiers stickers avec des impressions basiques que nous collons à la glue extra forte, nous faisons tourner nos premières petites cassettes. Cela peut paraître anodin, mais aux Ulis, personne n’a encore assumé le rap au point de partager sa musique.
Étant les premiers rappeurs de la ville, nous sommes conscients que nous nous exposons aux critiques, voire aux attaques et nous avons besoin d’asseoir notre crédibilité, notre street cred’. Donc en dehors du rap, nous sommes des adolescents de la rue aussi et nous avons un gang, Los Monzas, plus connu pour ses conneries et ses descentes que pour sa musique. Elle nous a permis de positiver notre énergie et de sortir de l’image de gang, mais Los Monzas, c’était assez sombre.
C’est une période de transition, et nous avons envie d’y croire. Grâce à la situation géographique isolée des Ulis, qui est une ville nouvelle presque insulaire en région parisienne, nous avons accès très tôt à MTV Base, un canal britannique de MTV qui n’est alors pas diffusé ailleurs en France. Cela nous transforme rapidement en mini Suge Knight, en mini Russel Simmons. Fik’s, à la fin des années 1990, est quelqu’un rempli de stratégies. Puis nous écoutons Minister A.M.E.R du matin au soir ainsi que Time Bomb à toutes patates et nous sommes branchés rap comme jamais !
À cause de conneries que j’ai faites, je me retrouve interdit d’entrée aux Ulis, et je suis obligé de m’y rendre en catimini. Du haut de mes 16 ans, je vis seul à la résidence universitaire d’Antony et je fais là-bas certaines rencontres : des gars de La Brigade, des gars de Mafia Trece, Philémon, Youssoupha, RCFA. Je réalise qu’il y a plein d’artistes ici et nous sommes tous planqués dans cette cité universitaire avec chacun notre rêve de rap, nos espoirs de carrière. Échanger ensemble nous met alors dans une perspective autre, une espèce d’émulation.
À Antony, je rencontre aussi Templar et KID, deux gars qui traînent pas mal à la cité universitaire et que je trouve forts. Je les ramène de force aux Ulis alors que personne là-bas ne veut spécialement accueillir de nouvelles têtes puisque nous avons déjà notre équipe. Mais comme ils sont bons et que je reste sur l’énergie du Cartel, l’envie de rassembler, je fais le forcing pour nous réunir tous et ça donne en fait naissance à la formation Ul’Team Atom.
« Étant les premiers rappeurs de la ville, nous sommes conscients que nous nous exposons aux critiques, voire aux attaques et nous avons besoin d’asseoir notre crédibilité. »
At Home à l’extérieur
Quand j’entre au lycée Blaise Pascal d’Orsay, le premier jour je retrouve Diam’s, qui y est inscrite également. C’est super, nous avons déjà des atomes crochus donc je me réjouis que nous soyons dans la même school et nous traînons ensemble tous les jours du matin au soir. Évidemment, je lui fais écouter nos sons et elle me fait ses retours, ses critiques et me donne des conseils. « Pourquoi vous ne faites pas une mixtape ? » me demande-t-elle. Pour moi, mixtape, c’est un bail de DJ mais Diam’s me dit que c’est possible de faire une mixtape du groupe et que ce n’est pas un problème. L’idée me plaît bien donc je la soumets aux frérots et émerge donc l’envie de faire une mixtape spécial featurings, de sorte à inviter pas mal de têtes.
Diam’s est la première à accepter de poser, et elle m’annonce qu’elle peut ramener la Scred Connexion. Quoi ?! Je n’en reviens pas ! « Ouais, ouais, ouais, je peux vous avoir la Scred ! » Je me mets immédiatement au charbon, en commençant notamment à faire des prods. Je bidouillais déjà un peu sur le sampler, mais là les choses devenant sérieuses, je m’y mets avec plus de rigueur. Au début de l’année 1998, nous enregistrons le premier morceau avec Diam’s, qui nous ramène effectivement la Scred et à partir de là, pour nous c’est bon, tout le monde va venir ! Ces noms vont suffire à convaincre les autres. Nous appelons alors ATK, Nakk, Salif et tous ces rappeurs que nous aimons, parce que nous sommes sûrs de notre karaté et parce que nous voulons progresser. L’idée est de nous confronter aux meilleurs, bien nous faire taper et nous améliorer.
Appeler un rappeur, en 1998, ce n’est pas un simple message privé à un manager sur un réseau social, c’est toute une stratégie ! C’est à la fin d’une interview dans un magazine que nous trouvons le numéro fixe à joindre pour les contacter. C’est quelque chose qui se fait alors beaucoup, et comme nous récupérons d’une manière ou d’une autre tous les magazines, il est facile d’avoir ces numéros. Mais après ? Quelle est la technique d’approche à avoir ? Nous ne savons même pas qui va décrocher, ça peut très bien être la daronne d’un rappeur, sa femme, son frère… Donc nous élaborons des stratagèmes en nous faisant passer pour un proche du rappeur en question. Quant Templar téléphone à Test d’ATK, il se présente comme un pote qui ne l’a pas vu depuis des années et qui veut lui présenter un jeune rappeur qu’il kiffe… Un certain Templar.
Test accepte de rencontrer ce Templar et son équipe Ul’Team Atom, et nous convoque donc à Place des Fêtes, en demandant à ce que nous venions avec une maquette. Il arrive avec des heures de retard et c’est tout juste s’il nous serre la main, mais Test prend la cassette en s’assurant qu’il y ait bien notre numéro dessus. « Je vous appelle quand j’ai écouté ! » Nous qui nous imaginions parler avec ATK, nous sommes un peu déçus de la rencontre, forcément. Mais une dizaine de jours après, c’est Axis qui nous passe un coup de fil : « Venez au studio ce week-end, on a besoin de vous pour une compile, un truc avec Générations ! » Nous sommes un peu déboussolés, que se passe-t-il ? ATK devait venir sur notre mixtape et finalement, ils nous demandent de venir poser sur une compile de leur côté. Leurs instructions sont d’ailleurs assez claires, ils veulent deux gars de l’équipe et aimeraient que Sinik en soit. Le deuxième sera Templar. C’est à cette occasion que nous rencontrons toute l’équipe d’ATK pour la première fois ainsi que les gars de TPS, avant que ça ne devienne 1korruptibles. Il se passe alors un truc de fou : les ATK nous annoncent qu’ils veulent faire un groupe avec nous et enregistrer un album.
Ul’Team Atom est en train d’essayer de faire sa première mixtape, et voilà que nous recevons une proposition d’album avec ATK. Nous ne comprenons rien à ce qui se passe ! Nous sommes en pleine coupe du monde, la France va être championne et l’album d’ATK et Ul’Team Atom, Prestige, fera disque d’or, cela ne fait pas de doute ! L’enregistrement de ce disque avec eux, qui sont alors des méga stars du rap, nous prend pas mal de temps durant l’année 1998.
Pour avancer sur notre propre mixtape à côté de ça, c’est chez Reeno aux Ulis qu’Ul’Team Atom se retrouve. Ceux parmi nous qui sont déscolarisés passent la journée là-bas à bédave et à écrire et moi j’arrive en fin d’après-midi après les cours. Je fais des instrus, j’enregistre les gars et je dois en plus écrire mon texte, alors c’est compliqué. Rapidement, je commence à fuck la school et à écrire pendant la journée avec Djorka Fella, autre membre de l’équipe également inscrit à Blaise Pascal. Nous n’avons pas le choix, parce qu’en rejoignant les autres à 17h, ils ont forcément eu le temps d’écrire des trucs de ouf, donc nous devons utiliser le temps des cours pour en faire autant.
Pour sa mixtape MC’s en faktion, DJ Pray’One nous invite à venir poser chez lui, à Riquet, où tout le rap français se croise alors. Au cours d’une conversation, je parle d’un gars que j’ai entendu à la radio la veille : « Oh lala, le mec m’a régalé, c’est Sadik Asken, il est trop fort, il était en impro, c’était chaud, j’suis devenu ouf ! » À la fin des années 1990, ce mec est omniprésent sur les mixtapes. Pour vendre une tape, il faut mettre son nom sur la pochette, c’est l’assurance de faire du bruit, à une époque où il est l’un des seuls à faire de l’impro en radio. Quand je parle de lui chez Pray’One, une voix – la sienne – répond en me remerciant ! Sadik Asken est dans la pièce ! Templar et moi ne lui laissons alors pas le choix : quoi qu’il ait prévu ce soir, Sadik Asken va venir avec nous jusqu’aux Ulis et il va poser pour notre propre projet ! Sur le chemin du 91, nous appelons le reste de l’équipe : « On arrive avec Sadik Asken, préparez les pizzas, préparez le matos, préparez tout, on enregistre avec lui ce soir ! » Le jour même de notre rencontre, nous faisons notre première collaboration, et par la suite Sadik Asken ne nous lâchera pas. Il reviendra pour Dégaine ton Style, il sera derrière certains de mes solos les plus marquants, « La vie de rêve », « Charme du ghetto » et il réalisera un certain nombre de mes clips aussi…
À mesure que le projet de mixtape spéciale featurings prend forme, Ul’Team Atom se retrouve un peu coincé. Nous avons pas mal de chansons mais nous ne savons pas réellement quoi en faire. C’est alors que Deepsyck’o nous invite à poser pour une mixtape de sa production. Il est à ce moment un des boss de la mixtape en France, il arrive à distribuer ses tapes sur tout Paname et en dehors. Rendez-vous dans sa cave, Gare de Massy, où je me rends en compagnie de Sinik. Le gars aime bien ce que nous faisons et décide de venir nous voir aux Ulis, à la fin de l’année 1998. Il rencontre alors toute l’équipe et il pète un plomb en écoutant nos morceaux ! Pour lui, nous avons un projet de fou. « Donnez moi vos multipistes, je vais tout extraire, mixer la tape et faire en enchaînement de vos sons ! » nous annonce-t-il. C’est un taff de malade à partir de ce que nous avons enregistré sur le huit pistes chez Reeno et cela donne At Home – 1er volet.
Finalement, pendant toute cette année 1998, ATK n’enregistre jamais pour la mixtape d’Ul’Team Atom, et nous sommes toujours fourrés chez eux au studio Belleville pour l’album Prestige qui ne sortira pas. Ils se font escroquer sur leur premier album et ils n’ont plus aucun contact dans l’industrie. Axis nous demande même si nous n’avons pas un plan distribution pour Prestige. C’est le monde à l’envers, nous avons l’âge de faire la conduite accompagnée et il me parle de distribution et de contrats.
« Ul’Team Atom est en train d’essayer de faire sa première mixtape, et voilà que nous recevons une proposition d’album avec ATK. »
Y’a pas d’faux MC, ici !
Parmi les membres d’ATK, Antilop Sa se lance dans une échappée en solitaire et rejoint Nouvelle Donne, or il nous appelle Templar et moi pour venir faire des ambiances sur son maxi Electro Chok en 2002. C’est l’occasion pour nous d’aller dans les grands studios parisiens que peut lui avoir son label, le luxe ! Il y a une belle opportunité pour Templar et moi car bien que l’équipe d’ATK reste toujours présente, c’est à nous deux qu’Antilop Sa propose de l’accompagner sur scène. Templar est encore impliqué dans les études, il a aussi un petit taff en parallèle et décline donc. De mon côté, je me dis que c’est ma chance, et je décide de suivre Antilop Sa sur une tournée des zéniths qu’il partage avec Sniper, ainsi que sur une tournée des clubs car il a un morceau en rotation sur Skyrock. Je suis encore jeune mais je me retrouve assez exposé et surtout je côtoie les mecs qui récoltent les disques d’or, les Jango Jack, les Sniper et tous ces noms en vogue. Nous faisons connaissance, je les vois évoluer de près et je suis certain d’être à ma place : je veux faire ça, je suis payé pour kiffer mon rêve, ma passion ! C’est trop lourd ! Cette tournée avec Antilop Sa marque un déclic pour moi, elle certifie mon envie d’évoluer dans la musique, d’autant plus que lui me laisse beaucoup d’espace dans son show. Je peux faire quelque chose comme cinq couplets, c’est moi qui fais toutes les animations, j’ai la main sur des salles de milliers de personnes !
Profitant de la dynamique après At Home – 1er volet et toutes les rencontres depuis 1998, Ul’Team Atom décide d’enchaîner avec At Home – 2eme volet en 2000. C’est mon frère Michel aka Choum Carter qui prend en charge la production. De mon côté je n’ai plus envie de faire de beats moi-même, cela me ralentit, j’en ai marre d’être le compositeur et l’ingé son pendant que les autres écrivent ! Alors, nous arrive le renfort de SR Prod. Ulissien comme nous, il des instrus à la DJ Premier, avec les pistes séparées et tous les vrais bails. C’est révolutionnaire pour Ul’Team Atom ! Nous sommes encore plus confiants que pour le premier volet, et effectivement toutes les têtes que nous appelons répondent positivement : Nakk Mendosa, Les 10’, etc., tous ces mecs viennent jusqu’aux Ulis, ils font une heure et demie de transport pour poser sur notre deuxième mixtape. Cela continue à nous positionner sur la carte et les invitations d’Ul’Team Atom se multiplient sur les compiles et mixtapes. Ce deuxième volet permet aussi à ST Prod de se faire remarquer par Bombattak, chez qui il signera ensuite. Nous avons également des opportunités de concerts ici et là, et bien que côté collectif cela reste une activité bénévole, je vois quant à moi la couleur de l’argent dans mes activités auprès d’Antilop Sa et Nouvelle Donne. Donc d’une part j’ai la musique version maison de disques, et d’autre part la musique version ghetto et MJC.
Aux Ulis, dans la lignée d’Ul’Team Atom, tout le monde monte son groupe, nous avons créé des petits monstres un peu partout. Reprenant le modèle de Los Monzas, dont le nom est une déclinaison de celui du quartier les Amonts, chaque zone fonde son équipe. Il y a alors le groupe des Bergères ou encore celui de Barceleau et les gars sont tous aussi forts les uns que les autres. Fik’s et Gyver commencent eux à bosser au Radazik, un lieu culturel de la ville, ce qui nous permet de répéter et travailler ensemble sur notre musique, avec Ul’Team Atom. Ayant cet accès privilégié, un après-midi, alors que nous nous amusons à improviser comme souvent, nous vient l’envie de monter un événement hip hop. Très marqués par les battles 106 & Park et les prestations qu’y délivre Jin, nous rêvons d’un truc similaire ici. C’est ainsi que naît l’organisation de Dégaine ton style, dont nous faisons une petite promotion sur le net et à Paris. Je fais notamment une affiche façon western que nous postons sur skyblog, nous parlons de notre événement dans des soirées à Paname, nous essayons d’apprendre les ficelles de la production événementielle même si c’est encore balbutiant. Il y a un peu de monde présent pour la première édition que je remporte en battant Sinik, puis c’est lors de Dégaine ton style 2 que notre battle prend une autre ampleur. Là, c’est vraiment le zbeul ! Les mecs du Saïan viennent, Princesse Anies est membre du jury, c’est la folie ! Cette fois, Sinik remporte la compétition, ce qui a une grosse répercussion sur sa carrière et tous, bien que nous ne le réalisons pas car nous sommes dans le jus, nous devenons connus bien en dehors des Ulis. C’est une histoire épique que nous sommes en train d’écrire.
Une épopée collective
En se lançant dans la construction de l’album Les anges pleurent… et la rue chante, Ul’Team Atom veut parler à la France entière. Nous sommes déterminés à suivre le modèle d’une équipe comme La Brigade, et souhaitons que tout le monde nous entende. Entre 2000 et 2004, j’ai reçu des sollicitations en solo que j’ai quasiment toutes refusées car nous ne voulions pas lancer de parcours individuels tant qu’il n’existait pas un vrai projet d’envergure pour le groupe. C’était interdit, l’identité Ul’Team Atom primait. Ceci explique d’ailleurs le départ de Sinik, qui a multiplié les bails de son côté. Il était hors de question de passer pour un petit groupe qu’il traînait, donc nous lui avons signifié qu’il ne pouvait plus être affilié à Ul’Team Atom. Qu’il soit apparenté au collectif Los Monzas en général, pas de problème, mais pas au groupe de rap en tant que tel. Sinik entend cette décision, elle est prise d’un commun accord disons, mais en vérité, ce genre de trucs ne sent pas bon, il y a quelque chose de bizarre qui plane.
Notre album est donc pensé comme le premier bijou de l’équipe, celui par lequel elle se présente à l’hexagone et à la francophonie. Nous le préparons très sérieusement, seulement nous n’avons pas les outils nécessaires à la promotion, nous travaillons ce disque en indépendance totale et les chiffres qu’il fait nous déçoivent. À la réception des premiers rapports FNAC, que nous ne savons même pas lire, nous voyons que deux exemplaires de Les Anges pleurent… ont été vendus à Marseille. Ils nous détestent là-bas ou quoi ? Nous ne comprenons pas ce qu’ils ont contre nous et ce chiffre de 2 est traumatisant pour nous, alors qu’en réalité il ne veut absolument rien dire ! Si ça se trouve, il n’y avait que deux CDs dans le rayon, mais nous n’envisageons pas cette possibilité. Ce que nous voyons habituellement, ce sont des rappeurs qui font 200 000, 300 000 ventes, car ce sont ces chiffres qui sont publics, pas ceux des indés ! Donc les nôtres nous font mal, nous n’en sommes pas satisfaits, surtout pour un disque qui nous plaît artistiquement. Ul’Team Atom parvient à promouvoir péniblement Les Anges pleurent…, via Cut Killer par exemple qui nous ouvre régulièrement la porte de son émission sur Skyrock, comme DJ Poska ou encore Princesse Anies à Génération. Nous avons une petite visibilité, mais derrière, le disque n’est pas bien implanté dans les points de vente, et le commerce sur Internet n’est pas encore très développée. En réalité, à la longue, l’album se vend bien et avec les années je réaliserai son impact, y compris à Marseille, où il est loin de n’y avoir que deux personnes qui l’ont écouté ! Quoi qu’il en soit, c’est une super expérience que nous menons tous ensemble de bout en bout, comme nous nous l’étions promis. Nous sommes dans une énergie Dipset, qui se ressent même sur la cover avec notre premier sponsor vestimentaire d’ailleurs ! Il y a une grosse énergie collective que nous aimerions concrétiser tout de suite par des chiffres, ce qui n’est pas si simple.
En revanche, ce semi-échec n’a pas raison de notre complicité, Ul’Team Atom reste soudé et nos relations ne sont pas fragilisées. C’est la force de notre équipe, toujours capable de garder des rapports sains. Les seuls bisbilles de l’époque sont liés au départ de Sinik, mais même ceux-là sont restés très discrets, internes. Après Les Anges pleurent… et la rue chante, nous projetons d’avancer par binômes : Templar & Grödash, Fik’s & P.Kaer, Reeno & K.I.D. C’est une stratégie que nous voulons mettre en place pour continuer d’évoluer ensemble à la suite de notre album collectif qui existe enfin. Fik’s & P.Kaer seront les seuls à réellement le faire. Templar est pris par autre chose, et de mon côté, je pars au Brésil.
« En tournée avec Antilop Sa, je suis certain d’être à ma place : je veux faire ça, je suis payé pour kiffer mon rêve, ma passion ! »
Brésîle de France
Le Brésil, c’est un pays que je découvre en 2002, car mon frère y vit alors et je pars lui rendre visite avec un pote. Ce dernier a un coup de foudre là-bas avec une Brésilienne, et en 2005, il l’épouse, ce qui me donne l’occasion d’y retourner pour assister à leur mariage. Sur place, j’annonce à mon frère que je ne veux plus rentrer en France. Premièrement, le pays me plaît. Deuxièmement, il y a ce froid avec Sinik et nous savons pertinemment qu’il va tout péter, or je ne veux en aucun cas subir l’onde de choc de son premier projet en solo. Donc je reste là-bas, je m’installe à Rio de Janeiro dans un environnement agréable et en compagnie de mon frère !
Le mieux, c’est que j’ai une grande inspiration au Brésil, je commence à gratter des textes à n’en plus finir. J’apprends à parler portugais et sur la plage je fais la rencontre de Felipe Silva, paix à son âme, un chanteur de reggae avec qui je sympathise. Dès lors, je commence à fréquenter deux studios quotidiennement, un qui se trouve dans la forêt en surplomb de Rio et le second en plein centre-ville. Je bosse énormément sans être parasité par qui que ce soit. Il n’y a personne pour me demander si j’ai écouté ci ou vu ça, personne pour me dire que mes sons sont bons ou pas, j’avance seul dans mon coin et c’est très bien.
J’ai vraiment un énorme coup de coeur pour le Brésil, les gens y sont super accueillants, je rencontre énormément de monde, des artistes qui deviendront des méga-stars par la suite pour certains. Je vais en studio avec eux, nous enregistrons ensemble et d’ailleurs, dans la suite de ma carrière je verrai que ma deuxième communauté d’auditeurs après celle en France vit au Brésil. J’aime beaucoup être là-bas, et après y avoir posé mes valises, la seule fois où j’en sors avant la parution d’Illégal Muzik, c’est pour participer à la troisième édition de Dégaine ton style ! J’envisage même de sortir un album là-bas, car Pyroman l’a fait et en a vendu quasiment 30 000 exemplaires. En langue française ! Cela me donne des idées.
Au bout de quatre mois à Rio, Fik’s et Bobby profitent de la période de carnaval pour venir me rendre visite. Ils n’ont alors rien entendu de la musique que j’ai faite sur place, je ne leur envoie même pas mes sons par mails ! J’attends qu’ils soient au Brésil pour leur faire écouter mes morceaux. Ma musique est très différente de ce qu’ils m’ont entendu faire depuis des années. Fréquentant des mecs du reggae et des artistes locaux, je suis parti vers d’autres rythmiques, de la funk brésilienne et ce genre de sonorités. La réaction de Fik’s est sans appel : « T’es un malade ! On ne va jamais présenter ça en France comme ton premier album solo ! » Il m’explique que les gens vont me cataloguer, que ce n’est pas une bonne idée… « Je m’en bats les couilles ! » lui dis-je. Je ne me rends pas compte que l’ouverture d’esprit qui est la mienne à Rio n’est pas partagée par tout le monde, et dans mon bain-marie culturel sur place je suis persuadé que les gens vont kiffer, mais Fik’s me remet les idées en place et je me reconcentre.
Je reprends donc contact avec les beatmakers de France que nous connaissons, ceux qui font le son new-yorkais chez nous, de sorte à revenir vers l’identité musicale que connaît le public d’Ul’Team Atom. Fik’s et Bobby viennent avec moi en studio à Rio, j’enregistre pas mal à leus côtés et quand je rentre en France, j’ai un album qui est prêt à 80%, mais il est à l’opposé du bail que j’avais en tête initialement. C’est un disque mélancolique et ghetto tel que le rap français les aime en 2006, né sous le soleil brésilien. On entend d’ailleurs la voix de Felipe Silva sur plusieurs titres, dont « Ghetto ». Un morceau comme « Charme du ghetto » qui sortira un peu après, je l’ai écrit dans la mousse d’un jacuzzi, à Rio de Janeiro. J’étais seul et je pensais au quartier, aux frérots. Sur place, aux inspirations locales se sont mêlées celles de mes origines musicales et de la distance avec les miens, la nostalgie qui en découle.
Finalement, sur Illegal Muzik, j’ai besoin de rentrer dans le moule et je délaisse certaines velléités musicales que j’ai en moi. Depuis un voyage que j’ai pu faire à Miami en 2000, j’ai un attrait pour le son du sud. Dans les warm up de DJ Khaled là-bas, j’ai découvert Lil Wayne, Ludacris, les St. Lunatics et ça m’a mis une énorme claque, au point de vouloir effacer New York. Pourtant, mon premier disque consiste à m’intégrer dans la file new-yorkaise classique du rap français. En l’écoutant on capte à peine que je suis un mec du bled, je n’en parle pas du tout, si ce n’est dans “Lettre au père noël” rapidement… Je suis vraiment en mode mec du quartier pur, histoire de me mélanger parce que j’ai aussi ce traumatisme de blédard venu ici pour fuir la guerre. J’ai vécu comme un mec en couleurs au milieu des gens en noir et blanc je me suis fait remarquer ainsi, or je ne voulais pas qu’il arrive la même chose dans le rap. Je vais avoir besoin de temps pour me présenter pleinement, si je le fais d’un seul coup, je vais perdre du monde. « Katie » est le seul morceau du rap français où on entend un mec pleurer, et il est au milieu d’un album archi ghetto. Cela atteste mon ambivalence, la nuance de qui je suis, il n’y a pas que de la violence. Mais pour montrer pleinement ma personnalité, il faudra plusieurs projets, et j’ai déjà en tête le triptyque jusqu’à Enfants soldats.
Pour finaliser Illegal Muzik, je prends des séances d’enregistrement dans le studio Neochrome, où Granit commence à parler avec mon frère pour associer son label à la sortie de mon disque. Il sent une bonne énergie et il a le réseau pour la valoriser. C’est donc une coprod avec Take Over, le label de mon frère, et Neochrome qui nous fait bénéficier de sa logistique et de sa puissance. Mon affiliation à ce label se fait un peu par défaut, sans que je ne signe de vrai contrat avec. Il se trouve que mon frère abandonne le monde de la musique pendant la période Illegal Muzik.
Tout au long de l’année 2007, j’enregistre avec Tony Danza (nouveau nom d’artiste de Sadik Asken, NDLR), y compris le soir du réveillon de la Saint Sylvestre. La nuit du 31 décembre 2007 au 01 janvier 2008, nous sommes en studio jusqu’à 7h du matin. Quand les feux d’artifice résonnent dehors alors que nous sommes en plein charbon, nous nous disons : « On est bons frère, on est là où on doit être ! » Cette fois, j’ose davantage sortir du carcan new-yorkais et aller vers les sonorités sudistes, tout en continuant de dévoiler ma personnalité.
Quand approche la sortie de La Vie de rêve, j’attends une bonne promo, une implication de l’équipe mais je me rends compte que les gars de Neochrome ne sont plus trop chauds pour dépenser. Alors que j’espère avoir un bon clip à présenter au public, ils m‘envoient un boug au quartier. Il arrive tout seul avec un sac à dos en me disant que c’est pour clipper « Charme du ghetto » alors je demande où est son équipe de tournage… « Non, mais c’est moi, tout seul ! » Il n’y a pas de scénario, il me filme simplement en train de marcher dans la ville, je déambule au hasard en faisant comme un ghetto safari et quelques plans à divers endroits des Ulis. Il n’y a rien d’intéressant dans le clip, pourtant, quand c’est diffusé, carton plein ! Et le caméraman s’appelait… Jean Pascal Zadi !
À ce moment, les relations avec Néochrome dégénèrent un peu parce que je vois qu’ils sont à fond sur Seth Gueko or j’ai besoin d’une cellule qui travaille sur mon bail. Il y a chez eux les meilleurs rappeurs de l’Île-de-France ; Néochrome en 2008, ce sont les Chevaliers du Zodiaque, à ce niveau c’est super cool, mais en terme de business, on ne peut pas s’y retrouver. De plus, quand j’exprime ma volonté de rapper pour l’Afrique, Neochrome n’est pas d’accord avec ça. « Il y a déjà Mokobé, qu’est-ce que tu vas raconter de plus à rapper pour l’Afrique ? » Le label a une connotation ghetto à préserver, et mon envie de parler de l’Afrique n’y colle pas selon eux. Peut-être s’imaginent-ils que je veux faire des morceaux dansants, peut-être que je ne leur présente pas bien ce que j’ai en tête, mais en tout cas plus Neochrome se détache de ma musique plus j’y mets ma D.A. C’est pour ça que La Vie de rêve laisse entendre mes influences du Sud, surtout que je suis encadré par Tony Danza, Sonar et CasaOne qui m’accompagnent super bien eux. Mais cela signe la fin de mon histoire avec Neochrome. Après « Charme du ghetto », ils considèrent que je n’ai plus de buzz, le divorce est consommé.
« Venu ici pour fuir la guerre, j’ai vécu comme un mec en couleurs au milieu des gens en noir et blanc, or je ne voulais pas qu’il arrive la même chose dans le rap. »
Enfant soldat
Enfant Soldat est l’album sur lequel je me dévoile pleinement, enfin. J’habite dans une baraque du côté de Châtenay dans le 92, c’est une colocation. Je me débrouille pour que ceux qui y vivaient avant moi déménagent et je fais venir des gars à moi pour que chacun ait une chambre : beatmaker, cousin, etc. C’est une stratégie que je finance en travaillant à La Poste en parallèle ainsi qu’en accompagnant DJ Saïd & DJ Nass-R dans leurs tournées des boîtes de nuit. Ils m’ont connu sur les concerts d’Antilop Sa, mais eux sont dans un autre système, ils ne tournent qu’en discothèque. Ils viennent me récupérer après le taff et je me retrouve à passer une nuit dans un club n’importe où pour 200 balles. C’est génial ! Je ne fais qu’ambiancer l’assistance : « Faites du bruit pour Nass-R et Saïd ! » ce genre de trucs… Occasionnellement un petit freestyle mais ça s’arrête là. Ce sont des soirées archi grand public, orientées R&B, le luxe pour moi. Ils sont bookés partout, même à l’étranger et très vite je me retrouve à gagner autant d’argent dans ces soirées qu’en allant au taff, donc je lâche ce dernier pour me mettre à fond dans le son la journée. C’est ainsi que je crée ma nouvelle économie et que je commence à investir dans du matos pour monter ma propre structure, Flymen.
À cette même période, je retombe sur un ami d’enfance, qui était comme un cousin pour moi à Brazzaville. Je me rends compte qu’il est très talentueux, il a beaucoup avancé dans la création de sites Internet, il est très bon dans les prises de voix, il maîtrise Autotune et fait de bons mixes. Il s’appelle RC Lorakl. Je lui propose de s’installer lui aussi à la maison, afin que nous soyons ensemble tous les jours pour bosser. C’est dans ce contexte que nous réalisons Enfant soldat, qui sort en 2011. Je rappe en djellaba chez moi, je peux enregistrer à l’heure où je veux et je suis dans une liberté artistique folle.
J’ai envie de me faire plaisir sur cet album, alors bien sûr je ramène mes gars d’Ul’Team Atom comme nous avons toujours eu l’habitude de s’inviter sur les projets solos des uns et des autres. Je fais également appel à K-Reen, et là c’est un rêve de gosse que j’accomplis. RC Lorakl me présente Elegant, un mec dans une vibe reggae – dancehall, qui est tout le temps à la baraque et n’hésite pas à faire des propositions pendant que nous préparons l’album. Je trouve ça super frais donc il intervient sur plusieurs morceaux de l’album. Enfant soldat compte pas mal d’autotune, cela fait suite à « Freestyle 2019 » que j’ai sorti deux ans avant, alors que l’usage de cet outil est encore balbutiant dans le rap français. Il était sur la mixtape Des halls vol.1 – 10 piges d’avance, sur laquelle on retrouvait Maitre Gims, La Comera, Demon One et d’autres encore. Dans ce freestyle, je disais « voilà comment sera le rap dans dix ans : un couplet, avec de l’autotune », il a été bien reçu et ça m’a donné envie de partir sur ce genre de sonorités pour l’album.
En 2011, tandis que je travaille sur Enfant soldat, l’équipe de Booba me contacte pour participer à sa mixtape en préparation, Autopsie vol.4. Je réponds que c’est un honneur d’être convié mais d’un autre côté je suis pris par mon album, et je suis prêt à décliner l’invitation. L’entourage de Booba me propose même d’envoyer un inédit d’Enfant soldat, si je le souhaite. Je ne réalise pas vraiment l’opportunité que c’est, sûrement est-ce dû à la mentalité insulaire des Ulis. Nous restons toujours focalisés sur nous, sans nous intéresser beaucoup à l’extérieur.
Malgré tout, j’envoie un morceau pour Autopsie vol.4, que Medi Med accueille sans enthousiasme ! C’est un titre quasiment R&B, et ça ne colle pas à leurs attentes alors il me demande d’envoyer autre chose, un truc qui secoue davantage. Je leur envoie donc « Bandana Muzik », un des morceaux que j’ai en stock dans le cadre d’Enfant soldat. Il est cool, mais je ne suis pas plus emballé que ça pour autant. À la sortie du CD, je constate que mon titre en est la troisième piste et je réalise dans le même temps l’importance de cette sortie. Je me rends compte que les mixtapes ne sont plus ce que j’ai connu par le passé, c’est désormais un format hybride entre la compilation et l’album. On est en pleine transition. Ensuite, en écoutant Autopsie vol.4, j’entends le morceaux de Niro et là je me dis « oh, my God ! » Les mecs se sont impliqués ! J’ai plein de très bons retours sur mon titre, mais « Fenwick » me traumatise ! « Bandana Muzik » n’est pas un morceau très construit, le mix est éclaté, et eux ils ont fait un vrai bail qui me met une tarte. Je me dis alors qu’il ne faut pas prendre les choses à la légère, si je fais un truc je dois être à 200%. Mais c’est ainsi, j’ai donné l’énergie que j’avais à ce moment précis et il y a du positif à prendre.
Peu de temps après, je prends un vol pour Kinshasa et je vois que mon morceau est disponible à l’écoute dans l’avion, puis en arrivant sur place je me rends compte qu’il a de l’impact. Je ne peux plus sortir de chez moi sans qu’il y ait cinquante petits qui m’attendent devant le portail. L’effet Booba, c’est quelque chose de fort. Quand il commence à parler de toi ou à te booster, ça a un impact direct. Certains pètent les plombs parce que c’est un changement de fou, mais me concernant, j’arrive à rester calme. Il se trouve que je partage une tournée avec Rockin’ Squat à la même période et qu’Oxmo Puccino m’invite aussi pour le remix de « Le sucre pimenté », je suis gâté ! Tous ces gars sont les rappeurs de mon enfance, Assassin, Time Bomb, c’est important pour moi, donc je suis l’enfant béni lorsque j’ai ces opportunités au début des années 2010. Je savoure.
La tournée avec Assassin compte de très nombreuses dates et j’arrive en plus à avoir un deal avec Believe qui me donne beaucoup d’argent. Je commence à aller faire des clips aux States, et je fais tout ce dont j’ai rêvé pendant des années. Depuis toujours, j’ai refusé d’aller à New York, préférant Miami, au prétexte que si un jour j’allais à New York, ce serait avec l’argent du rap et que j’achèterais tout ce que je veux dans les boutiques. C’est ce que je fais enfin ! À ce moment-là, je me dis donc que la boucle est bouclée. D’autant plus que… ça ne prend pas ! Je réalise exactement ce que j’avais envie de faire depuis très longtemps, mais cela ne provoque aucun écho particulier. Ma mixtape Bandana & Purple Haze ne fonctionne pas des masses, j’ai de moins en moins de concerts, le streaming commence à pointer son nez, mon deal avec Believe n’est finalement pas si bien que ça. Si ça ne marche pas alors que j’ai tout à disposition, peut-être que ce n’est tout simplement pas pour moi. J’ai de moins en moins d’inspi, tout ce que je rappe en studio, je le sors, je n’ai plus de recul sur rien, la tête dans le guidon. Je ne vais pas me prendre la tête plus longtemps, on arrête, ciao, l’heure de la fin a sonné. Je signe néanmoins un deal de distrib avec Addictive pour diffuser mes mixtapes Grodash VS Mr Shizzle autrement qu’en pur téléchargement gratuit, car on m’explique qu’il faut les mettre sur les plateformes. Pour moi, ces trucs, c’est alors de l’arnaque, je ne comprends pas bien encore. Dans ma tête, je suis en mode Datpiff, mais ça y est, c’est fini, maintenant c’est Spotify. En bref, je laisse mes bails à Nabil d’Addictive Music, je lui fais confiance pour qu’il gère le truc puisqu’il y croit plus que moi.
Retour au pays natal
J’ai laissé les darons au bled depuis 1994, j’ai couru après une vie en France et continue de le faire encore, pour potentiellement rentrer bredouille ? Il faut prendre une décision, et j’estime que c’est le moment pour moi de repartir au Congo. Je viens d’avoir mes enfants et je sais que si j’attends trop, ils ne seront pas chauds pour y aller. Sans aucun effet d’annonce, avec ma femme et mes enfants, nous plions bagages et partons tenter l’aventure au bled. J’ai à cœur de connaître mieux le pays, mes origines, ma langue et je taille pour Kinshasa, une ville où je n’ai jamais vécu.
Je suis alors auprès de mes parents. Je passe du temps avec mon père qui est malade, puis je suis à fond aux côtés de ma daronne. Je ne sais pas ce qui m’attend ici mais je prie Dieu et je suis prêt à faire de la plomberie, de la maçonnerie, du secrétariat ou n’importe quoi s’il le faut. Je suis disponible, j’ai arrêté le rap et j’attends un signal pour faire quelque chose. Seulement… Le boug ne tient pas en place… Et rapidement l’idée m’effleure l’esprit de poursuivre les activités musicales. Je me rends compte qu’ici, je peux être une star en un rien de temps. La promo, les passages en télé, ça ne coûte pas grand chose, j’ai largement de quoi le financer. Mais si je fais ça, c’est comme re-coloniser mon propre bled. Sous prétexte que je viens de la France, les mecs vont me favoriser ou simplement prendre mon argent pour que je sois boosté, et au final, ne vais-je pas faire de l’ombre aux gars d’ici ? Je ne me sens donc pas légitime, je ne peux pas être ce mec qui a fui la France et qui revient casser les oreilles au Congo.
Pendant la première année, je reste en observation. Je ne prends même pas de voiture, je veux être en immersion dans les transports en commun et à pieds, car je tiens à ressentir le peuple. La musique me démange mais ayant écarté l’idée d’en faire moi-même ici, je réfléchis à autre chose. Je parle à ma daronne de lancer un festival et elle me suit. Celui-ci prend place dans notre village d’origine, Kikwit, nous ne gagnons pas un rond mais il se passe super bien. Ma mère et moi kiffons !
Sur la capitale, après cela, je rencontre un gars qui me reconnaît en boîte de nuit et vient me parler de sa femme. C’est une artiste, elle a gagné Vodacom Superstar, un télé crochet parrainé par Akon, avec qui elle a ensuite enregistré un morceau. Elle s’appelle Sarah Kalume, et son mari me demande de l’accompagner dans la production de sa musique. Pour accepter, je pose une condition : que nous prenions tous les gars de la street avec. Le mec est réticent, il ne comprend pas et me rappelle que c’est son argent, or il veut l’utiliser pour produire sa femme, pas des artistes de la rue qu’il ne connaît pas. Mais moi, ça ne m’intéresse pas de simplement produire une chanteuse, je suis au bled, je vois des mangeurs de pierres partout, il me paraît bizarre de ne produire qu’une meuf. Nous pouvons aider plus de monde, et si elle est forte, elle se démarquera du collectif. C’est ainsi que nous créons 243 Street, un label. Nous faisons le tour des studios de Kinshasa et sélectionnons les meilleurs gars, si bien que nous nous retrouvons avec une quinzaine de rappeurs. 243 Street prend en charge leur logistique quotidienne : transports, bouffe, télécommunication, studios… C’est un bourbier, un gouffre financier, mais on s’éclate ! Deux mixtapes paraissent, en revanche les institutions ne suivent pas donc c’est compliqué. Il y a également des troubles politiques qui surviennent au Congo, et enfin mon père décède. Face à cette situation globale, je me dis de nouveau que la boucle est bouclée et qu’il faut peut-être passer à autre chose. Ma femme et mes enfants repartent en France, mais personnellement je fais des aller-retours et je suis encore plein d’hésitations. J’étais stimulé par ce projet, et j’étais reparti de zéro au bled, je n’avais pas envie de tout reconstruire en France. Grâce aux rapports que je reçois suite à mon deal avec Addictive, je sais tout de même que ma musique tourne encore en France et que Nabil n’avait pas tort.
Lors d’un passage en France, Nabil me fait part de son envie de bosser avec ATK, et eux de leur côté me convoquent pour savoir si je veux bien faire le management. Je me retrouve face à mes OGs de la première heure, ceux qui nous ont accordé notre chance : impossible de dire non. J’accepte donc d’accompagner ATK, et c’est là que nous lançons le projet Comme on a dit. Entre eux, ils ont du mal à se réunir, mais quand c’est pour nous, Fik’s, Templar ou moi-même, ils le font. Nous profitons donc de cette espèce d’immunité pour les rassembler et mener à bien de projet.
En 2018, lorsque j’arrive au Demi Festival avec eux, des gens me reconnaissent dans les coulisses et font part de leur étonnement de me voir là. Ils sont surpris, mais contents, et ça me donne la niaque. J’ai peut-être trouvé une raison de faire de nouvelles rimes, ça donne envie ! J’ai vu le rap envahi par l’autotune, il n’était plus possible d’évoluer sans un tourneur pour faire des shows dans les chichas, tout était verrouillé et là, au Demi Festival, je sens que j’ai tout à fait ma place en réalité. Le retour d’ATK se passe bien, nous remplissons deux fois le New Morning et gérons cela d’une main de maître, les gens découvrent enfin leurs visages ; c’est trop beau, un rêve. Constatant cela, je dis aux frérots d’Ul’Team Atom que nous n’avons pas le choix : « on a réveillé ATK, il faut qu’on réveille Ul’Team Atom ! » C’est ainsi que nous nous lançons dans la construction de Mauvais présage avec Mani Deïz et que nous sortons le projet Prestige avec ATK.
Cela me permet d’y retourner sans avoir trop de pression. Je ne suis pas trop en avant, ce sont des aventures collectives, les conditions idéales pour revenir sans que l’on s’en rende compte. Ce retour, je l’avais imaginé lorsque j’étais au bled en vérité, en me posant la question : si je retourne au rap, qu’est-ce que je dois faire ? J’avais du temps pour réfléchir et ce qu’il en est sorti c’est qu’en cas de retour, je devais donner aux gens ce qu’ils ont préféré de moi. Si je veux faire du business, il faut que le public ait ce qu’il a aimé par le passé. Inutile de courir après les styles, même si en tant que Congolais j’aime différentes musicalités et même si en tant que rappeur j’ai exploré différents sons. Une fois que je suis passé maître dans un registre, pourquoi changer ? C’est comme si un maître de karaté décidait de se lancer dans l’aïkido après être arrivé au sommet, pourquoi ? Donc je me suis fixé cela : quand je reviendrai, je ramène mon atmosphère de 2008.
Souvent, le public demande aux rappeurs pourquoi ils ne font pas leurs trucs d’avant, et c’est vrai que nous ne l’acceptons jamais. Je ne sais pas pourquoi, mais nous refusons généralement de refaire ce qui a plu dans le passé, alors pour ce retour, j’écoute mon public. Sinon, je n’ai qu’à faire de la musique pour moi seul et ne pas la diffuser. En plus, de la même façon qu’en 2009 j’annonçais le son de 2019, en 2019 j’annonce le son de 2029. Ce n’est qu’une boucle, une fuckin’ boucle. Les mecs me prennent pour un fou, mais la suite me donnera raison, le retour du vinyle, du baggy, et d’autres choses encore.
« L’Académie du hip-hop a vocation à accompagner les jeunes vers la professionnalisation, elle doit les aider à toucher leurs premiers cachets et à se faire un réseau professionnel. »
L’académie du hip-hop
Quand j’étais au bled, à Kinshasa, mon manager Stofkri était lui entre Brazzaville et Pointe-Noire, et nous essayions de nous dépatouiller pour créer des concepts, trouver des sponsors, etc. Dans nos échanges, a émergé l’idée de créer une université hip-hop, dans laquelle toutes les matières enseignées seraient aux couleurs du hip-hop : espagnol hip-hop, maths hip-hop, tout hip-hop. C’est un délire que nous imaginions, sans plus. À mon retour en France, j’ai l’opportunité de faire un atelier d’écriture à Évry-Courcouronnes avec l’association Grigny Wood et en arrivant dans la maison de quartier, je suis très surpris. Elle est dans un beau pavillon, c’est hyper classe, il y a un frigo de ouf, la wifi, de l’Oasis Tropical à profusion ! Je manque de m’évanouir en voyant tout ça ! « Qu’est-ce qui ne va pas monsieur ? » me demande la directrice. « C’est trop bien chez vous ! Les petits doivent être trop bien ! » Elle me répond que c’est normal pour une maison de quartier, sauf que revenant de trois ans an bled, je ne m’attendais pas à ça. Quand je lui explique, la directrice propose alors quelque chose : emmener ses jeunes au Congo. En moins d’un an, elle parvient à débloquer les financements pour organiser un voyage là-bas.
En participant à ce voyage de dix jours, je réalise l’impact que nous pouvons avoir sur les jeunes. Ils rencontrent là-bas des collégiens congolais et, le temps du séjour, réussissent à faire ensemble une chanson et un clip, « Au-delà des frontières ». Ce sont des petits qui ne rappent même pas à la base ! Ce projet a pas mal de répercussions, il nous conduit par exemple à l’Assemblée nationale. Puis survient le confinement, qui ne coupe pas notre élan de fonder un projet éducatif autour du hip-hop. Mais il est important à nos yeux que celui-ci soit gratuit pour les gamins, or pour cela, il faut des financements. Nous proposons le projet dans plusieurs villes jusqu’à obtenir les fonds nécessaires et en 2021, naît enfin L’Académie du hip-hop. Elle apprend aux jeunes les métiers cachés de l’industrie musicale.
Les adolescents arrivent en étant rappeurs ou beatmakers, et nous leur parlons des autres acteurs du hip-hop. Il y a des photographes, des vidéastes, des managers, des gens qui cherchent des financements, et bien d’autres encore que les jeunes ne connaissent pas. Ce que je vois avec ces ados reflète le début de ma propre carrière, quand nous étions 15 rappeurs réunis derrière Los Monzas sans même un DJ ou un beatmaker. Alors je ne parle même pas d’un manager ou d’un bookeur. Tout le monde voulait rapper et être en haut de l’affiche. Nous présentons donc ces métiers aux jeunes, nous leur expliquons ce qu’est l’intermittence, nous leur disons que tout ce qu’ils font vaut quelque chose même s’ils ne sont pas encore forts. L’Académie du hip-hop a vraiment vocation à les accompagner vers la professionnalisation, elle doit les aider à toucher leurs premiers cachets et à se faire un réseau professionnel. Quel que soit le choix des jeunes ensuite, qu’ils soient dans la musique ou non, leur passage par l’Académie du hip-hop doit leur être utile. Être le comptable de Maitre Gims, c’est tout aussi bien qu’être rappeur.
Désormais, l’Académie du hip-hop a des interlocuteurs variés. Il y a des professionnels de la musique qui viennent vers nous mais aussi des gens qui n’ont rien à voir mais qui viennent pour faire travailler la posture des jeunes, par exemple, ou leur élocution. Nous apportons un soutien pour que les jeunes s’ouvrent au monde et qu’ils se sentent à l’aise. Il peut y avoir une frustration à la fin d’un atelier d’écriture, quand la restitution reste un bout de papier, alors l’Académie du hip-hop va plus loin : enregistrement audio et mise en images du morceau. Seulement, parmi les jeunes, certains sont pudiques, ou mal à l’aise devant une caméra tout simplement, donc il est important de trouver la place qui leur convient et de ne les obliger à rien. Le back office est fondamental, ils ne sont pas obligés d’être en tête de gondole.
En retour, comme on dit souvent que la transmission fonctionne à double sens, je reçois beaucoup d’énergie. Être avec les jeunes m’apprend beaucoup de choses, je suis au contact des nouveaux styles, des tendances, ils me font découvrir des artistes. Le hip-hop, c’est de l’imitation, et en côtoyant les jeunes, je les imite d’une certaine façon, je m’imprègne de leurs expressions, etc. Je suis tout le temps branché grâce à eux. C’est un plaisir immense de passer du temps avec ces jeunes.
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