Eloquence remercie le ciel
Très prolifique ces dernières années, Eloquence rappe depuis la fin des années 1990. De l’undreground aux sommets mainstream, il a vécu bien des aventures, qu’il raconte ici en longueur.
La décennie 2010 a vu toute une vague de rappeurs émerger depuis un même département, au sud de l’Île-de-France : l’Essonne. Un département qui déjà, dans les années 2000 avait fourni quelques têtes d’affiches du rap français mais dont l’immense majorité des artistes n’a pas été très exposée, et c’est un euphémisme. Il faut dire que le rap ne s’est pas développé dans le 91 comme partout ailleurs dans la région. Il n’y avait guère de figures locales auxquelles se référer avant la fin des années 1990 quand est née une première génération d’artistes hip-hop. Dans différentes villes essonniennes, on a commencé à rapper, avec des styles spécifiques à chaque localité, à chaque quartier même.
Eloquence appartient à cette première génération de rappeurs du 91 comme il aura l’occasion de le raconter au cours de cet entretien long format. Piqué par le basketball et par tout ce qui a trait à la black culture américaine, le jeune Éric a vite découvert le hip-hop, jusqu’à devenir lui-même rappeur, « par accident » selon ses termes. Enfant, il voulait écrire des livres, adolescent, il voulait danser voire être DJ… Puis, en dernier recours, il a essayé de rapper, et surprise, c’est dans ce domaine qu’il a eu des facilités ! « Je ne me suis jamais dit moi-même que j’étais fort, ce sont les gens qui m’ont dit que j’étais doué. Si je n’avais pas été bon en rap comme je n’ai pas été bon en danse, en graff ou en deejaying, j’aurais arrêté le rap aussi vite. Le rap m’a choisi plus que je n’ai choisi le rap. »
Effectivement, le rap a choisi Eloquence autour de 1997, puis lui a donné l’occasion de voyager, de rencontrer du monde, de profiter, bref, de mener sa petite vie jusqu’à ce jour. À désormais 47 ans, il est plus en forme que jamais sur le plan artistique, et semble être accompli sur le plan humain. Depuis 2016, il sort quasiment un disque par an. Et à chaque réveil, il remercie le ciel.
Une enfance en mouvement
Dans ma jeunesse, j’ai déménagé plusieurs fois car mon père, de par son métier, ne décidait pas où il habitait. Il travaillait à l’ambassade du Cameroun, et lorsque je suis né en 1977, lui et ma mère vivaient à Moscou dans un logement de fonction. J’y ai passé les trois premières années de ma vie avant que nous nous installions à Bruxelles, où j’ai commencé à aller à l’école. C’est là-bas, en Belgique que j’ai passé la plus grande partie de mon enfance, et j’en garde un très bon souvenir. C’était un peu le monde des Bisounours, j’avais mes deux parents, mes copains, et la chance de partir en vacances, notamment en France chez des cousins qui vivaient dans les Hauts-de-Seine, et au Cameroun. Là-bas, le français est la langue la mieux parlée par tout le monde, celle que partagent des communautés ayant chacune leur propre patois, donc le niveau de langue est très bon. Mon enfance était vraiment cool, à la maison comme à l’école, où ça allait plutôt bien pour moi. J’étais un enfant timide, mais paradoxalement dès l’âge de six ans j’aimais me mettre en scène. Je me souviens d’une habitude que j’avais, dans le tramway bruxellois. Posté au milieu du wagon, je m’amusais à incarner le présentateur du journal télévisé de la veille, en l’imitant et en répétant ce que j’avais retenu de ce qu’il disait. Je me donnais ainsi en spectacle et j’aimais déjà le cinéma et la musique. Chez mes parents, il y avait les classiques de la musique camerounaise et africaine en général, ainsi que de la variété française, j’entendais aussi bien du Manu Dibango que du Claude François. Makossa, jazz, variété, à la maison ou chez le tonton qui m’accueillait en vacances, il y avait des vinyles de divers styles.
Au début des années 1990, mes parents et moi avons dû déménager en France, ce qui a été un petit choc pour moi. Nous habitions alors dans le 92, et j’ai fait ma rentrée en classe de sixième au collège Les Renardières à Courbevoie. C’était bien différent de ce que j’avais connu en Belgique. En Île-de-France, ça allait vite, c’était même trop rapide ! Aux Renardières, les plus grands, en classe de troisième, c’étaient des Black Dragons. Il y avait des meufs en cloque au collège… J’ai changé de vitesse d’un seul coup, c’était un passage brutal de l’enfance à l’adolescence. Puis Courbevoie se trouve juste à côté de Paris, avec La Défense et la boîte Le Diamant Noir, il y avait alors le meilleur de la capitale et le meilleur de la banlieue. Immédiatement, je me suis pris deux trucs en arrivant dans le 92 : la street et le skateboard. La Défense était le spot préféré des skateurs, qui pratiquaient une discipline que je ne connaissais pas du tout jusqu’alors et qui m’a impressionné, même si je ne l’ai jamais réellement pratiquée. En revanche, j’ai vite connu les premiers joints, les premières bagarres, les premiers couteaux, les premières bombes lacrymogènes et les premiers poings américains.
Les yeux vers l’Amérique
Mon daron voulait avoir accès aux chaînes de télé sportives et il regardait plein de documentaires, alors il y a eu le câble très tôt chez nous. Je suis de la génération Yo! MTV Raps, et les premières claques que je me suis prises sur MTV c’était du rap dansant : MC Hammer et Run DMC mais aussi De La Soul avec « Ring Ring Ring (Ha Ha Hey) » ou Deee-Lite et Q-Tip avec « Groove is in the heart ». Plus que le rap en soi, ce qui me séduisait c’était que ces musiques permettaient de danser, elles avaient un rythme sur lequel je pouvais bouger mon corps.
J’avais de la famille à New-York, et avant de découvrir à proprement parler le rap, c’est cette ville et le basketball qui m’ont mis une claque alors que j’avais une douzaine d’années. Lors de mon premier voyage là-bas, il y avait du hip-hop sur tous les playgrounds, à chaque corner et dans les magasins. Cela concernait aussi bien les jeunes que les darons, il était partout. À New York, le hip-hop faisait partie de la culture au même titre que des musiques traditionnelles font partie de la culture dans un village africain ou que le bal musette fait partie de la culture d’un village français. Plus que le rap en tant que tel, ce que je découvrais cet été là, c’était la culture noire-américaine. D’ailleurs le basket est proche de la danse, faire rebondir un ballon c’est une histoire de rythme aussi. Je me prenais tout ça en simultané et bien avant de rapper, j’ai commencé à danser. C’était l’époque du break, de la hype et je voulais m’y essayer.
Au début des années 1990, j’écoutais donc des rappeurs américains et je ne pensais pas que des rappeurs français existaient. Le premier que j’ai entendu était Solaar et j’aimais bien le rythme de sa musique mais je ne me reconnaissais pas dans ses textes. L’écriture était cool mais le propos ne correspondait pas à ce que je vivais. J’étais au début de mon adolescence et je traînais dans la street, j’étais plutôt rebelle, dans les vols, la dépouille. À cette époque, bien avant la vente de drogue, nous pratiquions ce genre de trucs. Pour être quelqu’un dehors, il y avait trois options : savoir danser, savoir se bagarrer ou être bien habillé. N’étant pas trop balaise, je me défendais mais n’étais pas un grand bagarreur, alors j’ai préféré être dans la danse et le fly. Or pour bien s’habiller, il fallait être un bon voleur. C’était mon créneau dans la street.
À côté de ça, je commençais à développer une obsession pour l’écriture. Non pas que j’écrivais forcément, mais je me voyais le faire plus tard. Je m’imaginais faire des scénarios, des poèmes ou des bouquins. En fait, je sentais que j’avais un esprit créatif. N’étant pas manuel, je n’allais pas faire de poterie ou de peinture, mais je me voyais bien créer quelque chose en tout cas.
« J’étais un enfant timide, mais paradoxalement dès l’âge de six ans j’aimais me mettre en scène. »
L’arrivée dans le 91
En 1994, alors que nous vivions dans le 92, il s’est passé quelque chose de très important en Afrique, à savoir la dévaluation du Franc CFA. La monnaie africaine a perdu la moitié de sa valeur par rapport au franc et ça a eu des conséquences sur le salaire de mon père, qui a été divisé par deux du jour au lendemain alors qu’il gagnait bien sa vie jusque là. L’ambassade n’avait plus les moyens de nous loger non plus et les darons ont dû chercher un appartement. Les Hauts-de-Seine, c’était trop cher donc il fallait regarder ailleurs et il se trouve que le 91 était alors un département en développement. Mes parents ont décidé d’y acheter un petit appartement. De mon côté, je ne voulais pas du tout y vivre, je voyais l’Essonne comme la province après avoir vécu dans le 92 tout proche de Paris. Je refusais même d’aller au collège dans le 91 et préférais rester aux Renardières. La première année où nous habitions à Évry, j’étais interne là-bas puis après je faisais une heure et demi de transports tous les matins pour aller à l’école et autant pour en rentrer le soir.
Même si je n’allais pas au collège dans ma ville, lorsque sont arrivées les grandes vacances j’ai commencé à traîner avec des gars du 91 et à réaliser que finalement, ce n’était pas la campagne. Eux aussi faisaient des bêtises, ils étaient dans les bails. Je croyais être en avance sur eux, mais beaucoup avaient comme moi vécu dans un autre département avant le 91, ils arrivaient aussi du 92 ou du 93 suite à un déménagement de leurs parents. L’Essonne était accessible financièrement à ce moment par rapport au reste de la région. C’était un jeune département, mais il s’est vite mis à la page pour ce qui est de la rue.
À l’adolescence, je faisais pas mal de bêtises et une d’entre elles m’a mené au Centre des Jeunes Délinquants (CJD) de Fleury Mérogis, à l’âge de quinze ans. C’est une affaire qui a fait grand bruit : j’ai cassé une brique sur la tête d’un policier en civil et il a passé trois semaines dans le coma entre la vie et la mort. Lorsque je suis entré au CJD, j’avais un visage enfantin et je paraissais encore plus jeune que je ne l’étais, les gens étaient comme des oufs, ils me disaient que je n’avais rien à faire là avec ma tête de bébé. Pour une affaire comme ça, j’aurais dû tourner au moins une année ou deux avant mon jugement pour tentative de meurtre contre force de l’ordre mais les choses se sont déroulées autrement. Durant mes deux premières semaines à Fleury, j’ai été mis à l’isolement. Personne pour partager ma cellule, et celle d’à côté était occupée par un bledard qui ne parlait pas français. Je n’avais rien à faire si ce n’est des pompes et lire des bouquins. Au bout de deux jours, le directeur m’a convoqué et menacé : « Tu as failli tuer un de mes collègues, on va s’occuper de toi, tu vas rester toute ta vie ici ! » Je lui ai répondu que non, je n’allais pas passer ma vie ici, et qu’au contraire je serai dehors sans tarder. Il m’a interrogé : « Comment ça, tu sors bientôt ? » De par le métier de mon père, je bénéficiais de l’immunité diplomatique… Effectivement, trois semaines après, je sortais du CJD. Le lendemain de ma libération, je me suis retrouvé dans un avion en direction du Cameroun, avec un avis d’expulsion signé par Alain Juppé ou son directeur de cabinet, puisqu’il était Ministre des Affaires étrangères. C’était une expulsion qui se voulait définitive.
Au Cameroun, l’initiation au rap
Je connaissais déjà le Cameroun pour y être allé en vacances étant enfant. J’avais beaucoup de famille, aussi bien du côté de ma mère que de mon père, et c’est chez le jeune frère de mon daron, à Douala, que je suis arrivé lorsque j’ai été expulsé. Au début, j’ai été un peu choqué et déprimé, parce que je ne pensais pas retourner en France. Les premiers mois ont été durs, mais dès que j’ai commencé à aller à l’école je me suis senti bien. J’étais au lycée français et j’ai constaté la qualité de vie que j’avais. Être en Afrique avec un peu de moyens, c’est autre chose que la France. Au lycée, il y avait plus de blancs que de noirs, les élèves étaient des fils d’ambassadeurs ou de diplomates, ils allaient en boîte tout le week-end, avaient des chauffeurs qui les emmenaient à droite et à gauche, des bonnes à la maison… Ça changeait du 92 et du 91. Après quelques mois, j’étais content d’être au Cameroun, je m’y sentais bien et puis je n’avais plus les darons sur le dos. Mon oncle était super cool.
À cette époque, partir en Afrique, aux yeux des autres, c’était comme être mort. Souvent, c’était les parents qui envoyaient leurs enfants au bled pour les calmer, on voyait ça comme le bagne. Aujourd’hui, tu vas en Afrique, tu fais des Snaps, des vidéos, les gens se disent « oh, il a de la chance », mais dans les années 1990, il n’y avait pas Internet ni même de téléphone portable. Je n’avais donc plus aucune nouvelle du quartier, ni des copains. Je suis resté trois ans au Cameroun et c’est durant cette période que j’ai commencé à rapper. Je ne l’avais jamais fait avant, et là-bas, des Camerounais qui avaient grandi aux États-Unis, donc bilingues franco-anglophones, m’ont proposé de monter un groupe à trois. Comme j’étais né en Russie, je m’étais choisi Gorbatchev comme nom de rappeur. J’ai passé et obtenu mon bac au Cameroun avant de finalement revenir en France, à Évry et de retrouver mes potes.
À mon retour, alors que j’étais au centre commercial, j’ai croisé Disiz, qui a pris de mes nouvelles. Nous n’étions pas proches avant mon arrestation mais c’était un mec de mon quartier, nous nous connaissions sans traîner ensemble non plus. En échangeant au centre commercial, nous nous sommes rendus compte que durant les dernières années, nous avions tous les deux commencé le rap et il m’a proposé de venir rapper avec lui et ses potes. Les potes en question étaient des mecs du 92, du Val d’Or, vers Suresne : F-Dy Phenomen, Fouta Barge et Mossy. Disiz les a rejoints au sein du groupe Rimeurs à gages. C’est la musique qui nous a alors rapprochés, lui et moi, mais il n’a jamais été question que j’intègre le groupe. Au départ, ils étaient trois et Disiz est lui-même arrivé à la fin du groupe, je n’allais pas être une deuxième pièce rapportée. Le blase que j’utilisais au bled, Gorbatchev, était un peu pété et j’ai voulu le laisser de côté. Mais avant d’en trouver un nouveau, j’ai posé avec mon vrai prénom, Éric, que j’aimais bien. Dans le rap c’était un nom fort : Eric B. & Rakim, Erick Sermon… Un prénom de ouf pour le rap, pas besoin de pseudonyme !
« Je suis resté trois ans au Cameroun et c’est durant cette période que j’ai commencé à rapper. »
Un buzz qui s’écrit sans stylo
Avec des potos du quartier, nous avons monté un posse après que je sois rentré du Cameroun, nous étions 12 rappeurs et nous appelions L’Armée des 12 singes. C’était du rap en mode quartier, pour nous amuser, ça n’allait pas plus loin. On installait nos micros et nos multipistes dans des caves, dans des MJC, et on s’enregistrait comme ça. Nous n’avions pas de studio, et c’est plus comme ça que j’ai perfectionné mon art, en rappant toute la journée dans une cave ou un hall avec des 8.6, en freestyle. Mais c’est ce qui a donné F#?k Dat plus tard, comme si F#?k Dat était l’évolution de Cell pour L’Armée des 12 singes, c’est-à-dire la dernière transformation d’une équipe de mecs du même quartier qui se sont mis à faire les choses sérieusement.
Les choses sont allées vite quand je suis rentré du bled. J’avais dix-sept ans, j’ai commencé à rapper et en trois ans je suis passé à la radio. Moi, j’étais déjà content de revenir en France, de retrouver ce pays et mes potes. Le hip-hop commençait à péter, nous allions dans les soirées au Divan du Monde, nous achetions des vinyles à Châtelet, nous étions hip-hop ! Mais je ne me voyais pas faire carrière là-dedans, pour moi ce n’était pas une possibilité. Comme j’avais obtenu mon bac au Cameroun, je me suis d’ailleurs inscrit à la fac d’Évry, en droit. Je n’y allais jamais, mais puisque j’avais une grosse culture générale et qu’il y avait plein de meufs, je m’y étais inscrit. J’ai redoublé la première année puis quand est arrivée la deuxième, la musique commençait à buzzer et alors je suis parti en tournée avec Disiz.
Il y avait beaucoup de compiles, de mixtapes qui se faisaient et Disiz et moi nous sommes rapidement fait un nom. Le bouche à oreille a fait circuler nos blases jusqu’à Paris et dans d’autres départements, si bien qu’en 2000, Universal l’a signé, ce qui a tout boosté. Alors que je m’étais mis sérieusement au rap depuis deux ou trois ans, je me suis retrouvé sur deux morceaux de son album Le Poisson rouge. J’étais en studio avec lui tous les jours, puis nous sommes partis en tournée pour 40 dates dans toute la France et même au-delà.
Lors de cette grosse époque des mixtapes, il n’existait pas un million de rappeurs en France et la chance que j’ai eue, c’est que j’ai attiré l’oeil de mecs déjà en place dès mes premières prestations. Des gens comme Cut Killer ou DJ Poska, ou encore Tefa et Masta. Selon moi, c’est mon couplet sur leur compile Mission Suicide qui m’a vraiment fait buzzer sur Paris et ses banlieues. Je n’étais encore personne quand ils sont venus me voir en me disant : « On aime bien ton flow, tu vas poser avec Ill des X-Men et Rocca, et un autre mec de chez toi, Endo. » Me faire poser avec Ill et Rocca, c’était comme m’envoyer jouer la Champion’s League ! Quand je suis arrivé au studio, il y avait Rocca en train d’écrire tandis qu’Endo avait déjà posé son truc. Tefa et Masta m’ont fait écouter l’instru et m’ont présenté le concept du morceau : c’était « Paris » et chacun devait représenter son coin, puis eux sratcheraient un refrain. Aucun problème pour moi, ça m’allait très bien donc je leur ai dit que j’allais écrire et me suis posé dans un coin du studio. L’un des deux m’a alors tendu des feuilles et un stylo. « Non merci, je n’ai pas besoin de ça ! » Il n’a pas compris et m’a répondu : « Non, non, te fous pas de ma gueule, tu ne me poses pas un truc que t’as déjà écrit, tu fais de l’inédit ! » Je lui ai dit de ne pas s’inquiéter et ils ont laissé l’instru tourner pendant une petite heure jusqu’à ce que je leur dise que c’était bon pour moi. Entré dans la cabine d’enregistrement, j’ai posé mon couplet one-shot et dès lors, ma légende était installée sur Paris : un petit jeune qui écrit dans sa tête. Sur un morceau avec des pointures, je n’avais pas utilisé de stylo et j’avais posé en un seul jet, c’était suffisant pour que Tefa et Masta fassent ma promo sur Paris. Après ça, tout le monde m’a invité.
Aujourd’hui, c’est à la mode de dire qu’on n’écrit pas quand on est rappeur, c’est une façon de dire que l’on est meilleur que les autres, que c’est une performance. Mais dans mon cas, ce n’était pas ça, et ça ne l’est toujours pas. Quand j’ai tout juste commencé le rap, j’ai écrit mes textes jusqu’à ce que j’apprenne que Biggie et Jay-Z ne le faisaient pas. Au bout de deux ans, je ne prenais plus de stylo, c’était mon processus de création. C’est ainsi que j’ai appris à faire, donc c’est quelque chose de naturel pour moi, et quand je suis obligé d’écrire pour respecter une deadline, pour un featuring par exemple, ça me casse les couilles et ça nique mon flow. Pour mes morceaux, je me mets dans la voiture, je laisse tourner l’instru et écrire un couplet peut aussi bien me prendre vingt minutes que trois jours selon le mood. Mais depuis 1997, mon habitude est de ne pas écrire mes textes.
F#?k Dat
La réussite de Disiz, double disque d’or avec Le Poisson rouge, et mon début de buzz ont fait que très vite, avec les copains, nous nous sommes mis en tête de monter notre propre structure. Nous vivions un truc ensemble, entre potes, et ne voulions pas signer en maison de disques à ce moment. L’idée a été de monter notre propre label pour sortir des vinyles et un album, parce que nous étions débrouillards, avions un peu d’argent et surtout des cerveaux. Même si j’allais peu à la fac, j’avais quelques notions de droit, et un de nos potes était manager d’un Pizza Hut, il savait gérer une affaire. Suite au deal de Disiz avec Universal, nous connaissions un peu les contrats et avions déjà des avocats sur la place de Paris en 2000. En fait, nous étions jeunes et débrouillards, monter notre structure ne nous faisait pas peur.
Lorsque nous avons commencé F#?k Dat, au sein duquel je n’étais pas seulement rappeur mais aussi associé, je me suis effacé pour le collectif. Ce que nous voulions, c’était faire monter l’équipe, mettre de la lumière sur les moins connus d’entre nous pour que tout le monde en bénéficie. Je bougeais déjà en concerts avec Disiz donc j’avais une bonne visibilité dans l’hexagone et les pays francophones. Il fallait sortir les maxis d’Apotre H, Dayen, Treyz et Flag avant celui d’Eloquence. Chaque artiste a sorti un vinyle qui était mis en dépôt vente à la FNAC et dans les magasins de Châtelet, puis l’aboutissement allait être l’album collectif.
Dès 2000, j’étais managé par Lickshot, la boîte de Sébastien Farran qui lui-même conseillait Disiz bien qu’il n’était pas son manager. Terror Seb ne s’occupait pas directement de moi, c’était plutôt son gars Benjamin qui gérait les questions me concernant, lui étant pris par de plus gros artistes, NTM et tout ce qui s’ensuit… Mais pour les grosses décisions, il mettait tout de même sa patte. Alors qu’avec F#?k Dat nous faisions monter le buzz par nos vinyles, Seb Farran nous conseillait de patienter encore avant de signer quelque chose, d’après lui nous pouvions grandir encore et décrocher un deal avec une maison de disques. Seulement, lorsqu’est arrivé le moment de faire l’album collectif, nous nous en sommes remis à l’expérience de Disiz, qui avait déjà percé et avait un plan avec un label du nom de Next Music. Le choix de signer avec Next ne venait pas de tous les associés, ni de tous les rappeurs de F#ck Dat, mais bien de Disiz. Nous l’écoutions puisque lui-même avait déjà connu le succès. Malheureusement, une ou deux semaines après la sortie de cet album F#?kdat.FM, Next Music mettait la clé sous la porte et il n’y a eu aucun suivi. L’album a été super bien reçu dans la presse spécialisée et dans les milieux hip-hop, mais il n’y a pas eu de promo. La sortie de F#?kdat.FM a été un échec, les gens étaient dégoûtés et de là sont nées les tensions au sein du collectif. Cet album aura été la première et dernière pierre à l’édifice F#?k Dat.
Pour moi, F#?k Dat reposait avant tout sur notre beatmaker Komplex. C’était un génie, un avant-gardiste. Il faisait tous nos sons, c’était lui F#?k Dat. Comme il était DJ à Paris et ne mixait que du son cainri, il nous a ramené tout ce son du sud. Tout le monde était encore sur Mobb Deep et les samples de violon quand lui composait des prods avec des synthés à la Swizz Beatz pour The Lox. Nous n’étions plus dans le rap français, on cherchait les flows des Américains et surtout leurs instrus ! Même si notre base était New-York, nous étions désormais sur Master P, sur Cash Money, sur Uncle Luke et la Miami Bass, sur Scarface et Geto Boys, même à New York, nous écoutions maintenant DMX. L’ADN du rap français était Mobb Deep-violon-boom bap, chez nous : fin de ça ! On a zappé ça !
Tout à l’heure je disais que pour un jeune département, le 91 avait vite accéléré dans la rue, mais c’est aussi vrai dans la musique. Ici, si tu étais un mec de dehors dans les années 1990, tu n’écoutais que du rap américain. Il n’y avait pas d’anciens qui rappaient. La première génération, celle des OGs, doubles OGs, triples OGs, c’est ma génération ! Avant nous, il n’y avait pas de rap dans le 91, nous n’écoutions que des cainris et nous habillions comme des cainris, en baggys quand les gars du 92 et du 93 étaient en Levi’s serrés. Culturellement, c’est un département différent des autres. Même si ailleurs aussi ils étaient influencés par les Américains, ils avaient quand-même une base rap français avec leurs rappeurs : le 93 avait NTM, le 94 avait Rudlion, Different Teep, le 78 avait Express D… Nous, dans le 91, nous n’avions pas cet ADN rap français. La première claque que j’ai prise en rap français par exemple, à mon retour du Cameroun, c’était justement l’album Guet Apens de Weedy et le T.I.N. Je m’étais aussi pris une mixtape de Cut Killer avec East, puis le Ministère A.M.E.R et Ménage à 3. Je kiffais aussi Doc Gynéco. Mais personne du 91, puisqu’il n’existait pas de rappeurs locaux.
« Dans le 91, si tu étais un mec de dehors dans les années 1990, tu n’écoutais que du rap américain. Il n’y avait pas d’anciens qui rappaient. »
« Match nul »
Durant l’aventure F#?k Dat, je n’avais pas dans l’idée de faire un album solo, je n’étais pas prêt pour ça. J’étais un bon rappeur mais pas un artiste accompli, puis c’était compliqué de réaliser un album ! Il n’y avait pas tant de producteurs auprès de qui avoir des instrus, hormis Komplex qui m’en donnait. Et même, j’étais encore trop dehors, je ne voyais pas le rap comme une carrière, je préférais traîner dehors, racailler, sortir, baiser des meufs et éventuellement finir au studio de temps en temps.
Le hasard des situations m’a amené à rencontrer Kore & Skalp parce qu’ils étaient connectés à mon pote Treyz. À ce moment, ils n’étaient pas connus et lorsqu’il me les a présentés, eux m’ont expliqué avoir gagné un concours de DJ en scratchant des phrases à moi : « Parle bien, sinon, tu vas pleurer, méchant méchant ! », avec ce « Méchant méchant » qui deviendra plus tard un adlib bien connu du 91. Nous avons bien accroché, ils m’ont fait écouter des sons et de fil en aiguille c’est eux qui ont produit les instrus de mon premier maxi, « On s’met bien » et « Premières fois », en 2002.
Quand nous nous sommes rencontrés, Kore & Skalp venaient d’arriver, comme moi, mais eux se sont vite investis dans la musique et ils ont commencé à être sur des albums de gros noms comme Rohff et à avoir des morceaux en radio. Moi, j’ai préféré kiffer ma life qu’être concentré sur la musique, et les gens avaient beau me dire que j’étais talentueux, je préférais plein d’autres activités au rap. Je ne me voyais pas artiste. Pourtant, je me suis retrouvé sur un des premiers tubes radio de Kore & Skalp, un son de Leslie, une petite nana qui avait fait une émission sur M6 (Graines de Star, NDLR). Ils ont fait une version de son titre « Le bon choix » sur laquelle j’apparaissais, et Ado FM, qui était alors la première radio R&B d’Île de France, entre ce remix en playlist.
Entre Kore & Skalp et moi, le lien existait et on ne s’est pas lâchés, si bien qu’en 2003, quand ils faisaient la bande son de Taxi 3, ils m’ont mis dans le plan même si j’étais un jeune artiste et qu’il y avait dessus des gros noms : Rohff, Booba, Pharell, etc. Ils savaient que je pouvais faire quelque chose et m’ont donc demandé de participer. J’ai été un des derniers à enregistrer mon morceau, dans le château de Luc Besson, en Normandie, où je suis resté deux jours. À la base, je détestais le son, mais comme c’était Taxi 3, un des plus gros films en France, je savais que ça m’apporterait de l’exposition. En revanche, je ne me disais pas que ce serait un single, et ce n’était pas prévu pour en être un. Lorsque la compile a été finie, présentée à Besson et à la maison de disque, « Match nul » est très vite sorti du lot. Son potentiel commercial s’est imposé parce que les paroles étaient en français et qu’il y avait un fil rouge par rapport au film. Dans le film, Samy Naceri s’embrouille avec sa meuf, et sur le titre, c’est Kayliah et moi qui prenons leurs rôles. Puis le son est efficace, le refrain est catchy ! Quand Bouneau de Skyrock l’a écouté à son tour, il a dit que c’était le single… et c’était effectivement le single ! Ce n’était pas prémédité du tout.
Ce titre Eloquence – Kayliah ainsi que le Rohff – Kayliah étaient le blueprint du rap tah les Fabolous, qui n’existait pas encore en France. Le rappeur kicke et il y a une meuf au refrain qui chante, c’est ce qui a fait entrer le rap en radio et c’était quelque chose qui me parlait depuis jeune. Comme j’allais à Brooklyn très tôt, que Biggie était mon rappeur préféré, j’ai toujours voulu cultiver cette versatilité, entre morceaux streets et sons pour les ladies, dans la mélodie, dans les vibes. D’ailleurs, c’était mon nom : Eloquence Vibes.
Tony Parker
Après le succès de « Match nul », j’ai pris un peu d’argent mais je ne me projetais toujours pas dans la musique. Je ne voulais pas taffer, mais l’argent rentrait déjà. Jusqu’à la crise des subprimes en 2009, il y avait beaucoup d’argent dehors et la musique était un plus, je ne comptais pas dessus pour vivre. Ca permettait de voyager, de se mettre fly, d’aller en boîte tous les jours avec les copains, les meufs, c’était cool, mais je ne voyais pas de carrière là-dedans, et jusqu’à aujourd’hui je n’en ai jamais vue.
En 2004, j’ai fait mon premier album, Le Début de la fin. Je considère que la vie, ce ne sont que des cycles, et sortir mon premier album était forcément le début de la fin, au même titre que la naissance est le début de la mort. C’était un double CD, avec une partie album et une autre partie qui était une mixtape rétrospective de ce que j’avais fait, histoire de boucler la boucle. D’un côté, ma carte de visite avec tous mes morceaux depuis six ans, d’un autre, l’album que je voulais présenter. Comme j’avais un peu d’argent et mon associé aussi, nous avons pu faire de la promo sur Génération, avoir un peu de presse écrite et vendre les 5000 exemplaires pressés. La sortie du Début de la fin s’est bien passée, et dans la foulée, une autre aventure a commencé.
Les États-Unis, je les connaissais à travers New York, où je suis beaucoup allé. D’ailleurs, avec l’argent de « Match nul », je me louais des apparts là-bas et je pouvais y rester un mois avec une nana. Mais en 2005, j’ai découvert un nouvel état, le Texas, dont je suis tombé amoureux. Durant trois ans, j’y ai passé beaucoup de temps pour travailler sur Tony Parker, l’album de Tony Parker. Lui et moi ne nous connaissions pas du tout. J’étais fan de basket, et lui m’appréciait en tant que rappeur, or il voulait faire un album et m’inviter dessus. Seulement moi quand on m’a approché j’ai posé la question : est-ce que Tony Parker sait rapper ? On m’a répondu « pas trop. » Ma condition pour participer a donc été de l’aider à réaliser et écrire son album, ce que j’ai pu faire avec grand plaisir.
Courant 2005, je suis donc parti au Texas avec Kore & Skalp et Mathéos, le manager de Booba et Matt Houston. Nous sommes arrivés à San Antonio, dans la maison de Tony Parker, où il avait construit un home studio. Une grande villa, en mode basketball, dans les quartiers riches de la ville. Parmi les titres de l’album, il y en a un que j’ai dû écrire entièrement, sur commande de Skalp, mais pour les autres, ce sont des textes que Parker écrivait et que je remixais tant bien que mal. Il était souvent en déplacement et après quelques jours en son absence, j’ai dit à deux, trois mecs qui étaient avec nous en studio, des renois et Mexicains qui m’avaient l’air d’être du ghetto : « j’en ai marre de traîner avec des millionnaires, amenez moi au ghetto ici à San Antonio ! » Ils ont rigolé et m’ont dit d’accord, et à partir de là j’ai commencé à fréquenter des basements et des trap houses. Ils y faisaient leurs deals, et dans la chambre, il y avait un studio, ils s’enregistraient, pressaient leurs mixtapes et les vendaient au quartier. J’ai très vite été adopté et me suis fait plein de copains. Quand Tony Parker n’était pas là, je faisais ma vie, avec mes potes et les meufs. J’ai pu rapper sur des mixtapes underground de San Antonio. Je posais en français, ça ne me gênait pas et eux non plus, au contraire ça leur faisait plaisir. Comme j’étais là pour bosser avec Tony Parker, ils se disaient que j’étais quelqu’un en France, et ils trouvaient ça exotique d’avoir des couplets en français sur leurs mixtapes.
Ce que j’ai kiffé au Texas, premièrement c’est qu’il y fait chaud toute l’année, alors que New-York, niveau climat c’est Paris. Et là, c’est comme si j’arrivais à Marseille. L’hospitalité n’est pas la même non plus, ni le rythme. À New-York comme à Paris, les gens veulent aller vite, alors qu’au Texas, les voyous roulent doucement. Ensuite, on mange bien, on fume, il y a une culture mexicaine… Les gos sont jolies au Texas, elles sont toutes en short et sont avenantes ; il y a les barbecues, les strip-clubs. J’ai aimé tout ce lifestyle et me suis aussi pris un style de musique différent. Avant d’arriver dans cet état, j’écoutais Geto Boys, sans être un fan non plus, et quand j’ai atterri en 2005 la scène locale était en train d’exploser. Pendant que Pimp C était en prison, Slim Thug, Paul Wall, Mike Jones pétaient et ça se passait sous mes yeux, j’étais sur place ! Alors que j’écoutais vite fait UGK et Geto Boys, je me suis mangé en direct la vague qui a rendu populaire le Texas.
L’album nous a occupés trois ans, parce que chaque année le mec était en playoffs. J’ai fait des allers-retours de 2005 à 2008, en restant pendant deux semaines à un mois sur place à chaque fois. En tout je passais environ la moitié de l’année au Texas. Bosser sur cet album de Tony Parker, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée en tant qu’artiste. Avoir écrit et fait de la direction artistique pour un autre que moi me permet aujourd’hui de faire des albums cohérents avec une vraie D.A. Ce qui était trop bien, c’était de pouvoir être à fond dans le processus créatif sans avoir à défendre le projet. Je ne gardais que le positif. C’était une grosse sortie, la première du label musical Music One, que TF1 venait de créer. La chaîne a même diffusé un clip de TP après le journal et la météo du soir ! Moi, j’étais associé comme coach vocal et j’ai tout de même participé à la promo, notamment au Planète Rap, mais je ne voulais pas me mettre en avant. De toute façon, tu ne brilles pas à côté de Tony Parker, champion NBA, une des plus grosses superstars de la planète à ce moment, époux d’Éva Longoria. J’étais là sans être là, le shine était sur lui.
« Avoir écrit et fait de la direction artistique pour Tony Parker me permet aujourd’hui de faire des albums cohérents avec une vraie D.A. »
Le bruit des armes puis le silence
Après les tournées de Disiz et mon buzz, autour de 2004, j’ai pris un appartement à Évry que j’ai gardé pendant quinze ans. Durant ces quinze années, c’était portes ouvertes chez moi, le point de rendez-vous de tout le monde. J’habitais seul mais n’étais jamais seul, il y avait tout le temps du passage. J’avais mon home studio pour enregistrer, et c’était la fête tous les jours : musique, orgie, deal, tables de poker…
Suite au succès de « Match nul », les gens me mettaient peut-être dans la catégorie mainstream, et j’ai fait une piqure de rappel en 2006, pour dire que j’étais encore dans la street. Il s’agit du morceau « Le Bruit des armes », sur Hostile 2006. C’était peut-être la compile la plus attendue depuis dix ans, elle était emblématique et mon morceau est fort. Le public l’a vraiment kiffé et jusqu’à ce jour, on m’en parle encore. Mais après ça, il y a eu l’album de Tony Parker, puis je me suis mis en retrait.
Le rap a commencé à changer à la fin des années 2000 en France, après l’arrivée d’Internet, de Napster et tout ça. L’industrie mettait du temps à s’adapter, le rap baissait dans les ventes et les gens n’achetaient plus autant de musique. De mon côté, n’ayant jamais été carriériste, quand j’ai vu les coups de pute et ce qu’ils appellent le game, j’ai préféré arrêter. Je ne kiffais pas l’ambiance générale. Pourtant, j’écoutais encore du rap tous les jours, j’avais mon studio à la maison pour enregistrer mais je ne voulais plus sortir de projets. Comme j’avais un peu d’oseille, j’ai ouvert des commerces.
Comme il y avait toujours du monde chez moi, que nous étions posés avec des enceintes et un micro, il nous arrivait de faire un peu de musique. Avec Flag par exemple, on a fait Rive gauche rive droite comme ça, en détente. Entre deux parties de NBA2K, un poker et des discussions, on faisait de la musique. Chez moi, c’était comme le bar du quartier et parfois, nous enregistrions des sons, et lorsqu’il y en avait douze on se disait qu’on pouvait les sortir. Ils sont faits, ils existent, autant les partager, c’était ça notre état d’esprit mais il n’y avait aucune logique commerciale, d’ailleurs je les droppais sur mon Soundcloud ou sur Haute Culture, ils étaient gratuits. Je ne cherchais pas de deal, je ne faisais pas de promo, je n’étais plus dans les radars des gens et ne cherchais pas à y revenir. J’avais simplement mon plaisir égoïste de faire de la musique. C’est comme une seconde nature, je fais du rap depuis tellement longtemps, je pouvais rapper pour moi seul, en détente.
C’était fait artisanalement mais quand les sons sortaient, c’était de la qualité donc les gens ne percevaient pas que nous faisions ça à la légère. C’étaient des morceaux nés entre deux comas éthyliques, entre deux nymphos ou entre deux affaires et peut-être que c’est de là que venait leur qualité. Quand tu vis ce lifestyle et que de temps en temps tu enregistres des morceaux pour te faire plaisir, ça s’entend. Ton pote est sorti de prison la veille, il passe à la maison, vous êtes contents, vous vous passez le micro pour rapper, c’est du rap sincère. On se faisait plaisir.
Depuis 2016, le renouveau
C’est Flag, qui faisait partie de F#?k Dat comme rappeur et qui était en train de devenir exclusivement producteur, qui m’a motivé à reprendre. Il commençait à faire des instrus et il était bon, alors après avoir enregistré quelques titres pas mal, je lui ai dit : « si je reviens je le fais sérieusement, pour un dernier projet. » C’est ce qui a donné naissance à Trill Makossa, en 2016. Je l’ai fait comme un baroud d’honneur, et je pensais que c’était mon ultime disque. J’avais envie de faire un court-métrage et il se trouve qu’un de mes potes était bon à la caméra, donc j’ai proposé à Flag que nous fassions un court-métrage découpé en plusieurs clips, sans playback. J’ai écrit le scénario avant que nous ne fassions les morceaux, et le projet a été très long à réaliser. Ça nous a pris plus d’un an, en raison des visuels. Trill Makossa est mon projet pour lequel j’ai le plus d’affect, car je l’ai fait comme s’il n’y en aurait plus après, puis comme tout partait des images, j’ai fait entrer en jeu mon côté auteur, scénariste. C’est une tragi-comédie musicale qui allie mes passions et sur laquelle j’ai pu faire la totalité de ce que j’aime artistiquement. Les retours ont été très bons, les gens ont pété les plombs sur Trill Makossa alors je me suis repris au jeu et me suis mis en tête de faire d’autres projets.
Comme le rap a initialement été fait par des jeunes, les gens l’identifient comme une musique de jeunes, mais non : c’est une musique comme les autres, elle n’a pas d’âge. C’est justement la force de la musique, d’être intemporelle. Les grands artistes de ce monde ont sorti des albums à l’âge de vingt ans, trente ans, quarante ans, cinquante ans, sans que ça n’ait d’importance. Je suis fan de jazz, et quand j’étais petit et que je regardais le Montreux Jazz Festival ou autres, je ne voyais que des vieux !
Je suis un meilleur rappeur aujourd’hui qu’il y a vingt ans pour une raison très simple : la substance de ma musique, la sincérité. Quand tu as eu une vie bien chargée, que tu rappes ce vécu, ça sonne différent. Tu as du recul. J’ai connu le rap underground comme le rap mainstream, j’ai connu l’argent dans la rue comme le frigo vide. J’ai connu la maladie, la trahison, l’échec et j’ai eu la chance de vivre dans beaucoup de pays. Quand tu as un vécu dense, et que tu reprends la musique sérieusement en 2016 à plus de trente ans, ça te permet de progresser encore même à quarante balais passés.
« Trill Makossa est mon projet pour lequel j’ai le plus d’affect, car je l’ai fait comme s’il n’y en aurait plus après. »
Rap organique
La musique, c’est quelque chose d’organique, et pour que je fasse de la musique avec quelqu’un, il faut que l’on s’apprécie humainement. Je ne fais pas de la musique avec toi juste pour faire de la musique. Une fois que ça matche humainement, que ce soit avec un rappeur, un chanteur ou une chanteuse, il y a un lien qui se crée et en général je refais des morceaux avec les gens. Joe Lucazz par exemple, c’est quelqu’un que j’ai connu à la fin des années 1990, à mon retour du bled. Nous nous sommes rencontrés à Évry, puis nous nous croisions sur Paris et il n’était pas question de rap. Nous étions juste des jeunes de cités qui venions de coins différents. Au départ nous avions des amis en commun dehors, puis nous sommes devenus copains, sans traîner ensemble pour autant. Entre notre première rencontre et notre premier titre ensemble, vingt ans se sont écoulés. Du jour où nous avons fait ce morceau, nous avons trouvé que nous nous complétions bien, donc on a commencé un album commun. Et plus tard, pendant le Covid, comme il n’y avait rien à faire, nous en avons fait un deuxième. Quatre-vingt dix pourcent du temps, je fais des sons avec des gens que j’apprécie humainement, donc ça ne s’arrête pas à un morceau unique. J’ai toujours vu le rap comme un moyen de voyager, de rencontrer des gens. La musique m’a fait faire le tour du monde et le mieux dans la musique ce ne sont pas les morceaux qui sortent, ce sont les rencontres avec les gens.
Petit, je voulais écrire des bouquins, et bien le rap que je fais aujourd’hui c’est un peu l’autobiographie que je pensais écrire quand j’étais enfant. Et pour en faire une il faut du vécu. Là c’est l’autobiographie de ma vie de jeune homme, de 25 à 35 ans. C’est pour ça que je suis productif depuis 2016 aussi : j’ai plein de trucs à raconter, à dire. Et comme le hip hop évolue très vite musicalement, les rythmiques changent, je ne peux jamais me lasser. Je ne suis pas comme ces anciens qui veulent toujours poser sur les mêmes prods qu’il y a vingt-cinq ans. J’écoute du rap américain, je vis à l’américaine depuis que j’ai 13 ans et les influences américaines, je me les prends. Je ne me compare pas aux rappeurs français, j’essaie de faire des albums qui soient meilleurs que ceux de Kendrick Lamar, Conway, Childish Gambino, Drake ou n’importe quel rappeur américain, vu que j’écoute de tout là-bas, alors que je n’écoute rien en France, si ce n’est les gens de mon cercle ou bien un jeune dont on me dit « tiens écoute, il est bon ! » Mais sinon, ma vision est vers l’Amérique et quand je sors Extravaganza en 2024, c’est pour essayer de faire un meilleur album que Bluelips de Schoolboy Q. Je n’essaie pas d’être l’album de l’année en France, je n’en ai rien à foutre.
De toute façon, je suis dans un multiverse, je ne joue pas avec les règles du rap game, comme ils disent. Je les connais, j’ai joué selon ces règles, j’ai vu le mainstream, aujourd’hui je ne suis pas dans ça. Je n’ai pas d’attaché de presse ni rien, personne autour de moi si ce n’est un pote qui m’aide à sortir mes projets. Mais je n’ai pas de producteur, je me finance tout seul, je m’organise seul. Je suis un artisan qui fait des montres, il n’y a pas de diamant sur mes montres, il y a des bracelets en cuir et de l’horlogerie de précision. Ceux qui veulent des belles montres que tout le monde n’a pas, ils écoutent ma musique, les autres ils prennent des G Shock, ou s’ils ont les moyens des Cartier pleines de diamants.
Pour moi, les meilleurs morceaux sont toujours ceux qui vont arriver. Je ne suis pas en fin de carrière, je suis au début. Je n’ai pas encore envie d’avoir un recul ou un regard nostalgique sur mes anciens projets. J’ai tendance à toujours préférer le dernier qui est sorti. J’ai d’autres projets d’écriture, mais ce n’est pas pour maintenant. Ce sera quand j’aurai arrêté de rapper, et ça ce n’est pas demain la veille. Puis il me faudra du temps, donc ce sera quand je serai rentré en Afrique, que je pourrai me poser des heures sur une chaise devant une table et me consacrer à ça. Alors je commencerai à faire des bouquins.
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