DJ Scribe, trente ans de Hip-Hop
Scribe a découvert le deejaying en 1987 avec un morceau de Dee Nasty, qui deviendra par la suite son mentor. Trente ans plus tard, le Mulhousien est plus actif que jamais et est resté fidèle à sa ville durant tout ce temps, ce qui ne l’a pas empêché de côtoyer IAM, Fabe, Jimmy Jay, DJ Premier ou Napoléon da Legend plus récemment. Il est revenu pour nous sur sa longue et riche carrière, à laquelle il ne souhaite pas mettre un terme de sitôt.
Les débuts Platine en plastique et vie de groupe
Je découvre le rap en 1987 avec le morceau « Deenastyle » de Dee Nasty. J’ai quinze ans, je suis en train d’écouter NRJ, c’est la première fois que j’entends ça. La particularité de ce titre c’est que certains des scratches sont en français. Ça commence avec la grosse voix d’Yves Mourousi, qui présentait le journal à l’époque : « Bonjour, ce disque ce ce ce disque va vous faire une des plus grandes pages de de de l’histoire de l’humanité, é-é-é-écoutez le bien attentivement. » Après il démontre tout ce qu’il sait faire en scratch, ça me captive vraiment. J’enregistre ça sur cassette, je la mets dans mon walkman et le lundi au collège ça fait le tour, tout le monde se demande ce que c’est. Deux semaines après, je suis avec deux potes à la Fnac de Mulhouse, dont Flotech [NDLR : futur beatmaker au sein de Mat Twice, aux côtés de Scribe], déjà. Et là c’est Noël ! Le mec de la FNAC a reçu trois exemplaires du maxi de Dee Nasty, on est trois, les trois qui avons fait tourner la cassette au collège. Voilà mon premier contact non pas avec le rap mais avec le deejaying. J’écoute le disque mais je ne comprends pas vraiment ce qui se passe. Alors je me renseigne et je vais essayer de scratcher sur le tourne-disque de mon père. Bien sûr, je pète l’aiguille. [rires]
Dee Nasty - « Le Deenastyle »
En 1987 toujours, NRJ arrive à Mulhouse. Le studio est à quelques rues de chez mes parents. À l’époque, toutes les émissions sont faites localement, il n’y a que le soir où c’est NRJ Paris qui émet. Par l’intermédiaire de la grande sœur de Flotech, on sympathise avec un animateur. On va dans leurs locaux peu après avoir entendu Dee Nasty et il y a deux platines Technics en régie, ils font tout là-dessus. Donc je peux m’asseoir à côté, regarder comment il procède, aller dans la pièce derrière où les disques sont rangés. Quand il n’y a plus d’antenne, je copie des morceaux sur cassette. Les animateurs ne sont pas des scratcheurs, c’est sûr, mais ça me permet de voir comment on se sert de platines.
Ensuite après le collège, je vais en apprentissage. Je gagne des sous et avec ma première paie j’achète une platine en plastique. Il n’y a pas d’alternative à l’époque : il y a la platine bas-de-gamme en plastique et la Technics, qui coûte dix fois plus mais qui fait de toi un vrai DJ. Il n’y a pas de Jedi sans sabre. [rires] Je fais tout à l’oreille, en essayant de reproduire ce que les Américains font. Du coup, je m’intéresse surtout aux groupes qui ont des DJs : Run-DMC, Eric B. & Rakim, Public Enemy et Gang Starr. Ça ne marche pas trop parce que la qualité du matériel est limitée, donc je ronge mon frein. En 1990, j’ai dix-huit ans et Dee Nasty est en concert à Strasbourg. Là je vois ce que c’est le deejaying. Déjà, je rencontre le bonhomme : dès qu’il arrive avec son équipement pour rentrer dans la MJC, je me mets en travers de son chemin, j’ai son disque en main et je lui dis « Ah ça fait plaisir de te voir ! » Il me donne l’accolade et depuis on ne se lâche plus, on collabore encore aujourd’hui. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier, l’envie est née en l’écoutant. Donc le rencontrer et qu’il soit normal, accessible… Je me sens béni. Je sais que c’est ce que je veux faire. C’était déjà dans un coin de ma tête, mais la rencontre déclenche vraiment tout. À la fin du concert, je lui demande la liste du matériel qu’il utilise. Un sampler Akaï, un DAT, des platines Technics, etc. Je vais dans un magasin et je vois le prix de tout ça… C’était à peu près cinq ans de salaire à l’époque pour moi. Donc j’ai continué doucement sur deux platines en plastique, en essayant de ne pas y aller comme une brute. Je commence à enregistrer des mixtapes, mais pas forcément de musique Hip-Hop. Dans les premières cassettes que je fais pour mes potes, il y a des trucs qui passent à la radio : Sade, Georges Michael, A-ha. Mais tant que j’arrive à enchaîner les tempos, c’est bon. J’ai vu Dee Nasty rallonger les intros, donc je fais la même chose. Le truc c’est que quand tu veux faire un effet, il faut deux fois le même disque pour doubler la mélodie, un mot ou une caisse claire. Ça veut bien sûr dire dépenser deux fois le prix du disque. Quand je vois les bacs de Dee Nasty, je vois qu’il a tout en double, je lui demande pourquoi, il me dit que c’est pour faire les pass-pass. Je ne sais pas ce que c’est donc il m’explique. Les Américains disent one and two’s ou back to back. C’est lui qui a inventé le terme de pass-pass pour traduire en français, comme d’autres expressions devenues communes dans le deejaying.
En 1990 toujours, je rencontre Habib, alias MC Atom. Je l’ai déjà vu rapper sur scène, il m’a l’air sympa donc je décide de l’approcher. Il est surpris que j’écoute Dee Nasty et Lionel D, on fait connaissance, sans devenir à proprement parler des amis. Je rencontre aussi Tarsis, qui fait partie du même groupe que Habib. Il est arrivé du Zaïre en 1987 ; un jour je le vois rapper des textes de Public Enemy dans la rue… Les yeux me sortent de la tête, putain il y a un mec qui connaît ça à Mulhouse. En 1992, je vais voir le concert de leur groupe et je décide de faire un putsch sur le DJ : pour moi il est médiocre, il ne fait pas le taf. Je vais les voir et je critique : « là il n’a pas scratché, là il s’est planté, il a oublié la fin. » Puis j’argumente directement avec lui… Je n’étais pas cool dans ma jeunesse. [rires] Je propose aux gars de leur faire une démo, je copie Public Enemy, je copie Gang Starr, je scratche, je rescratche et je suis plutôt fier du résultat. Et donc, la semaine suivante, c’est moi qui suis sur scène avec eux. Je leur dis que je veux faire un truc 100% rap, 100% hardcore, on ne chante pas pour les filles. Si vous n’avez pas de trucs à dire qui tuent, ne dites rien, « si t’as rien à dire ferme ta gueule » comme dirait Joey Starr. On s’est entendus là-dessus, sur des références comme Public Enemy et Gang Starr et du rap en français.
Parallèlement, j’acquiers du matériel de production, un sampleur Akaï S1000 avec des floppy disks à formater et une table de mixage douze pistes. Tu as huit cordons qui sortent du sampleur et tu leur attribues à chacun un élément : la caisse claire est sur un fil, la grosse caisse sur une autre, la basse… et tu équilibres tout ça avec la table et une chambre d’écho. Quand tu es satisfait du résultat, tu enregistres sur un DAT. Je fais tout ça avec Flotech. Lui c’est un mélomane, il connaît le solfège, il sait faire une suite de notes, ce qui à l’époque n’est pas mon cas. Je ne l’ai jamais lâché, parce qu’il me donne une crédibilité musicale, mais surtout parce que c’est mon meilleur pote, on a trente-cinq ans d’amitié. Du coup j’embarque Flo dans l’aventure : « il faut que tu me fasses des prods. » Moi au départ je veux juste faire des scratches, je vais être sur scène avec les rappeurs, les mecs vont bouger, ils sont punchy, je ne vais pas être derrière et faire des claquettes ! Je veux être le troisième, leur égal, que quand ce soit mon tour il n’y ait pas de baisse de régime, que ce soit au même niveau que les MCs. Comme j’utilise mes mains et pas ma voix, que j’aide un peu à l’écriture de certains refrains et que je suis toujours penché sur mes platines, j’hérite du blaze de Scribe. Un surnom tu ne le choisis pas, on te le donne.
En plus je les avais saoulés avec De la Planète Mars d’IAM, avec tout l’habillage sonore et les extraits de vieux documentaires et films sur l’Égypte. En faisant les marchés aux puces, j’ai trouvé les disques que Kheops avait samplés. D’ailleurs en 1994, on fera leur première partie et on bricolera une intro comme celle du disque mais en remplaçant leurs noms par les nôtres. Et quelques semaines après, j’irai les voir en Suisse. J’ai fait un morceau sur lequel je rappais ma science des pyramides, je le fais tourner dans le walkman, je file le casque à Kheops et il dit [NDLR : avec l’accent marseillais] « putain, il a les mêmes samples que nous ! » IAM, ça a toujours été mon truc, plus que NTM. Quand je pars à l’armée en 1991, j’ai les cassettes de Rapattitude, Authentik de NTM et De La Planète Mars d’IAM. Celle d’IAM je l’ai tellement écoutée que je l’ai pétée, elle était morte. J’ai dû demander à mes potes de m’en faire une copie. Cet album m’a vraiment aidé à me forger un mental pendant cette période, à tenir.
Je mets quelques années à acquérir du bon matériel. Après avoir décroché mon CAP de menuisier, je vais travailler à Bâle pendant cinq ans [NDLR : Bâle, grande ville industrielle du nord de la Suisse, est distante d’environ quarante kilomètres de Mulhouse]. Niveau culture Hip-Hop, la Suisse c’est autre chose. J’ai accès aux flyers, aux disquaires, j’écoute les radios, X-Basel et Couleur 3, où DJ Seb reçoit ses disques directement des États-Unis, trois semaines avant tout le monde. En 1992, on rencontre Gang Starr à un concert à Lausanne. On leur dit qu’on connaît Dee Nasty et, là aussi, je démarre une longue histoire avec Preemo. J’ai ma liste de gens qui sont vrais et sincères dans ce milieu et il est en haut avec Dee Nasty, Jimmy Jay, Imhotep et Akhenaton. De belles personnes.
Avec Mat Twice, on a fait une cinquantaine de premières parties. En 1993, le Noumatrouff [NDLR : salle de concert historique de Mulhouse] est créé depuis peu et décide de sortir la compilation Bêtes de Scène. Pour la première fois, on apparaît sur disque avec le morceau « Chacun sa vie ». C’est notre première expérience en studio. Quelques temps après, on participe à la bande originale d’un film qui a été tourné à Mulhouse, Zone Franche. On a deux chansons là-dessus.
Mat Twice - « À chacun sa vie »
Par la suite arrivent Mobb Deep, le Wu-Tang, Paris sous les bombes… Le son autour de nous évolue, avec Flotech on essaie d’absorber ça au mieux, donc on change un peu de direction. Ça crée une certaine latence, d’autant qu’à côté de ça il y a les choses de la vie, le travail pour Flo et moi, les études pour Habib et Tarsis. Avec les retombées des concerts et d’articles de journaux, on trouve un sponsor. Un magasin d’ameublement dans les Vosges nous fait un chèque, par l’intermédiaire d’une copine d’un copain de Tarsis. Comme pour les clubs sportifs, les entreprises peuvent soutenir les artistes et avoir certaines exonérations d’impôts. Il y a un studio professionnel à Mulhouse, associé avec un fabricant de CD. On passe une semaine à enregistrer et on sort cinq cent exemplaires du quatre titres Échec et Mat, en avril 1996. On a de très bonnes critiques dans les journaux de l’Est, de Metz à Besançon. On avait déjà une certaine notoriété dans cette zone, après des premières parties d’IAM, de Dee Nasty et de Sens Unik notamment. Ça nous permet dans un premier temps de faire des plus gros concerts et l’été suivant, nous décidons de chercher un contrat quelque part.
Nous maquettons donc pour aller à Paris et démarcher. C’est la démo qui sera sortie par l’Archiviste en 2016 [NDLR : voir plus bas]. On voit plein de monde et les cassettes ont certainement fini dans les tiroirs. On fait de bonnes rencontres, Fabe, Rocca qui me parle de Chronowax… Mais ça ne mène à rien de concret. En marge, je commence à faire des mixtapes. Je sens une certaine jalousie par rapport à ça ; puis clairement des reproches : « DJ Scribe il fait ses mixtapes, il ne s’occupe pas de Mat Twice. » Moi je fais ça pour gagner en notoriété et ramener mon groupe derrière. Mais ça prend trop de temps et c’est mal perçu. Il y a des batailles d’égo pour savoir qui est le leader. En 1998, il y a également un de nos petits frères qui décède. L’addition de tout ça, le fait que certains se marient ou commencent à travailler… Ça s’arrête. Six ans, c’est long pour un groupe ; surtout qu’en fait, il y avait Flo et moi d’un côté et les rappeurs de l’autre. On n’a jamais vraiment traîné ensemble, on se retrouvait surtout pour faire de la musique.
Mat Twice - « Quel est mon pays »
Le temps des mixtapes La notoriété par la bande
En 1995 donc, je commence à travailler sur mes mixtapes. J’en sortirai sept autoproduites, en 1996 et 1997, des sélections de morceaux américains et français. Pour les dupliquer, j’ai deux double enregistreurs, je les branche en série. J’ai une bonne qualité de son parce que j’achète des bandes Sony Chrome. C’est rare, tout le monde prend les Ferro Cora, trois fois moins chères. Je branche mon DAT derrière, du coup j’ai la qualité CD, j’enregistre directement à partir du master à chaque fois, quatre cassettes par quatre cassettes. Des bloggeurs spécialisés dans les tapes me disent aujourd’hui que c’est super propre par rapport à ce qui se faisait à l’époque. J’ai toujours été très pointilleux sur la qualité sonore, maintenant encore, je bataille avec Flotech ou Napoléon da Legend… Quand Napoléon s’enregistre à Brooklyn, il y a des fois des bruits de fond, l’ambiance de la rue. Même des ambulances parfois. [rires] Lui ça ne le dérange pas, il trouve que ça fait réel. Moi je chipote sur ce genre de détails mais je veux que les choses soient faites le mieux possible. C’est moins de travail après, pour mixer.
J’envoie mes premières mixtapes à toutes les maisons de disques à Paris. Je passe plein de coups de fil, dès que j’ai un contact je ne le lâche plus, ça fait des factures France Télécom de deux mille francs certains mois. J’insiste, je les harcèle, je parle de Dee Nasty, de Rockin’ Squat, de Fabe… Je fais pitié au téléphone ! Et finalement je réussis à intégrer une liste de DJs qui reçoivent des vinyles promos, dans laquelle il y a Kheops, Cut Killer, Poska… Ça me permet d’avoir accès à certains disques plutôt confidentiels, par exemple je reçois un maxi promo pressing DJ de Boogiemonsters [NDLR : groupe underground officiant dans les années 1990, auteur de l’excellent album God Sound] directement dans ma boîte aux lettres. Il y en a d’autres que j’achète, en Suisse surtout. À l’époque, tu ne trouvais pas tous ces disques un peu obscurs en France, ou alors en commandant à Chronowax ou à Urban. Après, quand un mec de maison de disques a été cool avec moi, je lui envoie une carte postale de Mulhouse et la tape pour laquelle j’ai utilisé le disque qu’il m’a envoyé, pour bien lui montrer que ça a servi à quelque chose. Ça me permet de tisser un réseau. Quand je rencontre Squat en 1996, il me dit « tes tapes je les ai entendues à Marseille. » Akhenaton me dit la même chose, il a toujours suivi ce que j’ai fait, alors que je ne lui ai jamais rien envoyé. Il y a un marché parallèle, mes tapes ont fait des petits partout ! Moi j’en ai mis vingt à la FNAC de Mulhouse, dix à Metz, dix à Strasbourg, dix à Belfort… Mais de Paris à Marseille, ça tourne.
Je rappe aussi sur certaines de mes tapes. J’avais toujours voulu mettre un micro au milieu de mes compères de Mat Twice, mais ça ne s’est jamais fait… Je suis un grand timide. Je travaille avec eux, ils m’impressionnent, il faut déjà que je me concentre pour bien balancer le scratch… Je ne me trouve pas à la hauteur pour rapper parmi eux. Donc sur mes cassettes c’est l’occasion dans un premier temps d’hoster et ensuite de faire de vraies chansons. Mais je me sens vraiment comme un DJ/beatmaker avant tout. Dans le rap, tout le monde est meilleur que moi, je n’apporte rien. C’est juste un kif, c’est ma tape, c’est moi qui la fais donc je peux vous prendre la tête cinq minutes. C’est juste l’envie de dire quelque chose à un instant t ou alors d’utiliser un beat que je trouve bien mais sur lequel personne ne veut poser. Mais une fois que c’est fait, on passe à autre chose.
En 1996 également, je vais voir Fabe à la Laiterie à Strasbourg, je lui donne des cassettes Mat Twice et mes cinq premières mixtapes. Je lui dis « ce serait bien que tu sois sur la prochaine ! » Résultat, il est sur la sixième de la série. Pour le faire enregistrer, on a rendez-vous chez lui un dimanche matin. Je suis avec Flotech. On sonne, le mec ouvre en claquettes et me dit « Tu t’es dédoublé ? » J’ai complètement oublié de lui dire qu’on venait à deux… Je me confonds en excuses, je me fais plus petit que jamais sur son canapé. Je lui fais écouter le beat que j’ai prévu pour lui au casque, il hoche de la tête : « très bien. » Le beat suivant arrive, il me dit « mais celui-ci il est bien aussi« … Bon, fais ce que tu veux ! Il va sur sa terrasse, il fume une clope, il écrit, il revient. Il raye quelques trucs sur sa feuille, il rallonge son texte, il enregistre une première fois, puis il enregistre les backs. Du coup il a recouvert le premier instru et le début du second. Il me dit « Si c’est bon pour toi, on a fini. » Ça se termine en serrage de main, il me donne un disque de Koma qui aujourd’hui est super rare. Je vois un meuble où il a une collection de mixtapes, il me dit que c’est toutes celles où il a posé. Je lui dis que je lui enverrai la mienne. En fait je lui en envoie dix. Environ un an après sort Détournement de Son. Je vois la publicité pour l’album dans un magazine, Radikal ou L’Affiche… Le visuel c’était la tête de Fabe à côté d’une pile d’une vingtaine de cassettes. Et là je vois mes tapes, la quatre, la cinq, la six, au milieu des Logilo, Cut Killer, Cutee B ! J’achète le disque, la six est sur la pochette de devant, la quatre et la cinq derrière. Dinguerie ! J’ai son numéro, je le remercie au téléphone. Malheureusement on ne se recroise plus par la suite : il commence à prendre ses distances avec le rap à cette époque, il fait moins de concerts. Moins de deux ans après, il arrête la musique.
Fabe - Freestyle mixtape DJ Scribe n°6
Avec Mat Twice, nous avions fait la connaissance de Skizofren, un trio de rappeurs de Belfort qui m’a toujours soutenu et avec qui je collabore aujourd’hui encore. Ils ont un label, Bot’Fess Records, ils nous ont programmés en première partie d’IAM et nous ont fait passer aux Eurockéennes. En 1998, ils me contactent pour me dire « on a une cagnotte, on te paie une tape nationale et on la dépose à la SACEM. » Le projet c’est de faire une cassette avec que du rap français et des couplets inédits. J’ai le contact de Rockin’ Squat, eux connaissent Dany Dan, je peux avoir untel, ils peuvent avoir tel autre… On met tout sur la table. Ils publient également une annonce dans un magazine et ils reçoivent une tonne de démos. Moi je prends mon quatre pistes et je pars enregistrer à droite et à gauche. Je me retrouve un samedi après-midi au studio L’Appart à Paris, avec D.Abuz System. Je veux qu’Abuz me présente sur le morceau, qu’on fasse un truc à deux voix, mais il est en retard. Du coup je me retrouve à enregistrer en premier, avec Mysta D qui me dit « vas-y c’est bon« , je tremble un peu de poser, moi je suis le DJ dans l’histoire. [rires] J’ai un peu tendance à me laisser impressionner par les noms des artistes, à arriver en tant que fan. Si je viens les voir c’est parce que j’aime ce qu’ils font. Mais il faut redescendre à un moment. 2 Bal 2 Neg’, je les enregistre dans l’escalier du Noumatrouff après un concert. Je remets un beat synchro ensuite, ils n’ont pas le même instru dans le casque quand ils rappent. On a Assassin aussi. Squat je l’avais rencontré à Strasbourg, il devait poser sur ma cinquième mixtape, ça n’a pas pu se faire mais c’est tant mieux, il est sur celle-ci. Un soir je l’ai au téléphone et il me dit « ouais t’inquiète j’enregistre tout ce soir. » Et sur le freestyle il met tous les mecs qui étaient en studio avec lui à ce moment [NDLR : Monsieur R, Radicalkicker, Dragon Davy notamment]. Il laisse tourner l’instru en boucle et tout le monde passe, ça leur prend une partie de la nuit. Certains mecs posent, je ne sais même pas qui c’est ! J’avais demandé un seize mesures à Squat, il m’envoie six minutes en me disant « fais-en ce que tu veux« . Parfait, ça termine la tape, on n’a rien à faire, il y a même le fade.
Une fois qu’on a tout, je mixe comme un fou. Ça donne la mixtape Mad Connections Volume 1 : La Crème du rap en français, sortie à mille exemplaires. Les gars de Bot’Fess paient effectivement la cassette, ils la déposent un peu partout dans l’est de la France et à Paris. Ils sont allés la mettre à Urban, aux Halles, et pendant deux weekends de suite elle vend plus que la tape de Néochrome sortie à l’époque. Elle est aussi à Ticaret, comme Moda de Moda et Dan pose dessus. Ils doivent reprendre deux fois le train pour redéposer des cassettes à Paris. Dans l’élan, je commence à bosser sur la suite, le deuxième volume de Mad Connections. J’ai eu d’autres contacts entre temps, je les sollicite, j’enregistre. J’ai toute la matière, je commence à mixer. J’ai terminé la face A quand l’enregistreur numérique plante le disque dur. Fin du game. J’ai « Le Syndikat du rap » de D.Abuz avant que ne sorte leur album, j’ai un remix de « Rap, musique que j’aime » de Zoxea… J’ai des previews, du lourd. Mais la machine a planté, c’est irrécupérable. Donc grosse déprime, gros coup derrière la tête. Et remise en question : « maintenant je fais quoi ? » Je me planque un peu, notamment vis-à-vis des Parisiens qui veulent savoir ce qu’il advient de leurs enregistrements. J’anime une émission sur ECN, une radio locale, mais ça se passe mal humainement. Ça dure trois mois et j’arrête. Je fais une pause côté musique, je me consacre à ma vie de famille. En 2002 je deviens père. La façon dont le rap tourne ne me convient pas forcément et pendant une dizaine d’années je suis en dilettante, je fais des trucs à droite et à gauche, rien de notable.
Moda - Freestyle Mad Connections vol.I
De 2012 à aujourd’hui Le retour du Scribe
Un soir de 2012, je me balade dans mon quartier. J’entends des mecs qui rappent dans un appartement. Je vais voir de plus près, je discute avec eux. Ce sont les gars d’Artcore State of Mind, ils organisent des open mics tous les vendredis soirs chez l’un d’entre eux, ils sont une trentaine à chaque fois. Je vois toute cette effervescence qui me rappelle ce qu’on était à leur âge… mais en plus efficace : ils sont organisés, ils sont 2.0. On fait connaissance, on fait des projets. Et tope-là : faites-moi un logo et on fait une mixtape. Dans ma collection de disques je prends vingt instrus de classiques du rap américain, l’idée c’est de les revisiter en 2012. Je fais le tour de Mulhouse pour faire poser les rappeurs locaux : je retrouve Mat Twice et tous les anciens, je sollicite les plus jeunes. Ainsi naît la mixtape Back inna Dayz.
On la sort en CD et pour présenter le projet on fait la première partie d’Inspectah Deck au Noumatrouff. C’est les vingt ans du Nouma, les vingt ans du Wu et les vingt ans de DJ Scribe. J’ai quarante-cinq minutes pour faire passer vingt-cinq lascars : « tu rentres ici, tu prends le micro, tu le poses là et quand t’as fini, tu descends, toi tu fais la même en arrivant de l’autre côté. » Bien sûr certains rentrent du mauvais côté, ceux qui arrivent après se retrouvent sans micro. Ma fille est sur scène avec deux copines à elle, elles font les choristes. Le public réagit vraiment bien, il y a une idée de passerelle générationnelle… J’ai quarante ans, l’un des MCs en a dix-neuf, ma fille dix. C’est le meilleur souvenir de ma carrière, vraiment. Je suis heureux, il y a toute ma famille, mes amis, ça fait la fête, le scénario est parfait. Je prends du plaisir, j’en donne, le public est bouillant. Je me dis « c’est bon je peux m’arrêter. » Mais non, je viens juste de revenir !
K-Rip - « Tearz »
On a fait quelques vidéos et de la promo autour de Back inna Dayz, du coup mon blaze tourne sur le net. Un jour je reçois un message sur Facebook de la part d’un certain Dé Larchiviste (voir encadré) : il me demande si c’est bien moi le DJ de Mat Twice, il nous a découverts par le biais de morceaux qui ont été mis sur YouTube, notamment ceux de la BO de Zone Franche (voir plus haut). Il m’explique qu’il souhaite monter un label qui presserait des disques de rap francophone qui n’ont jamais été sortis. Il me prend par les sentiments, il me parle de collection, de vinyle, de série limitée… et me demande si j’ai des archives de Mat Twice : « Oui, carrément. » J’ai une boîte à chaussures dans ma cave avec des DAT de l’époque. « Combien ça coûterait ? » « Bah… Rien ! » S’il peut me donner des disques une fois qu’ils seront pressés, moi ça me va ! C’est l’occasion de mettre mon vinyle dans ma chambre, un truc que je n’ai jamais pu faire. J’en parle à mes collègues de Mat Twice et on tombe tous d’accord, on ne va pas demander de thunes pour ça.
Du coup j’égalise les bandes, j’édite les morceaux pour que l’ensemble ne fasse pas plus de dix-sept minutes par face et que la qualité sonore soit bonne. Larchiviste récupère ces nouvelles versions et les masterise selon les standards que demande l’usine de fabrication de vinyles. Il a poussé le vice jusqu’à contacter l’infographiste qui avait fait l’artwork du CD en 1996, Mahon, pour qu’il s’occupe du visuel. Il avait vraiment l’envie de sortir le projet avec la même équipe qu’à l’époque. On est la première sortie du label Larchiviste Records, le 001. C’est le premier francophone à monter une structure comme ça, et contrairement aux Américains ou aux Anglais qui procèdent par des précommandes à 40 ou 50 $, lui il ne fait pas de préco’ et les prix sont beaucoup plus accessibles. Il fait vraiment un gros taf pour retrouver ces projets un peu oubliés et leur donner une seconde vie.
À peine la série de disques sortie, Larchiviste nous dit que ce serait bien que Mat Twice refasse des concerts. Ça fait cinq ans qu’on se croise mais qu’on ne se parle pas vraiment. Il n’y a pas d’animosité entre nous, mais simplement quinze ans sont passés. On se reforme pour un concert au Gambrinus, un bar mulhousien où je suis aux platines toutes les six semaines. On est sur scène tous les quatre, on retrouve nos vingt ans. La réaction du public est excellente. Avant on était un peu sur la défensive, on s’attendait à être critiqués, on se comparait à NTM. Maintenant on est apaisés, heureux d’être là. Et on enchaîne avec d’autres concerts, dont un à Montreux organisé par Larchiviste, en première partie de 2 Bal 2 Neg’.
Mat Twice - « L’Essence »
Fin 2016, je suis contacté sur Facebook par Architecknic, le tourneur en France du rappeur new-yorkais Napoléon da Legend. Il a des concerts prévus dans différentes grandes villes, il est notamment à Paris et à Lyon et aimerait trouver une date entre les deux. Je l’oriente vers le patron du Gambrinus qui est OK, donc il a trente minutes de showcase pendant l’une des soirées que j’anime. Je vais le récupérer à la gare, je l’emmène chez moi, je lui sors un maxi qu’il avait sorti en 2000 ou quelque chose comme ça… « Oh, je veux plus le voir ce truc, j’avais dix-sept ans ! » Il me donne un disque qu’il a sorti plus récemment, « écoute celui-ci plutôt. » Je l’amène au bar, il fait son concert, ça déchire.
Par la suite, on reste en contact. Je lui fais écouter des beats que j’ai faits, il aime bien, donc on maquette quelques morceaux. Je parle avec le boss de Médiapop Records, un label mulhousien, pour savoir s’il serait partant pour sortir un maxi de Napoléon avec mes productions. Il me dit que le montage financier est un peu chaud à faire. J’appelle Larchiviste, j’appelle Bot’Fess Records et du coup ils s’associent tous les trois pour financer le projet. On rajoute un remix de Flotech, un autre de Jimmy Jay et un dernier de DJ LBR. Crazy DJ Bazarro (NDLR : du groupe Dysfunkshunal Familee) produit aussi un morceau. Je suis épaulé par K-Rip qui posait sur Back inna Dayz et est ensuite devenu mon ingénieur du son. Le disque sort et ça marche plutôt bien. On a la fanbase de Médiapop qui est surtout rock et on a aussi possibilité de vendre sur le site de Larchiviste.
Comme l’expérience est concluante, on continue : là en ce moment, le deuxième maxi est en préparation, avec deux prods de Flotech, deux de moi et un remix de Dee Nasty. Et on sort une mixtape qui me tient à coeur, où Napoléon va rapper sur des beats de DJ Premier, en hommage à Gang Starr. Il l’avait déjà fait pour Tupac, donc je lui ai dit « ça te dit qu’on fasse la même chose pour Gang Starr ?« , il me répond « J’ai toujours voulu faire ça. » C’est une vraie mixtape, avec une intro, des scratches, les morceaux sont mixés. J’ai rencontré Preemo à New York en mai, il était déjà au courant de notre projet, il m’a donné sa bénédiction donc c’est parfait. Napoléon c’est une machine, sur l’année 2018 il doit déjà avoir sorti six ou sept projets long format. Le rap c’est vraiment sa vie, il est là-dedans H24. Pour moi des mecs comme lui il y en a un dans chaque génération, j’espère qu’on s’en rendra compte avant qu’il ne raccroche.
Napoléon da Legend & DJ Scribe - Brooklyn in Mulhouse (snippets)
En 2017, la collaboration avec Larchiviste se poursuit : la mixtape Mad Connections Volume 1 est remastérisée et ressortie sur CD, en collaboration avec Bot’Fess Records, qui continue de me soutenir et avec qui j’ai plein de projets. L’infographiste a pu s’éclater et proposer quelque chose de nouveau, toujours à partir de ce qui avait été fait à l’époque. Il reste un truc qui me titille : avec les avancées technologiques depuis la fin des années 1990, ça doit être jouable d’enfin sortir le volume 2. Dans mon carton de DAT, j’ai tous les éléments du puzzle mais un par un. Et avec le logiciel Serato, aujourd’hui c’est possible de scratcher à partir de ton disque dur. En trois semaines, je refais la tape, grâce à un travail qui n’était pas possible en 1999. On la remastérise et on la sort en CD. C’est un sacré soulagement, je me suis libéré d’un poids, j’ai fait ma thérapie vingt ans après.
DJ Scribe - Mad Connections Volume 2 (snippets)
Épilogue
Quand tu regardes la pochette de Détournement de Son, en plus des miennes il y a les mixtapes de tous les grands DJs parisiens de l’époque, ceux avec qui Fabe a fait ses armes. Aujourd’hui, je pense très humblement que si je m’étais installé à Paris vers 1995-1996, j’aurais intégré une équipe, que mes cassettes auraient eu un autre écho. C’est d’ailleurs ce que Dee Nasty me disait à l’époque. Mais ma vie sentimentale était à Mulhouse, mon groupe aussi, j’avais un boulot. Il n’y avait pas de TGV, pas de téléphones portables. Partir à Paris, ç’aurait été de la survie, il aurait fallu m’arracher. Il n’y a qu’un Cut Killer, il n’y a qu’un Crazy B. Et à côté, beaucoup ont disparu. Je n’allais pas faire mieux et courir derrière ça ne m’intéresse pas. Je n’ai jamais pensé vivre de la musique. Être payé pour répondre à des commandes et faire des disques que tu n’as pas envie de faire, c’est un peu le début de la fin. C’est bête, peut-être que j’ai loupé des opportunités mais ça m’a permis en tout cas de ne pas finir aigri à trente-cinq ans, après avoir cherché en vain la reconnaissance. Là, ce que je retiens de mon parcours, c’est surtout la chance d’avoir pu faire toutes ces belles rencontres. Tu m’aurais dit ça au début des années 1990, je ne t’aurais pas cru. Beaucoup de modes sont passées, j’ai tenu mon cap. Aujourd’hui, j’apprécie vraiment ma situation, il ne s’agit plus de courir après le succès, c’est tellement plus confortable.
Comment je me projette actuellement ? Je dis souvent à ma femme que si un jour je suis en maison de retraite, je voudrais un fauteuil roulant à la Charles Xavier mais avec deux platines Technics intégrées. [rires] Je ne lâcherai pas l’affaire. Surtout quand je vois qu’aujourd’hui Dee Nasty, Imhotep, Grandmaster Flash ont soixante ans et se portent plutôt bien. Tant qu’il y aura des projets excitants, tant que je serai béni d’avoir un entourage pareil et tant que l’accueil sera bon, je serai là. Même si c’est pour être dans l’ombre et apporter de l’aide à d’autres. Je vois plein de portes, plein d’opportunités. Surtout dans une ville comme Mulhouse, où il y a tellement de potentiel et d’envie.
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