Gérard Baste, descente de pression
MC autant qu’homme de télévision, Gérard Baste a sorti son premier album solo fin 2016, dix-neuf ans après sa première apparition sur disque avec son groupe : Svinkels. C’était l’occasion de parcourir avec lui trente ans de passion pour le rap. Entretien.
Celui qui connaît Gérard Baste l’a découvert soit par la télévision, soit par Svinkels. Le groupe, né dans le centre de Paris au milieu des années quatre-vingt dix, fait rapidement parler de lui. Les accointances avec le milieu de la fusion parisienne, des concerts dans les bars parisiens, et surtout les textes truffés de jeux de mots qui rappent la fête subjuguent le microcosme qui entoure Gérard Baste et ses trois acolytes, Nikus Pokus, Mr Xavier et Fred Lansac. Au point que la formation se verra rapidement qualifiée de Beastie Boys français et sera repérée par Delabel.
Pourtant, plusieurs heures durant, quand Gérard Baste déroule l’histoire des Svinkels, il dévoile derrière les paroles festives du groupe une grande frustration. Celle d’un trio notamment dépassé par son seul et unique succès : « Réveille le Punk ». Le morceau, aussi rock que rap, scellera définitivement le destin des trois MCs et de leur DJ, que plus personne ne saura dans quelle case mettre. Du rock ? Les Licence 4 du hip-hop comme l’a écrit une journaliste française qui écume le milieu depuis des années ? Du rap rock à la limite ? En tous cas, rares seront ceux qui qualifieront les Svinkels en tant que rappeurs à part entière. Ou alors en se pinçant le nez et avec le bout des doigts.
Ça n’empêche pas le groupe de retourner les scènes partout dans l’hexagone malgré des ventes de disques décevantes. Mais en coulisses, il vit cette mise à l’écart du rap français comme une injustice. Et l’étiquette fourre-tout de rap alternatif que les Svinkels symboliseront parmi d’autres durant la première moitié des années 2000 n’y changera rien. Au contraire, elle ne fera qu’aggraver les choses. On est en plein symptôme du sparadrap du Capitaine Haddock. Car les Svinkels n’ont jamais voulu être alternatifs, ils ont seulement voulu être rappeurs, rien de plus. Et ils se collent une pression pas possible à vouloir être enfin reconnus en tant que tels. Au point que le groupe, après onze ans d’existence discographique, finira par y laisser sa peau.
Cette pression, Gérard Baste s’en délivre quand il s’agit de revenir à la musique, en solo, un an après la rupture des Svinkels. Ça se fera progressivement, à travers plusieurs projets musicaux et des escapades télévisuelles de plus en plus nombreuses. Galvanisé par les jeunes, ceux qui viennent à ses concerts ou ceux qui rappent avec lui tel A2H, le rappeur du centre de Paris multiplie les scènes, fait la paix avec l’étiquette de rap alternatif et sort un bootleg, mais tourne toujours autour du pot. Celui de son album solo, dont le concept a fuité depuis plusieurs année et que son auteur qualifie de « Bastarlésienne ». 2016 et un crowdfunding à succès plus tard, avec les meilleurs lots que le rap français n’ait jamais connu, Le Prince de la vigne voit finalement le jour. Et malgré un agenda bien rempli qui sera couronné par un concert à l’Élysée Montmartre le 28 janvier, Gérard Baste déroule trente ans de rap dont vingt de carrière. À son domicile, plusieurs heures durant, en famille sur les bords de l’Oise. Sans pression cette fois, si ce n’est quelques unes à descendre. Comme depuis quasiment trente ans. Entretien.
Zulu dans le centre de Paris 1988 – 1992
Je découvre le rap en 1988. J’habite dans le premier arrondissement de Paris, je suis scolarisé dans le quatrième, je suis un enfant de classe moyenne, bref, sur le papier, rien de très hip-hop. Sans même parler des acteurs du mouvement, les gens qui écoutaient du rap étaient encore peu visibles. Avant ça, le seul truc qui me passionnait, c’était Renaud dont j’étais un grand fan. Sinon, je n’écoutais que ce qui passait à la radio. Mais quand j’attrape le virus, ça me passionne immédiatement. J’étais hyper enthousiaste dans mon collège avec mon t-shirt du Licensed to Ill Tour 1987 des Beastie Boys même si je ne faisais pas très bien le rapprochement entre tout ce qui sortait et ce qu’il se passait. On ne se rend pas compte mais pour nous à l’époque, en une année, il se passait trop de choses. J’avais récupéré mes premières cassettes lors d’un voyage en Tunisie, sur l’un de ces marchés qu’il y avait partout dans le monde et où tu pouvais trouver des versions pirates. C’était Run D.M.C. et les Beastie Boys. Une fois rentré, en bon mec du centre de Paris, je vais à La Samaritaine, qui était le seul endroit que je connaissais qui vendait des vinyles de rap. Tu y trouvais surtout du Def Jam et j’ai rapidement acheté tout ce que je pouvais, Eric B & Rakim, LL Cool J, des trucs comme ça. Ce sont mes premiers disques.
En quelques années, tout change, le rap devient plus visible. Mais durant toute la fin des années quatre-vingt et tout début des années quatre-vingt dix, il fallait vraiment s’y intéresser. De mon côté, j’ai aussi eu une chance : mon père allait beaucoup aux USA pour le boulot et il me tenait au courant de ce qu’il s’y passait en rap. Quelque part, il était un peu complice de ma passion car lui aussi est un passionné de culture américaine, même si c’est plutôt côté country pour sa part. Comme tout le monde à cette époque, j’étais très concerné par le hip-hop, tu ne pouvais pas limiter la chose au rap. Il y avait cette idée qu’il fallait toucher un peu à tout. Le hip-hop, c’était un peu les Castor Junior en fait [rires]. Il fallait avoir son graffiti, faire un peu de breakdance, un peu de beatbox, rapper un peu, et surtout avoir des affaires hyper dures à avoir. La panoplie comptait vachement, mais on la portait finalement en rasant les murs de peur qu’on nous la dépouille. Avec le recul, on regarde cette passion pour le hip-hop comme un truc folklorique, aujourd’hui un peu daté. Mais en réalité, déjà à l’époque, tout le monde se foutait de nos gueules. Nos looks, nos baggies, nos casquettes, ça faisait marrer les gens qui trouvaient qu’on se la pétait grave. Mais c’était plus fort que nous, on était des zulus. J’ai eu des styles incroyables, tu pouvais me croiser à Hôtel de Ville avec une chemise à carreau, un chapeau de feutre avec en-dessous un bandana [rires]. Il faut dire qu’on en faisait des caisses aussi, au point que les punks étaient presque plus admis que les b-boys. Mais de toute façon, le vrai style, c’était de faire partie d’un truc à part, d’un clan. Pour nous, les petits babtous de Panam, c’était un peu chaud parfois. Paris était plus dur qu’aujourd’hui. Mais pourtant, on vivait tout ça de façon hyper conviviale. Dès qu’on se croisait dans la rue sans se connaître, mais qu’à la panoplie ou à des détails, t’identifiais un auditeur de rap potentiel, on se faisait des petits signes. C’était un peu du tossing [rires]. Et si tu faisais les trucs assez bien, on te respectait. Après, moi je suis arrivé entre deux générations. J’étais là à l’époque des pionniers, mais comparé à eux j’étais hyper jeune et quelque chose comme le terrain vague de La Chapelle m’impressionnait beaucoup, je n’osais pas trop m’en approcher. Du coup, mon cheval de troie a été le graffiti qui était vachement apparenté à Paris intra muros. Tu avais le noyau dur, ceux qui se faisaient des métros, ce genre de chose, puis ensuite, tu avais tous ces petits tagueurs dont je faisais partie. On était en général des jeunes de classe moyenne, qui habitaient Paris même. J’avais des potes dans le graff, j’en faisais aussi, j’ai pu faire mes preuves sans non plus rentrer dans la catégorie des acharnés. Je taguais sous le nom de Bastard qui est devenu avec le temps Baste [il le prononce à l’américaine, NDLR]. Mais surtout, je dessinais beaucoup. Je me suis décidé à faire des déco payées, des chambres, des devantures, ça m’a permis de vivoter.
Les Beastie et le RZA Français 1992 – 1997
Parallèlement je rappe un peu sous le nom de Red Nose et je rencontre Nikus en 1992, avec lequel on montera très vite Svinkels. Il était dans le lycée voisin au mien. À vrai dire, on ne se voyait pas vraiment faire du rap, mais tous, en tant qu’auditeurs, on rappait un peu. C’était très spontané et finalement on s’y essayait tous, par mimétisme de ce qu’on écoutait. Ensemble, on s’est mis à écrire des textes plus sérieusement et on a développé le concept Svinkels. On a ensuite rencontré Xavier, qui avait atterri dans le centre de Paris après avoir grandi dans le dix-neuvième arrondissement. On a tout de suite adoré son attitude et il avait déjà un bagage : il faisait partie d’un groupe de fusion, THC, du funk un peu rappé. Il connaissait aussi Chimiste et gravitait autour de La Cliqua, avait des contacts à l’Hôpital Éphémère. On l’a d’abord vu comme notre Flavor Flav’. C’est aussi lui qui nous amène Fred Lansac, notre premier DJ qui lui aussi faisait partie d’un groupe de fusion qui s’appelait Sept. Tout au long de notre carrière, il y aura toujours dans les Svinkels un petit bout de cette galaxie funk et fusion de Paris, essentiellement à travers le clavier de Sept, Ludovic Bource [alias Planet Get Down, alias Dr Crunkeinstein, NDLR] avec lequel on travaillera régulièrement jusqu’à notre dernier album.
On s’est mis à poser dans des bars et des soirées du centre de Paris, souvent fréquentées par ce milieu funk et fusion. On a eu très vite un gros buzz, à notre échelle, parce qu’aux yeux des gens on était les premiers à rapper la teuf. OK, il y avait les Beastie Boys, mais tu avais la barrière de la langue et les paroles n’étaient pas super riches. Nos jeux de mots sur l’alcool et la fume parlaient à tous nos potes. Ceux qui rappaient étaient sur le cul. Cypress Hill en France, c’était embryonnaire, il n’y avait pas Eminem ou des trucs comme ça. On nous voyait vraiment comme les premiers. Pour tout le monde, c’était hyper nouveau. Ce buzz nous a ouvert des portes. On a commencé à avoir des rendez-vous en maison de disques. Quand deux ou trois ans avant, on n’imaginait même pas faire du rap autrement qu’entre potes, là on allait immédiatement présenter nos maquettes à des labels. On a eu notamment un rendez-vous improbable dans une major, je crois que c’était Universal. On avait enregistré des démos grâce à Fred. En réalité, nous n’étions pas du tout prêts : nos morceaux faisaient huit ou neuf minutes, nos refrains tombaient n’importe comment. Mais on voulait y aller, on y croyait.
Finalement, Emmanuel de Buretel nous a repérés. Il avait flashé sur Fred Lansac. Il trouvait que c’était un personnage. Pour lui, Fredo était le RZA français et nous les Beastie français. Nous, on ne savait pas très bien qui était Emmanuel de Buretel, mais il suffisait de discuter avec lui cinq minutes pour comprendre son parcours, ses faits d’armes. Il y avait aussi Laurence Touitou, tous ces gens-là. Sur le coup, on n’a pas mesuré quelle porte était en train de s’ouvrir, on était toujours dans notre microcosme. C’est d’ailleurs un de mes regrets de ne pas avoir totalement compris qui on avait en face de nous. Reste que dans son bureau avec un Mode 2 au mur, Emmanuel De Buretel nous dit « je vous signe en édition et on fait de la musique ». En un an on s’est professionnalisés. Très vite, on publie notre premier morceau, « Alcotest », sur la compilation Police. On gravitait autour d’un studio à Montreuil : Mercredi 9. C’est eux qui ont enregistré tout notre premier projet et Fred Lansac y avait un petit espace qui lui servait de studio. Le mec qui réalisait le projet Police le faisait également à Mercredi 9. La compilation mélange beaucoup de monde, de Driver à James Delleck, en passant par Section Fu, Faf Larage ou Koalition. Il y avait aussi les mecs de Schkoonk! avec qui je taguais quand j’étais gamin. Eux aussi étaient de Paris centre, vers le Carreau du Temple. C’était hyper pluriel.
« Dès le début, l’étiquette de Beastie Boys français nous est sortie par les yeux. »
À l’époque, on ne comprend pas du tout qu’on va être en décalage avec le reste du rap français, que cette compilation sera une exception dans notre carrière. Pour nous, cette compil’ où tout le monde se mélange, c’était normal. On faisait tous la même chose, chacun avait juste son délire, c’était dans l’ordre des choses dans le rap de l’époque d’avoir ton concept. Alors nous retrouver avec tous ces gens si différents les uns des autres sur le même disque, il n’y avait rien de plus normal. On n’a jamais voulu devenir une branche du rap français pratiquement à nous tous seuls. Même la référence aux Beastie Boys nous est rapidement sortie par les yeux. Et on a très vite senti une petite méfiance vis-à-vis de nous. À l’époque, il y avait les skills, mais aussi la crédibilité. C’est quelque chose de beaucoup moins important aujourd’hui, idem pour l’expérience. Aujourd’hui, ce que tu fais est bien ? Ça suffit. À l’époque, non. Et par crédibilité, je ne parle pas d’authenticité. Les gens savaient qu’on ne trichait pas. Mais est-ce qu’on était crédibles par rapport aux codes de l’époque ? C’est autre chose. Et il faut aussi s’avouer les choses : on avait beau être persuadés d’être parmi les meilleurs rappeurs de Paris, ce n’était pas si vrai que ça. C’était cool, mais quand je réécoute aujourd’hui nos vieux trucs, on a beaucoup plus mal vieilli que plein d’autres projets sortis à l’époque. On est maniérés sur nos premiers titres, c’est incroyable, à l’image de tous ces gens qui adoraient ODB et dont on faisait partie. Mais dans nos têtes, on défonçait tout. Alors c’était très dur d’être déjà renvoyé à une étiquette alternative. Ce qui s’est passé sur Police, pour nous, c’est ce qui aurait dû se passer tout au long de notre carrière. Pourtant, avec le recul, cette étiquette alternative était déjà hyper justifiée.
Premier EP 1997 – 1998
En même temps qu' »Alcotest », on prépare notre premier disque, l’EP Juste fais là ! Ce disque, on l’a fait avec la même idée que tous ceux que l’on fera ensuite : conceptualiser au maximum, installer un univers. Nikus joue sa carte pamphlétaire, consciente. Moi je fais mon titre d’obsédé avec « J’pète quand je crache », pour mon côté cul et égotrip. J’ai toujours été plus un rappeur d’égotrip et de freestyle, alors que Nikus était plus un rappeur qui voulait défendre des thèmes. On se rejoignait sur l’alcool, la drogue et la fête, et pour le reste, on se laissait la place à l’un ou à l’autre. Notre duo était le cœur du groupe et le côté sideman hyper efficace et je-m’en-foutiste de Xavier complétait le tout. Guts, qui avait déjà produit « Alcotest », travaille avec nous sur l’enregistrement. Il fait la direction artistique et produit un autre morceau, puisque Kif Records, son label avec Faster Jay, coproduit le disque avec Delabel Editions. C’est un peu la vie dont on rêvait, celle qu’on n’imaginait même pas deux ans auparavant. Mais on ne se rendait pas trop compte de la chance qu’on avait, vu comment tout se faisait naturellement, avec notre réseau et celui des gens qui ont commencé à nous entourer.
À côté on investit un peu plus les bars pour nos premières tournées. Dans le rap, faire des concerts dans des rades est un truc qui a contribué à nous donner dès le départ cette étiquette alternative, même si personne n’employait ce mot à l’époque. Mais pour nous, faire des concerts dans des bars, c’était naturel. Et surtout, ça faisait partie de l’identité de Paris Centre. Tous ces bars parisiens avaient pris de plein fouet le rock alternatif et tout le monde les voyait et les utilisait comme des lieux faits pour faire vivre la musique. On n’écoutait pas spécialement la Mano Negra ou les Garçons Bouchers, mais on voyait bien que le modèle était là, devant nos yeux. Notre entourage y était également fourré, y jouait aussi. Comme nous étions du centre de Paris, pour nous comme pour tout le monde du coin, c’était naturel qu’on soit dans ces lieux, d’autant plus avec nos thèmes.
Rapidement, Fred Lansac s’efface doucement des Svinkels. Fred est pourtant un ami en plus d’être un mec hyper intéressant. Sa taille, son look incroyable, ce style qui faisait que t’aurais pu le mettre sur une photo du Wu-Tang sans que ça dénote une seule seconde, ça nous fascinait. Et en vérité, on était aussi comme plein de petits blancs fans de rap : les renois nous fascinaient encore plus que quiconque. Mais Fred était aussi dans son univers, complètement intouchable. Rien que sa manière d’articuler, tu ne comprenais pas toujours ce qu’il disait. Et nous avec Nikus, on avait de grandes ambitions. On voyait des groupes de rap percer, on voyait des gens dont on se sentait aussi proches, comme Silmarils ou Lofofora percer, et on y croyait : « on va être le groupe de rap blanc français ! » On y croyait tellement que dans notre façon de mener le groupe, on flirtait parfois avec un certain diktat. J’avais un leadership assez important et je n’étais pas toujours à l’écoute. Quand ça ne nous plaisait pas, on n’était pas très cools, un peu chiants. Fredo était avant tout notre DJ. Mais dans ce contexte et grâce à notre premier EP avec Guts et Faster Jay, on découvre Pone qui est le DJ des Rieurs avec lesquels Guts bosse aussi. De fil en aiguille, il est arrivé au sein du groupe, jusqu’à en faire complètement partie entre Tapis Rouge et Bons pour l’Asile.
Réveiller le punk et vider le champagne des Matmatah 1999 – 2001
Quand on part sur Tapis Rouge, Fred est en train de s’effacer du groupe même s’il est encore là lors des enregistrements. Nikus produit définitivement tous nos morceaux. Quel que soit l’état de nos relations, qui se sont malheureusement dégradées avec le temps, on a toujours apprécié travailler ensemble. On avait une vraie mécanique et une complémentarité. Nikus est quelqu’un qui produit énormément à l’instinct. Il écoute des disques, et dès qu’il repère un sample, il le prend et fait une production. On était beaucoup dans le sampling. À nos débuts, peu de gens savaient timestrecher un sample, mais lui oui. On travaillait avec nos boites à rythme, nos MPC, on travaillait avec les techniques auxquelles on arrivait à accéder, comme ce S01 avec lequel on samplait pour nos premiers morceaux. Un S01 c’est huit secondes de boucle autorisée. Après ton morceau est fini. On était aussi influencés par le rap américain qui se faisait à l’époque, très marqué par les débuts de Wu-Tang ou de Cypress Hill pour ne citer qu’eux. On travaillait beaucoup en retraite, notamment à Clamecy [entre Nevers et Auxerre, NDLR] ou en Bretagne. La journée, Nikus bossait sur les instrus et le soir, je cherchais des concepts en écoutant ses prod’ et j’écrivais. On rappait aussi beaucoup sur des faces B qui nous servaient à poser nos thématiques et nos premières phases, le temps que l’instru qui convienne tombe. On a toujours construit nos disques comme cela et ça fonctionnait bien. Xavier lui, arrivait toujours au dernier moment et écrivait presque toujours en studio. Il n’était que très peu là quand on démarrait les titres avec Nikus. On était très solitaires dans notre façon de créer, et c’était très empirique.
Quand on est prêts, on part enregistrer l’album. Delabel nous envoie à la Mahoudière, une ferme normande réhabilitée en studio. C’était tenu par un vieux briscard qui avait fait quelques gros trucs dans les seventies. Il avait une incroyable collection de vinyles d’illustrations musicales par contre. On était pauvres de ouf, alors au lieu de lui proposer d’en racheter, on s’est contentés d’en taxer un ou deux, ainsi qu’une ou deux bouteilles dans sa cave, rien de plus. On y fait l’album sans se poser trop de questions, mais avec la même idée que celle qu’on avait à chaque nouveau projet : faire un son plus gros, plus fat. En l’occurrence, on était persuadés de faire un truc bien et que quelque chose allait se produire. On avait un beau budget, des gens aux manettes. Mais en réalité on se regardait beaucoup le nombril sans trop comprendre qui nous entourait. Laurence Touitou, on ne l’a jamais vraiment calculée par exemple alors que c’est l’une des premières à avoir ramené le hip-hop en France. Nous on se disait juste : « on a des morceaux qui tuent, des jeux de mots qui tuent, une identité qui tue. » Et quand on a fait « Réveille le punk », on s’est carrément dits qu’on avait fait un tube, on le sent. La maison de disques a dû le penser aussi puisqu’elle nous a financé un clip à cinquante mille euros. Et elle ne s’est pas totalement trompée, puisque M6 se met à le programmer chaque nuit, à une époque où c’est la seule chaîne hors câble qui diffuse de la musique.
Mais finalement, même si « Réveille le Punk » a été l’un des plus gros tournants dans notre parcours, ça n’a pas été le tube qu’on espérait. Ça n’a été qu’un tube de concert et de la programmation de nuit sur M6. Ce morceau a conditionné notre carrière dans tout une partie de ce qu’elle a eu de géniale. Grâce à lui, une niche s’est créée et on a pu en profiter. Il y a même eu souvent une confusion : des programmateurs étaient persuadés qu’on était un groupe de rock car ils ne s’étaient basés que sur ce titre. Mais il y a aussi eu le revers de la médaille : on nous a collé encore plus l’étiquette alterno de Beastie Boys français, qu’on trouvait hyper réductrice et un peu lourde à porter. C’était peut-être un mal pour un bien finalement, mais on a mis du temps à le comprendre. Au départ, on voulait tous les avantages sans les inconvénients, le plus gros étant de ne pas être reconnu comme un groupe de rap. Côté avantages, on a commencé à avoir l’occasion de jouer dans des salles rock avec des gens en folie, des filles qui montrent leurs seins et un public énergique. Entre ça et une MJC où juste pour acquérir une légitimité rap, on aurait joué dans des ambiances qui puent la défaite voire la défiance, devant trois mecs qui hochent la tête ou se font chier, le choix était vite fait.
« Avec Réveille le Punk, on pensait avoir fait un tube. Ça l’a été : un tube de concert et du Boulevard des Clips sur M6. »
C’est là qu’intervient notre deuxième grande chance à cette époque : on devient amis avec Matmatah, via l’entourage de Nikus. C’est l’époque où ils cartonnent, celle de « Lambée An Dro », et ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Ils partent en tournée et nous proposent de faire leurs premières parties, pile quand sort notre propre album. Là on découvre autre chose. On sort des bars et des petites salles pour se retrouver avec un groupe de rock qui remplit chaque endroit où il passe, dans toute la France et devant un public qui leur est acquis. Pour nous, c’était comme être avec les Rolling Stones. On franchit un cap, aussi bien dans ce qu’on voit qu’il est possible de faire que dans ce qu’on apprend, car leur public ne nous connaît pas. Et je dois dire qu’il nous était même hostile ! [rires] On franchit un gros cap dans l’apprentissage de la scène. On représentait tout ce qu’ils détestaient et ils nous le faisaient bien sentir. Lors d’une date, par exemple, le public s’est assis en nous tournant le dos pendant qu’on jouait. C’était des happening qu’ils nous faisaient, des vrais flash-mobs ! [rires] C’était dur, mais à côté ce qu’on vivait avec les Matmatah sur la route était très cool. Et ça a été une super école. Ça nous a appris à parler au public, savoir lui rentrer dedans, lui faire des vannes, amener nos morceaux aussi, toutes ces choses. Au fur et à mesure des vingt dates, on a réussi à faire passer nos trucs, notamment au Bikini à Toulouse.
Du coup, public hostile ou pas, notre nom commence à résonner un peu, notamment auprès des programmateurs des salles de concert. Grâce à cette tournée associée à « Réveille le Punk » et la sortie de notre album, on commence à avoir des propositions pour tourner dans des vraies salles. On est en plus à l’époque où le rap est blacklisté des salles de concert. Quand tous les rappeurs se sont retrouvés à la porte, on a fait partie des rares qui ont pu tourner régulièrement, et cela malgré un public pas toujours facile à tenir non plus ! [rires] Sans s’en rendre compte, on avait trouvé notre voie en fait. Ce n’était juste pas celle qu’on imaginait. Et ça, une fois le concert fini, on le ressassait, surtout qu’à côté, on n’était pas invités sur des mixtapes ou sur des albums d’autres groupes. On nous calculait pas pour ce qu’on estimait être. Ça conditionnera toute la carrière des Svinkels, où on a finalement atteint des sommets sur scène, mais jamais sur disque ou en radio. D’ailleurs, l’album ne fonctionne pas. On était l’antithèse du modèle économique du rap français de l’époque : on tourne beaucoup, mais on ne vend pas assez, quand pour tout le rap français, c’est exactement l’inverse qui se produit. On rapportait des cachets, pas des droits d’auteurs ni des ventes. Tapis Rouge est pourtant le disque des Svinkels qui se vend le mieux dans notre carrière, mais insuffisamment, à une époque où le CD est encore surpuissant. Il fallait en vendre quarante mille pour que ce soit rentable, on en a vendu un peu plus de vingt-cinq mille avec un clip en rotation sur M6. Dès le début, c’est un mauvais départ en maison de disques.
Casser la scène… et des contrats 2001 – 2002
On le vit assez mal, et surtout, on a l’impression de ne pas être défendu, que personne ne comprend ce qu’on fait. On fait du rap et personne ne veut l’admettre. Même si les portes des salles de concert s’ouvrent, on est réduit partout à « Réveille le Punk ». La FNAC elle-même ne veut même pas nous mettre dans le rayon rap. Pour eux, on est une sorte de rock rap bizarre. Ensuite, il y a toute la nouvelle scène française qui débarque avec des groupes comme Java dont on nous rapproche alors qu’on est bien moins consensuels et pas du tout teintés chanson. On se sent un peu dépossédés de ce qu’on veut être, malgré un engouement sur Paris et lors des concerts. On était hyper frustrés de ne pas pouvoir transformer notre album rap, vraiment original, en un succès. On s’est retrouvés dans une espèce de zone grise et au lieu d’essayer d’en sortir, on a commencé à se plaindre, à chercher sur qui remettre la faute. Évidemment, dans ce genre de situations, vers qui tu te tournes en premier ? Ton label. En plus, on s’entendait mal avec Benjamin Chulvanij avec lequel on avait une rivalité héritée de son époque auprès de Kickback. Alors on emmerdait le monde qui nous entourait en disant : « y a du potentiel, faites ce qu’il faut pour que ça marche. » Mais en fait, c’était à nous de faire le nécessaire pour que ça marche, eux faisaient déjà le maximum. Surtout que ça ne marchait pas si mal ! On commençait à avoir des plans, des salles de concert, des propositions de sponsoring. Devant cette attitude, Delabel a perdu patience surtout qu’en face de notre comportement, on n’avait pas des centaines de milliers de ventes à leur faire valoir. Ils nous ont rendu le contrat. Quand ils rompent le contrat, c’est finalement là où on gagne le plus d’argent. Avec Svinkels, concerts mis à part, on a toujours plus gagné en signant des contrats puis en se faisant jeter qu’en vendant des disques ou en passant à la radio.
On s’est retrouvés un peu comme des cons. C’est l’époque où les maisons de disques commencent à aller mal, et on est des anciens, c’est à dire de l’école où un label te semble incontournable. On n’a pas du tout la culture du home-studio. On n’avait pas du tout compris qu’on pouvait faire des choses par nous-mêmes, avec d’autres moyens. On a cet héritage qui te laisse penser que les maisons de disques sont le sacro-saint, que c’est à elle de trouver des réalisateurs pour les clips, des studios qui cartonnent, et que l’artiste, lui, n’est là que pour créer. Si on avait été plus intelligents, on aurait fait comme Orelsan ou plein de gens de la jeune génération qui ont cette culture en eux. Mais on a été élevé dans une époque où tu ne pensais pas pouvoir réussir dans la musique sans les maisons de disques. Pour nous, elles faisaient partie de la route à suivre et il fallait que tout se passe selon les règles, celles qu’on avait assimilées en signant très tôt. Quand on a compris qu’un autre chemin était possible, c’était déjà trop tard, c’était le début de la fin de Svinkels. Au moins, on avait compris que la scène était notre ADN. Ça on ne l’a jamais lâché, et on y construit notre rapport au public. On a aucun relais médias, on ne tourne pas d’autre clips que « Réveille le Punk », on a essayé de se relancer sans succès avec l’EP Bois mes paroles qui avait été notre dernière chance chez Delabel, alors de toute façon, c’est le seul terrain qu’il nous reste pour exister. Et ça paie ! On accède à des salles plus grandes et on réalise qu’on a un public super fidèle, une vraie fanbase en fait. Les concerts, ça devient notre vie, on ne pense même pas à autre chose, en plus on a DJ Pone avec nous sur scène. Toute la fin de cette période, on tourne et entre les dates, on rentre à Paris, on matte des films et on dort. Finalement, à partir de 1999 on a passé la plupart de notre temps en tournée.
Infarctus et courant alternatif 2003 – 2004
Fin 2002, début 2003, on retrouve une maison de disques en signant chez Atmosphériques. Leur directeur artistique est le manager d’Enhancer qui est un groupe que l’on côtoie. Il nous a vendu à Marc Thonon qui dirigeait le label et qui avait les Wampas en signature qu’on connaissait depuis longtemps, notamment Xavier qui connaît bien le milieu punk. Pour nous, c’était cool, on avait super confiance en ce D.A. D’ailleurs on a bien fait puisqu’on a fait là-bas ce qui est considéré comme notre meilleur album. Nikus est toujours à la production qu’il partage avec Ludovic Bource qui, toujours sous le nom de Planet Get Down, place ce qui sera nos hits. « Le Svink c’est chic », « Happy Hour », tous ces morceaux sont de lui. Pone devient notre DJ officiel, on le fait apparaître sur l’album et dans toutes les photos de presse, ce n’est plus seulement notre DJ de scène. Encore une fois, c’est un disque qu’on fait tout seuls : aucun invité, pas de featuring, rien. Et paradoxalement, c’est l’époque où l’on rencontre du monde, où finalement se crée ce petit monde du rap alternatif parisien dont on a fait partie et qu’a essayé de montrer le documentaire Un jour peut-être. On rencontre TTC, on apparaît avec eux sur la mixtape Quality Streetz de Para One et Globe. Pone nous met en connexion avec Triptik. Finalement, on est pour une fois un peu moins seuls et on se lance dans le projet Qhuit avec eux [Qhuit est une marque de vêtements, naissante à l’époque, qui organise une compilation avec tout un pan de ce qui sera plus tard, à tort ou à raison, qualifié de scène alternative du rap français, NDLR]. Avec Triptik ou les DSL, ça se fait de façon super naturelle. Quant à TTC, au départ, le collectif était un peu suspicieux sur eux. Pour nous, c’était trop bizarre pour être sincère. Quand il a été question qu’ils nous rejoignent sur Qhuit, tout le monde trouvait ça un peu chaud, se moquait de leur délire. [Prenant la voix de Tekilatex] « Je suis un papillon violet. » Je leur ai dit qu’ils étaient fous, que les TTC sont des Américains. Quand ils sont finalement montés dans le camion pour qu’on aille enregistrer le projet en Bretagne, ils sont arrivés en nous annonçant qu’ils avaient un nouveau morceau. C’était « Dans le club ». Ils nous l’ont fait écouter et tout le monde a fermé sa gueule [rires]. Ils ont été magiques, en studio, ils ont plié chaque instru avec une facilité déconcertante et en fourmillant d’idées. Notamment Cuizinier qui était vraiment incroyable.
Un soir, avec toute cette équipe, on part chez Générations où l’on est invités pour commencer à faire exister Qhuit alors que le projet n’est pas encore sorti. On doit poser un freestyle. Arrivé devant la radio, je fais un infarctus. Ça faisait un moment que je ne me sentais pas super bien. J’avais arrêté de fumer des joints parce que ça me mettait vraiment mal. J’avais déjà été à l’hosto les mois précédents car j’avais fait des malaises genre crise de tachycardie. Et surtout on était stressés. Ça ne se voyait probablement pas de l’extérieur, mais on se mettait vachement la pression lors de tous nos projets. C’est paradoxal, mais j’ai finalement fait cet accident cardiaque alors que j’avais déjà vachement calmé le jeu. Et ça m’a encore plus calmé. De vingt à trente ans, on a fait n’importe quoi, même si c’était toujours pour se marrer. Comme tous les gens qui ont fait la fête non stop durant une longue période, je me souviens de plein de détails tout en me rappelant assez mal de l’ensemble, c’est très emmêlé. Je peux te dire qu’on buvait beaucoup ou qu’on faisait des expériences bizarres sous acide. Par exemple, un jour on a décidé d’aller au Louvre sous champignons hallucinogènes, voir si on aurait des révélations devant les œuvres. Une autre fois, j’ai été voir Les Visiteurs sous LSD. J’ai trouvé les effets spéciaux incroyables ! [rires] Ajoute à ça le mode de vie sur scène : tu manges tout le temps des buffets plein de charcuterie ou des repas gras et copieux. Tu es dans le milieu alterno, donc tu fréquentes des squats, des associations te logent dans leurs locaux qui se transforment en squat le temps d’une soirée ou chez leurs potes qui se déglinguent. Et forcément, avec nos paroles on drainait aussi un public qui avait le même mode de vie que nous. Quand tu es les Svinkels et que tu descends dans le milieu alternatif du Jura ou de l’Aveyron, les mecs t’attendent au tournant. C’était super cool, on était souvent hyper bien accueillis et on en profitait, sans calcul. Il n’y avait pas de protocole, il arrivait ce qu’il devait arriver et c’est tout. On était rentré dans une routine ultra festive et on a réussi à garder avec la drogue un rapport récréatif. Au point que quand je fais cet infarctus, je ne réalise pas trop en vérité. Évidemment, je me calme. Mais pour moi, c’est une hospitalisation de laquelle je sors plus en forme que jamais. Je me remets au sport et j’arrive à rester super clean et éviter les excès. Rapidement, les médecins m’ont donné leur accord après des tests d’effort pour que je reprenne la scène. Donc finalement, pour moi ça n’a été qu’une petite coupure, le groupe a vite pu reprendre. C’est pour Nikus, Pone et Xavier, notre entourage, le label et les gens sur le terrain, que ça a finalement été le plus angoissant : la santé d’un pote, l’inquiétude sur l’avenir, les annulations à gérer, c’est finalement eux qui se sont retrouvés confrontés à toutes ces choses-là.
« On a jamais aussi bien tourné qu’après que j’ai fait un infarctus. »
On a jamais aussi bien tourné qu’après cet incident. On s’était arrêtés par la force des choses mais finalement, ça crée encore plus de demande. On repart avec un set qu’on avait super bien bossé. C’était même parfois too much : trois fous avec un DJ incroyable qui font des chorégraphies sur scène, des bruits de cochons qu’on égorge… « Les Licence 4 du hip-hop » comme l’avait écrit Stéphanie Binet. On fait également la tournée Qhuit. Pour nous, Qhuit, c’est l’âge d’or du truc. À nos petits niveaux, on cartonne tous. Nous les Svink, on commence à avoir les gros festivals, des super dates, ça impressionne tout le monde avec ce côté déglingué capable de retourner une salle. Triptik, ils ont une technique monstrueuse pour laquelle ils sont hyper respectés, car c’est quand même la base et ils ont ce côté zulu. Et TTC ils arrivent avec de l’audace, un univers, le fluo, le swag, ils exploitent l’électro et deviennent des trendsetters. À notre échelle, on était devenus les poids lourds de notre catégorie. On s’entendait super bien, il y avait une énorme émulation entre chaque groupe. Même les rappeurs nous acceptaient plus qu’on ne le croyait. La plupart n’aimaient pas spécialement ce qu’on faisait, ça n’empêche qu’eux au moins nous voyaient comme des MCs. On a été sur les mêmes scènes le même soir que d’autres groupes de rap et on se respectaient, le décalage n’était pas énorme. Seulement, en France, il y a un parcours à faire pour être admis, certains featurings, certains médias.
À l’époque, c’était encore la presse écrite même si c’est le début des sites web et que certains nous ont soutenus. Ça n’empêche, on se demandait pourquoi on n’avait pas les couvertures des magazines. Au sein de Svinkels notamment, surtout avec la tournée liée à l’anthologie DJ Pone Réveille le Svink avec laquelle on obtient nos plus grosses dates, on considérait qu’on était le premier groupe de rap en France à autant tout exploser sur des grandes scènes, à faire des grands festivals. On aurait au moins aimé que les médias s’intéressent à nous en reconnaissant cela. Ce n’est pas qu’on voulait à tous prix que les gens nous aiment, on voulait juste être visible. Au lieu de ça, l’étiquette de rap alternatif a servi de fourre-tout à tout ce qui ne rentrait pas dans les codes du rap français de l’époque. Si on parlait de nous, c’était en faisant référence à Java et Stupeflip. À cette époque, il fallait encore correspondre à quelque chose de précis. On le sentait même à nos concerts, où une partie de notre public ne connaissait même pas notre actualité ni les autres groupes qu’on pouvait côtoyer, simplement parce qu’ils n’écoutaient finalement aucun autre groupe de rap. Je comprends qu’on puisse me dire : « je n’écoute pas de rap mais j’aime bien Svinkels », mais je crois aussi que c’est une phrase bizarre. Car on a toujours pensé que toute personne qui nous disait cela, on pouvait en une heure lui faire découvrir plein d’autres groupes de rap qu’elle aurait appréciés. Mais tu ne peux pas lutter contre ça. Les étiquettes ont un sens pour les gens, notamment en France. C’est pour ça que c’est seulement plus tard, quand on nous a demandé de refaire notre histoire avec le documentaire Un jour peut-être que j’ai admis l’étiquette de rap alternatif, que je la défends même. Parce qu’aujourd’hui, elle est moins fourre-tout, mieux identifiée. Elle permet de résumer ce qu’on a été, notre réalité, et aussi de mettre en valeur ce qu’on a réussi à faire.
Game One, Michel Muller et Michaël Youn 2004 – 2008
Après l’anthologie réalisée par Pone et les tournées, Atmosphériques rompt le contrat qui nous lie. Un de plus, ça fait au moins des sous. [rires] L’anthologie avait vachement bien marché : elle nous avait permis de continuer à monter en puissance auprès des tourneurs tout en mettant en avant Pone qui était finalement le membre du groupe le plus connu. Je pense que nous avons été le seul groupe de rap dont le membre le plus réputé était le DJ. Pas mal de personnes étaient d’ailleurs persuadées qu’il faisait nos productions, alors que même sur nos albums, il n’intervenait que très peu. Mais encore une fois, malgré tout ce qu’on réussissait à faire, chez Atmosphériques, on s’est comportés comme des énergumènes. Par exemple, un jour Xanax débarque chez eux et demande à voir son contrat. Ils lui sortent et Xavier attrape une paire de ciseaux et le découpe en morceaux puis leur jette à la figure. On n’a jamais su pourquoi, même moi. On passait notre temps à faire des trucs comme ça, on faisait tout le temps chier en fait, alors qu’on était super bien entourés et que ventes mis à part, en vrai, on cartonnait, on a suivi tout au long de notre carrière une courbe ascendante. Mais ça ne montait pas assez vite pour nous. Honnêtement, on a eu un pêché d’orgueil : on était un groupe original, intéressant, dont le DJ n’était pas n’importe qui. Mais non, on a encore une fois regardé le verre à moitié vide. On avait pourtant tenté des trucs. Par exemple, on avait envoyé une compilation de vingt minutes de ce qu’on faisait à des gens influents ou qu’on adorait. Ça allait de Fluide Glacial à Alain Chabat à qui on avait même envoyé un inédit pour son film RRRrrrr!!!, en passant par Groland, des journaux qu’on n’avait jamais touchés ou Jean-Pierre Bacri. Finalement, sur deux cents envois, seul Franck Margerin nous a répondu. C’était trop cool que lui réponde, on l’adore. Mais c’est un peu comme lors de la compilation Hexagone dédiée à Renaud où on a eu les boules de ne pas être sollicités : on était devenus pour le milieu les Michel Müller du rap, façon Fallait pas l’inviter. Et quelque part, on a tout fait pour être mal vus.
Personnellement, à cette période, alors qu’on se retrouve progressivement grillé ailleurs que sur scène et dans le milieu alternatif, les choses bougent quand même un peu pour moi. Ludovic Bource travaille sur Alphonse Brown [l’un des personnages musical développé par Michaël Youn, NDLR], à la même période, Michaël Youn prépare La Beuze. Son pote, Vincent Desagnat, est absolument fan de nous et proche de Ludovic. Il me rencontre chez lui et ça devient un ami. On apparaît avec Les Svinkels sur la B.O de La Beuze, et quand ils préparent Fatal Bazooka, je suis de nouveau en studio avec Ludovic Bource. J’apprends que Michaël, qui se débrouille pourtant pas trop mal tout seul, a besoin de conseils. Je suis donc devenu son coach, et j’ai aussi un peu écrit même si comme je répondais à plein d’autres sollicitations et que j’étais toujours à fond sur Svinkels et des projets collectifs, je n’ai pas pu le faire autant que je voulais.
Parmi ces autres sollicitations, il y avait évidemment le Klub des 7, qui a été un projet essentiellement mortel à défendre en live. C’est en plus un peu la quintessence de toute cette scène dont on parlait avant. Fuzati, James Delleck que je connais depuis Police, Cyanure, Fredy évidemment, Le Jouage, on est de nouveau en plein alternatif. « Quand je serais grand » fait partie du top cinq des sons sur lesquels j’ai pu poser. Et encore une fois, c’est sur scène où je m’éclate le plus au final. Il y avait une ambiance qui rappelait celle des freestyles à l’ancienne, ce sont vraiment des bons souvenirs et une espèce de dream-team. Mais il y avait aussi la télévision. Ça commence par Game One où je suis d’abord là pour la rubrique musicale de l’émission Level One sur proposition de mon pote Johann Lefebvre qui anime le tout avec Yannick Zicot. L’année suivante, Yannick part et Yohann me propose de prendre sa place. Cette seconde année, c’est vraiment tout ce que je voulais faire : faire des sketchs, rapper un peu, jouer des personnages, je ne me suis finalement jamais autant éclaté de ma vie. On tournait les cinq émissions de la semaine dans la même journée. On préparait ça le lundi avec Johann et Nabil Djelit. Le mardi on récupérait les accessoires, et le mercredi, on tournait les cinq émissions, quasi dans les conditions du direct. On s’éclatait vraiment. Quand Booba est venu, alors que les gens ne savent pas trop qui je suis, il a été tellement relax. On avait préparé des vannes, il était tout tranquille et ses potes étaient morts de rire. À côté de ça, je testais quatre ou cinq jeux vidéo par semaines, je ne pouvais pas rêver mieux. Quand on s’est fait virer, j’ai vraiment été triste. On n’a pas compris, pour moi c’est inexplicable d’arrêter une émission pareille.
Crunk, clash et crash 2008 – 2009
Après plusieurs années de tournées, des featurings que l’on fait à droite ou à gauche avec des groupes comme Parabellum, AMS ou Pedro Winter, malgré les projets parallèles de chacun, les miens en particulier, on se lance dans un nouvel album. Ça nous semble une évidence à tous de continuer, on ne se pose pas de questions. Et pour la première fois, on arrive à fonctionner comme on le voulait : sans tout attendre d’un label, en choisissant nous-mêmes les gens avec lesquels on va travailler. On fait l’album encore une fois sur un concept. Toute notre carrière, on a été à fond sur le rap américain du moment : façon ODB au début, entre boom-bap cradingue et Cypress lors de notre premier album, plus pêchu et un peu crossover sur Bons pour l’Asile. Là, on est en pleine apogée du crunk et du dirty south. Nikus autant que moi, on bouffe du Lil Wayne toute la journée. Alors on décidé d’emballer le crunk dans un album aux paroles et à l’attitude françaises, un peu comme on l’avait déjà suggéré sur notre précédent disque façon boom-bap avec le morceau « Ça ne sert à rien ». Ce titre, ça avait été les prémices d’assumer complètement cette influence américaine tout en disant qu’on est fan d’un truc qu’on ne pourra jamais être. Nous les français, surtout notre génération, on était incapables d’être des Américains. Sauf que beaucoup d’entre nous ne rêvaient que de ça. On est donc parti sur l’antagonisme d’un son le plus lourd et le plus américain possible tout en allant plus que jamais dans l’univers franchouillard. Enfin, on assume d’être des « Beastie français », on le dit.
Nikus réalise parmi ses meilleures productions. On commence à écrire et on décide d’aller voir Crunkeinstein alias Ludovic Bource, encore une fois. On sait que c’est un super arrangeur, il se met à écrire des musiques de film pour Michel Hazavanicius avec lequel il gagnera un Oscar et un César quelques années plus tard. Il a bossé également avec d’autres rappeurs, notamment Oxmo ou Passi. Il a arrangé toutes les productions de Nikus en étant super enthousiaste. C’est vraiment quelqu’un qui s’est toujours démené pour nous. Ludovic est le genre le mec que j’ai vu descendre de chez lui pendant qu’on bossait, juste pour aller dévaliser une boutique de claviers à Pigalle et revenir avec des synthés sous le bras. Le mec a été champion d’accordéon à onze ans, il est multi instrumentiste et reprogramme n’importe quel synthétiseur en deux temps trois mouvements pour te sortir des combos incroyables. Il a un vrai talent d’illustration sonore, il utilise les sons comme un peintre utilise des couleurs. Musicalement, on s’est éclatés en finalisant le disque avec lui, c’était hyper ludique. Grâce à lui et Nikus, Xavier a plus de place pour chanter, ce qu’on voulait. On ne voulait pas refaire une énième fois le coup des morceaux qui essorent à mort tous les champs lexicaux possibles et qui joue la carte du jeu de mots à tout prix. On a juste voulu faire une musique pêchue avec des vannes et qui pouvait marcher sur scène. Toute notre carrière on était rarement sortis de studio en se disant que ça sonnait trop bien, même si ça allait nettement mieux sur Bons pour l’Asile. Pourtant tout le monde faisait de son mieux, on travaillait avec des gens vraiment biens, compétents. Mais je ne sais pas, on avait une impression de pas de bol, et aussi une insatisfaction permanente, celle de ceux qui veulent toujours plus gros, plus fat. Mais là, pour la première fois, on était trop contents, ça envoyait vraiment un son énorme. Il y a cependant eu un petit problème : on a sur-vendu le concept, on a trop insisté, et notre public lui, attendait autre chose. En voulant faire les amerloques du pauvre dans un gros son, on a perdu du monde en route. J’avais pourtant donné le meilleur de ce que j’avais en moi pour ce disque, mais ce n’est pas ce que le public a compris. Les gens ont trouvé qu’on se la pétait alors qu’on voulait montrer tout l’inverse.
Avec cet échec auprès de notre fan-base, on a aussi compris en discutant avec des fans qu’on s’était construit un public vraiment fidèle autour de nous, et que s’il ne se reconnaissait pas dans l’album, on n’aurait pas notre mot à dire. Mais de l’autre côté, je reste persuadé qu’on aurait autant échoué en proposant une énième fois les mêmes trucs. Je ne suis pas sûr que tous adhèrent à cette idée, même aujourd’hui, mais moi j’en suis convaincu. De toute façon toute notre carrière, à chaque album, on était persuadés en studio d’avoir fait un tube en puissance. Mais en réalité, jamais ça n’a été vrai. Ce n’était que des trucs chelous, hyper spé.
« Nous les rappeurs français, on a toujours rêvé d’être des rappeurs américains. Mais notre génération en a été incapable. »
On part quand même défendre ce disque sur scène, mais on prend un peu un coup derrière la tête. Et surtout, Nikus autant que moi, on sent que notre duo ne fonctionne plus comme avant. Moi, je vampirise beaucoup les choses et les projets, ce dont je ne me rendais pas forcément compte à l’époque. Je suis un peu le front man du groupe, Gérard quoi. Et lui souffre d’un manque de reconnaissance. Il se donne beaucoup de mal à faire des trucs, produit tous nos titres ou presque, s’investit dans la logistique du groupe mais ne se sent pas reconnu. Avec le temps, d’un côté comme de l’autre, il y a peut-être eu un ressentiment silencieux qui s’est crée, et avec cet album, ça commence à exploser. Encore une fois, on rejette d’abord la faute sur les autres. On ne se remet pas en question. C’est notre entourage et le label qui prend tout dans la figure, et cette fois, je peux le dire, on a réellement eu des comportements inacceptables. On cherchait des coupables, des gens sur qui rejeter la faute. Et Nikus ayant une frustration peut être encore plus grande que la mienne a cherché un bouc émissaire au sein du groupe.
Ça devient trop pesant. On a tous partagé une frustration, celle de ne pas être reconnus à la valeur qu’on se donnait. Moi, j’arrive à peu près à surmonter ce manque de reconnaissance parce que je faisais des trucs à côté, je rencontrais du monde, j’allais voir des gens après les concerts. Je ne me suis pas isolé, j’ai trouvé des plans. Donc j’ai réussi à me sentir épanoui en marge du groupe, et donc à canaliser une partie de cette frustration. Mais lui non. Ça a crée un décalage entre nous. On ne se reconnaît pas l’un et l’autre. Je me souvenais pourtant de quand on a commencé : il mettait la barre super haute, dans l’écriture il était déjà incroyable. Je pense qu’on s’est perdu l’un et l’autre dans cette frustration.
Nos rapports deviennent tendus et on finit par s’embrouiller en pleine tournée de Dirty Centre, où ça pète définitivement. Le lendemain de cette embrouille, j’ai écrit une lettre au label et à l’équipe de tournée en disant : « j’arrête, je ne peux plus faire ça avec la boule au ventre. » On avait tout simplement perdu le plaisir de faire ce qu’on faisait et il y avait aussi l’usure des concerts. C’est évidemment une chance incroyable de faire des centaines de dates dans sa vie. Mais quasiment dix ans sur la route, c’est aussi dix ans de trac, de pression, de répétitions, de budgets à tenir. Je prends en plus conscience qu’on a loupé le tournant des home-studio, qu’on est encore sur l’ancien modèle et que les maisons de disques sont plus que jamais en train d’aller droit dans le mur. Je ne voulais plus travailler comme ça.
Xavier vit la séparation en étant un peu contrarié, mais en réalité, lui aussi n’en pouvait plus, comme nous tous. La seule connerie de ce split, c’est d’avoir craqué au mauvais moment. On aurait dû tous se foutre autour d’une table et en discuter pour se dire : on finit la tournée, on fait un DVD, un bon truc, on dit au revoir et on tire le rideau. Quand j’ai écrit le mail de séparation, ce n’était pas évident. Entre le merchandising, le chauffeur du bus, les techniciens, seize personnes étaient sur la route avec nous. Tu plantes ces gens en faisant ça, c’est dur. Mais je ne pouvais vraiment plus. Et perdre cette amitié avec Nikus, cette complicité artistique, c’était dur aussi. Aujourd’hui, on réapprend à se voir, doucement. De mon côté, j’ai continué à faire des trucs. Lui a essayé aussi de faire des trucs, il a notamment essayé de développer un personnage du genre Philippe Katerine du rap, et c’était je pense une super direction, ça lui allait vachement bien. Mais alors que paradoxalement, c’est quelqu’un de très sociable, artistiquement, il s’est super isolé. On est parti d’un projet qu’on a porté à deux au départ, d’un duo qui faisait notre identité. Mais en vérité, et c’est là que je dis que je vampirise tout, Svinkels dans mon esprit, ça restait mon bébé.
Retour sur la route 2010 – 2016
Avec cette séparation, j’arrête un temps la musique et je reviens à la télévision, d’abord sur Game One. Avec Fatal Bazooka, Game One m’a permis de concrétiser deux choses dont je rêvais : faire de l’entertainement à la télévision d’un côté, être un peu dans une position de coach et directeur artistique de l’autre. Que ce soit avec les Svinkels ou seul, j’ai toujours eu une fascination pour ce genre de position. Déjà dans Svinkels, j’aimais beaucoup développer des idées autour du groupe, des concepts de clips, de morceaux, des tracklists d’album fantômes, dessiner des tenues de scène, ça me plaisait beaucoup, surtout les pochettes qui étaient ma grande passion. J’adorais défendre cette identité de groupe. Je trouve ça cool de bosser pour un collectif, plus que pour une seule personne ou ma carrière solo. Je n’arriverai jamais à me mettre en avant comme j’arrivais à mettre Svinkels en avant. Et si pour le grand public, Fatal se résume à Michaël Youn, en vérité, il y a toute une équipe derrière. À la télé, je fais Gameology et je retourne dans les jeux vidéo qui sont un truc qui me passionne. La télévision, pour moi, ça a été une branche que la vie m’a proposée. De façon générale, j’ai eu une chance, celle de ne jamais vraiment galérer. La télévision y est pour beaucoup dans les années qui ont suivi Svinkels. Je ne dirais pas que ça a sauvé ma carrière autrement qu’en boutade, mais pour une fois, comme avec Fatal, je me retrouve dans des projets où à la fin il y a de la caillasse. Quand tu as sué pendant quinze ans sang et bière dans le son pour des relatives clopinettes, ça compte quand même. Quand on m’a proposé la matinale sur D17, j’aurais été stupide de dire non. Idem pour MTV avec qui je travaille aujourd’hui. Ce n’est pas mon univers pourtant : présenter des clips qui ne sont pas forcément des choses que j’écoute, parler de musique et de sujets pour un public de 7 à 77 ans, c’est pas vraiment ma tasse de thé sur le papier. Mais des occasions pareilles, ça ne se refuse pas. Être à la télé tous les jours, avec un pote, super bien payé, à moins d’avoir gagné au loto, pourquoi je dirais non ? Avec MTV, je fréquente d’autres artistes, des rappeurs, je ne vais pas raconter que c’est une corvée.
Je me suis finalement remis à la musique une première fois, avec l’aide de Fancie, ma femme que j’ai rencontrée dans les dernières années de Svinkels. J’ai décidé de réapprendre à travailler autrement, c’est à dire me déprogrammer du schéma classique dans lequel j’avais été bercé avec les Svinkels. Les maisons de disques, les contrats, l’équipe de développement, tout ça je me le suis sorti de la tête. En fait, j’ai décidé d’apprendre ce qui était évident pour les jeunes d’aujourd’hui. J’ai été voir Dr Vince que je connais depuis très longtemps, et qui avait déjà remplacé exceptionnellement Pone au pied levé des soirs de galères. Je lui ai proposé de refaire ensemble ce que je faisais parfois avec Pone en parallèle des Svinkels et que j’avais aussi fait avec DJ Gero : des soirées où lui mixe et où moi je toaste. On cherchait des dates et rapidement, les gens nous ont demandé une bande démo. On s’est dit que c’était le moment ou jamais de faire un projet, et on s’est inscrit dans la série de ses mixtapes Save Yourself.
À partir de là, il est devenu mon DJ et j’ai décidé de développer les concerts solo avec lui. Quelques mois avant, A2H était venu vers moi pour me proposer de participer à son projet Coconut Sunshine et j’avais été super surpris. D’abord par le niveau du mec, mais aussi qu’un mec de Melun qui sur le papier est dans complètement autre chose connaisse aussi bien mon univers. On s’est retrouvés autour de plein de références et notamment autour de cette idée qu’on peut faire du rap qui cogne fort, qui n’a pas peur d’être vulgaire et de parler de pilon tout en étant un peu différent. Alors je lui ai proposé qu’il soit mon sideman. Comme je n’avais pas tant de sons en solo que ça à proposer sur scène, je l’ai invité à aller plus loin et on s’est mis à feater sur les morceaux de l’un et l’autre. Ça nous a permis d’épaissir le set. Il m’a apporté plein de fougue et d’énergie et c’est un peu une pointure quand même niveau emceeing, ce qui te force à rester solide, à ne pas trop rentrer dans une zone de confort. De mon côté, je pense que je l’ai emmené faire ses premières grosses armes, des belles scènes, de faire un peu plus que les petits concerts qu’il faisait. Quelque part, il m’a relancé sans le savoir.
Il a ensuite eu besoin de se détacher de ça, notamment car l’étiquette alternative commençait à lui coller à la figure et ça lui pesait. Le game changeait en plus, et les nouveaux directeurs artistiques ne voient pas Svinkels comme un truc très glorieux. Pour eux, Svinkels n’est pas une réussite, ni commerciale, ni musicale et mon nom est forcément associé à jamais au groupe. A2H a donc marqué la rupture le temps de se développer. J’ai d’ailleurs toujours été assez surpris : de La Fouine à A2H en passant par Dany Dan ou Driver, les artistes ont toujours porté un regard bienveillant sur nous, même s’ils ne nous écoutaient pas spécialement. Par contre, le business, lui, nous a définitivement étiquetés comme des ringards. Rien que récemment, on m’a demandé si quelque part je n’étais pas le Patrick Sébastien du hip-hop. J’ai d’abord répondu non, puis en y réfléchissant, ouais, effectivement, je peux parfois faire du rap qui fait tourner les serviettes. Mais évidemment, ça s’est retrouvé en titre de l’interview, comme si j’étais réellement le Patrick Sébastien du hip-hop. Je veux bien accepter certaines choses, mais pas que ce soit réducteur. Je ne suis pas un clown. Je pense avoir ma place autant que d’autres mecs et je ne vois pas de quoi j’aurais à rougir : tout est bien écrit, c’est plus subtil que ce que la vulgarité apparente le laisse penser, tout est conceptuel, original, travaillé et orienté, même quand c’est vulgaire. Alors bien sûr, on va retenir le côté débile et gras, mais est-ce si difficile de reconnaître qu’il y autre chose derrière ?
Le Prince de la Vigne Aujourd’hui
Ça fait partie de ces choses que j’ai voulu montrer avec mon album solo, Le Prince de la Vigne. Bien sûr, j’ai toujours été fasciné par l’univers de la tise. Évidemment, je serai toujours un peu dans la surenchère, celle du jeu de mot d’un côté, et l’attitude grasse, porno et de bourrin de l’autre. C’est un mélange de mon personnage et de qui je suis. Quand je monte sur scène, je ne mets pas un masque, le personnage est juste un outil comme un autre pour me faire exister et satisfaire cette envie de faire toujours un peu plus fort. Plus fort ne veut pas dire plus gros. Par exemple dans Le Prince de la Vigne, j’ai été plus loin dans le fait de me révéler un peu personnellement, avec des morceaux comme « Bourrir » ou « Amour et Encre ». Mais évidemment, oui, surtout pour quelqu’un comme moi, il y a une surenchère. Pourquoi ? Parce que ce que j’aime dans le rap, c’est quand c’est gros, bourrin, spectaculaire. Il faut qu’il y ait des explosions. Voilà le rap que je défends. J’ai besoin d’un rythme fort, que ça tabasse. Action Bronson, Pusha-T, ça me parle, et ce sont des gens qui cultivent un personnage. Il y a un aspect comics dans le rap. Quelque part, dans ma musique, j’ai envie de transformer celui que je suis au quotidien en super héros. Par exemple, je vis en slip. Eh bien, j’ai envie d’être le super héros du slip par exemple. Et je ne me force même à ne pas faire que de l’égotrip ou des morceaux gras. Car en vrai, si je pouvais, je ne ferais que ça : que de l’égotrip et du freestyle qui ne parle que de fête et de picole.
Après, évidemment que c’est aussi une limite, une frontière. Ce n’est que récemment que je me suis rendu compte compte que nos thèmes pouvaient être un frein, que ça pouvait être choquant. Je l’ai réalisé en devenant père. Quand la maîtresse de mon fils m’a dit : « ce serait cool que tu viennes faire un atelier pour les gamins et leur montrer ton rap », là j’ai réalisé [rires]. [D’une voix très concernée et un peu outrée] « Heu, Isabelle, je ne pense pas que vous avez écouté car ce n’est pas du tout pour les enfants ! » Mais ça à l’époque je ne m’en rendais pas compte. J’ai été élevé à l’école Redman, Beatnuts, Alkalohics, Ludacris, qui ont des vannes, qui sont un peu marrants. Et quand je faisais des morceaux comme « Boule Puante » ou « J’Pète quand j’crache », je ne pensais pas que ça pouvait être perçu comme dégoûtant ou gênant. Pour moi c’était du rap un peu subversif, un peu rigolo, porté par un blaze qui en plus crée une énorme proximité. Ce nom est hyper cool. Mais en même temps, c’est un peu tendu, parce que t’es un peu ce bon vieux gégé avec lequel les gens se permettent tout [rires]. Je ne me rendais pas compte de ce décalage. D’ailleurs, prends l’exemple de Java qui a cartonné à un moment ; on se connaissait bien en plus, ce qui accentuait les rivalités. Et on s’est demandé pourquoi eux avaient réussi sur notre créneau, là où nous étions les maîtres du genre et où nous ne décollions pas. Mais c’était évident en fait : notre rap était trop décalé. Eux étaient quatre fois plus consensuels. C’était de la chanson, plus abordable, c’était moins gras, plus grand public, ça avait la capacité à plaire au plus grand nombre. Un R-Wan, c’est quand même plus présentable qu’un Gérard. Mais nous on ne se rendait pas compte de notre décalage on pensait faire du Coluche. Sauf qu’on a oublié que Coluche ne passait pas son temps à dire « j’ai une vieille bite qui pue », chose que je passais mon temps à dire. Et après je m’interrogeais sur pourquoi je n’arrivais pas à être le Redman français ? Mais en fait, je suis pas du tout le Redman français, je suis une sorte de Bigard dégueulasse qui essaie de faire du rap en copiant les américains. Tout ça, je l’ai admis il y a seulement quelques années. Mes paroles avaient beau être pleines de second degré et d’autodérision, je n’acceptais pas trop mes défauts en réalité. Ce n’est qu’aujourd’hui que je suis bien plus heureux d’être le king du rap alternatif que d’avoir été un rappeur quelconque de plus dans le rap traditionnel, qui n’aurait fait que passer.
« Le rap que j’aime, c’est celui où un rappeur qui est n’importe qui dans la vie de tous les jours arrive à te faire croire qu’il est un super héros. »
Alors maintenant, je fais ma musique par moi-même et avec Fancie sans pression extérieure. On est devenus les seuls responsables de nos réussites comme de nos échecs. On se rend compte aussi qu’on est hyper soutenus. On a réussi à lever cinquante mille euros en crowdfunding pour l’album. Quand je tournais déjà pour Save Yourself, on me relançait pour l’album solo. C’était désormais la seule urgence : réaliser enfin ce solo pour les gens qui l’attendent, mais aussi pour moi, pour ne plus rabâcher les mêmes morceaux sur scène depuis quinze ans, ne plus avoir à rejouer la moitié du répertoire des Svinkels sans Nikus. Et tant mieux si comme on me l’a témoigné, des gens retrouvent une part de l’esprit Svinkels dans Le Prince de la Vigne. Mais le leitmotiv désormais, c’est surtout de faire les choses tranquillement. Si on part en tournée, les feuilles de route, c’est à la cool, je veux que personne ne se prenne la tête. Je ne veux plus de pression, car même en travaillant à la cool, il y a déjà un peu de pression et c’est trop pourri de faire de la musique avec la pression. Quand comme moi, tu as fait vingt ans de rap, il y a un moment, tu sais que si tu es sous pression tu ne feras pas de bonnes chansons. Les gens le sentiront et te fuiront. Regarde Booba. La seule période où il a été moins bon, c’est celle où on a tous senti qu’il avait l’air de se faire chier. Depuis qu’il est revenu en mode je m’en bats les couilles, il est de nouveau ultra fort. Dans le rap, quand tu perds la confiance, t’es en danger de mort. Il ne faut jamais avoir peur. On est des super héros.
Maintenant que j’ai fait cet album, je veux le défendre sur scène. Après, je ferais sûrement d’autres choses le temps de recharger les batteries, peut-être même un disque pour enfant justement, ne serait-ce que parce que maintenant que je suis père, j’ai aussi envie que mon gamin ne me chante plus du PNL dans la voiture ou cite certaines de mes paroles. Je sortirais peut-être un second bootleg, comme je l’avais fait en 2015. Mais aujourd’hui, mon principal objectif est de rendre les gens maboules lors de mes concerts, de leur donner de la joie. Il y a deux ans, le 9 janvier 2015, quelques jours après les attentats, j’étais programmé au New Morning. Deux jours après les attentats de Charlie Hebdo, c’était difficile, on était tous atteints, on ne savait pas trop quoi faire. Il n’y a évidemment aucune hiérarchie à faire dans des moments comme ça, mais avec Svinkels, on se sentait proches de l’esprit de Charlie Hebdo, on s’est un peu battus pour ces causes-là, la liberté d’expression. C’était mon anniversaire ce jour-là, et il y a eu vraiment de l’amour et de la vie de la part du public, qui s’est lâché comme jamais. Quand je suis arrivé sur scène et qu’avec le concours de circonstance, il y a eu cette longue ovation, avec notamment pas mal de jeunes dans la salle. C’est un moment… Tu sens que tout ce que tu fais, que tout le mal que tu te donnes au jour le jour, il sert à quelque chose, aux gens, que ça crée un échange. C’est pour ça qu’on fait ce boulot, c’est le meilleur des salaires. Et c’est ce à quoi je n’ai parfois pas assez pensé tout au long de ma carrière avec les Svinkels.
Belle sincerite Gerard