Djado Mado, jeune à l’ancienne
Ulhaq, la première mixtape de Djado Mado, est sortie en février. Le rappeur y est fougueux, plein d’idées et d’envies. Retour avec lui sur cette première livraison et les bases qu’elle pose quant à son futur artistique.
En sortant son premier projet officiel à l’âge de vingt-six ans, Djado Mado est un rookie qui a déjà un peu de bouteille. S’il a attendu cette année pour présenter sa carte de visite, ce n’est pas par caprice ou paresse. C’est un désir de perfectionnement, un besoin d’apprendre et un profond respect pour le rap qui expliquent l’arrivée tardive du Valentinois dans le rap game. La perfection, elle est encore loin et il le sait. L’apprentissage ? Djado Mado est en plein dedans. Quant à l’amour du rap, c’est quelque chose qui l’anime définitivement. Apprendre et se parfaire, dans la tête du rappeur c’est le meilleur moyen de rendre hommage à ses aînés, de porter le flambeau qu’ils ont allumé et qui l’éclairait à l’adolescence. Au long d’Ulhaq, il les salue : Rohff, Nessbeal, Sniper, Psy 4 de la rime, Ghetto Fabulous Gang, le 3e Œil, voilà autant de noms auxquels il se réfère explicitement, comme pour annoncer la couleur. Il se pose en héritier et compte bien faire honneur à ses inspirations, ainsi qu’à son archipel d’origine, Les Comores, dont il est beaucoup question dans sa musique et dans cette interview. Un exercice nouveau pour un Djado Mado passionné et débordant d’énergie !
Abcdrduson : Ulhaq, le titre de ta première mixtape, est également ton prénom, c’est bien ça ?
Djado mado : Exactement, mon prénom c’est Djadid Ulhaq, ce qui en arabe littéraire signifie “la nouvelle vérité”, “le nouveau vrai.” Au début je n’avais pas de nom pour le projet, et j’y réfléchissais beaucoup parce que c’était mon premier, ma carte de visite ! Je ne voulais pas l’appeler “Djado Mado”, ça aurait été nul… “Djadid” je ne trouvais pas ça forcément original non plus. Puis j’ai eu l’idée du titre “Ulhaq”, mais j’ai mis du temps à me décider à l’appeler comme ça. J’ai trouvé ça bien : c’est original, les gens ne l’ont jamais entendu, ça a une réelle signification. Et j’aspire toujours à être vrai dans la vie comme dans la musique, alors “Ulhaq” ça le faisait !
A : La pochette de l’album est une photo de toi enfant dans les bras de ton père ?
D : Non, ce n’est pas mon père mais mon oncle maternel. Je suis Comorien et notre société est matriarcale, nous sommes très proches de nos oncles maternels. Au bled, tu habites chez ta mère, tu vois plus tes oncles de ce côté-là. Je suis proche de mon père attention, mais là, c’est mon oncle.
A : Le fait d’être rappeur, est-ce quelque chose que tu revendiques auprès de ta famille ou plutôt que tu tais ?
D : Ça fait longtemps que j’ai commencé le rap, j’écris depuis 2007 et j’ai enregistré pour la première fois en 2009, même si ce n’était pas sérieux. Donc aujourd’hui, forcément mes parents le savent. Depuis que je fais des clips surtout, les petits cousins, les petits frères regardent, la famille le voit. Ma mère va sur YouTube des fois, elle tape “Djado Mado” et regarde ce qui se fait ! Mais moi je ne suis pas forcément là à le crier haut et fort… Pour moi, je n’ai pas encore réussi donc je n’en fais pas des tonnes. Après je ne le cache pas, je ne suis pas le genre de rappeur qui va dire que le rap c’est de la merde et qu’il ne faut pas que sa mère le voie… Moi je kiffe la musique, ma mère aussi, pas spécialement le rap mais elle aime la musique.
A : Tu es né à Moroni ?
D : Non, je suis né à Valence mais c’est comme si j’étais né à Moroni… La première fois que j’y suis allé c’était en 1995, j’avais huit mois et j’y suis allé énormément depuis ma tendre enfance, j’y ai même habité. En 2001, je suis allé vivre là-bas une première fois et Moroni, c’est autant ma ville que Valence.
A : C’était quoi la vie d’un adolescent à Valence dans les années 2000 ?
D : C’était beaucoup d’ennui, disons… J’ai grandi dans la Cité du Plan, la ZUP. Il n’y a rien à faire, il y a peu d’activités, ce n’est pas la région parisienne où tu peux aller sur Paris, à Châtelet et où tu as énormément de choses hip-hop. Dans les années 2000, hamdulillah il y avait la télé, et c’était le début d’Internet mais ce n’était pas vraiment développé. Finalement, c’était la télé, la musique, le foot et La Maison pour tous. Pas grand chose d’autre, il faut être réaliste. [Rires]
A : Les associations comme La Maison pour tous t’ont permis de commencer la musique ?
D : J’ai envie de te dire oui et non… J’ai fait beaucoup d’allers-retours entre Les Comores et Valence, à sept ans je suis allé habiter là-bas, donc la proximité avec La Maison pour tous je ne l’avais pas comme les autres. Il y avait des ateliers d’écriture là-bas mais je n’y ai pas tellement participé, donc pour moi elle n’a pas joué un grand rôle, après pour le reste du quartier oui. Ensuite, mes premières scènes par exemple c’est pour les fêtes du quartier, et ça c’est totalement grâce à La Maison pour tous. Sans le personnel associatif, la vie dans nos quartiers serait encore plus morose, c’est quelque chose qu’il faut souligner.
A : Quelle est la place des quartiers à Valence, quelle a été la politique municipale ?
D : Valence n’est pas un très grande ville, l’agglomération compte 180 000 habitants et la ville en elle-même ça doit être 70 000 habitants environ. Il y a trois quartiers à proprement dit : Fontbarlettes est la plus grande cité, Le Plan, notre cité qui elle est petite, et Le Polygone plus près du centre-ville. Pour ces quartiers, je pense qu’il y a des choses qui se font, par exemple dans ma cité on a une grande médiathèque, La Maison pour tous est dans un grand bâtiment, il y a une salle de sport, des ordis et plein de trucs. Sur ça, il n’y a rien à dire, mais venir construire un bâtiment, ça ne suffit pas, il faut un réel suivi. Moi, j’ai eu la chance de ne pas grandir qu’en France, al hamdulillah ça s’est toujours bien passé pour moi, je n’ai pas eu de gros problèmes et je pense qu’avoir habité aux Comores m’a beaucoup aidé, car il y a un rejet de nos quartiers. Mon collège était en ville, c’était l’Institut Notre-Dame, un collège privé catholique où ma mère m’avait inscrit justement pour ne pas que je sois à celui de la cité en train de foutre la merde. Le contraste entre le haut de Valence, la ZUP, Fontbar’ et tout ça je l’ai vu !
A : Il y a une dimension sociale dans ton rap : “gosses des HLM”, “ségrégation monétaire”, “tous des prolétaires.” Ça te tient à cœur de rapper pour le peuple et les pauvres ?
D : Oui totalement. J’ai vu la pauvreté, la vraie, dans mon pays d’origine où je suis un privilégié. En France, je fais partie des quartiers pauvres et dans la famille de ma mère, ce sont des menuisiers, des gens du bâtiments, des prolétaires, mais malgré ça ils se sont toujours instruits, ont lu, et ont compris qu’il y avait une puissance dominante et des minorités. Nous, on fait partie d’une minorité et les minorités, partout dans le monde elles souffrent. Donc moi je rappe pour les cités de France parce que je suis en France, mais au delà de ça c’est pour toutes les cités francophones et tous les bidonvilles… Ça me tient à cœur de parler des minorités, des opprimés et il y a plein de choses que je voudrais faire. C’est ça un rappeur pour moi, ce n’est pas qu’un mec qui fait de l’egotrip, chose que je sais faire depuis mes douze ans… Pour passer un certain pallier, il faut aborder certains thèmes, parler aux gens, les toucher et ce n’est pas en leur vendant du rêve qu’on les touche, même si c’est peut-être la mode c’est vrai. Je suis un petit jeune à l’ancienne en fait !
« Je rappe pour les cités de France mais au delà de ça c’est pour toutes les cités francophones et tous les bidonvilles. »
A : Tu parles d’aborder des thèmes, il y en a un que tu effleures sur Ulhaq sans l’approfondir, c’est celui de la mémoire de ta communauté : “mon archipel fut décimé par les colons” dis-tu sur “Mapessa”. Quel rôle peut jouer la musique dans la transmission mémorielle pour toi ?
D : Il faut éduquer les plus jeunes et le rap peut servir à ça. Personnellement, le rap que j’ai écouté m’a instruit, m’a donné des connaissances, et je trouve qu’il n’y a plus assez cette dimension. Que tu ailles à Marseille, Dunkerque, Valence, où tu veux, il y a plein de petits Comoriens qui ne savent pas que l’indépendance c’est 1975 ni qu’il y a encore le franc comorien qui est semblable au franc CFA, ce qui veut dire que les sous que tu fais pour rentrer au bled reviennent dans la poche des mêmes gens… Ce sont des choses dont j’aimerais parler plus et j’espère le faire. Mais je ne veux pas être contradictoire comme peuvent l’être les rappeurs, dire quelque chose aujourd’hui puis faire le contraire demain. J’essaierai d’être entier. Mais c’est vrai que ça me tient à cœur comme sujet, le colonialisme. C’est un crime très grave, et les gens de ma génération sont aliénés que ce soit aux Comores ou à la cité… On est bridés, on ne va pas chercher les connaissances. Je trouve ça désolant, et la musique peut servir à transmettre ce message.
A : Puisque tu es né en 1994, tu es de cette génération qui a pu se documenter et écouter du rap sur le net. Quel a été ton “cursus” de ce point de vue ?
D : Quand j’étais petit j’écoutais Skyrock et Planète Rap toutes les semaines du lundi au vendredi, à vingt heures comme un rituel ! Peu importe l’artiste, j’écoutais ! Après il y avait Internet, ce n’était pas encore sur les téléphones mais sur l’ordi à la maison, j’allais sur les sites comme Booska-p et Rap2France… Sur les Skyblog aussi, à mort, et après c’était comme disait Nessbeal : “télécharge-moi sur eMule !” C’est notre génération ça, on téléchargeait !
A : Te souviens-tu de concerts ou événements qui t’ont marqué ?
D : [Il réfléchit] À Valence, pas trop… Je me souviens d’un concert de La Fouine. 113 était venu aussi pour un concert et mon groupe de l’époque avait fait la première partie mais à ce moment-là j’étais au bled. Par contre là-bas j’étais dans la classe du demi-frère de Rohff, et on lui cassait tous les couilles quand Rohff venait au bled ! Quand on le voyait on était affolés et timides, ça je m’en souviens bien. Je me rappelle d’un concert de Psy 4 de la rime aux Comores aussi, mais sinon je crois qu’à ce niveau j’ai été poissard ! Quand 113 était venu à Valence, j’étais au bled, quand L’Algérino est venu, pareil. Quand Sexion d’Assaut est venu au bled, j’étais rentré en France, quand Rohff a fait son concert, pareil ! [Rires] Je n’étais jamais au bon endroit au bon moment pour ça !
A : Quand est-ce que tu as commencé à rapper ?
D : J’ai écouté du rap très jeune mais je n’avais pas forcément envie de rapper, par contre j’avais un grand cousin, Durul, qui kiffait Dany Dan et Les Sages Po’ et qui lui rappait ! On a habité ensemble et il rappait souvent ses textes, j’aimais bien mais je ne me disais pas que j’allais faire pareil. Au bled, pareil, j’avais un cousin qui rappait et j’aimais bien. Puis un jour en 2006, une cousine germaine vient avec un lecteur mp3 dans lequel il y avait l’album de Nessbeal La Mélodie des briques. J’ai écouté ça à douze ans et je ne comprenais peut-être pas tout, mais je ressentais les émotions en écoutant “L’Œil du mensonge”, “Rap de Tess” ou “Peur d’aimer”… Je ne savais même pas ce qu’était l’amour mais je le ressentais ! Je kiffais déjà Rohff ou Psy 4, je les écoutais mais je ne m’étais jamais dit que je pouvais faire ça. Nessbeal, l’émotion qu’il dégageait c’était autre chose. Là je me suis dit : il faut que je rappe, il faut que je le fasse.
A : Tu te mets assez jeune au rap finalement mais Ulhaq est ta première sortie. Quel est ton parcours avant ça ?
D : J’ai commencé avec un groupe qui s’appelait BKM (Black Kaillera Massacre) à Valence. On était sept membres, les gens de la ville connaissent. Par la suite, je suis allé vivre au bled pour la deuxième fois, pendant deux ans et là-bas j’ai retrouvé des amis que j’avais étant tout jeune et qui avaient eux aussi un groupe, La Crazy Team, auquel ils m’ont intégré. Says’z en faisait partie aussi, il rappait à l’époque. C’est cette deuxième approche avec le rap qui m’a apporté une musicalité nouvelle, là-bas en 2010 les gens chantaient, utilisaient l’Auto-Tune, alors qu’à la cité c’était tabou. Aux Comores, ils étaient plus ouverts, ça écoutait Demarco par exemple, et de la musique comorienne. J’ai découvert énormément de musique à ce moment. Aussi, quand tu allais au studio là-bas, il fallait faire un one shot, sinon l’ingé te disait de revenir après avoir révisé. Ça m’a appris à travailler en fait, c’est pas des lol, il faut travailler ! Vu qu’on était beaucoup dans La Crazy Team en plus, il y avait un esprit de compétition, et je n’étais en aucun cas le meilleur… Peut-être même que j’étais le plus éclaté en vrai ! Mais ça m’a forgé. Quand je suis revenu à Valence après avoir écouté beaucoup de musique à Moroni, rencontré plein de gens, vécu ce truc hip-hop qui existait là-bas, j’avais évolué déjà. J’ai fait une première compile : Révélation de Dj Rking, qui est décédé maintenant, paix à son âme. C’est avec lui, Rodney, que je suis apparu sur un premier projet, avant de sortir une net tape en 2014 avec Nitro qui était du groupe aussi mais qui ne rappe plus. Après ça, je suis parti à Paris et j’ai intégré Gurru Muzik avec qui on a participé à des compiles. En 2016 j’ai sorti mon premier clip, “Dicidens” et j’ai fait pas mal de freestyles à partir de là. C’est en venant à Paris que je me suis mis à rapper sérieusement. C’est une passion que j’ai prise au sérieux à partir de là, voilà pourquoi mon premier projet sort en 2020. J’ai du retard c’est vrai mais c’est tout simplement parce que je n’étais pas au point, je ne rappais jamais seul.
A : Peut-être que l’expérience que tu as eue aux Comores et l’exigence dont tu parlais a joué aussi dans ta volonté de perfectionnement ?
D : Ce que j’en ai retenu c’est qu’il ne faut pas rapper pour rapper. Si tu le fais, vise l’excellence ! Travaille, fais de ton mieux, dis des choses ! Je ne suis pas le genre de mec qui écrit son texte au studio, il faut qu’en arrivant là-bas mes deux ou trois sons soient prêts et que je les maîtrise à la perfection. Si ce n’est pas le cas, ceux avec qui je bosse me font des remontrances ! Il faut être rigoureux, prendre les choses à bras-le-corps et travailler.
A : Au détour d’une réponse tout à l’heure tu te décrivais comme un “jeune à l’ancienne.” Il y a dans ta mixtape quelque chose qui me rappelle le rap des années 2000 : un titre mélancolique, un morceau rue, un banger, un son ouvert, etc. Il y a cette proposition un peu “regardez, je sais faire différents registres !” que l’on retrouvait beaucoup à une époque chez les rookies.
D : C’est vrai ! J’ai voulu montrer que je savais tout faire. En fait, avant j’ai fait beaucoup de freestyles et des sons “cité” et j’ai reçu beaucoup de critiques comme “il ne sait pas faire un morceau sans parler de la ZUP !” Je kiffe faire ça donc je le fais, mais bien sûr que si je sais faire autre chose. Si je veux faire un refrain comme “Sheitana” je suis capable. Ce ne sera peut-être pas le meilleur refrain, je ne suis pas le meilleur chanteur mais j’essaye, je le fais au mieux et je sais que des gens vont aimer ça.
A : Ça te tenait à cœur de montrer ça ?
D : Exactement, parce que c’est mon premier projet ! Je ne sais pas que faire du “Dos Y Seis” et du “CLR”, je peux faire “Follow Me” ou “Lacoste” qui pour moi est un mélange entre ce qui se fait actuellement et les sons tah 2007. Le couplet est très long mais après il y a un pont parce que je sais que les gens n’arrivent plus à accrocher aux sons de six ou sept minutes comme on pouvait les écouter avant. Après quand je dis que je pense “à l’ancienne” c’est aussi dans ma manière d’être, dans mes principes. On est une génération bizarre, 1993, 1994, 1995, je crois qu’on est à une limite où on comprend encore les mecs de 1987, 1988 ou plus vieux encore ! Le plus petit frère de ma mère est de 1978, des fois je le comprends sur toute la ligne, ce qui n’est pas le cas de mon petit frère né en 1999.
A : On est nés avant la Coupe du Monde, c’est pour ça ! [Rires]
D : Voilà on arrive avant la Coupe du Monde, on est entre les deux, un peu de la fin des années 1980, un peu du début des années 2000. C’est bizarre, je ne sais pas, c’est après nous que vient le changement. Je suis resté un peu avec la mentalité de nos aînés, une mentalité qu’on n’a pas su conserver ! La société a été trop forte, les petits ne voient pas les choses comme nous. Après je parle des petits, je ne suis pas un grand non plus, c’est pour désigner les plus jeunes simplement.
A : Te sens-tu responsable d’un héritage du rap français, un flambeau que tu dois faire perdurer ?
D : Totalement ! Pour moi je partage l’ADN de mecs comme YL ou Da Uzi, voire Ninho même si lui est très éclectique. Dans la lignée des Niro, Fianso, et au-dessus encore dans celle des Nessbeal, Rohff et plein d’autres. Dans le rap français, je suis très 94 : Mafia K’1 Fry, Rim’k, Zesau, et banlieue sud en général, j’écoutais beaucoup La Comera. Puis le rap indé, Alpha 5.20, Shone… Je suis vraiment dans ce truc-là et dans le rap actuel je ressens cet ADN chez YL et Da Uzi, chez d’autres aussi mais je ne vais pas les citer parce qu’on ne sera peut-être pas d’accord. Pour ces deux-là, personne ne peut me dire le contraire : ce sont des jeunes à l’ancienne, vraiment. Et moi c’est pareil, je suis dans cet esprit.
« C’est devenu très politique le rap, tu ne peux pas dire ce que tu veux, où tu veux, quand tu veux. »
A : Venons-en justement aux références que tu cites explicitement sur Ulhaq, avec en premier lieu Psy 4 de la rime et 3e Œil, deux groupes de Comoriens. Pourquoi t’ont-ils particulièrement marqué ?
D : Parce qu’on est un petit pays ! [Rires] Quand je vois Taxi et que j’entends “la saga se terminera en Ngazidja” je prends une claque ! [Ngazidja désigne La Grande Comore, principale île de l’archipel, NDLR] C’est des mecs tah chez moi, ils représentent. Quand j’entendais “La Vie de rêve”, “Le Monde est stone” ou “Qui est l’exemple ?” j’étais trop fier ! Je serais un mytho de dire le contraire, j’étais trop trop fier, en plus on est chauvins nous, les Comoriens. Après j’ai moins écouté 3e Œil que Psy 4 mais ce sont des gens dont je suis fier, je sais qu’ils ont pété le disque d’or à cent mille, quand c’étaient des vrais disques. Il y a une empreinte 3e Œil à Marseille, Boss One était fort ! Toute la France les a écoutés donc ce n’est pas que parce qu’ils sont comoriens, mais pour moi oui ça jouait.
A : Tu évoques Rohff de toi-même et c’est aussi un artiste que tu cites sur ta mixtape. Est-ce qu’aujourd’hui en 2020 c’est un rappeur dont tu es fier en tant que Comorien, avec la trajectoire qui est la sienne ?
D : Fort ! Je sais que des gens vont dire “ouais Rohff nanani, nanana” et ne pas partager mon avis… J’entends, chacun a sa position. Au-delà du fait qu’il soit comorien, il y a plein de trucs dans sa musique que je ressens. Et en plus il est comorien, ça rajoute un truc pour moi, je serais un mytho de dire le contraire. Rohff mon frère !! Il a été au sommet pendant dix ans, il a fait des sons intemporels : “Pleure pas”, “Testament”, “Regretté”… Aujourd’hui tu écoutes “Sévère” ça n’a pas mal vieilli, ou Le Cauchemar du rap français : c’est criminel ! J’écoute souvent “La Hess 2” quand je vais au taff et ça me réveille. Pour moi Rohff est un exemple de travail, après il n’a pas eu la même vie que tout le monde et c’est vrai que sur la dernière décennie il n’a pas pu être aussi productif et aussi haut qu’avant. Mais pour nous, ça restera toujours Housni, grand respect à lui, beaucoup d’amour !
A : Au tournant des années 2000 et 2010, et c’est tout particulièrement vrai pour notre génération, avec les clash il y a eu un délire comme “j’écoute Booba donc je n’écoute plus Sinik” ou “j’écoute Rohff donc je n’écoute plus Booba…” Comment tu voyais ça à l’époque et avec le recul quel impact ça a eu selon toi ?
D : C’est vrai et ça a eu une répercussion parce que j’ai des potes à moi, des vrais potes… Ça va paraître bizarre… [Rires] Des bêtes de potes que je kiffe tah les fous, ils préfèrent Booba et on va se prendre la tête sur ça ! Comment on en est arrivés là ? C’est parce que les moggos ils sont forts, c’est juste ça : les deux sont forts. Ils étaient tellement au dessus… Mais c’est vrai qu’il y a eu ce truc de ratpis, de “nous c’est k-soss, pas de Miami !” tout ça. Avant 2012, 2013 tout le monde écoutait les deux. On était au courant d’une petite animosité mais on était jeunes, ce n’était que des bruits de couloirs et il faut être un mytho pour dire qu’on savait tous qu’ils ne s‘aimaient pas. L’hostilité n’était pas déclarée, c’est en grandissant que tu te rends compte qu’effectivement plein de trucs laissaient penser que ce n’était pas nouveau. Mais en tout cas oui je l’ai vécu ce clash. On l’a pris de plein fouet, tous les amoureux de rap français l’ont suivi je pense. On était ébahis par la technique et en même temps c’était tendu avec le truc de la boutique et tout, le climat était particulier.
A : On en est maintenant revenus, on fait plus la part des choses maintenant.
D : Oui on fait la part des choses, c’est bien. Mais en même c’est aussi devenu très politique le rap, tu ne peux pas dire ce que tu veux, où tu veux, quand tu veux… Tant mieux d’un côté, les gens font de la musique et c’est le plus important. Chacun voit midi à sa porte et prend la musique comme il en a envie, c’est super important. C’est comme Soprano, plein de gens disent qu’il a changé et c’est vrai que ce n’est pas le Sopra qu’on a connu quand on était petits mais au moins il ne ment pas, c’est un père de famille qui fait de la musique. C’est un artiste urbain sur le plateau de The Voice, je comprends que ça ne plaise pas à tout le monde, mais s’il n’y a pas ça, est-ce que le rap prendra vraiment la place de la variet’ ? C’est déjà le cas mais c’est comme s’il y avait une honte à ça, même si c’est la musique la plus écoutée, elle n’a pas la même place qu’aux States. Obama écoute du rap et le dit, jamais Macron ne le fera ! [Rires]
A : Très loin de Macron et de The Voice, tu cites Ghetto Fabulous Gang sur ta mixtape. Quel regard portes-tu sur ce groupe et sa gestion de de l’indépendance ?
D : J’avais découvert le Ghetto Fab’ à Valence grâce à un voisin, Angelin, avec qui je rappais dans BKM d’ailleurs, et qui écoutait ça. Il venait de la région parisienne, et là-bas ils avaient cette culture du rap indé qu’on n’avait pas encore vraiment en province. Il m’a fait écouter Alpha et Shone. Ce sont des mecs qui ont été écoutés partout ! Il y a des mecs de province qui partaient aux Puces de Clignancourt pour avoir un t-shirt et voir Alpha. J’ai énormément de respect pour eux. Ce qu’ils ont fait en indépendants, je ne pense pas que tout le monde puisse le faire. Leur modèle économique est très louable si tu as déjà une fanbase, même PNL n’a pas cette indépendance, il y a des contrats derrière eux… Ghetto Fab’, c’était direct dans leur poche, et c’est très louable. Mais tout le monde n’est pas fait pour ça, il faut avoir les reins très solide ! Moi-même j’ai fait mon projet en indé et j’ai vu comme c’est dur. Hamdulillah il y a des gens autour de moi, je ne suis pas seul et on essaie de s’organiser. Maintenant que j’ai fait une mixtape, je capte mieux ce qu’ont fait Shone et Alpha et j’ai encore plus de respect pour eux. Avant pour moi c’étaient des vrais mecs du ghetto, qui rappent le ghetto, représentent le ghetto et qui le font bien, mais maintenant ça va au delà de ça ! J’ai encore plus de respect maintenant que j’ai vu la difficulté de sortir de la musique. Il faut injecter des sous, investir énormément et être rentable, ce n’est pas donné à tout le monde.
A : Tu as évoqué Gurru Muzik tout à l’heure, de quoi s’agit-il concrètement ?
D : Gurru Muzik, c’est le label, sur lequel on est quatre : en plus de moi il y a Nota Béné qu’on retrouve sur “Sheitana” et “Mapessa”, Nino Kelni et Don D. Ce sont eux qui injectent le gros avec moi, on fait ça ensemble mais après à côté de ça j’ai toute une équipe qui bosse avec moi maintenant. Quand je te dis que je suis un jeune à l’ancienne c’est aussi pour la communication, “utiliser l’outil Instagram”, ce sont des trucs qui me sont totalement inconnus… J’ai mes frérots qui m’aident sur ça tous les jours, et ça bénévolement. Ils ont réfléchi avec moi à la pochette, à la tracklist… Il faut aussi parler des beatmakers, ceux avec qui je bosse ce sont des mecs que j’ai connus au collège français Henri Matisse à Moroni comme KB ou que j’ai connus par ce réseau en tout cas : le cousin de KB, le petit frère d’un mec de ma classe de l’époque, un pote de ma belle-famille… Sans tout ce monde-là je n’aurais pas pu faire Ulhaq. J’ai aussi l’aide du label Urbandz ! C’est grâce à tous ces gens que j’ai pu faire un vrai projet et que je peux le défendre, ils ont tous mis leur pierre à l’édifice. Certes, moi j’écris et je rappe, mais Djado Mado ça va bien plus loin que moi seul. Grâce à Dieu, j’ai cet entourage qui fait que j’arrive à proposer quelque chose de qualitatif. On n’y est pas encore, mais on peut se battre, on n’est pas ridicules, ça va ! C’est grâce à eux tous.
A : Ulhaq est sorti le 28 février, une quinzaine de jours avant le confinement et toutes les mesures liées à l’épidémie de Covid-19, cela a-t-il un impact sur le projet ? Et à quoi faut-il s’attendre de ta part dans un avenir proche ?
D : Oui les streams ont baissé depuis le début du confinement. J’avais un clip à tourner aussi, un son sur une prod de Madizm, je ne peux pas le faire pour le moment. Et puis j’ai déjà écrit pour le prochain projet mais je ne peux pas aller au studio vu que tout est bloqué. En tout cas on a compris une chose et on va essayer de s’y tenir : aujourd’hui il faut être productif et rapide. Le plus facile a été fait, c’était de sortir un projet, maintenant il faut être présent tout le temps et prouver que je peux en faire un deuxième, troisième, quatrième, en espérant que ça prenne. Il faut faire de la bonne musique, sans se fermer mais en gardant les fondamentaux : le rap français comme on l’aime, avec son identité. Je vais essayer d’être constant, de mettre ma ville sur la carte du rap français et de représenter les Comores. On arrive en retard mais on ne va pas quitter le train !
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