Green Money pour les rois et les princes
Interview

Green Money pour les rois et les princes

Il y a eu La Légion, il y a eu Banlieue Sale, il y a désormais Rolls Royce Music, par lui-même « pour les rois et les princes » comme la marque de voiture britannique. Rencontre avec l’auteur de Phantom, dont le nouvel album, Gnosis, est sorti il y a peu.

Abcdrduson : Revenons à la fin des années 1990. Tu commences à rapper sous le nom de Marciano, au sein de La Légion. Quels sont tes souvenirs de l’époque ?

Green Money : Je me souviens très bien qu’à cette époque le rap était quelque chose de très strict, en comparaison à aujourd’hui où le rap est plus « cool ». C’était plus dur, et c’était une culture dans laquelle par le style, par le flow, il fallait ramener quelque chose d’exceptionnel pour sortir du lot. Il y avait dans la génération d’alors des artistes très compétents. Pour ma part, c’était mes débuts, je n’avais aucune expérience, j’étais très jeune et j’ai eu envie de rapper par amour de cette musique. Je n’étais pas un élément majeur dans La Légion. Mes cousins et mon grand frère rappaient, moi j’étais plus en retrait, j’étais leur petit frère, j’avais envie de rapper et on m’a fait profiter de certaines parties de morceaux, sur lesquelles je pouvais poser. C’était vraiment à titre d’expérience, et je kiffais, mais il n’y avait rien de concret.

A : En tant qu’adolescent des Yvelines baignant dans le rap, tu as vu évoluer de plus ou moins loin Expression Direkt, non ? Que représente alors le groupe à tes yeux ?

G : C’était tout simplement le groupe phare du 78, comme Ideal J l’était dans le 94, Lunatic dans le 92, la Fonky Family à Marseille. C’était les piliers du département. Mais à cette époque, déjà j’étais plus branché rap US, et ensuite Expression Direkt ce n’est pas un groupe que j’ai connu personnellement. J’écoutais leurs morceaux, je les entendais en freestyle, à la radio, j’écoutais ce qui tournait au quartier, mais je veux dire : quand tu appartiens à ma génération, tu ne peux pas ne pas connaître Express D, même sans être un mec du 78 ! Maintenant, ça n’a pas été l’élément déclencheur pour que je sois à fond dans le rap, ou pour que l’envie de rapper me prenne. C’était des grands de chez moi qui assuraient, et c’était un groupe qui mettait le 78 sur la carte du rap français, au même titre que La Rumeur.

A : Tu dis que tu étais plus intéressé par le rap américain, c’était les scènes new-yorkaises essentiellement ?

G : Oui, comme un peu tout le monde, Mobb Deep, Nas, Notorious Big… Après, j’ai eu mon déclic Tupac, mais c’est venu plus tard. Pourtant sa musique date de la même période, mais j’étais encore trop jeune pour ressentir la vibration. C’est en passant des vacances chez un de mes cousins, à Meaux, quand j’avais une quinzaine d’années, que j’ai écouté All Eyez On Me. À partir de là, c’était fini, il s’est passé un truc dans mon cerveau… « Wow ! » Tupac avait ce truc, je ne sais pas quoi, qui a tout déclenché : la personne, l’attitude, la mentale. Je ne comprenais rien du tout aux paroles, puisqu’à l’époque je ne parlais pas anglais, mais l’énergie était puissante, c’est ce que je sentais.

A : Parmi tes proches, au début des années 2000, il y a Ali. Que t’a-t-il apporté dans ton apprentissage de la musique ? 

G : Ali m’a avant tout appris des choses en tant que personne, en tant qu’être humain. C’est un mec que je respecte de fou, comme un grand frère. Je l’ai beaucoup fréquenté, et ça n’a jamais été dans un cadre artistique. Nos rapports étaient humains avant tout. Ali, je l’ai connu parce qu’un de mes cousins qui rappait dans La Légion le connaissait et savait que j’étais un très grand fan de Lunatic. Enfin, comme tout le monde j’ai envie de dire… Ce groupe, c’était Mobb Deep en France. Bref, un jour -à l’époque des tapes Opération Coup de Poing– mon cousin me dit qu’il connaît Ali, qu’il le voit souvent, et que lorsqu’il repasserait à la maison, il m’appellerait. Un jour, il le fait. Il m’appelle, me dit qu’Ali est chez lui et que je peux venir le saluer. J’étais comme un gosse ! Je voyais mon idole. Il était humble et m’inspirait un grand respect, mais je sentais une force. Il y a un caractère, une énergie puissante. Et Ali, il ne m’a pas pris comme un petit gars fan de Lunatic qui est un comme un fou face à lui ; il s’est posé avec moi, tranquille, on a bien échangé, il m’a aussi offert un t-shirt Opération Coup de Poing, moi j’avais quelque chose comme seize ans, ça me rendait très heureux comme geste. Avec le temps, on a gardé contact, je l’appelais régulièrement, on se retrouvait dans le 92, je passais des après-midi avec lui et on parlait un peu de tout, la vie, la religion… Après, on parlait de rap et il me donnait des conseils, sur l’écriture, sur le travail, et c’est comme ça que j’ai connu Mala et Bram’s, que j’ai rencontré Booba…

A : Puisque tu parles de ces Boulonnais, c’est une ville dans laquelle vivais ton cousin TI avec qui tu as aussi eu un groupe : Inconnu Uzi.

G : Il vivait à Boulogne, oui, et à l’époque cette ville était le sanctuaire du rap, il y avait la crème de l’Ile de France : Nysay, Mo’Vez Lang, tous ces gars-là… Tous étaient en avance sur moi, encore une fois j’étais en apprentissage. Mon cousin donc, avait un groupe qui s’est séparé, suite à quoi nous nous sommes mis à bosser tous les deux. On a fait une mixtape : Résurrection, qui nous a fait connaître un petit peu dans l’underground parisien. On a posé pour une mixtape de Mala mais le morceau n’est jamais sorti, j’ai fait un featuring avec LIM, Alpha 5.20 -qui était alors très côté- a été le premier à nous appeler pour participer à ses projets… Personnellement c’est à partir de là que j’ai commencé à m’intéresser davantage à la scène rap, c’est quand j’ai connu d’autres mecs dans le rap qui eux avaient déjà percé.

A : Comment ça se passe cette période où tu rappes avec ton cousin, sur le plan pratique et niveau activité musicale, concrètement ?

G : Nous n’étions pas du tout des mecs connus, les seuls qui nous connaissaient étaient des gens avec qui on traînait, que ce soit pour la musique ou non. Mon cousin travaillait dans l’animation, et plus précisément il s’occupait de jeunes à Boulogne, au Square de l’Avre, où il y avait un local et du matos mis à disposition par la mairie, que l’on utilisait pour enregistrer. C’était du matos pourri mais au moins, on avait un local où enregistrer des voix, et puis ensuite on a acheté du matériel un peu mieux, et dès qu’on avait de quoi faire les choses plus proprement, on s’est mis à enregistrer des titres et des titres, à n’en plus s’arrêter. On ne faisait que ça, rapper et écrire. On faisait des petits CDs, on voulait l’avis de la rue, on en donnait à Alpha 5.20 à Clignancourt, on en donnait à des gars dans les quartiers, des trucs comme ça. On avait des démos dans la bagnole puis on donnait les CDs à un peu tout le monde… Après vient un moment où mon cousin rencontre des galères dans sa vie et où on comprend que le rap ne sera plus sa priorité. Il arrête ça, à un moment où moi j’étais fixé : c’était le rap ou rien. Rien d’autre ne m’intéressait.

A : Tu continues donc seul ?

G : J’ai commencé à travailler des morceaux solos, j’ai fait une mixtape qui a ben tourné dans Trappes, Camukazi, jeu de mot en référence au Square Albert Camus à Trappes. Il y avait quelque chose comme dix titres sur la tape, et à ma grande surprise elle a tellement tourné dans notre secteur qu’un jour on me dit que Canardo kiffe mon son, et on me suggère de faire un truc avec lui. Je le connais depuis longtemps avant ça en plus, mais c’est à ce moment-là qu’il s’introduit dans mon parcours artistique. Canardo et moi commençons donc à traîner ensemble. Il avait un appartement sur Trappes à Henri Wallon, puis ensuite à Maurepas, et j’ai fourni là-bas avec Canardo le même travail que celui que je fournissais dans le 92 avec mon cousin. On a enregistré comme des malades ! À ce moment Canardo débute encore dans son délire de faire des prods, donc en même temps que lui travaille sur la production, moi je travaille sur le rap. On bossait ensemble toute la journée, c’est comme si lui expérimentait ses instrus sur moi et moi j’expérimentais mon rap sur lui. On se complétait de fou ! On a donc travaillé beaucoup ensemble, et c’est là qu’on a craché « Tonight ».

A : Le morceau est un déclic ? 

G : Canardo a fait écouter « Tonight » à La Fouine, qui est devenu dingue. Il a kiffé de malade, il s’est dit « merde ! » Un jour, Canardo était en studio à Paname, il m’appelle et me dit que son frère veut me voir, donc j’y vais. La Fouine me dit qu’il a écouté ce que je faisais avec son frangin et que ce serait bien si je posais sur Capitale du Crime, projet pour les gars du 78. Il m’invite donc à kicker un seize mesures, et j’ai posé « Street Soldat », morceau avec lequel les gens me découvrent. Mais à ce moment-là, il n’y a rien d’officiel entre La Fouine et moi, je suis juste venu poser mon couplet et je me suis barré. Mais ça m’a fait plaisir, parce qu’à cette époque je voyais La Fouine d’un très bon œil, un mec de Trappes, un mec de mon quartier loin de Paris qui s’en sort comme ça, c’est bien ! Donc quand il m’invite pour Capitale du Crime, je ne viens pas en mode « combien je vais toucher ? » et tout ça, je viens juste poser un bon couplet dans un bon esprit. Par contre, ce morceau « Street soldat » à la base n’est pas un duo avec La Fouine, c’est un son que j’ai posé avec un pote à moi du 78 et que j’ai donné pour la mixtape. C’est après que La Fouine m’appelle et me dit qu’il a modifié le titre. Du coup, il a enlevé le couplet de mon pote, il a mis son refrain, ses parties, et le morceau qui est sorti ne correspond pas à la version originale. Je tiens à préciser que sur le coup ça m’a un peu mis en froid avec mon pote, alors que je n’avais pas conscience de l’impact qu’allait avoir le titre et que je m’en foutais un peu. Mais ça casse les couilles parce que tu passes ton temps avec quelqu’un et qu’à la fin on te dit « bon toi tu viens, mais pas ton pote… » C’est chelou.

A : « Street soldat » t’expose à un nouveau public, est-ce qu’à partir de là ça a changé quelque chose dans ta façon d’aborder le rap ? T’y es-tu consacré plus « sérieusement » ?

G : L’impact que j’ai créé dans Capitale du Crime, je ne l’ai pas ressenti tout de suite, et j’avais même l’impression que j’étais passé inaperçu sur ce projet. J’étais conscient que j’arrivais avec un style très nonchalant, un rap lent… Les mecs se moquaient de moi, il faut le dire ! Certains plaisantaient, d’autres était vraiment dans la moquerie méchante : « Green, quand tu rappes on dirait que t’es défoncé », « Réveille-toi, on dirait que tu dors ! » Je répondais que c’était mon style, et que je voulais rapper comme je parle, c’est-à-dire posément. Mais donc on se moquait de moi, et ça ne m’a pas dégonflé. C’est là que j’ai compris que j’avais trouvé mon truc, et que je devais le développer ! Je me suis consacré à ça en studio, sans avoir senti les retombées de Capitale du Crime.

« L’inspiration, c’est précieux, quand je l’ai, je ne te laisserai jamais m’arrêter. C’est une émotion, une énergie, qu’il faut exploiter tant qu’elle est là.  »

A : À quel moment perçois-tu un changement ? Lorsque tu signes ? 

G : Je continue à faire mon rap tranquillement, et de temps en temps La Fouine m’invite sur des concerts, dans des clips, je traîne avec lui dans la musique sans être mis en avant. C’est juste un pote à moi, pour qui ça marche et qui m’invite ici ou là, mais il n’y a rien d’officiel, et je bosse toujours avec Canardo au quotidien. En bougeant du quartier je me rends compte de l’impact du morceau de Capitale du Crime parce que des gens m’en parlent, et des informations qui n’arrivaient pas jusqu’à moi avant remontent au fur et à mesure. Un jour Gen Renard me contacte par le biais de relations communes, pour que je pose un couplet sur un projet qu’elle prépare. Elle me dit : « C’est hyper dur de te joindre, ça fait des mois que j’ai envie de faire un morceau avec toi etc. » et à ce moment je me rends compte qu’il y a quelque chose de bizarre. Je ne suis pas du tout injoignable ! Je n’attends que ça, que les gens viennent vers moi… Et pendant quelques mois je me suis trouvé dans une phase de doute, je pensais que mon rap ne plaisait pas, je n’avais aucun retour.

A : Il y avait un barrage ? 

G : Voilà, tout simplement. Il y avait un barrage qui s’était créé. Aujourd’hui, je le sais, mais à l’époque non. Je n’ai compris que plus tard que ce barrage existait…

A : En 2011, tu sors Greenologie avec l’appui d’un label. Comment se passe la production de cet album ?

G : Greenologie s’est fait en même temps que Capitale du Crime vol.2, j’enregistrais les deux en même temps. La nuit j’étais sur Paris, à Bastille, au studio de de l’équipe de Still Fresh et Spri Noir, je m’entendais super bien avec ceux qui géraient le studio, des gars magnifiques. L’ambiance à Bastille me permettait d’être productif, donc je restais là-bas pour enregistrer Greenologie, et parallèlement, je bossais sur Capitale du Crime vol.2 dans le studio du 78 à Coignières. Je précise tout ça parce qu’à ce moment, lorsque j’enregistre Capitale du Crime vol.2, un des managers de La Fouine voulait me produire, La Fouine lui-même voulait devenir mon producteur, et je ne savais pas quelle décision prendre. Je ne savais pas si c’était le bon moment pour être signé, sans parler de l’être par untel ou untel, mais d’être signé tout court dans un label quel qu’il soit. Je n’ai aucune connaissance du business de la musique, et ça n’a rien à voir avec vendre son shit en bas du bloc, il faut bien connaître l’industrie. Or à ce moment je suis naïf, tout s’enchaine trop vite et je sens que dès que je touche quelque chose, un truc se crée. Bref, ils ont décidé que la priorité devait être donnée à Capitale du Crime vol.2 avant Greenologie.

A : Ce « ils » désigne ton entourage proche du moment, nous sommes d’accord ?

G : Oui, dont mon manager qui est un des deux qui gèrent La Fouine à cette époque. Il m’a dit que certes mon album était presque prêt, mais qu’il fallait que je bosse sur Capitale du Crime vol.2. J’ai préféré bosser les deux en même temps tout simplement parce que j’avais l’inspiration et je voulais en profiter. L’inspiration, c’est précieux, quand je l’ai, je ne te laisserai jamais m’arrêter, ne me dis pas d’attendre ! C’est une émotion, une énergie, qu’il faut exploiter tant qu’elle est là. Je fais donc les deux projets en même temps, je passe ma vie en studio, et parmi tout ce que je crache, il y a le fameux morceau « Mauvais œil ». Encore une fois, il s’agit d’un solo de ma part qui se trouve modifié. Quelques jours après l’avoir fait, je découvre que La Fouine a fait un refrain. Bon… Après tout je me dis « le frère a kiffé mon son, il a mis sa voix dessus, il est déjà confirmé, pas moi, laisse-le faire. » De toute façon, ce n’est pas comme s’il ne savait pas rapper, ça peut être pris comme un honneur finalement. Sur Capitale du Crime vol.2 j’ai plein de titres, je les ai tous bossés avec toute l’énergie possible, je n’ai rien négligé et j’ai fourni le travail que l’on attendait de moi. La mixtape a été un déclencheur pour moi, et « Mauvais œil » en particulier.

A : Comment ça ?

G : Laurent Rossi de Sony, le boss de Jive, veut me voir en personne maintenant, sans intermédiaire. En gros, il estime qu’il faut miser sur Green, et m’annonce que Jive va sortir Greenologie. De mon côté, ayant fait un bout de chemin avec La Fouine, j’estimais que c’était une suite logique de mettre le logo Banlieue Sale sur mon album. Ce qu’il s’est passé, c’est que j’ai vendu mes droits à Banlieue Sale finalement, ce que j’avais construit avec mes propres investissements, je l’ai vendu à Banlieue Sale, et je n’étais donc plus le producteur de mon projet. Mon manager de l’époque me faisait comprendre que l’opportunité de signer chez Sony ne se représenterait peut-être pas, et qu’il ne fallait pas non plus oublier que l’équipe de Banlieue Sale avait contribué à mon parcours, donc qu’il était normal que le label soit associé à Greenologie. On planifie qu’après Capitale du Crime vol.2 et Greenologie, je passe en tant qu’artiste solo chez Sony, mais pour le moment, je suis signé via Banlieue Sale. Le deal a toujours été celui-ci. Après, pour moi tout ça ce ne sont que des titres, des papiers, alors qu’à mes yeux, la parole suffit. Quoi qu’il y ait marqué sur les papiers, La Fouine était mon partenaire dans la musique, et que tu m’appelles 78, Banlieue Sale, ce que tu veux, je m’en fous. Tout ce que je vois, c’est une bonne alchimie en studio, et une compréhension artistique. Le reste, c’est des histoires de papiers.

A : Avant de sortir Phantom en 2013, tu livres les mixtapes MP3. Elles étaient gratuites, parce que tu n’avais pas d’autre choix pour sortir ta musique, à cause de ces contrats ?

G : Ce qui m’a fait chier, c’est qu’on a voulu nuire à ma réputation à un moment donné. Et on a réussi. C’est dommage que les gens n’apprennent pas à te connaître et préfèrent écouter ce qui se raconte. Au sein de la maison de disque, on a nui à ma réputation, alors que j’ai toujours été loyal et à côté on a aussi nui à la relation que j’avais avec l’artiste qu’est La Fouine. Tout ça crée des histoires. La série de mixtapes MP3 n’est pas venue parce que je suis un invétéré du studio qui n’a que ça à foutre. Elle est arrivée parce qu’à un moment, la promo de Greenologie a été une catastrophe. C’est un album de haut niveau dans le style que j’ai voulu représenter. Mais la promo est une catastrophe. Je suis signé, mandaté par Jive j’ai envie de dire, à partir de là, il y a des erreurs qui ne sont pas permises. Quand tu es en indépendant, que tu manques de budget, on peut comprendre certains handicaps, c’est la dure loi du capitalisme. Mais quand tu es en maison de disques, engagé dans un deal avec un label parce que comme on aime bien dire chez nous « c’est la famille », il y a des choses qui ne sont pas possible. On a dit que tu as claqué des avances, alors que tu n’as jamais vu la couleur de cette thune. Tu as une série de concerts prévue, les dates ont été annulées parce que soi-disant « le mec est injoignable » alors que tu n’es au courant de rien, et que tu es dans ton quartier. J’ai envie de dire que tu retournes dans la bicrave… La semaine Skyrock est une catastrophe, La Fouine revendique qu’il sort Green, que c’est son artiste, qu’il le met en avant, et trois jours après la semaine Green à Skyrock, il se prend deux semaines de promo sur Générations. C’est chelou ! À partir du moment où tu amènes un artiste dans le game, où tu dis « c’est mon gars » et où tu te portes garant de cet artiste dont tu te présentes comme le parrain, va jusqu’au bout de ta démarche ! Toi, non, tu me lâches aux lions comme ça… Des années plus tard j’apprends qu’il y a des sous qui sont passés par ci, par-là, que des mecs se sont acheté des voitures…

A : Sombres histoires…

G : Dans la maison de disque les gens disent « Green, ce n’est pas comme ça que je le connais, pourquoi il part en couilles ? » On me fait passer pour un gars qui n’assume pas le succès… Laurent Rossi, c’est quelqu’un avec qui j’étais au téléphone depuis Atlanta quand j’enregistrais MP3 vol.1. On se parlait tout le temps ! Je lui demandais ce que l’on faisait, ce que l’on devait faire, il me disait : « Green, je suis de tout cœur avec toi, mais je ne comprends pas comment toi et tes gars vous gérez vos business. » Et quand un mec comme ça te dit « toi et tes gars », il te dit poliment « vous, les gars de la rue. » Son discours voulait dire : réglez vos affaires de rue, et après vous venez parler dans mon bureau. Il faut le comprendre, tu reçois dans ton bureau des mecs dans des histoires de quartiers, toi tu n’es pas un mec de quartier, tu es un businessman, tu t’en fous de leurs histoires de rue ! Malgré ça, Laurent Rossi a cette loyauté de m’appeler, de me dire qu’il croit en moi, et qu’on bossera ensemble quand j’aurais réglé ces trucs. Je suis resté positif, mais j’ai compris des choses.

A : C’est-à-dire ?

G : Mon clip « Pourquoi » devait passer à la télévision, et la vidéo au format DAT s’est retrouvée scellée à une centaine de kilomètres de Paris, dans la maison d’un manager… Quand tu demandes au mec ce qu’il fait avec la vidéo et pourquoi il ne te l’envoie pas, il te sorte une excuse qui donne envie de te rouler par terre, de rire ou de pleurer. Ce sont des magouilles comme ça qui ralentissent un artiste.

« J’ai envie que ma musique soit une source de plaisir pour les autres, c’est tout, je n’ai pas besoin des titres. »

A : Tu parviens finalement à rebondir, avec Phantom, excellent album, parmi les meilleurs de l’année 2013. On y découvre un mélange de spleen, de rue, d’émotion et de brutalité, qui cinq ans plus tard est devenue monnaie courante, avec le succès de PNL. Ademo est d’ailleurs auditeur de ta musique et ne s’en cachait pas lorsqu’il n’était pas célèbre. Penses-tu que Phantom a influencé le rap ?

G : Quand tu commences à inspirer les autres, c’est une satisfaction, une réussite. Un artiste ne devrait jamais s’en vanter, ni prendre les gens de haut pour ça, au contraire il faut se montrer plus humble et montrer que la musique est quelque chose que tu respectes. Quand je fais Phantom, et ça vaut pour mes autres albums aussi, je ne me demande pas ce que les gens vont en penser, ce qu’ils vont dire. Je suis dévoué à ce que j’ai envie de faire, mes émotions parlent à ma place selon les inspirations, les vibes. Quand je fais mes albums, je maigris de fou, si tu observes tu verras que je change souvent de poids, des fois je suis bien en forme, costaud, et d’un coup tu me revois tout amaigri. Ceux qui sont près de moi savent pourquoi c’est comme ça, quand je travaille mon son, je suis coupé du reste, je mange moins, je fume plus, je bois. Et je ne me fais pas mal à la santé, mais je deviens quelqu’un d’autre, je suis dans mon machin. Et quand j’ai des retours comme celui d’Ademo dont tu parles, ou comme quand SCH me fait un big up en interview, ça me fait plaisir. Ça ne me fait pas forcément plaisir juste parce qu’ils disent ceci, mais parce que je sais qu’on a tout fait pour que je ne mette pas ma musique à la lumière des autres. Et parce que je sais aussi comment j’ai galéré pour avoir mon style, comment je l’ai peaufiné, comment j’ai travaillé. Beaucoup de gens se sont moqués de ce style à l’époque, et le fait de voir aujourd’hui que d’autres dans le rap ont le même, que beaucoup font un rap chanté, entre douceur et brutalité, c’est une réussite. Et en plus ça vient d’artistes qui ont fait beaucoup plus que moi d’un point de vue commercial. Moi j’ai eu la chance d’avoir un succès d’estime, qui me permet d’avoir un public qui me suit et espère toujours voir ce déclic qui amènerait Green au panthéon en solo.

A : « Un jour peut-être Green aura la reconnaissance qu’il mérite », ce genre de chose.

G : Il faut que mon public comprenne que je viens de Trappes, que je ne connaissais personne quand j’ai commencé à écrire, que personne ne me connaissait non plus, et que toutes les rencontres que j’ai faites sur mon parcours sont le résultat de mes efforts. J’ai travaillé et j’ai cru en moi. Combien de fois on a essayé de me briser ? Que ce soit au niveau administratif, musical, relationnel, on a voulu m’isoler, parce que c’est la meilleure façon de tuer quelqu’un dans un jeu comme celui-là. Qu’aujourd’hui des mecs kiffent mon truc et le disent, je suis content. Je peux lire ça, avoir un petit sourire et dire « ah ! » 

A : Tu n’as pas fait tout ça pour rien.

G : Je n’ai pas fait tout ça pour rien, exactement. Maintenant si ça a permis d’inspirer PNL pour faire ce qu’ils font, tant mieux et félicitations à eux, pareil pour SCH, et pareil pour d’autres qui ne le disent pas forcément. J’ai eu des retours de l’entourage de Kaaris, selon lesquels il envoyait des messages positifs sur mon son. J’ai conscience que beaucoup de gens dans le rap écoutent ma musique, dont certains sont connus, ou d’autres sont en train d’émerger. Je le sais, je le vois, je le sens, je l’entends. J’en suis content, je me dis que j’ai apporté quelque chose au game, et je n’ai pas besoin du titre.

A : La sortie de Gnosis en décembre dernier est très confidentielle. Avant celle-ci, tu n’as donné aucune interview pour cet album, si ?

G : Non, aucune interview, mais cette fois-ci c’était volontaire. Je dirais avec humour que par le passé je me suis fait saquer inutilement par les médias. Ils m’ont négligé alors que je soigne toujours ma musique et sa présentation. Je n’ai pas besoin d’être traité de la sorte, et à un moment donné il faut se respecter soi-même. Donc moi je me respecte, et je suis aussi arrivé à un âge où je n’en ai plus rien à foutre de courir, je suis à l’aise dans ce que je fais, dans ce que je suis et dans ce que je vis. Alors c’est sûr qu’il y a un travail à fournir pour partager ta musique au plus grand nombre, mais quand tu as beau contacter des gens, en payer, et qu’il n’y a pas de suite, c’est bon… Moi j’arrête là. Maintenant, il se passe beaucoup de choses pour moi en ce moment, des choses positives. Je fais des bilans, et malgré mon parcours chaotique, je ne peux pas jeter la pierre à tout le monde, j’ai aussi fait des erreurs, j’ai aussi fait de mauvais choix et je n’ai pas toujours fréquenté les bonnes personnes. J’ai manqué de patience aussi. Tout ça je peux le dire aujourd’hui, mais c’est l’expérience d’un jeune qui a évolué, j’ai trente-six ans aujourd’hui et je ne fais plus les mêmes choses qu’à vingt ans. Quand je m’assois et que je regarde mon passé, je vois que certaines choses me sont arrivées à cause d’un manque d’ouverture d’esprit. Des fois, j’ai fait confiance à de mauvaises personnes, que ce soit pour mon management ou pour la gestion de ma carrière. J’ai toujours eu besoin d’avoir autour de moi des personnes de confiance, des gens qui me comprennent en tant que personne, et je me rends compte qu’autour de moi j’ai en fait eu des gens ne me comprenant pas. À partir de là, ils ne peuvent pas me défendre, et ne peuvent pas me soutenir ou prendre position pour moi quand j’en ai besoin. J’ai pris position moi-même pour pas mal de gens dans le game, sans qu’eux le fassent. Par exemple, j’ai respecté un site comme Rapelite, et j’ai été déçu… J’explique dans mon interview pour eux que si « Mon hood » n’a pas tourné en radio, c’est suite à des discussions internes selon lesquelles il fallait évincer le titre de la playlist, alors même qu’il a été clippé suite à une demande faite par la radio à Universal, parce que Bouneau a kiffé le morceau. Quarante-huit heures après le coup de fil d’Universal, j’étais dans l’avion pour Los Angeles, et je partais tourner un clip pour une trentaine de milliers d’euros. On connait le business, personne ne dépense trente mille euros pour rien, le mec riche préfère s’acheter une Rolex avec ses trente milles plutôt que de payer un clip pour le foutre en l’air… Donc quand je dis ça devant la caméra de Rapelite, le mec va faire ce que j’appelle une contre-interview à Skyrock : « Ouais, Green, il dit que… » et on lui répond que non. En gros, je suis un mytho. Tu vois… Des trucs comme ça, t’as envie de dire « mais pourquoi ? » Pareil quand j’ai deux trois travers avec La Fouine, ou que je poste deux tweets par rapport à des actualités dans le rap, là tout de suite tu me vois dans leurs pages… Là ils sont réactifs : « Green a tweeté ça, il se passe quoi ? Nanani, nanana… » Pour ça, mon téléphone va sonner, mais quand je fais mon travail nickel, que je veux sortir mes clips, faire ma promotion, rien n’est partagé.

A : C’est regrettable effectivement.

G : Le grand public n’arrive pas à accéder à ma musique parce qu’on ne veut pas me mettre en avant à cause de « on dit » en interne… J’ai fréquenté de près un mec comme Tefa, qui me disait : « Mec, tu es limite blacklisté ! » Et Tefa, ce n’est pas un petit pion dans le jeu, si lui te le dit, détendu dans son studio, ça doit te faire réfléchir. Donc moi, à un moment, si je dois investir mon propre argent pour mes clips et ma musique, et que je sais que c’est de l’argent perdu, je ne vais pas me mettre une balle dans le pied. Je préfère investir dans des trucs qui me rapportent du concret, et donner ma musique à mon peuple, à ces gens qui me suivent avec loyauté. Malgré tout ça, je n’ai pas dit « je me casse », et pourtant crois-moi qu’il y a des moments où j’ai eu envie d’arrêter le rap.

A : Qu’est ce qui t’en a empêché ?

G : C’est l’amour, mon frère, c’est l’amour. Rien d’autre. Quand tu reçois des messages de gens qui te disent que ton son les a empêchés de se suicider… Un jour j’ai rencontré un mec à Châtelet, un SDF, qui m’a dit « mec n’arrête pas la musique, s’il te plaît ne fais pas ça. » J’aime ce que je fais et j’aime les gens. J’ai envie que ma musique soit une source de plaisir pour les autres, c’est tout, je n’ai pas besoin des titres. Tu peux me donner dix, quinze, vingt disques d’or demain, je ne serai pas mieux qu’un autre, je ne serai pas meilleur que celui qui se lève tôt le matin pour travailler, nourrir ses gamins et galérer à la fin du mois. Je ne serai pas mieux que ce type parce que j’aurai des disques de platine. C’est lui le héros.

A : Sur Gnosis, il y a peut-être plus de prises de positions qu’avant, de passages un peu plus profonds et politiques, comme si tu avais retiré les filtres et que ton discours n’avait plus rien de bridé. Tu estimes ce constat juste ou est-ce une vue de l’esprit ? 

G : C’est juste, dans le sens où quitte à être considéré comme marginal, autant dire ce que tu as sur le cœur. Je ne le fais pas provoquer les gens, j’aime bien faire des musiques comme « Mari Juana » que j’assume complètement, mais après c’est sûr que je vais faire des titres comme « Code noir », parce que le Green de Gnosis, ce n’est pas le Green de Greenologie. J’ai pris de l’âge, j’ai évolué. Ces dernières années j’ai pris beaucoup plus de temps pour lire, et j’ai aussi pris soin de me replier sur moi-même, de me focaliser plus sur ma personne, pour mieux me comprendre, être plus stable. J’ai vécu dans le chaos pendant trop longtemps, et ça se sent dans mes chansons de toute façon. Donc un jour il faut avoir une stabilité dans sa vie, et elle ne vient pas des autres, elle vient de soi-même. Quand je fais un morceau comme « Code noir », qui aborde l’esclavage que les noirs subissent encore aujourd’hui, j’essaie aussi de dire que ce que l’on subit est parfois dû à un manque de culture, à un manque de connaissance de nos propres codes. Je pense que si le peuple noir était plus structuré dans ce qu’il est et dans ce qu’il veut faire, il y aurait plus de respect et d’estime pour lui. Par mes prises de positions, j’aime bien envoyer des petits chocs à mes frères et sœurs, à mes auditeurs tout simplement, pour leur faire savoir que certes la vie est dure, mais que ça ne sert à rien de pleurer. Je sais de quoi je parle, j’ai goûté à mes douleurs et à mes souffrances. J’ai envie de dire aux gens qui écoutent ma musique : arrêtez de dire que Green est boycotté sans cesse. Oui, des gens boycottent, on s’en bat les couilles ! Pourquoi ? Parce que tant de méchancetés sur une personne, ça veut aussi dire qu’il y a beaucoup d’estime, de respect et de crainte. Voyez-le comme un honneur, une reconnaissance. Vous, vous êtes là, mon son vous l’écoutez, partagez-le aux deux milles, trois milles potes que vous avez grâce aux réseaux ! Peut-être qu’à un moment les choses vont changer. Si j’étais là à toujours me plaindre d’un boycott, est-ce que je ferais un nouvel album ?

A : Probablement pas ?

G : Un album ce n’est pas gratuit, ni en termes d’énergie, ni en termes financier. Quand j’en fais un, je ne me dis pas « tiens avec cet album je vais faire tant, gagner tant. » Non, je fais mon job, ma musique, et quand je peux placer une phrase, un mot, une intention sur des sujets à propos desquels j’ai eu des prises de conscience, je le fais. Ceux qui ont la chance de faire de la scène peuvent l’utiliser pour ça aussi, pour passer des messages, parce que monter sur scène ne sert pas qu’à dire « on va te niquer ta mère » avant de rentrer en boite défoncé et se taper des groupies. Il n’y a pas que ça dans la vie.

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