Fisto
Il y a trois ans, Fisto a sorti Un oeil dans le rétro, sorte de warm-up de son nouvel album, Futur Vintage. L’abcdr’ a pris l’image au pied de la lettre et emmené le rappeur stéphanois dans une succession d’aller/retour entre hier et aujourd’hui. Un entretien avec un artiste qui après avoir mis du temps à enclencher la seconde, semble sur le point de trouver son rythme de croisière.
Abcdr Du Son : Un œil dans le rétro il y a deux ans, Futur Vintage aujourd’hui. Dans les titres, tes deux derniers projets ont cette manie de regarder en arrière. Ça te vient d’où ?
Fisto : C’est une manière de lier ce que j’ai pu faire à là où je veux aller, tout en montrant que dans ma façon de bosser, le thème du temps revient. Le temps qui passe, avec ce côté introspectif, mélancolique, où surgit souvent une nostalgie. C’est d’ailleurs l’une des étiquettes qu’on a pu me mettre. Une parmi d’autres… Autant pour certains, j’étais un rappeur rigolo parce que j’ai fait « Juste un loser », autant pour les gens qui connaissaient un peu plus mon travail, c’était cette fibre là qui était mise en avant. Il se trouve que l’une et l’autre sont un peu réductrices, et là j’arrive avec un projet qui balance un peu les deux notions, qui a à la fois ce côté caustique, un peu humoristique et cynique, mais aussi cette fibre un peu plus tournée vers le passé, ces accents nostalgiques et introspectifs. Après, pour Un œil dans le rétro, vu la teneur même du projet qui était une rétrospective, choisir ce titre était le meilleur moyen de souligner cette ambition.
A : Lors de l’écoute de Futur Vintage, on comprend que d’un côté tu t’es construit plus jeune « des rêves à trois francs six sous », et que de l’autre tu proclames que « le futur c’était mieux avant ». Personnellement, j’ai parfois eu l’impression en écoutant le disque d’assister aux déceptions d’un trentenaire qui n’a pas vu ses rêves se concrétiser, mais qui a enfin le fatalisme et le recul pour accepter que ça se passe différemment de la manière rêvée, d’admettre qu’on peut se casser la gueule. Il y a de ça ?
F : Oui, un peu. En tout cas, je n’ai pas un côté aigri, du moins je l’espère parce que ce n’est pas ce que j’ai envie de transmettre. Comme tu dis, c’est le projet d’un type de 30 ans qui a eu des rêves un moment, certains se sont réalisés, d’autres se sont cassés la gueule, mais qui se retrouve le cul entre deux chaises au milieu de tout ça, et qui doit composer avec. L’idée d’acceptation, de devoir composer avec ça, oui elle est vraiment là. Se dire : « J’en suis là dans ma vie, c’est plutôt pas mal, voire même très bien. J’arriverai peut-être jamais aux buts que je me suis fixés, eh bien ce n’est pas grave, ce n’est pas une raison pour se morfondre. » Dans ma vie et dans ce que j’ai voulu transmettre à travers cet album, c’est plutôt ce coté là qui transparait.
A : Par rapport à La Cinquième Kolonne, aujourd’hui dans ton discours, tu es plus fataliste, tu t’en remets plus aux instincts, au déroulement des choses telles qu’elles doivent arriver. Tu as cette phrase qui dit grosso-modo que « la peur de souffrir est pire que souffrir ». Quand est venu ce déclic, qui a un peu mis de côté cet aspect sur-tourmenté que pouvaient contenir tes textes avec La Cinquième Kolonne ?
F : Pour refaire un peu le parcours, il ne faut pas oublier qu’avec La Cinquième Kolonne, on était jeunes. On avait à peine 25 piges, et il y avait ce côté exutoire, très noir. Un vrai catharsis : « On lâche tout sur un disque et voilà« . Ça a donné cet album [Derrière nos feuilles blanches, ndlr] qui a une valeur, et qui en plus est assez unique en France. Mais selon moi, à 30 piges, tu ne peux plus avoir cette posture binaire, ce côté manichéen et un peu romantique. Romantique entre guillemets, romantique adolescent, tu vois ? Ça fait partie de moi hein, je l’assume pleinement ce disque. Mais je n’ai plus envie de montrer que ça. Ce côté noir, j’ai réussi à le domestiquer, à l’apprivoiser, et du coup à savoir le distiller dans mes morceaux, à savoir quand est le bon moment pour le laisser surgir. Et souvent je pense que je raconte plus de ma vie entre les lignes de Futur Vintage que dans les moments où je me fous vraiment à poil.
« Futur Vintage, c’est le projet d’un type de trente ans qui a eu des rêves un moment, certains se sont réalisés, d’autres se sont cassés la gueule, et qui doit composer avec. »
A : Pendant que le traitement des thèmes et ton écriture s’apaisent, les productions que tu choisis s’orientent dans la même direction. Elles sont plus soyeuses, plus chaleureuses, ne puisent plus non plus dans le même style de samples, ou du moins, ils n’aboutissent plus aux mêmes ambiances. Ça s’était déjà senti avec Sofa so good. A quel point tout cela est lié ? L’écriture a-t-elle commandé un tissu instrumental différent ?
F : Les deux s’alimentent, tout simplement. Ce n’est pas simplement le fait d’écrire quelque chose de plus apaisé qui m’a amené vers ces instrus, ni l’inverse. C’est vraiment un processus de maturation, qui fait que… Déjà avec La Cinquième Kolonne, il y a eu un moment où j’avais envie d’aller vers des choses plus lumineuses, et j’étais un peu prisonnier de l’image que l’on pouvait avoir.
De la même façon que si tu prends la carrière de Piloophaz en solo, il a fait des choses assez différentes de celles que l’on pouvait faire avec La Cinquième Kolonne, même si on retrouve la même fibre. C’est un peu pareil pour moi. Il y a une fibre qui reste, ne serait-ce que l’idée de temps dont on parlait tout à l’heure, mais les approches changent. Il y a aussi sept années qui sont passées depuis Derrière nos feuilles blanches et forcément ça aiguise ta vision. Celle que tu as des relations humaines, celle que tu as de toi-même. Tu vis des choses qui aiguisent ta connaissance de toi-même et donc de ce que tu as envie de renvoyer aux autres, de la perception de ton propre reflet. Moi ça m’a poussé à sortir de ce côté sombre et torturé. Déjà parce que rapper des textes très sombres, plein de spleen et exutoires, je l’ai déjà fait, et encore une fois, je ne le renie pas, je suis vraiment content de l’avoir fait. Mais effectivement, j’ai envie de montrer que la vie est faite d’autres choses aussi. Et ça, ce n’est pas une cartouche que j’avais à ma disposition à l’époque de La Cinquième Kolonne.
Si tu prends les instrumentaux de Derrière nos feuilles blanches, il n’y en avait pas de lumineux, malgré quelques titres bien boom-bap. Par contre, il y avait quand même déjà un vrai travail de sample autour de la soul et du jazz. Après, le traitement des Soul Square [anciennement Drum Brothers, le collectif qui produit Futur Vintage, ndlr] est un bon mix d’un peu tout ce que j’ai pu faire, et c’est ce qui m’a plu. Le côté boom-bap, les samples, les scratches aussi qui étaient assez présents à l’époque Cinquième Kolonne, et donc ce côté un peu lumineux, avec des samples super léchés, mélodiques, différent de ce que l’on pouvait faire à l’époque avec Piloophaz, Defré Bacarra, etc.
A : Tu interviens dans le choix des samples ?
F : J’ai donné les clefs du truc à Soul Square. Enfin, surtout à DJ Atom qui est ingé’ son et réalisateur de l’album. Il l’a vraiment tiré vers le haut. C’est autant son album que le mien. Mais j’ai toujours kiffé ramener des samples. Et des scratches aussi ! Je suis vraiment un DJ frustré. Même à l’époque de Cinquième Kolonne, avec DJ O’legg, je passais des heures à chercher des faces B, des a capella. Voilà, ça c’est ma manière de m’impliquer dans les instrumentaux. Et parfois il arrive que je débarque avec un sample et que je leur dise : « ce son là, il faut vraiment faire un truc avec« . Pareil pour les samples de film d’ailleurs, qui sont un plus que j’affectionne beaucoup et une habitude que je ne voulais absolument pas perdre. Un dialogue ou une réplique de film, ça vient souligner ton propos. C’est comme un scratch. Pour moi, un scratch est là pour apporter un éclairage sur ton texte. Un sample de film, c’est pareil, il peut apporter un contraste, un décalage, ou même un appui qui va éclairer ton discours. Quelques fois, un dialogue de film peut même me donner l’idée d’un texte, débloquer quelque chose. Et d’autres fois, une fois un texte fini, je ressens le besoin d’aller chercher un dialogue dans un film pour l’appuyer. Le scratch et dans une moindre mesure les extraits de film, ça se raréfie dans les disques de rap. Moi c’est quelque chose que j’ai toujours pratiqué et que je ne veux pas perdre.
A : Au milieu des sept années qui séparent la fin de La Cinquième Kolonne de cet album, tu as fait un passage en major, suite à ton succès au concours Max de sang neuf avec le titre « Juste un loser ». Tantôt, tu parlais de ce que tu avais absorbé et digéré de ta manière de rapper et écrire avec La Cinquième Kolonne. Ce passage en major, il a eu un rôle charnière dans ton évolution en tant que MC ? Ou tu le vois comme une parenthèse, peut-être pas forcément heureuse d’ailleurs ?
F : C’est un passage charnière, bien sûr. Même si je n’ai pas envie de revenir là dessus en long et en large, c’est charnière, ne serait-ce que parce qu’il a précipité la fin de La Cinquième Kolonne. Et il a également eu un rôle majeur dans ma construction personnelle, mais aussi professionnelle, musicalement parlant. Passer en major, voir l’envers du décor, ça m’a permis de sortir de cette position binaire que l’on avait avec La Cinquième Kolonne, qui se résumait à : « l’underground versus les majors, nous on a la parole divine et vous vous êtes des cons. »
Et puis, dès que j’ai signé en major, je me suis rendu compte que les personnes qui me ciraient les pompes quand je faisais partie de Cinquième Kolonne étaient désormais celles qui me tiraient dessus à boulets rouges. Pas toutes quand même – et heureusement -, mais certaines personnes se sont vraiment mises à me regarder autrement. Et à contrario, j’ai rencontré des gens intéressants dans les majors. J’y ai trouvé des cons aussi hein ! Mais également des gens qui avaient le même amour que moi pour la musique. Ça m’a fait sortir un peu de cette vision manichéenne, ça m’a permis de mesurer ce que j’étais, mon rôle dans l’industrie musicale, là où je voulais aller, et là où je ne voulais pas aller. Mais il se trouve qu’à 25 piges, je n’avais pas les épaules pour endosser ce rôle là…
« Honnêtement, je n’ai jamais été confronté au directeur artistique avec des grands ongles sataniques, qui débarque, te coupe ton refrain, et y jette une chanteuse R&B. »
A : Tu veux dire que ça a été une claque ?
F : Oui, carrément.
A : Mais à quel niveau ? La responsabilité, la pression, ce qu’on attendait de toi ? Ou même du changement de vie ?
F : Non, au niveau de la pression. Ce qu’on attendait de moi, le changement de statut que je pouvais ressentir.
A : Mais là, quand tu parles de « ce qu’on attendait de toi », tu parles de ton public ou de la major ?
F : Les deux. Par exemple, j’étais vachement sensible à ce que l’on pouvait dire de moi, alors qu’aujourd’hui, je le suis beaucoup moins. Au niveau des majors, quand j’ai commencé à maquetter des trucs avec 20Syl, Drixxxé, Defré Bacarra, les retours qu’on m’a fait c’était : « ouais, c’est chant-mé, t’écris super bien, c’est carré et tout, mais ça passera jamais en radio ! Or il se trouve qu’avec ‘Juste un loser’, t’as fait un morceau qui t’a fait connaître du public, qui est passé en radio, il faut que tu nous en fasses un autre pour qu’on enfonce le clou ». Quelque part c’est une pression. Même si, honnêtement, je n’ai jamais été confronté au directeur artistique avec des grands ongles sataniques, qui débarque, te coupe ton refrain, et y jette une chanteuse R&B. Pour moi, ça, c’est un peu une image d’Épinal, même si ça doit probablement exister. Mais dans la composition, l’attente, ce que l’on attendait de moi, je n’avais clairement pas les épaules pour leur donner cela. Et surtout, je n’en avais pas envie. Je n’avais pas envie d’aller là-dedans ni de faire ces concessions. Peut-être qu’aujourd’hui, je serais plus apte au niveau composition à fournir un travail comme celui que l’on me réclamait à ce moment là. Je trouverais l’angle pour le faire… Peut-être… Mais en tout cas, à l’époque, pour moi, c’était me tirer une balle dans le pied. Et je pense que j’ai fait le bon choix ! Ça s’est arrêté d’un commun accord. Ce n’est pas eux qui m’ont dit « ça s’arrête« , ni moi qui suis parti comme un prince avec ma cape de sauveur de l’underground. C’était juste un parcours comme plein d’autres artistes peuvent ou pourront en connaitre. Ça ne marche pas, ça ne marche pas, c’est tout.
Et effectivement, il y avait cette pression que je n’arrivai pas à gérer et que je ressentais de tous les cotés. En plus, je sortais de l’aventure Cinquième Kolonne, où sur la fin, j’étais en porte à faux avec le reste du groupe, et mes non-dits n’ont pas rendu les choses plus faciles. Bref, c’était compliqué à gérer. C’était douloureux aussi. Du coup, de ce côté-là, je passais un peu pour le vendu. Et de l’autre, chez les majors, c’était un peu « ah ouais, un nouveau mec rigolo, un Disiz la Peste ! Fais nous marrer maintenant ! Allez, vas-y, fais nous rire !« . C’est un peu le coup du gars à qui on demande toujours de raconter la même vanne… Je ne suis pas une machine à pondre des hits. Je ne le suis toujours pas d’ailleurs.
A : Mais en signant en major, tu ne t’attendais à rien de tout ça ?
F : Je n’avais aucune idée de ce que j’allais découvrir ! Moi je me suis retrouvé dans les bureaux de Sony après avoir reçu par mail un contrat de trente pages avec des mots en latin. J’y suis allé avec un pote qui était manager d’un autre groupe, parce que je n’avais qu’une seule peur : me faire bouffer. Quelque part, j’y suis un peu allé en freinant des quatre fers. Il y a des trucs qu’on m’a proposé, ça me dépassait, je ne pouvais que les refuser. Faire des plateaux avec Fogiel par exemple. A l’époque, un truc pareil aurait vraiment été difficile. Ça aurait été du suicide même. Je pense que je me serais vraiment tiré une balle de pied en faisant ces trucs là. Je n’avais pas le recul, j’étais pris entre deux feux.
C’est aussi ce qui a fait que derrière, une fois le contrat cassé, alors que pourtant j’avais toujours la volonté d’évoluer en solo, je suis allé me réfugier à nouveau dans un groupe : Sofa so good. On a monté ce projet de hip-hop acoustique, derrière lequel je n’avais pas à assumer le statut d’artiste solo. C’était bien tranquille, ça m’a également permis de faire mes armes, de devenir intermittent, pour arriver aujourd’hui – sept ans plus tard tout de même ! – avec mon projet. Ça a pris du temps. Il en a fallu beaucoup en tout cas pour que je me détache de cette posture, et surtout de ce que l’on pensait de moi. Il a vraiment fallu que je me fasse oublier, en faisant plein de trucs différents, du théâtre, du slam, que je parte à l’étranger, que je fasse d’autres choses.
A : [Surpris] Tu as vraiment senti le besoin de te faire oublier ?
F : Oui, vraiment. De la même façon qu’il a fallu que je me casse à Nantes pour faire cet album là, enregistrer cet album avec les Soul Square, être chez Atom, mais en tout cas, ne plus être à Saint-Etienne pendant que je faisais le disque. Là-bas, j’ai ce statut de mec un peu connu, mais qui n’a pas enchaîné. Et c’est très inconfortable. Donc oui, il y avait une rupture par rapport à ça.
En ce qui me concerne, ce n’est pas la faute de la major, ni de Laurent Bouneau, ni de Nicolas Nardone si je n’ai pas réussi.
A : La manière dont tu parles de tout ça est assez surprenante. D’habitude, les rappeurs qui passent par les majors et en ressortent avec un échec sont assez aigris…
F : Comme je te l’ai dit, je ne regrette rien. C’est mon parcours, ça fait partie de moi, si tu fais des erreurs, tu essaies d’en tirer les conséquences. Même cet album que je sors aujourd’hui, sans cette trajectoire, il ne serait pas ce qu’il est. Après, peut-être que ce que je suis en train de faire en te parlant là, c’est du positivisme… Mais en tout cas, je n’ai pas été aigri. Abattu, déprimé, oui, mais pas aigri. Tout à l’heure on parlait de rêves. Oui, forcément, signer en major, c’était toucher d’une certaine manière le rêve. Tu as ce truc à ta portée, et hop, il disparaît. Et il y a aussi ce statut qu’on te donne qui est étrange. Pour te donner un exemple, quand je revenais de Paris, mes potes me demandaient : « Alors, ça y est, t’as vu Séverine Ferrer ? » [rires].
Mais moi, j’étais loin de tout ça. J’étais toujours le même en fait. Je continuais à me lever le matin la tête dans le cul, à aller acheter ma baguette à la boulangerie du coin. Ma vie n’avait pas foncièrement changé. C’était la façon dont j’étais perçu qui avait changé. Et ça, c’est compliqué à gérer, et ça l’est encore plus quand le rêve s’écroule. Comment se reconstruire en tant qu’artiste derrière ? Comment trouver un chemin de traverse pour aboutir à ce que tu veux, à savoir emprunter un chemin plus réaliste, plus proche de ce qu’est la vie d’un musicien en France ? Il se trouve que vendre des disques et passer à la radio, ce n’est pas forcément la seule piste à envisager, ni la seule porte de sortie. C’est quelque chose que j’ai mis du temps à comprendre, et si je n’avais pas eu ce passage chez Sony, peut-être que je serais resté dans une posture un peu binaire, en disant qu’on n’a jamais réussi à cause des majors, etc.
Ce que je peux dire aujourd’hui, c’est qu’en signant en major, j’en ai vu les bons et les mauvais côtés, et sur le long terme, dans ma façon d’envisager la musique, d’une certaine manière ça m’a aidé. Alors OK, quand j’y étais, quand j’étais devant l’opportunité, oui, je n’ai pas su concrétiser le truc. Bon bah, ce n’est pas grave. Je suis content de ce que je suis maintenant. Et je ne vais pas tout mettre sur le dos de la major. A la limite, on peut parler du système musical français dans son ensemble, de la façon dont tous on fonctionne, public comme artistes. Là oui, il y a surement beaucoup de choses à dire. Ne serait-ce que la manière dont on a segmenté le rap, comment c’est devenu une musique avant tout pour adolescents etc. Mais pour mon cas en tout cas, ce n’est pas la faute de la major, ni de Laurent Bouneau, ni de Nicolas Nardone [ancien patron du label Small, ndlr] si je n’ai pas réussi.
A : Dans une interview vidéo, tu expliquais que pour qu’il soit accepté par un public un peu plus adulte, aujourd’hui, on poussait le rap à prendre « un costume de gendre idéal ». A titre perso, hormis à quelques exceptions près, je trouve ces tentatives, à travers du rap acoustique comme tu en parlais tout à l’heure, assez maladroites et désespérées, comme si les instruments rendaient légitimes…
F : [Il rit et coupe] Pour parler de Sofa so Good, pour ma part, il y avait une volonté d’avoir un costume convenable oui. Il y a un moment où tu réalises qu’effectivement, tu joues un peu à l’adulte. Et tu te dis que ce costume convenable, il est assez arrangeant, surtout quand tu t’es vautré juste avant, et que comme je te l’ai expliqué, ça a été douloureux. Le truc, c’est que du coup, on vient te voir et on te dit : « mais attends, tu fais du Hocus Pocus là !« . Ne cherche même pas à leur parler de The Roots, non, on te dira que tu fais du Hocus Pocus. C’est aussi ça qui est compliqué en France : on fonctionne vachement à la tête de gondole. Il ne peut y avoir qu’un seul Booba. Il ne peut y avoir qu’un seul La Caution, etc. Tous les autres seront des suiveurs. Mais ce n’est pas vrai ça. En soit, il y a le potentiel pour qu’il y ait autant de raps que de rappeurs. Moi je trouve dommage que des gars comme Kohndo ou Enz n’aient pas forcément la lumière qu’ils méritent. On met en avant un ou des courants, on choisit des représentants, et ça éclipse tout le reste. Dans les 90’s, le rap devait être engagé, conscient. Aujourd’hui, le rap, on le voit d’abord comme un truc de cité. Et le problème ce n’est pas qu’il y ait du rap engagé, du rap de cité, ou quoi. Le problème, c’est comment on utilise les têtes de gondole pour réduire tout le reste.
Après, j’ai aussi utilisé cette expression de « gendre idéal » pour dire que je m’étais détaché de cette idée rap acoustique. Je fais un peu tout à l’envers je crois… Quand c’est la mode de faire du rap électro, je fais des trucs avec des musiciens, et quand faire des trucs avec des musiciens redevient à la mode, je me remets à faire du boom-bap avec un DJ sur scène. C’est peut-être par esprit de contradiction ou un côté autodestructeur, je ne sais pas [sourire]… Mais je me suis rendu compte que des groupes comme Sofa So Good, il y en avait un par ville, et pas forcément pour le meilleur, effectivement. Et faire du rap avec des musiciens n’est en plus pas si facile que ce que ce que ça peut sembler être. C’est même très dur. Ça a des exigences rythmiques, de groove et d’épure sur lesquelles les musiciens et les rappeurs ne sont pas facilement en phase. Quand tu dis que le rap acoustique a des allures de tentatives désespérées… Ouais, c’est vrai que c’est un peu « je vais me mettre une veste en velours rouge et ça va passer« . C’est un peu caricatural mais il y a de ça. Ce n’est pas un jugement de valeur absolu non plus, des mecs comme Rocé ou Oxmo par exemple, réussissent plutôt très bien à rapper avec des musiciens. Mais effectivement, il y a une impression qu’il faut avoir ce costume là, particulièrement pour jouer dans les SMAC [les salles de musiques actuelles, ndlr]. C’est aussi sûrement un peu lié au fait que la plupart des programmateurs viennent du milieu rock, ne sont pas forcément très proches ni très au fait du rap, et que pour eux, si tu n’as pas ton contrebassiste, ta scénographie et ton fauteuil capitonné, bref, tout pour rassurer en disant : « ouais c’est du rap, mais il n’y aura pas de soucis, on est gentils », bah ça ne passera pas… De la même manière qu’on a vendu le slam en France avec ce côté rap intelligent. Ça sous-entend que le rap est con. C’est un peu bizarre. Alors bien sûr que le rap a des filiations avec la soul, la funk ou le jazz. Mais c’est un style propre, il a son identité. Le rap c’est une entité.
Et si pour mon cas perso, le rap me parle vraiment à travers des samples de soul ou de jazz, il ne faut pas oublier que le rap c’est aussi des scratches, des beats fat, des samples furieux, des caisses claires craquées. Il ne faut pas avoir peur de ça non plus. Alors bon, on ne va pas passer notre vie à utiliser un cheval de Troie en nous ramenant nous-mêmes, en permanence, à autre chose que le rap… A titre perso, le rap acoustique, via Sofa so good, je me suis bien cassé les dents dessus. Et le problème, ce n’est même pas l’absence de succès de ce projet. C’est simplement que c’était compliqué, beaucoup plus que ce que ce que ça laisse transparaître en tout cas, et qu’avec ce projet je n’arrivais pas à aller là où je voulais aller. Aujourd’hui, on taille de plus en plus Hocus-Pocus suite à leur succès vis-à-vis du grand public. C’est vrai qu’il peut y avoir un côté consensuel, mais cela mis à part, pour moi-même avoir essayé de faire du rap avec des musiciens, je leur tire un grand coup de chapeau. C’est clairement ceux qui le font le mieux en France.
« En France, on fonctionne vachement à la tête de gondole. Il ne peut y avoir qu’un seul Booba. Il ne peut y avoir qu’un seul La Caution, etc. Tous les autres seront des suiveurs. »
A : Après, si Hocus Pocus est aussi carré, c’est peut-être aussi qu’avant d’être un MC, 20Syl est un redoutable beatmaker. Il a la tête à l’orchestration.
F : Exactement, il faut être chef d’orchestre et 20Syl l’est. Mais je pense que de toute manière, pour qu’un projet de rap-acoustique réussisse, il doit être dirigé par un rappeur ou beatmaker. Sinon le projet aura toujours un côté le cul entre deux chaises.
A : Dans ton album, on t’entend aussi clairement affirmer que sans viser à gagner des millions, tu veux vivre de ta musique. C’est important pour toi d’être décomplexé à ce niveau là ?
F : Oui complètement. Je viens d’un milieu ouvrier, ma sœur est peintre et moi je suis musicien. Je ne vais pas avoir honte de dire que je veux vivre de ma musique. Ce qui me gène en France, c’est que j’ai encore parfois l’impression qu’on est toujours à l’époque de Stendhal, qu’on doit crever de la syphilis pour être reconnu. Moi je suis heureux de la position que j’ai, parce qu’elle correspond à la réalité d’un musicien en France. Je vis de la musique sans vivre des ventes de disques, sans être dépendant d’une exposition médiatique. Ça me permet d’éviter toutes les dérives que ça peut engendrer, toute surenchère, type poursuivre le son qui marche et qui passe en radio, qui sera clipé pour être diffusé sur M6.
Je suis intermittent du spectacle depuis quatre ans, notamment via des ateliers d’écriture, et ça me permet de faire ma musique à côté, comme je l’aime, sans complexes ni pression. Et encore une fois, si je n’avais pas eu cette expérience avec les majors, c’est peut-être quelque chose que je n’aurais pas compris. Je serais peut-être là à faire un boulot alimentaire, et à être super aigri vis-à-vis de la musique, en disant « je suis un vrai moi. Je bouffe des patates parce que je suis un vrai ». Il existe des moyens de vivre de la musique pour faire ta musique sans avoir besoin de faire un album putassier ou des chansons commerciales. Et le statut d’intermittent me donne en plus le temps de me consacrer à ma musique.
A : Tes textes parlent beaucoup d’absence et de ruptures. Je vais peut-être te faire marrer, mais quand je regarde ton parcours, j’ai l’impression qu’à chaque fois, tu avances et franchis des étapes uniquement suite à des ruptures. La fin de Cinquième Kolonne, la fin du contrat en major, l’arrêt de Sofa so Good où je crois qu’il y a eu aussi des problèmes avec la distribution, etc…
F : [rires] Oui, c’est marrant, parce qu’au final, ça pose la question de quels bénéfices je tire de toutes ces choses là. Après, j’ai aussi passé le cap de l’écriture thérapeutique. La nuance entre le Fisto de La Cinquième Kolonne qui se mettait à nu, et celui de Futur Vintage… Disons que j’ai pris conscience que je pouvais être mon propre metteur en scène. Je sais ce que je vais donner, je connais les limites auxquelles je veux m’arrêter. J’ai plus de maîtrise sur ce que je dis et surtout sur la manière dont je le dis qu’à l’époque de Cinquième Kolonne où il y avait vraiment cet aspect catharsis.
Mais oui, effectivement, je me base vachement sur ma petite expérience, mon petit vécu d’humain moyen. Après, je cherche à trouver l’angle pour que chez les gens qui m’écoutent, il y ait une résonance de tout cela avec leur propre histoire. Mes thèmes fondateurs sont clairement les ruptures, le manque, l’absence, le temps qui passe et qui détruit un peu tout… Et je pense que si je n’avais pas ce vide là, aussi ce manque de reconnaissance, je ne ferais pas tout ça. J’ai quelque part ce besoin de, grosso modo, raconter ma vie devant des gens que je ne connais pas. Mais la différence, c’est qu’aujourd’hui je la raconte comme je le veux. C’est important. C’est ça l’aspect qui a le plus changé, ce côté metteur en scène.
A : Et en gagnant en recul avec ce côté metteur en scène, tu ne penses pas avoir perdu en puissance et en agressivité dans ton flow ? Je ne parle pas du tout de technique là, simplement d’un côté plus apaisé qui transparait aujourd’hui dans ton rap, d’avoir perdu ce flow que tu pouvais avoir sur un titre comme « Fragments », qui étaient au final assez rentre-dedans ?
F : Quand avec Atom, on a commencé à travailler sur la rétrospective Un œil dans le rétro, je me suis aperçu que techniquement, ça allait dans tous les sens. Autant il y avait la volonté d’affirmer une école, des mecs comme Rocca, Kohndo, au niveau des américains Rakim, Nas, avec une façon vachement percussive de rapper que tu peux effectivement retrouver sur des titres de La Cinquième Kolonne comme « Identité » ou « Fragments »… C’était dû aussi aux instrus de Defré Baccara.
Et avec Atom, justement, ce que l’on recherchait, c’était montrer une unité, et aussi, pour ma part, d’aller vers l’épure et de ne pas refaire ce que j’avais déjà fait. J’ai voulu aller volontairement vers un truc plus fluide. Alors forcément, ça gomme le côté percussif dont tu parles, et du coup, ça engendre une perte du côté rentre-dedans. Par contre, techniquement, je pense que je suis meilleur aujourd’hui. Dans la maîtrise mais aussi dans l’intention, c’est-à-dire dans la tenue d’un titre. J’arrive désormais à amener les morceaux là où je le souhaite. De ce point de vue là, Atom m’a vachement tiré vers le haut. A ce niveau, avec Cinquième Kolonne, on était beaucoup plus en roue libre.
Alors oui, il y a peut-être une perte d’intensité, mais je n’écris plus pareil, je n’ai pas envie de fournir le même boulot, j’ai fait pas mal de concerts, bossé sur pas mal de sons ou de disques, et ma vie a changé. Encore une fois, sept ans ont passé. C’est devenu un taf différent. Par contre, l’intensité, je pense que tu pourras encore la retrouver sur scène. Elle correspond à ce côté éphémère du live, j’attaque plus sur scène, du moins je crois. Mais en tout cas, avoir un flow disons plus ouvert, oui c’est une volonté de ma part. Je crois que le flow agressif que je pouvais parfois avoir ne parlait qu’aux mecs qui avaient mes références. Et je n’ai pas envie que le phrasé soit un frein qui m’empêche de toucher des gens qui ne me connaissent pas au départ. Avec Futur Vintage, j’ai justement envie d’aller un petit peu plus loin, de m’ouvrir au-delà des gens qui me connaissent déjà. Je ne parle pas de toucher le grand public hein, je parle simplement d’élargir un peu, d’avancer.
« J’ai pris conscience que je pouvais être mon propre metteur en scène. Je sais ce que je vais donner, je connais les limites auxquelles je veux m’arrêter. »
A : Et tout à l’heure, on parlait du rap façon gendre idéal. Toi, la limite, tu la mets où ?
F : [Pensif] Je pense que je fais du rap de gendre idéal mais qui va taper dans le frigo et matte un petit peu le cul de la belle-mère [sourire]. Avec un côté canaille, cynique en fait. J’essaie de faire attention à ne pas devenir consensuel. Ce n’est pas parce que j’ai envie de toucher plus de monde que je dois faire du premier degré. Je fais attention à ne pas tomber là-dedans. Ce n’est pas toujours facile d’ailleurs. Et au final, pourtant, je me trouve plus méchant sur Futur Vintage qu’avec La Cinquième Kolonne.
A : Ah oui ?
F : Oui, autant par rapport à moi que par rapport aux autres. Je suis plus cynique maintenant. Avec La Cinquième Kolonne, je balançais pas mal aussi, mais c’était très premier degré quand tu y repenses.
A : Par contre, un truc qui n’a pas changé, c’est ta critique du rap français. Sur l’album, tu réclames « un rap français qui te tire vers le haut ». Tu fais partie de ceux en 2010, qui estiment qu’on a touché le fond du gouffre ?
F : D’un certain côté, dans les dérives du rap français, il y a certains trucs où je ne vois pas comment on pourrait tomber plus bas. Après, le tableau n’est pas tout noir, et heureusement. Je vois et entends encore pas mal de trucs qui me donnent de l’espoir ou me font kiffer. De toute manière, c’est vraiment une musique qui m’a constitué comme individu. Elle me tient vraiment à cœur et c’est pour cela que je me permets d’être aussi critique envers elle, que j’ai cette relation amour/haine. Après, je n’ai pas envie de dresser un bestiaire du rap français, je préfère parler des gens que j’apprécie. Mais c’est vrai que parfois, je vais mater des clips de rap français comme j’irais regarder un sketch d’Élie Semoun. De la même façon que quand j’écoute certains morceaux de rap FM, je sais pourquoi je vais y trouver mon compte. Booba, dans sa façon de faire du rap, il est bon. Je sais pourquoi je l’écoute. Pour autant jamais j’irais acheter ses disques. En fait, c’est un peu comparable aux films que je regarde. De la même façon que quand j’ai envie de me lobotomiser, je ne vais pas craindre de regarder un Vin Diesel, et pourtant, ça ne m’empêchera pas de regarder à nouveau La fille sur le pont plus tard.
Après, quand je parle d’un rap qui tire vers le haut, c’est ce que j’attends du rap, c’est ce qui m’a interpellé dans le rap français quand j’étais ado avec des gens comme Akhenaton, Fabe, Scred Connexion, Rocca, etc. Mais ça fait ancien combattant de parler de ça ! Ce ne sont plus des références qui ont lieu d’être. Toi ou moi, ça nous parle, mais à un ado… ? Après, voilà, j’ai découvert Némir récemment, qui est encore assez jeune, et bien ça m’a calmé. Et j’ai vu encore derrière des petits de 14 ans qui s’appellent les P’tits boss, bon bah ok, c’est bon, tout n’est pas mort. Après, j’ai toujours ce coté critique, où je ne peux pas m’empêcher d’ouvrir ma gueule sur ce que je vais aimer ou détester. C’est un peu comme une réunion de famille où d’un coup, tu sors ce que tu as à dire sur les travers de ton oncle raciste.
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