Gen, kaléidoscope
Interview

Gen, kaléidoscope

Dans la continuité de ses disques hybrides ancrés à la fois dans le rap et la musique électronique, Gen commence 2025 avec BAREFOOT. Dix titres qui lui ressemblent, irréguliers et intimes. Pour l’Abcdr du Son, le rappeur revient sur son parcours, le cinéma, son rapport à l’inspiration et à la nostalgie.

Photographies : Fabio Rabarot pour l’Abcdr du Son.

Il y a quelque chose d’insondable dans la musique et la personne de Gen, une épaisseur, une multiplicité foncièrement liée à son cheminement et ses tribulations. De ses parents artistes, le rappeur a tiré ses égards à l’image et à la musique électronique – souvent feutrée, type ambient, ou jouant sur des structures erratiques et des tonalités mécaniques et expérimentales. De la dualité de l’environnement dans lequel il a évolué, il a tiré l’acuité de ses textes, à la fois pleins de sensibilité et ancrés dans une certaine forme d’extrémisme. De sa découverte du rap parisien des années 2010, de l’autotune, et de ses rencontres avec son équipe actuelle, Gen a tiré et encore tiré. Jusqu’à faire de chacun de ses morceaux un jeu de miroirs et de couleurs, imparfait mais exhaustif, fragmentable autant que possible.

BAREFOOT, sorti début janvier, est à la fois un concentré de ses références et un contrepied exploratif. Gen donne sur dix titres l’accès à son microcosme d’artiste 50% parisien, aux effluves de clope et de sexe, campé entre le resto végé et l’épicerie d’en bas. Dans cet entretien avec l’Abcdr du Son, le rappeur va encore un peu plus loin et décortique son rapport à l’intimité, sa peur de se répéter et l’importance de son entourage. Avec le sourire et surtout, pieds nus.


I. Au commencement

Abcdr du Son : Les différents EPs que tu as sortis m’ont donné l’impression que tu venais d’un endroit assez reculé, plutôt en campagne. Où as-tu grandi ?

Gen : J’ai grandi en Picardie, à Château-Thierry. C’est une petite ville qui est à la fois loin et pas loin de Paris. Ce sont des zones agricoles, avec beaucoup de vignes, d’agriculteurs en tous genres. En même temps, tu pouvais sauter dans un TER et être à Paris en 45 minutes, pour pas très cher à l’époque – quand on ne fraudait pas. C’est ça le truc : j’ai grandi à la campagne, mais j’étais vraiment tout proche de Paris, ce qui faisait que j’y étais tout le temps. Beaucoup de gens vivaient à Château-Thierry mais travaillaient à Paris. C’est une zone particulière, la banlieue de banlieue. On est un peu l’extra-77. J’ai grandi dans cette banlieue lointaine, verdurée, avec des vaches et des vignes. Quand j’étais jeune, l’été, je faisais les vendanges pour faire un peu d’argent. En termes d’événements culturels, et même globalement, il n’y avait rien. Il fallait aller à Paris pour voir des concerts et pour rapper. 

A : Il me semble que tes parents sont artistes. Dans quelle mesure t’ont-ils transmis ce côté créatif ?

G : Déjà, ils bossent tous les deux dans le cinéma, donc j’en ai énormément bouffé. C’est ce qui m’a fait croire, quand j’étais plus jeune, que je voulais en faire. Je me suis vite rendu compte que c’était le pire métier du monde. Faire un film, c’est trop de travail. Mon père est réalisateur et ma mère réalisatrice de documentaires, et prof de cinéma surtout. Elle a toujours fait plein de trucs, comme de la peinture et de la photographie. Elle crée de l’image. Ils ne m’ont jamais particulièrement encouragé à avoir une pratique artistique quand j’étais plus jeune, ils m’ont juste fait bouffer de la musique. Surtout mon père. Tout naturellement, quand je me suis mis à faire de la musique, ils étaient derrière moi. C’est la grande chance que j’ai, je ne me suis pas fait renier par ma famille.

A : Quand tes parents sont artistes, c’est plus simple de dire « je veux être un artiste ».

G : Ils y croient davantage. Mais j’ai surtout fait un pari, il y a de ça deux ans. J’ai fini ma licence, j’ai arrêté la fac et j’ai dit à mes parents : « si dans deux ans et quelques, il ne se passe pas quelque chose avec la musique, je reprends les cours. » Je leur ai demandé de me faire confiance et j’ai commencé à bosser, à faire des petits jobs de merde et un maximum de son en même temps. Ça a pris un peu à mon échelle, ce qui fait que pour l’instant, je peux en vivre. Mes parents sont contents. J’ai tenu ma promesse, donc ça va.

« Je n’ai tellement fait que rapper pendant des années que quand je découvre l’autotune, je me dit « ah ok, sale » »

A : Qu’est-ce qui fait que tu te diriges vers le cinéma dans un premier temps ?

G : Quand je commence les études de cinéma, je rappe déjà. Mais les études de rap, ça n’existe pas. Il fallait bien faire quelque chose. 

A : C’est ton père qui t’a sensibilisé à la musique ?

G : Oui, mon père écoutait vraiment beaucoup de musique. C’est marrant parce que je découvre de la musique à 24 ans et quand j’en parle avec mon père, il me dit « c’est normal que ça te plaise, j’écoutais ça quand tu avais cinq ans ». Ça a été le cas avec Autechre, par exemple. C’était beaucoup de musique électronique, beaucoup de Aphex Twin. Il m’a aussi filé pas mal de CD de rap, Naughty by Nature, Beastie Boys, des trucs comme ça. Je crois que c’était un gros fan de Public Enemy. Il écoutait aussi des noms très niche que je ne saurais même pas te ressortir. C’est un gros digger de musique, il s’achète des dizaines de CD par semaine parce que ça le fait kiffer. De mon côté, je prends la claque Oxmo Puccino, entre L’Arme de paix et Roi sans carrosse. Puis plus tard, je découvre Opéra Puccino. En gros, c’est le Oxmo 2010 que je découvre, et je finis par me manger le rap parisien de manière générale. Le rap du 18e, Flynt – puis les jeunes qui apparaissent, L’Entourage, etc. Le rap parisien des années 2010-2013, jusqu’à ce que la trap arrive et me bousille le cerveau. Casey me met aussi une énorme claque.

A : Tous les artistes que tu cites sont très axés sur les textes.

G : Oui, grave. J’étais un peu en mode « rap conscient » [il sourit]. J’étais petit, j’avais besoin qu’il y ait du texte. Et de toute façon, j’ai l’impression qu’à l’époque et jusqu’en 2012, il n’y avait pas de bons rappeurs français qui n’étaient pas des lyricistes. Même chez les têtes d’affiches, Diam’s, Sinik, Booba, tous avaient des plumes de malade. Comment j’ai pu oublier de citer Booba ?

A : La fameuse trap qui te bousille le cerveau ?

G : Exactement. Puis Or noir, en 2013, qui est un switch pour moi. Ça me fait aussi découvrir le rap américain. Entre 2012 et 2016, je me mets à vraiment écouter du rap américain et à découvrir à la fois les classiques sortis avant ma naissance, et à la fois le rap moderne. Je découvre Young Thug en 2015 et il devient mon rappeur préféré de tous les temps. C’est un peu l’époque Famous Dex, Travis Scott aussi bien sûr.

A : Tu parles d’albums sortis avant ta naissance, est-ce que tu digges beaucoup à ce moment-là ?

G : J’ai eu une vraie période de rattrapage. Je pense que beaucoup de rappeurs de ma génération passent par là. J’envisageais ou je commençais déjà à rapper, donc forcément, il fallait un peu faire ses classes. Donc j’écoutais Mobb Deep, Jay-Z – The Blueprint – mais aussi beaucoup 50 Cent. Get Rich or Die Tryin’ et The Massacre. Pour moi, 50 Cent a toujours été un savant mélange entre de la musique de fête et des textes. Il a toujours eu ce truc de savoir raconter des histoires, et mettre en scène.

 

A : Quand est-ce que tu commences à rapper ?

G : Il y a un pote de mon grand frère, qui a cinq ou six ans de plus que moi, qui m’attrape un jour et me dit : « Toi, pour un petit de ton âge qui vient du fin fond de la campagne, tu en sais un peu trop ! » J’avais 13 ou 14 ans. Je me souviens qu’à l’époque, on parlait de Lunatic. Mais en 2012, le rap n’était pas encore vraiment à la mode en campagne. On avait du décalage par rapport à Paris. La vague 1995 par exemple a mis deux ou trois ans à arriver là où j’étais. Les gens ont commencé à écouter Nekfeu en 2015 et moi, je me disais « les gars, je suis en avance, je traîne à Paname et je connais les bails ». Donc ce pote, Luc, m’attrape et me dit que je devrais rapper. Je ne sais pas s’il est au courant du rôle qu’il a joué, mais j’espère qu’il va bien. Le lendemain, je me mets sur l’ordinateur familial et je gratte un texte horrible. Et je le refais en boucle jusqu’à maintenant. J’ai mis beaucoup de temps à être bon. Je voulais écrire un peu « poétiquement bien », je parlais beaucoup de la lune, du ciel et de trucs comme ça. Je faisais des multisyllabiques à l’infini, ça rimait trop et mal. À l’époque, je rappais sur des faces B de Mani Deïz, parce que j’écoutais aussi beaucoup Lucio Bukowski et toute la scène de Lyon, L’Animalerie… J’ai commencé à rapper sur des rythmiques différentes quand j’ai commencé à enregistrer, mais c’était beaucoup plus tard.

A : C’est à la fac que tu rencontres Mehdi [Mehdi Coffre, producteur et ami de Gen, ndlr] ?

G : Je l’ai rencontré il y a dix ans, en colonie de vacances. Quand je suis monté à Paris, je lui ai demandé où est-ce qu’il allait à la fac. Il m’a dit « à Paris 3, je vais faire du cinéma ». Et j’ai dit « mais non, moi aussi ! ». C’est Mehdi qui me ramène dans son studio. Il faisait déjà de la musique avec des gens et je me suis greffé à tout ça. On s’est mis à faire de plus en plus de son, et à décrocher de plus en plus des cours. La fac de cinéma, c’était une planque. Je savais que j’avais trois ans devant moi.

A : À quoi ressemblent vos débuts ?

G : Il a un groupe à l’époque, qui n’existe plus aujourd’hui. C’est un rappeur un peu comme moi, un freestyleur. Il se met à chanter et je le suis. Il y a un peu un truc de déconstruction : je n’ai tellement fait que rapper pendant des années que quand je découvre l’autotune, je me dit « ah ok, sale ». J’étais très impressionné par Mehdi. Ce qu’il faisait, je voulais le faire. Il me fait conscientiser le système métrique, que je ne connaissais pas avant. Je connaissais les temps mais je ne savais pas ce qu’était une mesure. Il m’apprend tout ça, on reprend le truc au début, il me dit qu’un morceau, c’est un couplet, un pré-refrain, potentiellement un refrain et des ponts. Dans ma démarche de déconstruction, je me mets à faire des trucs très chantés, des mélos un peu cramés, un peu éclatés au sol. Je devais passer par là. Plus le temps passe, moins je chante et plus je me remets à rapper. Je rentre en studio avec Mehdi en 2018 et le premier morceau sort fin 2019 ou début 2020. On avait un collectif où il y avait plein d’artistes et on avait à l’époque une sorte de plan : il fallait sortir le projet du groupe de Mehdi de l’époque, celui de Loïse qui était une chanteuse, celui de Vito qui était un rappeur…

« Ce n’est pas que je ne crois pas à l’inspiration, c’est juste qu’elle ne se suffit pas à elle-même. »

A : Vous avez dès le début une formation de label.

G : Grave. Ça, ça a été le smart move de Mehdi. Il a directement pensé à signer une sorte de label deal. À la base, la première proposition de signature – c’était un contrat de distribution – a été faite au groupe de Mehdi. Et plutôt que d’accepter, il a dit « non, je veux signer mon label ». Ce qui, à l’époque, était une association. C’est le premier move de producteur de Mehdi.

A : C’est fou d’avoir un tel réflexe à ce stade.

G : À 16-17 ans ! C’était un peu ouf et c’est ce qui m’a permis de très rapidement sortir de la musique distribuée, ce qui n’est pas la chance de tout le monde. Mehdi a toujours eu des petits moves comme ça qui ont fait qu’on s’est professionnalisé, je pense, plus vite que la moyenne. Assez rapidement, on a commencé à être structuré, à pouvoir monter une sorte d’économie.

A : Il y a donc directement une logique de carrière.

G : Oui, mais en même temps, on ne le formulait pas. Je ne pouvais pas dire « oui, je vais être rappeur ». Personne ne dit ça [rires]. Enfin si, mais c’est bizarre. Ça se fait naturellement. En fait, on voyait bien que la fac ne servait à rien. Donc si on n’y allait pas, il fallait qu’on soit sérieux dans ce qu’on fait. En tout cas, il y a toujours eu une logique de discipline.

A : Comme beaucoup, je te découvre sur Dog Day, en 2022. Qu’est-ce qui fait que cet EP prend ?

G : J’ai fait beaucoup de morceaux pour Dog Day. Je ne savais pas quelle musique j’avais envie de faire, du coup, il fallait en faire pour comprendre. À l’époque, je bossais beaucoup tout seul dans le studio de Mehdi. Il était occupé sur d’autres projets et je faisais de la musique tout seul. En fin de processus, en fin de création, au moment où il fallait faire le projet, je convoque Mehdi et je lui fais écouter le projet que je veux sortir. Et il me dit « c’est éclaté au sol ». « C’est nul, arrête de chanter et rappe. » Les seuls morceaux qu’on garde de ce proto-projet, c’est « No Rnb » et « Solaris ». Tout le reste penchait vers de la mauvaise chanson, des trucs pas terribles quand je les réécoute maintenant. Et sans prétention, je crois que tant que tu fais de la bonne musique, que c’est bien foutu, que ce n’est pas fait au hasard, ça va marcher. Peut-être que je dis ça pour me sécuriser. Peut-être que la vie va me prouver le contraire, mais je n’ai pas de contre-exemple.

A : Il y a un morceau qui marche particulièrement, « No Rnb ».

G : C’est un succès spécial, algorithmique. Je ne l’ai pas fait exprès mais le morceau a le format parfait pour faire kiffer les algorithmes des plateformes. Un morceau qui fait une minute vingt, qui commence directement, qui est un peu chanté, love, aérien… En 2022, quand on sort Dog Day, notre distrib’ nous dit qu’il y a un nouvel algorithme qui permet de mettre les artistes indé en avant. C’était un algorithme que les plateformes ne proposaient pas aux majors mais seulement aux labels indépendants. Ça s’appelle le discovery mode. Le deal, c’est qu’on nous met en avant et en échange, Spotify prend un plus gros pourcentage sur le truc. Nous, on ne sait pas à quoi ça correspond exactement, donc on accepte. Et en fait, ça booste les streams. Ça fait découvrir mon projet, ça fait tourner ma musique.

II. La musique de Gen

A : Tu tires une balle sur « les rappeurs trop soft » dans le morceau « je déteste la musique ». Est-ce que pour toi, l’écriture doit comporter une forme de brutalité, de violence ?

G : Ça dépend des sujets. Quand je dis ça dans « je déteste la musique », je parle surtout sur le plan politique, et en vrai, je me comprends dans cette phrase. Souvent, quand je taille dans mes morceaux, la première personne à qui je pense, c’est moi-même. Pour moi, ce n’est pas la brutalité qui compte mais la radicalité. Avoir un propos, déjà, c’est bien. Je trouve qu’il pourrait y en avoir un peu plus. Mais globalement, il faut être intense. C’est de la pensée brute, mais ce n’est pas tant un rapport à la violence. Quand tu penses quelque chose, il faut le penser à fond, quand tu fais quelque chose, il faut le faire à fond. Ça ne sert à rien d’être mou. Quand je fais « je déteste la musique » par exemple, j’ai des proches qui me disent « c’est quoi ce morceau ? », « qu’est-ce que tu racontes ? », « tu craches dans la soupe ». Mais ce morceau, je l’ai fait par souci de radicalité. Je l’ai fait parce que je veux avoir le droit de le faire. Mais ce n’est pas parce que je fais ce morceau que profondément, je le pense.

A : C’est une sorte de pensée intrusive.

G : Exactement. Je pense que parfois, il faut laisser un peu de place aux pensées intrusives. Il y a des artistes qui mériteraient d’être moins dans le contrôle, peut-être.

A : Dans ton interview avec Sandra Gomes pour Konbini, tu dis que tu ne crois pas en l’inspiration mais que pour toi, il s’agit plutôt de travail. Tu ajoutes qu’il y a « un muscle à travailler plutôt qu’attendre la grâce ». Comment est-ce que tu travailles ton écriture ?

G : Quand je fais l’interview avec Sandra, je suis très stressé. C’est une période où je suis un peu angoissé, et justement pas très inspiré parce que j’étais en fin de projet et que j’avais déjà tout donné. Mais là, je suis de nouveau dans une démarche de création, de méditation, j’essaie vraiment de me désangoisser et l’inspiration revient plus naturellement. Ce n’est pas que je ne crois pas à l’inspiration, c’est juste qu’elle ne se suffit pas à elle-même. Ça dépend des gens, mais moi, si je me suffis de l’inspiration, je fais un morceau par semaine. J’abuse, mais il faut aussi être capable de se poser et de sortir du texte. L’inspiration ne crée pas un morceau. Donc mon travail consiste en de la prise de notes. J’écoute beaucoup de musique et quand des trucs me plaisent, je vais noter. « Cette partie m’intéresse », « ok, la structure est comme ça »… Je suis un grand voleur. Dès que j’écoute un morceau qui a un truc que j’aime bien dedans, je vais le piquer et je vais le mettre dans un morceau. Ça peut passer par le sample, par les structures de morceaux. J’ai beaucoup de structures qui sont pompées à des morceaux que j’aime beaucoup. Je n’ai aucun problème éthique avec ça.

A : Tout le monde pompe.

G : Le principe de la musique, c’est le vol. Donc c’est beaucoup de prises de notes. Parfois, je me pose et je note tout ce qui me passe par la tête, les trucs dont j’ai envie de parler, à quoi j’ai envie que le prochain projet ou le prochain morceau ressemble, même s’il n’existe pas. J’ai envie d’avoir une base de données qui fait qu’au moment où je dois me mettre à bosser, sortir un texte, je vais pouvoir lire ça et aller dans une direction. Par exemple, c’est con, mais récemment je me suis dit que j’avais tendance à naturellement beaucoup parler du passé. Je me suis dit que j’allais me mettre un challenge et je me suis noté « on va arrêter de parler au passé, on va parler soit au présent soit au futur ». Donc je suis au studio, j’écris ma phrase au passé et après, je retombe sur mon texte et je fais « ah non, c’est vrai ». Parler au passé, c’est une maladie. Et c’est épuisable aussi. En tout cas, à mon âge, j’ai moins de passé que de futur. Le futur, c’est infini.

« Ma phobie d’artiste, c’est de me répéter, de faire plusieurs fois le même morceau. »

A : C’est aussi normal que le passé transparaisse beaucoup dans les textes.

G : Oui, et puis jouer sur la nostalgie, c’est une facilité lyricale. C’est un truc qui fait partie de ma musique mais je pense que je réussirai à me révolutionner le jour où j’arriverais à parler du futur et à être pertinent. J’ai une tendance un peu nostalgique, mais c’est une émotion qui ne me plaît pas beaucoup. Je trouve que ce n’est pas très utile. La mélancolie, c’est intéressant, c’est sensible. J’ai l’impression que la nostalgie t’empêche de voir autre chose que le passé et ça, c’est enfermant. Souvent, quand j’écoute du rap, j’aime bien les gens qui parlent du présent. Typiquement, je trouve le dernier H JeuneCrack vraiment pertinent parce qu’il est très dans le présent. Ça m’a touché parce que d’habitude, quand un rappeur est émotionnel, il a tendance à parler du passé. H JeuneCrack est fort parce que c’est la violence de la réalité, de maintenant. Ça résonne beaucoup plus en moi. BAREFOOT, c’est le premier projet où je parle de ma vie dans la musique. Je parle de faire de la musique, de mon rapport à mon public, c’est un sujet principal. La trilogie d’avant est très basée sur le passé. Je pense que je suis arrivé à la fin de ce cycle après Fidel. BAREFOOT est un projet qui me ressemble beaucoup plus, qui est plus ancré en moi. Je crois que c’est celui dont je suis le plus fier. C’est moins de mise en scène, ce sont mes aspérités, parfois mon manque de tact. 

A : Il y a un pan essentiel de ta musique dont on n’a pas encore parlé, c’est la place de la musique électronique, de l’ambient et de toutes ces sonorités-là. Tu les as intégrées peu à peu à ta musique et tu les as très vite assumées. Quel a été ton cheminement ?

G : Entre Dog Day et GENNIFER, je rencontre un mec qui s’appelle san juliet, qui est à l’époque et encore maintenant un producteur de musique électronique. Ce n’est à aucun moment un producteur de rap. Ce mec commence à bosser avec les autres artistes de ce qui était notre collectif à l’époque, Les Bains Soif, qui n’existe plus. Eux faisaient de la chanson axée musique électronique. Après Dog Day, je dois bosser un petit projet bonus qui s’appelle Dog Day Everyday. Dedans, il y a deux remix, l’un par san juliet et l’autre par Roseboy666. Dans le processus de ce projet, san juliet est en studio avec moi et il commence doucement, on fait de la prod ensemble, il fait ce remix. Et plus le temps passe, plus j’embrasse la musique de san juliet. Ça me fait reconnecter avec des trucs de musique électronique de quand j’étais petit. On bosse ça et ça commence à faire partie de ma musique avec GENNIFER, qui est le projet le plus axé musique électronique pour moi. Avant, c’était Mehdi et moi. Entre Dog Day et GENNIFER, ça devient Mehdi, san juliet et moi. Le trio se constitue.

A : Tout à l’heure, tu citais Aphex Twin. La filiation est assez évidente dans cette démarche assez explorative. La plupart du temps, tes prods ne sont pas rigides et se jouent dans les micro-variations, comme sur « NOVEMBER » ou « je déteste la musique ». Est-ce que tu es d’accord avec ça ? Et est-ce que tu le conscientises ?

G : Ce mec a une carrière infinie et plusieurs blazes, mais je pense que le réflexe musical que je retiens de lui, c’est qu’il ne se répète jamais. Ma phobie d’artiste, c’est de me répéter, de faire plusieurs fois le même morceau. Ce qui est typique d’Aphex Twin, c’est qu’il a un éventail infini de morceaux et tu ne retrouveras jamais deux fois le même. Chaque rythmique est unique, chaque accord, tu ne l’as quasiment jamais entendu. Tu peux même aller plus loin, au sein du morceau. Les arythmies, les boucles bizarres… Même au sein de la mesure parfois, il dépasse. Il fait des trucs que normalement, tu n’as pas le droit de faire en musique. Mais c’est un boulot, c’est un truc à mettre en place.

A : Ça me fait penser à l’EP Come to Daddy. De la drum & bass hyper saturée et expérimentale, tellement qu’il y a un côté limite crade. J’ai l’impression que c’est un rendu que tu essaies aussi d’avoir dans ta musique.

G : C’est mon préféré. Ce n’est pas volontaire, mais je pense que de mes réflexes de travail, forcément, ça peut déborder comme ça. En tout cas, c’est sûr que les trucs tout propres ne m’intéressent pas plus que ça. Dans la production, parfois, on va utiliser des procédés qui font que ça ne peut pas sonner tout propre. Et puis cette cradeté fait partie de moi. Je sais que dans tous les cas, il y en aura un peu dans mon texte. Il sera parfois trop vulgaire, parfois pas lisible, et c’est important de garder ça parce que ça fait partie de moi. De toute façon, je ne saurais pas faire autrement.

A : Je trouve que ça rejoint aussi le côté visuel de ta musique, comme pour le clip de « Comme la roue ». Quelles étaient tes références pour la réalisation de ce clip ?

G : Stanko nous a vraiment servi le clip sur un plateau d’argent. La beauté de ce clip lui revient à 100%. Il nous a fait une liste de ses fantasmes de cinéma, de ses envies d’images, et on lui a donné carte blanche. Il me semble que dans ses réfs, il y avait du cinéma bre-som d’Europe de l’Est, du Harmony Korine… Du cinéma de niche que les gens ont compris, d’ailleurs. Je suis trop content, trop fier de ce magnifique clip.

A : Celui d’un morceau que tu définis comme ton meilleur. Pourquoi ?

G : Je trouve que c’est un morceau complet. C’est un morceau qui aborde tout, ma vie sur plusieurs dimensions. Même du point de vue de la production, qui aborde mon rapport à la fois au rap et à la musique électronique. J’ai l’impression que c’est un morceau qui me ressemble sur différents plans et c’est mon plus réussi. C’est un truc que j’ai piqué à Sameer Ahmad. Il disait en gros que la musique à mood, il s’en bat les steaks. Et je comprends grave ! La musique à mood, les chansons tristes, je m’en tape. J’ai besoin qu’il y ait un peu de tout, qu’il y ait des couches de lecture, de la superposition. Essayer d’être exhaustif, c’est la meilleure manière de ne pas se répéter. Pour moi, le format ultime de la musique, la dernière étape, c’est le morceau et ce n’est pas l’album. Je ne crois pas trop aux albums. Il faut que l’essence de ta musique tienne dans ton morceau, sinon, ça ne sert à rien. Je sacralise beaucoup moins l’album que le morceau. EP, album, mixtape, ça ne change rien pour moi. Si ça ne tenait qu’à moi, mes projets d’avant seraient des albums. BAREFOOT, c’est un album. Je ne vois pas trop de sens à tous ces trucs-là. 

A : Est-ce que tu considères le morceau comme une sorte de film ?

G : Dans le sens essentiel du format, oui. Le réalisateur finit son film et il a son film. Moi, rappeur, je finis mon morceau et j’ai mon morceau. Pour moi, un bon film doit avoir les mêmes qualités qu’un bon morceau, plus qu’un bon album. Un bon album, pour moi, il faut que ce soit une compilation de bons morceaux. 

« Tu es pieds nus quand tu joues dans l’herbe, quand tu prends ta douche, quand tu es chez toi. C’est le moment où tu ne dois rien à personne. C’est ma définition de BAREFOOT. »

A : D’où viennent le titre et la cover de BAREFOOT ?

G : Mon enjeu sur ce projet, c’était d’être un peu drôle. C’est une dimension de moi-même qui manquait vachement dans ma musique avant et que j’avais envie d’intégrer parce que j’estime que ça fait partie de moi. Et c’est surtout un truc que j’aime beaucoup dans la musique, dans le rap français, quand les gens font de l’humour. Ce projet m’a permis de dédramatiser ma présence. Je me sens plus capable d’être moi-même et de faire des blagues un peu goofy. Concernant BAREFOOT, ce n’est pas compliqué. Le manga Gen d’Hiroshima, d’où vient mon nom, se dit Barefoot Gen en anglais. Au début, c’était le titre en attendant d’avoir un titre. Et plus le temps est passé, plus j’ai trouvé que c’était un bon titre.

A : Il y a aussi une référence à ta campagne ?

G : Oui, bien sûr. Il y a un côté « on se met pieds nus et on revient à l’essence. » C’est une mise à nu dédramatisée, du genre « je vais vous montrer qui je suis, là tout de suite. » BAREFOOT est le projet que j’ai pris le plus de plaisir à faire. Je me suis beaucoup amusé. Et les moments où tu es pieds nus, ce sont les meilleurs moments de ta vie. [rires] Tu es rarement pieds nus dans des moments deep. Tu es pieds nus quand tu joues dans l’herbe, quand tu prends ta douche, quand tu es chez toi. C’est le moment où tu ne dois rien à personne. C’est ma définition de BAREFOOT, « just be yourself », tranquille.

A : Il y a un morceau de BAREFOOT qui est assez apaisant, alors qu’il parle de deuil, c’est le feat avec Tuerie. Comment s’est-il fait ?

G : On se connait depuis quelques temps, parce qu’il a beaucoup travaillé avec Mehdi. J’aime beaucoup la musique de Tuerie, je trouve qu’il fait une musique assez inédite en France dans le sens où c’est la traduction d’un type de rap américain que je n’avais jamais vu aussi bien faite avant Foufoune Palace. Je trouve qu’ils ont une sorte de retranscription d’une scène américaine très spéciale qui n’avait jamais été faite en France. Ça me fascinait un peu parce que je sens très bien où est-ce que Tuerie s’inspire, et il s’inspire de la musique que j’aime beaucoup. Je pense au rap un peu soulful, Kendrick, même un type de R&B qui est dur à traduire. C’est aussi un interprète de malade. Un jour, on est partis en Norvège avec san juliet et Mehdi pour avancer sur BAREFOOT. On écoute plein de musique, et un moment, on écoute des chutes de studio et ils me font écouter ce refrain de Tuerie. Et moi, je dis « mais Tuerie, il ne fait rien de ça ? ». Mehdi savait que Tuerie l’aimait beaucoup mais que pour je ne sais quelle raison, il n’arrivait pas à continuer le morceau. Donc je lui envoie un message pour lui demander si je peux poser dessus, parce que le morceau résonne, le sujet me touche beaucoup. J’en suis hyper fier. C’est une vraie tentative de trucs que je n’avais pas fait avant. D’ailleurs, je me remets un peu à chanter. C’est un OVNI, je n’ai jamais fait de morceau comme ça. J’étais hyper touché que Tuerie m’accorde ce truc-là, un morceau très intime, très deep. Il m’a raconté que pour lui, c’était spirituellement la suite du morceau « Là où on dort heureux », qu’il associait un peu les deux.

A : Dans tes réponses, ce qui m’apparaît le plus important, ce sont les rencontres. L’indépendance et le fait de travailler avec tes amis, quelle place ça joue dans ta carrière ?

G : Je pense que je suis dans un climat de travail très sain. J’ai des gens très honnêtes et qui sont durs avec moi, sans filtre. Ça fait que j’ai un rapport au travail et un rapport à la création très libre et très modelable. C’est encore en travail, mais je pense que je n’ai pas beaucoup d’ego dans ma musique, parce qu’avec san juliet et Mehdi, on se connaît très bien. Je pense qu’ils ont une aussi bonne lecture de ma musique que moi. Donc je suis très à l’écoute de ce qu’ils peuvent me dire, je suis largement prêt à réécrire quand il faut réécrire, à faire avancer ma musique en fonction de ce qu’ils en pensent. Ça me permet aussi d’avoir un climat de discipline. J’ai des comptes à leur rendre, c’est du travail. On travaille un peu tout à trois, à tous les degrés. Ce sont des gens sur qui je peux compter quand je me sens dépassé par certaines choses. Ce trio, c’est la meilleure manière d’être libre et d’être sûr d’avancer. Quand tu es tout seul, c’est trop facile de ruminer. Ils me permettent parfois d’effacer des doutes ou d’en installer quand il y a besoin d’en installer. On croit aux mêmes choses, on a un Dieu commun. C’est comme si j’étais trois.

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