Express Bavon, un papillon dans la ville
Il s’est longuement fait attendre, mais le premier album d’Express Bavon est enfin disponible. Il s’appelle Mélange et porte en lui ce style que le rappeur cultive depuis dix grosses années, tout en légèreté et en liberté. Pour l’occasion, rencontre avec Express, qui revient sur ce disque ainsi que sur ce qui a précédé.
Abcdrduson : Deux territoires apparaissent comme centraux dans ta musique, Paris d’une part, et la Martinique d’autre part. Tu es né en métropole ou là-bas ?
Express : Je suis né en Martinique, mais je n’ai jamais vraiment vécu là-bas. J’allais là-bas pratiquement tous les ans, ma mère m’y envoyait souvent, ce qui explique le lien fort que j’ai avec la Martinique. Mais c’est à Paris que j’ai toujours vécu, dans le XIXe arrondissement.
A : Sur le plan musical, dans quelle mesure les Antilles sont-elles importantes pour toi ?
E : J’ai baigné dans la musique antillaise, sans que ce soit vraiment moi qui en écoutais. En fait, ce sont des musiques que j’entendais par ma mère, qui elle écoutait ça. Puis j’ai aussi un oncle musicien là-bas, en Martinique. Mais ce n’était pas ce que moi j’écoutais au quotidien.
A : Quant à Paris, ta musique laisse deviner le rapport viscéral que tu entretiens avec cette ville. As-tu voyagé dans d’autres capitales pour trouver la tienne si unique ?
E : J’ai voyagé oui, et Paris, c’est différent du reste. Quand tu vas à New York, ou n’importe où, et que tu dis « Paris », les yeux des gens se mettent à briller. C’est un truc, Paris. J’ai grandi dedans, pas dans le Paris des beaux quartiers, mais il y a plein de choses à voir ici. C’est une ville de fou, et d’ailleurs quand mes parents voulaient déménager, j’ai toujours refusé de quitter Paris.
A : Tu n’as certes pas grandi dans les beaux quartiers, pour autant, on les croise dans ta musique. Quand tu chantes Paris, on te sent nourri de la diversité de cette ville, de la Porte de la Chapelle à la Porte de Saint-Cloud.
E : Bien sûr, pour moi c’est une richesse incroyable d’avoir grandi à Paris, une ville où tout le monde est mélangé. Bon, c’est moins vrai aujourd’hui, mais à l’époque à laquelle j’ai grandi, on était tous mélangés, sans calculer les communautés. Pour ça, Paris c’est une richesse, on connaît un tas de cultures, c’est une ville cosmopolite, et on est super ouverts. Tout ça fait partie de moi, même dans la façon dont je parle, je suis Parisien.
A : Avec l’utilisation du javanais, assez propre au XIXe.
E : Ce sont des grands de chez moi qui parlaient comme ça, je ne sais même pas vraiment d’où ça vient. De ce que l’on nous a dit, apparemment ça vient de Lyon, le javanais…
A : C’est un débat éternel ! Restons à Paris, y a-t-il dans cette ville des rappeurs qui ont été particulièrement importants pour toi ?
E : [Après un temps de réflexion] Dans Paris, franchement, je ne citerais que Doc Gynéco… Je n’ai pas vraiment écouté de rappeurs de Paris intra-muros, j’étais dans mon truc. Dans le XIXe il y avait Oxmo, on écoutait forcément Time Bomb, mais pas comme des fans, on était déjà dans notre propre truc, dans notre vision du rap.
A : Hors de Paris, tu écoutais beaucoup Expression Direkt, groupe duquel provient ton propre blase. C’était l’authenticité que tu appréciais autant ?
E : Authenticité, rue, mais aussi musique ! Musicalement, Expression Direkt c’est un truc de fou, surtout Weedy. Ce n’est pas du rap de base, quand tu l’écoutes, tu entends une vraie musicalité et c’est ce que je kiffais. En général chez Express D les gens voient plus le côté caillera, qui effectivement ressort en premier, mais moi j’aimais entendre Weedy qui chantait –déjà !-, c’était fou. Après je citerais aussi Tout Simplement Noir et Jee Le Tismé, des Parisiens en plus.
A : Outre atlantique il semblerait que Los Angeles-Compton et Harlem soient les scènes qui t’ont le plus influencé, c’est juste ?
E : Oui, ce sont les deux trucs qui m’ont matrixé. Je n’étais pas fan du rap new yorkais alors que tout le monde était sur Mobb Deep et tous ces trucs-là, moi ça ne me parlait pas trop. J’étais plus intéressé par la west coast, et ça rejoint ce que je disais sur Express D, parce que ce qui me plaisait dans ce rap, c’était la musicalité. En plus, il y avait le côté gangsta, donc tout était bavon. Plus tard, quand j’ai découvert Diplomats, j’ai à nouveau été matrixé. C’est Dj Allstarzz qui m’a mis dedans.
A : Du côté de Harlem, ton style a quelque chose en commun avec Max B, et pour ce qui est de la west coast, tes refrains peuvent parfois rappeler Nate Dogg. Ce sont des artistes importants pour toi ?
E : Clairement, ce sont des mecs que je respecte de fou. Après je ne dirais pas que je fais comme eux, j’essaie de ne copier personne et de ramener mon propre truc. Mais c’est sur que ce sont des artistes que j’ai saignés. Max B a ramené son style à New York, bon après il a eu des galères… Il est sous-côté le Max B, ils l‘ont laissé en galère mais normalement c’était lui !
« Je me suis peut-être ouvert un peu tard, mais je ne regrette rien, c’est aussi ce qui fait ce que je suis aujourd’hui. »
A : Tu as évolué aux côtés des Noir Fluo et dans La Ride de façon plus large, quel regard portes-tu sur cette scène et son apport au rap parisien, voire français ? Aussi, comment expliques-tu la relative confidentialité de tous vos projets depuis une quinzaine d’années ?
E : Ce dernier point, c’est quelque chose que l’on ne contrôle pas trop… Nous, on fait de la musique, après ce sont les gens qui la reçoivent ou non… Ce truc de la ride, les délires d’Emo [Emotion Lafolie, NDLR], tout ça, plein de gens reprennent ce filon aujourd’hui. Noir Fluo ils étaient juste dans le futur, le public n’était pas prêt, ce n’est pas au niveau de la musique que le problème se pose, ce sont des mecs super forts, ils auraient mérité mieux. Mais c’est comme ça, que veux-tu que je te dise ? C’est l’industrie, les gens choisissent leurs têtes. Aujourd’hui, des mecs comme Biffty reprennent ce truc, ils font peut-être moins peur, ils passent mieux dans les maisons de disques, je ne sais pas… En tout cas pour moi, ce qui se fait aujourd’hui est totalement dans la lignée de ce que faisait Emo. C’était un rap spé à l’époque, et c’est un peu ça nous, on fait un rap spé, écouté que par des rappeurs et des mecs qui connaissent à fond le rap. Le grand public est plus compliqué à toucher quand tu fonctionnes comme nous, on ne l’a peut-être pas compris assez tôt. En tout cas, je parle pour moi, je me suis peut-être ouvert un peu tard, mais je ne regrette rien, c’est aussi ce qui fait ce que je suis aujourd’hui.
A : Tes premières apparitions sur disque remontent au début des années 2000, c’est ça ?
E : Oui. La première fois que j’ai rappé c’était chez mon voisin Krem du groupe Café Krem. C’était le poto de mon frangin, il était un peu plus jeune que moi mais faisait déjà du rap. Moi, j’en écoutais seulement, mais comme il avait un micro chez lui, un jour j’ai posé et franchement j’ai kiffé ça ! Ensuite, il y a des mecs de mon quartier qui faisaient des mixtapes, j’ai fait un truc devant eux ils ont vu que c’était bavon et ils m’ont mis dans une tape. C’était comme ça à l’époque, tu rappais, si c’était bavon on te mettait dans le truc, si c’était nul on rigolait.
A : Par la suite, tu as longuement évolué avec Dj Allstarzz.
E : [Il interrompt] Avec Koussek aussi, rappeur du XIXe. Il avait un peu plus de buzz que moi, j’étais en retrait avec Allstarzz, et j’ai pu observer, j’ai passé des heures et des heures au studio à voir comment ça se passait. Ça m’a permis d’être plus efficace ensuite.
A : Et Allstarzz, du coup, que représente-t-il dans ton parcours ?
E : On a le même âge, à un an près, et on se connait depuis tout-petits. Dans mon quartier, c’est lui le passionné de rap, c’est lui qui a partagé son amour de la musique. Ma première mixtape, la Swagg Tape vol.1, c’est son idée. J’avais plein de morceaux sortis à droite à gauche et il m’a suggéré de les rassembler sur une tape. Il proposait de la host aussi, comme il avait son émission de radio en ligne sur Zikaload en plus. Il était super chaud, il avait plein d’idées, il en a toujours plein d’ailleurs.
A : Pour la Swagg Tape vol.2, l’impulsion est différente ?
E : Oui, c’était un truc que j’avais vraiment voulu faire. J’avais pris un bon studio dans le sud de Paris et j’avais appelé tous les mecs que je connaissais, et en deux ou trois sessions j’ai fait la mixtape.
A : Tu disais rapper pour le plaisir et pour ta maman à l’époque. Aujourd’hui, tu approches des quarante ans, ce sont toujours tes deux moteurs ?
E : Oui, heureusement qu’il y a ça, le plaisir, la passion pour la musique. C’est ce qui me motive. Puis il y a les rencontres aussi, les bonnes rencontres comme Tahiti Boi. Il est arrivé à un moment où j’étais un peu en baisse de motivation. J’étais sur un projet, il l’a écouté et m’a conseillé de partir sur autre chose, ce que j’ai fait. On s’est bien trouvés, c’est un peu lui qui m’a relancé, qui m’a donné une deuxième gouache.
A : À partir de là, avant de sortir Mélange, tu diffuses deux EP : Fais couler la boisson, et Préliminaires. Il s’agissait de préparer le terrain ? Tu avais dit en interview que c’était une demande de ton distributeur.
E : Ce sont toujours les promesses qu’ils te font. J’avais trouvé une distrib’… Ils voulaient d’abord un truc, des vues… Si j’avais pu sortir direct un album je l’aurais fait. Des morceaux j’en ai, et j’en ai toujours eus, je vais tout le temps en studio. J’ai suivi leur demande, mais ce n’est peut-être pas ce que j’aurais dû faire… C’est pour ça que maintenant je me débrouille seul avec Tahiti Boi. De toute façon, ce que la distrib’ a fait pour nous, en vrai, nous pouvions le faire tout seuls.
A : Est-ce le côté administratif qui explique la longue attente pour avoir cet album, ou est-ce tout simplement dû à ton processus créatif ?
E : Un peu des deux. J’attendais toujours que quelque chose se débloque, que ça prenne le plus d’ampleur possible… Mais c’est vrai que j’ai continué à travailler sur les sons jusqu’au bout. Il y avait plus d’une trentaine de morceaux, j’en ai choisi treize ; ça a été compliqué comme processus ça, de mettre des titres de côté. Je les aime tous, je suis comme ça, j’aime tous mes morceaux et il a fallu que j’en choisisse treize. Tous ceux que j’ai de côté, je les sortirai peut-être, on verra…
« La trap antillaise, se rapproche plus du truc américain que ce qui se fait chez nous. Les Antillais le font mieux ! Ils vivent le truc à fond. »
A : Sur Mélange, on retrouve deux rappeurs avec qui tu as multiplié les collaborations : Riski et Joe Lucazz. Quelles sont vos relations ?
E : Avec Joe ça fait dix ans qu’on se connaît, on s’est rencontrés au studio de La Brigade où il était toujours. Koussek y enregistrait beaucoup aussi et je le suivais là-bas, puis avec Joe on a accroché hors du cadre musical. Ensuite vu qu’on se connaissait on a fait de la musique ensemble et les gens ont toujours apprécié nos morceaux, alors on continue d’en faire, sans autre calcul. Pareil pour Metek… C’est du feeling après, je fonctionne beaucoup comme ça surtout que je ne suis pas trop quelqu’un qui va vers les autres. Quand je connais les gens, que ça se passe bien entre nous, on fait des trucs ensemble. Metek, je le croisais dans la street il y a plus de quinze ans déjà, on s’est toujours check même avant de se connaître.
A : Tu as aussi invité Bruce Little, un trapper antillais. Tu suis cette scène ?
E : Ah la trap antillaise… Ils sont chauds ! Ça se rapproche plus du truc américain que ce qui se fait chez nous. En métropole, il y a un côté falsh… Je ne sais pas… Les Antillais le font mieux. Ils vivent le truc à fond.
A : Et Bruce, c’est quelqu’un que tu connaissais personnellement?
E : Oui, je le connais depuis longtemps, par rapport à mes cousins là-bas aux Antilles. Il vient de ma commune, on s’est croisés plusieurs fois et je l’avais invité sur la Swagg Tape vol.2 déjà, avec d’autres artistes de là-bas. Mais lui est le seul qui est vraiment resté dans la musique d’ailleurs il fait de la trap actuellement, mais c’est un mec qui sait tout faire, il est vraiment chaud.
A : De façon générale, tu écoutes ce qui se fait là-bas, tu te tiens informé de l’actualité ?
E : Oui, oui ! J’ai beaucoup de cousins qui font des allers-retours. Ils sont beaucoup là-dedans, et n’écoutent presque que du son cainri ou antillais. Bon, ils ont écouté Booba comme tout le monde, mais le français, à part les gros trucs comme Niska, ils écoutent pas. Ils sont dans leur truc, et moi je kiffe, Lyrrix, tout ça je kiffe !
A : Comment vous travaillez avec Tahiti Boi, qui produit tout Mélange –parfois aux côtés de Jimmy Jaxx ?
E : On a plusieurs façons de bosser. Il lui arrive de venir à la maison avec ses machines, et de faire ses prods directement, avec Jimmy. En même temps je commence à écrire deux, trois conneries et à trouver une mélodie. Des fois au contraire il m’envoie une prod qu’il a déjà faite, il veut que je pose dessus. On peut dire que Tahiti Boi a un peu fait de la direction artistique là-dessus, ce serait faux de dire qu’il n’a fait que de la prod. Il m’a beaucoup conseillé, et je l’ai beaucoup écouté, chose que je ne faisais pas avant. On a grandi, on écoute les conseils maintenant. Parfois je n’aime pas ce qu’il me recommande et je lui dis, mais Tahiti Boi m’a poussé à faire des trucs que je n’aurais pas fait s’il n’était pas là.
A : As-tu été approché par d’autres artistes pour faire de la topline ou des refrains ?
E : Franchement, on ne m’a jamais appelé pour des trucs sérieux. Tous les trucs que j’ai faits, comme le morceau sur la bande originale de La Cité rose, c’est par des mecs que je connais. Ça m’intéresserait de le faire par contre. Ce n’est pas avec mes albums que je vais gagner ma vie, je le sais bien, j’ai mes trucs à côté, je travaille et je ne compte pas sur la musique, même si j’aimerais beaucoup vivre de ça. Si ça doit être en écrivant des toplines pour d’autres, je le ferai. Après, c’est à moi de me prendre en main aussi, il faut que je trouve un truc, peut-être que je devrais créer une structure…
A : Dans un futur plus ou moins proche, quelles sont tes aspirations ?
E : Tant que je prends du plaisir à faire ma musique, je serai toujours là. Puis il y a des trucs qui se débloquent à chaque sortie. Là, quelque chose va peut-être se faire avec Infinit, ce sont des trucs qui me font plaisir. Moi je vais continuer, j’aime la dynamique dans laquelle je suis, les retours me donnent de la force. Il ne s’agit pas des ventes, je n’ai pas encore les chiffres mais je ne m’attends pas à grand-chose. C’est dommage parce que je pense que cet album pourrait aller très loin, je suis fier du résultat. J’ai bossé, c’est du boulot. Les gens ne se rendent pas toujours compte.
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