Droop-E
Fils du légendaire E-40, Droop-E s’est imposé comme l’un des producteurs les plus énergiques de la Bay Area. Avec BLVCK Diamond Life, son EP de 2010, il a dévoilé une autre facette en signant un hommage tout en douceur à la chanteuse Sade. Nous avons appelé cet enfant prodige au lendemain d’une nuit blanche en studio pour lui parler famille et musique.
Abcdr Du Son : Qu’est-ce que la musique de Sade a de si particulier pour toi ?
Droop-E : Avant toute chose, ça doit être sa douceur. Mais le principal à mes yeux, c’est l’honnêteté qui se dégage de sa musique. Tu peux ressentir chaque titre de Sade. Il n’y a jamais de mensonge, alors que c’est le principal trait de la musique aujourd’hui : faire semblant et inventer des trucs.
A : Tu as écouté Soldier of Love, son dernier album ?
D : Je l’ai acheté à sa sortie mais je n’ai pas encore eu le temps de l’écouter. Quand je travaillais sur l’album BLVCK Diamond Life, j’écoutais seulement des anciens morceaux. Mais j’ai toute sa discographie.
A : Tu te rappelles de la première fois que tu as entendu une chanson de Sade ?
D : Ça devait être en 1992, à la sortie de l’album Love Deluxe. J’entendais les titres à la radio quand j’étais gosse. En grandissant, je me suis mis à faire du son. Je suis allé chercher des disques à sampler et j’ai trouvé un album de Sade. Il me semble que c’était Love is stronger than pride. J’avais 15/16 ans. Ça m’a rappelé plein de souvenirs – je suis quelqu’un de très nostalgique, j’ai toujours été porté vers les choses du passé. Il y a cette nostalgie-là dans sa musique, mais elle est aussi très futuriste. Bref, ça a fait tilt dans ma tête, et j’ai fini par acheter toute sa discographie.
A : Tu as la réputation de faire des productions qui cognent, mais ce projet BLVCK Diamond Life a quelque chose de très personnel. C’est un projet que tu avais eu en tête pendant longtemps ?
D : Le timing a été parfait. Maintenant, je suis un homme. La dernière fois que j’ai sorti un album, c’était en 2006, j’avais 17 ans. Il y a une telle honnêteté dans la musique de Sade, je me suis dit : de quelle meilleure manière que ça pourrais-je revenir ? Et puis il y avait autre chose : je devais m’assurer qu’au moins, je pourrais faire honneur à Sade. Je sais combien sa musique est importante à mes yeux et aux yeux de ses fans. Je ne pouvais pas me permettre de faire comme n’importe quel autre rappeur : dire de la merde sur ses samples et la manipuler. Il fallait que je sois honnête et délicat. Je ne voulais pas la trahir. Il m’a fallu neuf mois pour boucler le projet. J’ai fini les cinq morceaux assez rapidement. Il n’y a que huit titres au final, mais j’en ai fait beaucoup plus. Je me suis donné à fond, comme sur un album entier.
A : Le projet n’a que huit titres. Qu’est-ce qui t’a poussé à rester aussi concis ?
D : Les albums de Sade font rarement plus de douze titres. Il doit y avoir neuf morceaux dans l’album Diamond Life. Quand j’écoutais mes huit titres, j’ai trouvé que ça sonnait juste. Ni trop, ni pas assez. Ça tournait bien. C’est un joli petit projet, assez bon pour que les gens aient envie d’appuyer sur la touche Rewind.
A : Tu sais si Sade en a entendu parler ?
D : Pour être tout à fait honnête, je n’en suis pas encore sûr.
« Je devais m’assurer qu’au moins, je pourrais faire honneur à Sade. Je sais combien sa musique est importante à mes yeux et aux yeux de ses fans. »
A : Si tu avais la chance de la rencontrer, que lui dirais-tu ?
D : Le premier mot que je dirais, ce serait forcément « Respect ». Je lui dirais qu’elle est mon artiste préférée, et que je respecte son honnêteté.
A : En bossant sur ce projet, est-ce qu’il t’est arrivé de penser qu’une de ses chansons était trop belle pour être samplée ?
D : Oh oui, plein de fois. J’ai aucun souci avec les titres qui sont sur le projet au final. Ça s’enchaîne parfaitement bien, je n’ai pas trop intellectualisé le truc. Mais il y a d’autres chansons, comme « No ordinary love » ou « Is it a crime », où là elle donne vraiment tout. C’est les grandes profondeurs. Je savais que je ne voulais pas aller dans cette direction-là, évoquer les relations amoureuses, tous ces trucs. Alors pour ces morceaux, je me suis dit « OK, c’est cool, reste à ta place ». Quand les gens samplent Sade, c’est souvent de la récupération. Ce n’était pas mon intention, c’est d’ailleurs pour ça que le projet est gratuit. Il y avait des chansons que je n’avais pas le droit de toucher.
A : Ce projet, c’est aussi un manifeste de ta part ?
D : Carrément. Je veux montrer ce que je sais faire en tant que producteur, en tant que musicien, en tant qu’artiste. Montrer l’étendue de mon potentiel en matière de production. Comme tu disais, les gens ne me connaissent que par les productions hyphy, mais j’ai toujours produit des choses très différentes, dès mes débuts.
A : C’est aussi une façon pour toi de sortir du cadre habituel de la Bay Area et toucher d’autres artistes ?
D : Pas vraiment. C’est vraiment pour les gens. Jusqu’à présent, les retours que je reçois sont très positifs, c’est une vraie bénédiction. A croire que Dieu s’est impliqué aussi dans ce projet. De l’idée d’associer les marques Diamond Supply et Black Scale jusqu’à la réalisation, tout s’est bien imbriqué. Cette marque, Diamond Supply, elle doit d’ailleurs son nom au « Smooth operator » de Sade. Le créateur est un grand fan. Ça tombait sous le sens.
A : Quel genre d’auditeur es-tu ?
D : J’écoute plein de styles différents. Ça peut aller de Björk à DMX. Des Diplomats à Portishead. De Tupac à Kanye West. J’écoute aussi les français de Air, je les ai découverts il y a deux ans. Mais la musique que je préfère, c’est évidemment celle d’E-40. J’ai toujours écouté sa musique étant petit, et maintenant que je suis grand, quand je réécoute ses anciens trucs, je réalise à quel point il est brut.
« Avant même de savoir parler correctement, je faisais déjà des raps. »
A : Ça fait quel effet d’écouter un album de rap quand le rappeur en question est ton père ?
D : C’est plutôt intéressant, si j’ose dire. Surtout parce qu’à chaque fois, je peux me souvenir le moment où il a enregistré chaque morceau. Mon point de vue est forcément biaisé car je sais l’homme sincère qu’il est. Les sujets sur lesquels il écrit, la sagesse qu’il véhicule dans ses morceaux, c’est les mêmes choses qu’il m’a appris en tant que père. Je le comprends d’autant mieux.
A : Quels sont tes meilleurs souvenirs de cette enfance dans un environnement familial aussi « rap » ?
D : Le temps passé en studio. C’est ça mes meilleurs souvenirs. Être à côté de mon père et le regarder créer. Et aussi le voir accomplir ce qu’il a accompli. On vient de Vallejo en Californie, une petite ville, et de l’avoir vu écrire par terre dans le salon jusqu’à écrire dans le studio qu’il a pu construire chez nous… Assister à cette évolution-là, ça n’a pas de prix.
A : Tu arrives à voir à partir de quel moment tu es passé de l’enfant qui regarde son père travailler au musicien qui fait sa propre musique ?
D : C’est justement là la clé : à chaque fois que j’étais en studio avec mon père, il m’impliquait. J’avais cinq ans quand il m’a fait rapper sur l’album In a major way. Je me rappelle très bien de la séance. A neuf ans, j’ai posé sur le morceau « All the game ». Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours écrit des chansons. Avant même de savoir parler correctement, je faisais déjà des raps.
A : Comment ça se passait à l’école quand les autres élèves apprenaient que tu étais le fils d’E-40 ?
D : A Vallejo, il y a toujours eu beaucoup de bienveillance. Même ailleurs, en fait. Il y a des endroits où c’est plus ambiance groupie, un peu hypocrite, mais il y a toujours beaucoup d’amour. Et puis il faut dire que je suis un type tranquille. Je ne me la raconte pas, je ne prends pas les gens de haut, donc le fait d’être le fils de mon père ne m’a jamais désavantagé.
A : Comment votre relation a-t-elle évolué au fil des années ?
D : On a la chance de partager les mêmes centres d’intérêt. Et puis j’ai un père jeune, c’est mon papa mais il n’a que vingt ans de plus que moi, tandis que ma mère a 18 ans de plus que moi. Comme mes parents sont jeunes, on se comprend sur plein de trucs. On est de vrais amis. Tout se déroule comme ça devrait se dérouler. On se prend pas la tête, les choses sont vraiment naturelles.
A : Tu as d’autres frères et sœurs ?
D : J’ai un petit frère. Il est dans le son aussi, c’est une bête.
A : Tu vas lui passer le flambeau comme ton père l’a fait pour toi ?
D : Bien sûr. Et puis il aura sa propre identité. Il s’appelle ISSUE. Il fait des trucs qui n’ont jamais été entendu. Il vient de sortir sa mixtape, lui aussi reçoit beaucoup de soutien.
A : La Bay semble très renfermée sur elle-même. C’est frustrant parfois ?
D : Ça l’était il y a longtemps. Mais aujourd’hui, avec Internet, toi et moi on peut se connecter et tu peux écouter mon projet. C’est seulement une histoire d’état d’esprit. Perso, je pense à niveau mondial. Je sais que j’ai pas à me confiner à rien. Nous avons notre propre voix. Mais c’est vrai que ça peut être frustrant parfois, surtout pour de jeunes artistes qui veulent percer. Ça craint car on vit dans un monde où seul le plus fort survit, certains sont prêts à tout quand ils se retrouvent dos au mur. Quand des gens s’investissent dans une chose mais qu’au final ça ne marche pas, ils jettent l’éponge. C’est arrivé souvent dans la Bay. Les artistes finissent par dire qu’ils sonnent pas Bay Area comme si c’était une bonne chose. Mais mon gars, si tu es de la Bay , sois fier de ton son ! C’est comme ça que le mouvement hyphy a explosé en 2005. Tout le monde s’est dit « Allez, cette fois, on va faire notre truc ». J’ai l’impression qu’on revient doucement à ça. De mon côté, rien de tout ça ne me frustre, car je prend la même voie que tous les autres : Internet.
A : Qu’est-ce qui distingue la Bay des autres régions ?
D : On a notre propre monde ici. La Bay ne ressemble à aucun autre endroit, c’est un beau territoire très vilain [rires]. Nous avons un joli littoral. On a aussi des personnalités ultra-stylées. Le monde du rap a emprunté énormément à la Bay – le mot « Player Hater » vient de chez nous, par exemple. Mais il peut y aussi y avoir pas mal de haine par ici. C’est la Bay : un jour il fera grand soleil, le lendemain le ciel sera couvert de nuages.
A : Quelle influence a joué Rick Rock dans ta carrière ?
D : Oh, Rick Rock. Grosse influence. Rick Rock est une légende qui n’a jamais eu la reconnaissance qu’il mérite car ce n’est pas une grande gueule. Il ne flambe pas. Chez moi, j’ai toujours été l’aîné, mais je vois Rick Rock comme un grand frère : tu le vois de temps en temps, il passe faire un tour, il n’a pas changé et il a toujours beaucoup à t’apprendre.
A : Comment as-tu fait obtenir l’autorisation de Björk, que tu as samplé dans « Spend the night » ?
D : Pour faire court, en gros elle n’autorise jamais aucun sample. C’est ce qu’on nous a dit. Mais là, elle a entendu notre morceau, et il paraît qu’elle a kiffé. Elle a donc donné son feu vert, une vraie bénédiction. Et voilà. J’étais vraiment honoré car je suis un gros fan de Björk. Elle aussi, elle est brute et honnête. J’ai trouvé le sample de « Spend the night » dans un album qui est 100% vocal. Qui fait ce genre de truc normalement ? Je respecte à fond. D’autres samplent des artistes juste pour les sampler, mais chez moi ça vient vraiment du cœur, et c’était aussi le cas avec Björk.
A : Avec Drake et Kanye West, le rap d’aujourd’hui est très immergé dans ces atmosphères calmes et un peu tristes. C’est une atmosphère qu’on retrouve aussi dans BlVck Diamond Life. Il y a un lien entre vous ?
D : Je peux respecter l’honnêteté de Drake, tout comme je peux respecter l’honnêteté de Kanye West. Mais vraiment, pour moi, tout est venu de Sade. C’est sa musique et rien d’autre qui fait que le projet a cette couleur. C’est à travers elle que j’ai pu faire passer mon propre message.
A : Tu as 22 ans mais tu es déjà un vétéran du rap. Tu te vois où dans dix ans ?
D : Dans dix ans ? Ça fait long, mais je me vois continuer à faire de la musique et élargir encore mes influences. Au jour d’aujourd’hui, j’essaie surtout d’occuper ma propre voie. Mais je ne veux pas trop m’étendre. Un jour, un sage a dit « Ne révèle jamais tes objectifs ». Ce que j’en retiens, c’est que si tu dévoiles tes plans, il y a toujours quelqu’un pour essayer de t’arrêter. Donc je ne dis rien ! [rires]
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