DJ Grazzhoppa, des scratches dans la tête
Figure du rap belge avec ses 35 ans de carrière, DJ reconnu par ses pairs, notamment anglais, et producteur spécialisé dans les collaborations transatlantiques, DJ Grazzhoppa raconte une histoire sans frontières : celle d’un DJ ouvert sur le monde plutôt que gardien de temple du rap d’une nation.
Grazzhoppa est un vétéran. En Belgique, il est même un peu un parrain, une figure tutélaire, un fil conducteur pour un mouvement hip-hop qui a tardé à s’écrire une histoire malgré la hype de ces dernières années pour un certain rap du plat pays. Enfant du nord de la Flandre, néerlandophone, le parcours de Grazzhoppa n’est pas celui d’un Dee Nasty ni d’un Kool Herc. Son histoire n’est pas faite d’émissions radio légendaires ni de terrain vague ou de block parties. Grazzhoppa découvre tout simplement au milieu des années 1980 le film Beat Street. C’est sa porte d’entrée dans le hip-hop, banale pour un type né en 1972. Le reste sera de la débrouille nourrie à la passion, et surtout une capacité à voir plus loin que l’horizon dans les plaines du plat pays. Grazz’ traversera la mer du Nord et ira voir ce qu’il se passe en Angleterre. Londres est un bouillon de culture musical, qui nourrira les initiatives du DJ et aiguiseront sa formation.
Champion d’Europe DMC en 1991 dans une édition qu’il qualifie de wack dans cet entretien, membre essentiel du légendaire groupe belge De Puta Madre, DJ participant de près au mouvement Britcore et producteur acharné pour des artistes boom-bap américains méconnus, Grazzhoppa ne sent pas concerné par les frontières. Que ce soit des cuts ou des productions, il a posé son nom sur plus de 450 supports d’après les comptes des archivistes de Melodiggerz.
Dans un pays bilingue, où le rap francophone a longtemps dépassé le niveau de ses voisins flamands, Grazz’ est un acteur qui ne s’est pourtant jamais voulu incontournable. Plusieurs générations du rap belge le considèrent pourtant comme tel. Alors à ceux qui s’attendent à lire une histoire du rap belge dans cet entretien, autant le dire de suite : ce ne sera pas le cas. Le langage et la bannière que portent Wim Verbrugghe sont ceux du deejaying et du plaisir de faire les choses. Par son parcours, sa disponibilité, son éthique sonore et son excellence technique, il est toujours resté légitime, car probablement l’illustration parfaite d’une façon de vivre le hip-hop et d’en réaliser un bout de la bande son.
Cet entretien a été réalisé en français, mais DJ Grazzhoppa ayant le néerlandais pour langue maternelle, certains moments de l’interview ont naturellement dévié vers l’usage d’anglicismes. Par souci de fidélité aux propos de l’interviewé, ces derniers ont été conservés dans la retranscription publiée ici.
A : Tu découvres le hip-hop jeune adolescent au milieu des années 1980, en voyant Beat Street. Qu’est-ce que ce film t’a inspiré ?
G : La bande son, les scènes de break, l’atmosphère m’ont intrigué. Je l’ai vu chez quelqu’un qui me gardait, au-dessus de là où ma mère travaillait. C’était une cassette que cette personne qui me gardait avait louée au vidéo-club. Quand j’ai vu ça, c’était toute une culture inconnue qui débarquait à travers mon écran : le graff, le break, le son ! Je voulais en savoir plus car quand je vois ce film, le hip-hop est vraiment quelque chose de tout nouveau. On ne connaît rien ! Ce film m’a giflé d’une certaine manière. Tu te dis « What the hell ? » Ensuite tu découvres Afrika Bambaataa avec Time Zone, le titre « The WIldstyle », ce genre de choses, mais c’était compliqué d’en savoir plus. Je vivais à Bruges, le hip-hop était embryonnaire en Europe, notamment en Belgique, donc tu glanais ce qui se présentait. La radio diffusait peu de choses en lien avec le hip-hop, mais elle le faisait un tout petit peu quand même. J’ai le souvenir d’y avoir entendu « Suicide » de Busy Bee par exemple. Mais tout ça, ce sont des petits morceaux de choses qui s’additionnent. Maintenant, tu n’as qu’à regarder YouTube, mais nous, toutes les infos venaient au compte-goutte de médias installés : des télés, des magazines, la radio. Le truc qui m’a vraiment permis d’aller plus loin, c’est un magasin de disques, à Bruges. Je n’y mettais pas les pieds car j’étais persuadé qu’ils ne vendaient que du rock et du heavy metal. Mais un jour j’y suis entré et j’ai découvert qu’ils avaient un bac hip-hop. Il y avait la série du label The Street Sounds [précurseur dans les compilations hip-hop et électro, NDLR], des choses assez électro finalement, comme l’était d’ailleurs souvent le hip-hop à l’époque. Ces disques et ce magasin ont beaucoup compté pour moi. Ils m’ont permis d’en entendre plus la musique qui m’intriguait, et surtout, de rencontrer d’autres gens !
A : Tu viens de le dire : à cette époque-là, le hip-hop a un côté électro. Mais en quelques années il devient boom-bap, il y a également le son du Bomb Squad et de Public Enemy qui apparaît. Comment vis-tu ce changement de son, toi qui avais découvert un hip-hop plus électronique, plus eighties dans les sonorités ?
G : Ça m’a fait bizarre ! Quand tu es habitué à des sonorités comme celles de « Planet Rock » de Bambaataa, tu ne comprends rien la première fois que tu entends Public Enemy. Ça n’avait plus rien à voir avec la musique que j’avais découverte. C’était beaucoup plus orienté sur le rapping, il y avait du scratch, c’était raw. [À traduire par « brut » voire « brutal », le sentiment étant accompagné d’une impression de surprise, NDLR] Sur le coup, c’est un changement qui m’a super surpris. Par exemple, « P.S.K. « What Does It Mean »? » de Schoolly D, avec ses grosses reverb, c’est un titre que je n’ai pas compris sur le coup. « C’est quoi ce truc ? » Je ne comprenais pas bien ce qu’il se passait, j’avais quatorze ou quinze ans, et ça n’avait rien à voir avec le hip-hop très électro que j’entendais jusque-là.
A : C’est pourtant quasiment au même moment que tu te mets aux platines. Tout d’abord, pourquoi ce choix ?
G : On était plusieurs gamins de Bruges à être branchés hip-hop, et on avait fondé un petit crew. On allait danser devant la bibliothèque de Bruges, on faisait les breakers. [Rires] C’est moi qui préparais les cassettes pour danser. Je le faisais consciencieusement, en faisant des edits avec la touche pause lors des copies. J’aimais bien ça, et c’est tout bêtement le fait d’aimer faire ces cassettes qui m’a amené vers les platines et la production. C’était la même démarche, la continuité : sélectionner des sons, les éditer et les enchaîner.
A : Tu es né en 1972, donc à ce moment-là, tu as à peine quinze ou seize ans. Comment obtiens-tu tes premières platines ?
G : Il y avait un magasin Tandy [chaîne de magasins de matériel électronique, NDLR] et ils vendaient une sorte de kit qui permettait de créer ton propre poste de radio. C’était surtout un jouet pour adolescent, et dans ce kit, il y avait un petit bouton « off » et « on ». Au lieu de m’en servir pour faire une radio, j’avais inséré ce bouton à la sortie d’une petite platine Phillips que j’avais chez moi. C’est comme ça que j’ai fait mes premiers cuts ! [Rires] Ensuite, j’ai compris qu’il fallait trouver des Technics. [Référence aux platines MK2 de la marque Technics, NDLR] On m’en a prêté une et je suis parti travailler sur la côte chez des loueurs de vélo. Je louais des cuistax pour avoir la thune afin d’acheter une seconde Technics. [Sourire] Sauf que quand j’ai eu l’argent pour acheter la seconde, j’ai dû rendre celle qu’on m’avait prêtée. Je suis donc parti retourner louer des cuistax. [Rires]
A : En 1991, tu deviens Champion d’Europe DMC. Comment se déroule ton apprentissage pour devenir champion d’Europe en quelques années ?
G : Avant d’avoir les Technics, j’avais déjà compris quelques scratches. Je savais donc déjà comment ça marchait. Vu que j’avais appris quelques bases sur une platine de mauvaise qualité, quand j’ai eu les Technics, c’était comme passer d’un coup sur un vélo de course, hyper léger. « Waoh, ça roule tout seul ! » [Rires] À Bruges, il n’y avait pas grand-chose à faire, donc j’étais tout le temps chez moi en train de scratcher. Les infos venaient vraiment des disques que j’écoutais. Schoolly D, « Cold Cash $ Money » de Eddie D., DJ Jazzy Jeff and The Fresh Prince, j’écoutais ces disques en analysant les cuts. J’essayais de les refaire, et parfois j’y arrivais, d’autre fois moins, mais en ratant, tu ouvres souvent la porte d’une autre technique, un autre son. C’était vraiment à l’oreille, même quand je n’avais que ce bouton On/Off. Des scratches du Eric B. & Rakim par exemple, je captais que je pouvais essayer d’en reproduire certains avec ce bouton On/Off et pas encore de table de mixage. Ce bouton, c’était déjà une sorte de transformer, sauf que je ne le réalisais pas. C’est en écoutant d’autres cuts que je l’ai compris. Puis j’ai rencontré DJ Sake, à Anvers. Il était avec TLP et Ya Kid K, qui a ensuite fait Technotronic. [Groupe belge auteur du légendaire tube « Pump Up the Jam », NDLR] Ils avaient le groupe Kick the Bass [Kick The Bass était un groupe de rappeurs pionniers en Belgique, NDLR] Sake avait une table de mixage Gemini. C’était à Anvers, son basement était installé en dessous d’une fûterie, et j’y allais juste pour le voir scratcher des trucs comme le « Ah » de 5 Fab Freddy. [Référence à la phase » « Aaaah, this stuff is really fresh », sur le maxi Change the Beat, NDLR] Je me disais juste : il faut que je trouve ce disque !
A : Justement, à propos d’achat de disques : ta carrière commence quelque part autant en Angleterre qu’en Belgique. L’Angleterre était un atout pour se procurer des disques par rapport à la Belgique ?
G : L’Angleterre c’était super important pour nous. À Bruges, en Belgique, on fouillait partout mais ce n’était pas évident de trouver des disques hip-hop dans les années 1980 et début 1990. On cherchait vraiment comme des fous, chaque magasin tu y rentrais pour y fouiller les bacs, parce qu’on ne sait jamais. Par exemple et puisque j’en parlais, trouver les maxis de Fab 5 Freddy, ce n’était pas évident. On écoutait aussi les disques dès que possible, on essayait d’apprendre les crédits, repérer les noms qui reviennent. « Ah Marley Marl, c’est lui encore ! » En Angleterre, c’était complètement différent. Le hip-hop était là dans la rue, il n’était pas caché. Les magasins de disques étaient bien mieux achalandés… C’est Londres quoi ! On allait là-bas juste pour acheter des disques. On prenait le bateau pour traverser la mer du Nord, puis le train pour arriver jusqu’à Londres. J’ai rencontré Sparki Ski qui produisait MC Mell’O. [MC Mell’O est une légende et un pionnier du rap anglais et londonien, NDLR] Je chillais chez Sparki, on allait digger avec lui, il nous apprenait plein de trucs. Pour nous, ce n’était pas uniquement acheter des disques, c’était avoir une vraie source d’informations ! Quand j’ai rencontré Mark B, c’était chez Blade, et il était arrivé avec des bacs de disques parce qu’il vendait des skeuds dans la rue depuis sa voiture. Son magasin était sa voiture, donc il avait toujours des disques avec lui. Je me disais « il est fou ! » mais dès que je le voyais, je lui achetais des disques. DJ MK, qui était avec Dizzee Rascal, avait aussi un magasin de disques à Londres. Cette période-là, c’était fou pour nous : on prenait tout en double, on revenait en Belgique, on faisait des soirées, tous les DJs étaient sur le cul, on était les seuls à l’avoir. C’est dommage qu’avec le digital il y ait moins ça.
A : Ça te manque ?
G : [Pensif] Ouais, peut-être, c’est tout de même cool de rentrer dans un magasin, qui a son univers, ses surprises. Et puis c’est aussi le côté social. Tu rencontres des gens qui viennent de n’importe où, surtout à Londres. Il y avait des Anglais bien sûr, des Belges, mais aussi des Allemands, des Français, des gens de partout. Tu voyais des gens, tu rencontrais des gens, c’était plus cool qu’online. C’est sûrement aussi ces expériences à Londres qui font que je considère le hip-hop comme un truc sans frontières, que je collabore avec des gens de partout, que je n’ai jamais cherché à dire on fait du rap belge, flamand, wallon, ou de tel quartier. Howard, alias Mr Greedy avec qui j’ai fait Greedy Fingers, je l’ai rencontré chez Blade par exemple. Blade s’était fait cambrioler quelques fois quand il en a eu marre, Howard gardait son appartement quand on allait en studio. C’est de là qu’est née la phase « Howard in the flat with a baseball bat ». [Rires] Il était aussi un gros collectionneur de disques de hip-hop et on s’est connectés comme ça. Il est venu ensuite en Belgique, il aimait bien ici, et on s’est mis à faire des disques ensemble.
A : Tu penses que cette connexion avec l’Angleterre t’a permis d’être en avance, de progresser plus vite ?
G : Peut-être… Sûrement même pour ce qui est de progresser, car avec les Anglais, dès que tu en viens aux skills, c’est tout de suite très compétitif. Si tu n’as pas le niveau, on te dit « dégage ». [Rires] J’ai toujours regardé ce niveau-là, pour être moi-même up to date avec ce qu’il se passait. Je voulais tellement en savoir plus qu’il était hors de question que je me fasse jeter ! [Rires] Donc je bossais, j’essayais d’être au niveau.
A : Parallèlement, tu fondes Rhyme Cut Core, qui est l’un des tous premiers groupes belges officiels.
G : C’est arrivé naturellement. TLP venait à Bruges, avec son père qui était VRP, jusqu’à s’insaller complètement à Bruges. On se voyait tout le temps. On était des fans de rap, et on commençait à en faire. C’était naturel de faire du son, car on était ensemble, avec la même passion. On n’a pas calculé grand-chose, tout était naturel. On cherchait des samples simplement parce qu’on écoutait des disques. Lui rappait, moi je scratchais, c’était finalement évident qu’on fasse un groupe. C’était d’abord sur des faces B, des trucs de Funk qu’on doublait, etc.
A : Mais pourtant, votre maxi ne définit pas spécialement un son belge. Il est au contraire très Britcore.
G : Parce qu’on adorait ça et qu’on était déjà complètement connecté à l’Angleterre ! Quand on fait ce maxi, j’ai déjà rencontré Blade [Blade est un autre MC historique anglais, qui fut l’une des principales icônes du Britcore dans les années 1990, NDLR], c’est d’ailleurs lui qui nous demande son maxi et il sort sur son label. [691 Influential, NDLR] C’était évident qu’on allait connecter avec son univers et l’univers anglais. Ce disque est vraiment un flash de ce qu’on était à l’époque, car on connectait plus avec le Britcore qu’avec tout le reste. On faisait ça live aussi d’ailleurs. TLP rappait sur des beats assez rapides. Et puis dans le britcore, il y avait un truc militant. C’est un mix entre Miami et Public Enemy. [Rires] Ça danse et c’est pourtant agressif et militant. Au micro, tu parles de choses qui te tiennent à cœur.
A : Les Anglais ont aimé ce disque ?
G : [Souriant] Je crois oui ! Encore maintenant je reçois parfois des messages qui m’en parlent. TLP était assez nerveux au moment de faire ce maxi. Tu es à Londres, dans les studios où posent MC Mell’O et d’autres légendes locales, alors il se mettait une grosse pression. Il fallait vraiment le pousser derrière le micro. [Rires] Ce qui était marrant, c’est qu’il y avait déjà un TLP en Angleterre, T.L.P.1, du groupe Hardnoise. On était un peu embêté, parce que mon pote TLP avait lui aussi son nom depuis longtemps, on ne voulait pas changer. Et on a pas changé d’ailleurs. C’était un peu une confusion, qui a été bien prise au final. Je pense aussi que le fait d’être avec 691, le label de Blade, c’était un peu comme avoir un sceau. Et puis ce disque et les expériences avec 691 de manière générale, ça a été également un gros apprentissage côté production et enregistrement pour moi. Quand tu travailles avec No Sleep Nigel, tu apprends des tonnes de choses.
Rhyme Cut Core - « At the Crossroads »
A : Est-ce vrai que Blade t’a donné tes premières machines pour produire ?
G : Il m’a donné un SP12 oui, pour faire une tournée en Allemagne, en 1993. Mon premier S950, je l’ai acheté en Angleterre. Avant, j’avais un S1000 qu’on m’avait donné et que je n’aimais pas. Je n’avais presque rien pour faire des beats, j’ai mis du temps à avoir du matériel de producteur. Jo Bogaert de Technotronic, et Frank De Wulf, qui faisait de la techno et était son concurrent, m’ont tous les deux prêté un sampler et une table de mixage à mes débuts. C’est avec ça que je faisais mes premiers beats, dont des trucs jungle, des trucs de dub mixés avec du hip-hop en 45 tours. Un Jamaïcain était toujours avec nous, on avait cette influence ragga reagge aussi. Tout ça se mélangeait, les influences de Londres également, le jazz, les samples, le reggae, tous les magasins…
A : Ces années sont celles où tu deviens champion d’Europe DMC. Beaucoup de DJs m’ont dit que les compétitions avaient souvent une mauvaise ambiance, une vraie mise sous pression. Comment as-tu vécu cette compétition ?
G : C’est assez marrant de dire ça pour une compétition que tu as gagnée, mais ce championnat, je l’avais trouvé super wack ! [Rires] Je n’aimais pas du tout la vibe, c’est aussi à un moment où il y avait beaucoup de New Jack Swing, et ce n’était pas mon kif. J’ai fait mon truc, et je suis sorti dehors tellement ce qu’il se passait ne m’évoquait rien. J’ai appris que j’avais gagné alors que j’étais en train de parler avec les portiers de la salle. [Rires]
A : Est-ce que ce titre de champion t’a aidé dans ta carrière ?
G : Oui, mais c’est l’ensemble d’un tas de choses. Après le championnat de 1991, on devait faire une tournée DMC en Europe. Elle n’a finalement jamais eu lieu. Là où ça m’a aidé, c’est avec Blade, mais c’était dans les deux sens. Travailler avec Blade m’a aidé à monter mon niveau, et le niveau que j’avais acquis lui permettait lui aussi de monter plus vite. C’était pareil avec TLP au sein de Rhyme Cut Core. C’était important que je fasse bien mon boulot.
A : D’autant plus que Blade a beaucoup travaillé avec les Skratch Perverts [collectif réputé de DJs anglais, NDLR] également, notamment Prime Cuts…
G : [Il coupe, enthousiaste] Avec tout le monde !
A : Oui, Mr Thing aussi et pourtant, tu deviens son DJ.
G : Au début, Renegade était aux platines avec Blade. Ils ont eu une dispute et j’ai pris la suite. J’avais invité Blade pour faire un show à Gand, qui était le premier qu’il faisait hors d’Angleterre. Il était avec Renegade et Ty. [Talentueux rappeur anglais, décédé brutalement cette année, NDLR] Avec Rhyme Cut Core, on faisait la première partie. Pour eux c’était le flash : en Angleterre tout ferme à 23 heures, et là on a fait la fête dehors jusqu’à cinq heures du matin. Ils ne comprenaient rien. [Rires] Comme ça s’est bien passé et que ça n’allait plus avec Renegade, Blade m’a pris pour faire le show suivant à Amsterdam. C’est comme cela qu’on a commencé à travailler ensemble, d’abord sur scène, puis ensuite en studio. À ce moment-là, je fais aussi E-Life [rappeur néerlandais originaire de Rotterdam, NDLR] et Postmen [groupe de hip-hop néerlandais, NDLR], qui tournaient beaucoup en Hollande. Et bien évidemment De Puta Madre. J’avais plusieurs teams. Je trouvais des rappeurs cool qui faisaient de la musique cool, alors j’y allais. Je fonctionne toujours comme ça aujourd’hui.
Blade - « Pop Idol »
A : Quand tu emménages à Gand, tu y rencontres justement Smimooz et le R.A.B. Crew, l’équipe qui formera De Puta Madre. J’ai appris que tu ne parlais pas français à l’époque, et Smimooz ni néerlandais, ni anglais, et que vous communiquiez avec les mains. C’est vrai ?
G : [Rires] Oui, avec les mains, en dessinant des trucs sur des bouts de papier aussi. Quand on s’est rencontrés, c’est un peu comme si c’était la première rencontre de l’histoire de l’humanité entre un Inuit et un Touareg. [Rires] Smim’ m’a fait comprendre que même si je ne voulais pas, je serais dans le R.A.B. Crew. [Le Rien À Branler Posse est un important collectif belge né à la fin des années 1980, principalement composé de tagueurs. C’est ce collectif qui donne naissance au groupe De Puta Madre, NDLR] Ça taguait énormément. Mais Smim’ faisait déjà tout ! Il graffait, rappait, produisait, beatboxait. De Puta Madre existait déjà quand je suis arrivé, Uman était encore là. [Uman est un membre de De Puta Madre qui participe au premier maxi du groupe, mais le quitte avant la sortie du premier album en 1995, NDLR] Tout le monde avait déjà son rôle. C’était une très grande force d’être aussi nombreux et de toutes les origines. Ça nous permettait de représenter en force. Dans n’importe quelle situation tu avais quelqu’un qui pouvait être un leader. Du coup, on avait toujours une solution pour tout.
A : Benny B mis à part, De Puta Madre est considéré comme le premier groupe belge qui sort un album.
G : On y pensait même pas ! On fumait beaucoup, on déconnait beaucoup, d’ailleurs ça s’entend beaucoup dans le disque. [Rires] Une Ball dans la tête est comme un film. Tout ce qui s’y dit n’est pas nécessairement vrai, c’est un mélange de flashs dans la tête, d’histoires construites et d’attitudes un peu plus réelles. On était jeunes, c’étaient nos conneries mises en musique. [Rires]
A : Cet album est considéré comme très important pour le rap belge aujourd’hui. Mais à l’époque, comment perçois-tu sa réception ?
G : Je ne comprends toujours pas comme Smim’ fait. Je sais ce qu’il fait mais je ne comprends pas comment il fait. C’est un fou dans sa tête. [Sourire] On a remixé tout l’album et quand je le réécoute, c’est une machine à remonter le temps pour moi. Cet album nous a permis de faire plein de concerts, en Belgique, mais aussi à l’étranger. Je crois d’ailleurs qu’on est les premiers à faire un concert de rap en Corse. On a partagé la scène avec DJ Duke, qui était là avec un rappeur. [Probablement Al, NDLR] Eux et nous étions les premiers groupes à jouer en Corse. On a tourné en Espagne, au Canada, c’était cool. Ce que je devais faire avec le DMC, je l’ai fait avec Blade, De Puta Madre et d’autres. [Rires]
A : Tu fais d’ailleurs une nouvelle fois se rencontrer les connexions anglaises avec la Belgique, puisque No Sleep Nigel vient mixer et masteriser votre second disque, TechnikStonic en 1999.
G : Ouais, c’était important, notamment pour Smim’, car personne ne comprend vraiment ce qu’il se passe dans sa tête, donc le mixage et le mastering, c’est souvent une étape complexe. [Sourire] Je pense que No Sleep a compris ce qu’il se passait dans la tête de Smim’. Un peu en tous cas. [Rires] Sur cet album, ce qu’il faut savoir, c’est que Smim’ avait perdu les ZIP des productions. Il a refait l’album dans un studio, mais il ne voulait pas qu’on soit au courant qu’il n’y avait plus les beats. Il a tout refait vite fait, en studio et en catimini. Ça illustre très bien ce que je veux te dire quand je dis que je ne sais pas comment il fait. [Rires] Il a refait les instrus en studio, sur le tas et l’air de rien. Denis Moulin avec qui on avait fait le premier n’était plus disponible, Milky [ingénieur du son rattaché à l’équipe de 9mm Recordz, label de De Puta Madre, NDLR] aurait pu le faire, mais la présence de No Sleep Nigel nous permettait d’aller plus loin encore.
De Puta Madre - « Industrie »
A : Qu’est-ce que t’as appris Nigel ?
G : Déjà c’est un mec hyper érudit sur la musique. Il est très cultivé et sait t’orienter vers des trucs passionnants à écouter ou à apprendre. Ça correspond à une vraie ouverture d’esprit, qui se ressent dans son travail. À côté de ça, il maîtrise ses outils et il a un côté que je qualifierais presque de magicien. Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous, notre parcours, notre histoire, c’est de faire des beats à la maison, dans nos garages. Et lorsque tu rentres en studio avec des ingé son calés comme Nigel, tu commences à comprendre que ce sont deux mondes totalement différents. Tes beats passent par un tout autre processus que celui qui t’a fait hocher la tête chez toi. Le but, c’est justement, qu’en studio, ton son franchisse une dimension supplémentaire. Chaque session, tu découvres une nouvelle machine, une nouvelle technique, et tu vois ton son qui grossit, qui s’améliore. C’est hyper important ! Il y a une machine que tu vois depuis des mois dans son studio ; tu crois qu’il ne l’utilise jamais. Mais en réalité, un jour il l’allume, parce que pour ce son-là, c’est cette machine-là qu’il faut. Regarder Nigel travailler, c’est prendre conscience de tout ça, surtout qu’il adore expliquer ce qu’il fait, au point qu’avec Blade, on briefe les gens qui viennent en studio et qui ne le connaissent pas. « Ne lui posez surtout une question, sinon, on n’enregistrera pas avant qu’il ait fini sa réponse qui va durer deux heures ! » [Rires] Nigel te transmet un vrai savoir-faire. Un autre truc qu’il t’apprend aussi, c’est la patience. Les sessions studio coûtent cher, donc tu as tendance à te précipiter, alors qu’évidemment, c’est ce qu’il ne faut pas faire. Avec Blade et Nigel, on sortait du studio à 7 heures du matin, on travaillait toute la nuit. Si ça n’avait tenu qu’à nous, MC et DJ, on serait allés plus vite. Mais avec Nigel, tu apprends que parfois, il faut rester plus longtemps pour que ça sonne mieux. C’est d’ailleurs pour ça qu’il s’appelle No Sleep. [Rires] Tu t’endors dans le sofa du studio, et quand tu te réveilles à 6 heures du matin, lui est encore sur les machines à bosser ton morceau.
A : Pourquoi De Puta Madre s’arrête, alors que vous continuez tous à traîner ensemble, que 9mm Recordz existe encore quelques années supplémentaires, et que vous continuez à faire de la musique.
G : Artistiquement, Rayer partait plus dans des sons club, alors que tous les autres, moi inclus, on restait sur des trucs hardcore. C’est notamment pour ça qu’il y a eu Les Deux fils de pute [« Les Deux fils de pute » est bel et bien le nom d’un groupe, composé de Pee Gonzalez et Smimooz, NDLR] après : c’était une façon de continuer l’esprit De Puta Madre, sans non plus utiliser le nom sans Rayer. Pour moi c’est normal que chacun puisse naturellement faire sa route artistique, du coup, j’ai toujours du mal à m’exprimer là-dessus, car ma posture c’est d’être en stand-by, pas dans le sens en pause, mais au contraire ready-to-go. Il suffit de me demander, et comme un appareil électronique, je m’allume et suis opérationnel. Quand on rejoué Une Ball dans la tête à L’Ancienne Belgique [nom d’une salle de concert de Bruxelles, NDLR, où De Puta Madre a été invité à rejouer son album en 2012, NDLR] c’était exactement ça. Quand il s’agit de sortir de nouveaux trucs, c’est également ça. D’ailleurs, Rayer nous avait rassemblé sur son maxi, celui où il y a Inspectah Deck. On a sorti le maxi Conectao en 2001, mais il y a aussi la réalité à laquelle on faisait face au début des années 2000 : on n’avait plus les mêmes moyens de distribution. On avait moins d’argent, et surtout, c’était la crise du disque. Le digital arrivait, personne ne s’était adapté et on était plein à sortir des disques sans arriver à les vendre. Aujourd’hui, ça reprend, avec un autre marché peut-être, plus composé de fans et de collectionneurs, mais à l’époque, c’était vraiment dur
A : À l’exception de De Puta Madre, on te voit très peu avec d’autres rappeurs ou artistes belges.
G : Il y a eu After Hours tout de même, où on était quatre au début. DVL est vraiment le concepteur de After Hours. Il y a eu DéHaël à la fin des années 1990, mais oui, j’ai beaucoup travaillé avec des gens à l’étranger. Des Anglais, des Néerlandais, Crazy B pour parler d’un français sur le volume 3 de Back to the Beat, Kool M de La Rumeur du coup. [Kool M et Soul G de La Rumeur étaient très impliqués dans les disques de battle Back to the Beat du label Nothing but soul Recordz, managé par Goz, lui-même ancien de La Rumeur, NDLR] Kool M revenait de chez Qbert à San Francisco et nous avait ramené des white label [disques vinyles sortis en petit pressage, sans identité visuelle, d’où le nom avec une simple pochette de protection blanche au mieux simplement stické, NDLR] à Gand par exemple. En fait, je crois que c’est juste une question d’émulation rap, de niveau. De Puta Madre était logique pour moi et avec un vrai niveau, une vraie identité aussi, mais pendant très longtemps, les rappeurs flamands n’étaient pas au niveau. En tous cas pour moi ça ne collait pas. De Puta Madre était un groupe francophone, TLP rappait en anglais et ça assurait au micro, mais quand je rentrais d’Angleterre et que je voyais le niveau des rappeurs flamands, c’était dur. De Puta Madre c’était différent, c’était le vrai hip-hop pour moi, c’étaient des gens real. Pareil pour Blade, qui est real et te raconte la vraie vie. E-Life était comme ça aussi, mais c’était l’une des rares exceptions parmi les rappeurs qui posent en néerlandais. Depuis, ça s’est beaucoup amélioré. Et puis je n’ai jamais vraiment vu le hip-hop avec des drapeaux. Je suis même contre cette vision-là. Pour moi, le hip-hop, c’est justement le truc qui casse cette vision, c’est universel. Et la Belgique, c’est tellement petit ! J’allais en Angleterre justement parce que je trouvais que le hip-hop vivait plus là-bas qu’ici. C’était une façon de me nourrir, comme c’était le cas quand je voyais Kool M à Paris. Chez vous aussi, on sentait que ça bougeait plus, le niveau était incomparable. Il y avait des bons groupes en Belgique, mais pas l’émulation ni la concurrence qui permet d’aller plus loin. Enfin, il y a sûrement une question de caractère : si j’aime être là où le mouvement vit, j’ai néanmoins toujours laissé venir les gens vers moi. Je n’ai pas été voir Jay Royale en lui demandant si je peux lui faire des cuts par exemple. Non, c’est lui qui est venu vers moi. J’aborde les échanges avec les rappeurs en me disant : qu’est-ce que je peux faire pour que ce morceau soit mieux, plutôt que de me demander s’il peut faire quelque chose pour moi ou si ça me sera utile de poser des cuts là-dessus.
DJ Grazzhoppa & After Hours - « Collected & Injected Part. 3 »
A : Tu te sens comme un arrangeur ?
G : Ça dépend. Déjà, il y a des collaborations qui nécessitent un travail préparatoire. Ça a été le cas avec Jay Royale par exemple. On a d’abord bossé des démos, et quand il a trouvé son style, ça a commencé à sortir. Puis il y a des rappeurs qui savent exactement ce qu’ils veulent, ont sélectionné les lignes qu’ils veulent que je scratche. D’autres me laissent carte blanche, d’autres encore ont des idées qui ne vont pas marcher, et je commence par leur montrer pourquoi ça ne va pas marcher. [Rires] Puis aujourd’hui, c’est beaucoup un boulot en ligne, ce qui est différent d’être dans un studio. Chacun a son niveau de compréhension. Ce qui est cool, c’est que j’arrive à maintenir des collaborations sur le temps,et donc les gens savent où je veux aller, le langage est plus fluide. C’est le cas avec quelqu’un comme Jamil, ça fait un moment qu’on travaille ensemble. Reef [Reef Ali, NDLR] est quelqu’un qui m’a permis de faire beaucoup de connexions aux États-Unis aussi. Aujourd’hui, il développe son projet Vinyl Frontier, mais c’est par lui que je me connecte avec Don Streat, qui lui-même me connecte à Jamil. C’est toujours par Reef que j’ai été connecté à JMega et qu’on a fait True Masterz. C’est tout un système de connexions, d’être dans une sorte de galaxie, qui fait que les gens t’appellent pour ce que tu fais, pour comment tu sonnes.
Jay Royale - « Oowop » feat. Eto & DJ Grazzhoppa
A : Toutes proportions gardées, est-ce que Greedy Fingers t’a permis de te faire connaître tôt aux États-Unis ? [Après une série de maxis instrumentaux, DJ Grazzhoppa, Smimooz et Mr Greedy sortent en 1999 le disque Shady Sirens sur lequel Cage, Necro ou MF Doom sont en featuring, NDLR]
G : Je pense un peu oui, car on avait été aux USA avec Smimooz un peu après la sortie pour tout autre chose, et on a vu que ça tournait un petit peu. Un truc qui a joué, c’est que la plupart des artistes dessus n’avaient pas encore sorti d’album solo à ce moment-là, donc ça donne rétrospectivement un cachet à notre disque. DC Recordings avait déjà son réseau, ce qui nous a aidé aussi. Les gens de chez DC Recordings avaient entendu les maxis instrumentaux que nous avions sortis. Ils les ont bien aimés et sont venus nous voir. Ça devait être un album instrumental, mais parce qu’on sentait une opportunité avec cette distribution, on a voulu upgrader le projet. On a donc utiliser les sous de l’avance que DC nous avait fournie pour payer les rappeurs. On a fait l’intro chez Smim’, la plupart des beats ont sinon été faits chez moi, souvent par moi. Avec Smim’ et Greedy, on a ensuite tout mixé, et on envoyait les sons aux rappeurs. Il n’y avait pas encore Internet. Tu envoyais les ADAT, tu attendais qu’ils arrivent en retour. Celui de Cage est arrivé avec un problème de glitch, ils se sont pris la tête dessus, et en fait, on a dû resampler la voix, une vraie galère, que tu n’entends pas quand t’écoutes le disque.
A : Tu as dit quelque chose qui est très tabou en France : payer les rappeurs. C’était naturel pour vous de les payer ?
G : Évidemment ! Comment tu veux qu’ils travaillent pour toi sinon ? Ils ne t’ont jamais vu, tu n’es pas avec eux en studio, ce n’est pas Blade que je côtoyais tout le temps. Tout ce qu’ils connaissent de nous ce sont nos instrus et qu’il y a DC Recordings d’impliqué sur la distribution du disque. Il n’y a aucune honte, c’est normal de les payer. Je ne vais pas inventer des choses pour frimer. Ce n’est pas systématique que ça fonctionne comme ça, par exemple un truc qui fonctionne beaucoup désormais lorsque tu travailles bien avec des gens, c’est plutôt que de les payer, tu troques les skills. Tu demandes par exemple un 16 mesures à un rappeur, et toi tu le paies en te rendant disponible pour scratcher des refrains sur son prochain titre, ou inversement. Il n’y a même pas d’argent qui passe, et ça j’aime particulièrement. Ce qui est devenu fou par contre, c’est de voir des Américains qui m’envoient leur morceau, leur argent, et me disent : « tiens, fais ton truc ». [Rires] Pour moi, c’est le monde à l’envers. [Rires] Là je bosse avec Substance810, que Jamil a ramené sur l’album de The Fix qu’on fait ensemble, et c’est exactement ce qu’il fait. C’est fou parce qu’il y a 15 ou 20 ans, ce sont des types comme moi ou Smim’ qui rêvions de bosser avec des gens comme ça et de trouver l’argent pour les payer. Et même si c’est difficile car j’achète beaucoup de disques, j’essaie de garder l’argent que je gagne pour pouvoir sortir moi-même des disques et les monter. Je finis un projet avec Chillow, qui a fait un album avec El Da Sensei. Il a été à New York pour enregistrer durant trois mois, avec des beats à lui, à moi, et il a enregistré plein de voix : El Da Sensei, John Robinson, Napoleon da Legend, El Gant, Planet Asia, plein de gens ! On est en train de finir ça. Je dois aussi finir l’album Solid Vs. Green qu’on travaille depuis des années avec Smimooz. Dès que j’aurais fini mes trucs, notamment avec Chillow, et lui les siens, on va se caler une semaine pour finir ça. Solid Vs. Green, c’est vraiment un truc à nous deux. Dans les deux premiers EPs, il y a ce côté déconneur qu’on apprécie.
A : Est-ce que le rap a manqué d’humour depuis 20 ans ?
G : Sûrement un peu oui. Mais en même temps, quand je vois plusieurs des derniers clips de R.A The Rugged Man, je me dis qu’il reste encore des Biz Markie Elements. [Rires] C’est important de rire, de ne pas se prendre trop au sérieux.
A : Quand vous avez fait Shady Sirens, les MCs étaient des choix très orientés vers cette scène indépendante, mi-Rawkus, mi-à l’esthétique un peu trash des années 2000.
G : On kiffait ce côté trash. Il y a toujours eu un côté un peu punk dans le hip-hop et on a toujours adoré ça avec Smimooz. Quand Cage fait « Agent Orange », on adore. Quand Necro fait « Coakroches », je suis mort de rire. Je capte le délire, qui, si tu ne le comprends pas, peut effectivement te mettre mal à l’aise. C’est plein de feintes, de choses brutales dites de manière tellement hardcore, mais qui en fait ne sont pas si sérieuses que ça. Il y a un côté rentre-dedans et déconneur qui me plaît. Même des scratcheurs ont ça : dans les visuels ou les ambiances des Piklz, de D-Styles, et d’autres, il y a ce côté hard que j’adore.
Greedy Fingers - « Wise Ass » feat. Necro
A : Si je te dis que ton parcours récent, ta collaboration avec les Américains, me fait penser à la démarche d’un DJ Duke, ou dans la génération plus jeune à Kyo Itachi, DJ Brans et Effiscienz, Crown, même Koss avec lequel tu as travaillé, qu’est-que ça t’inspire ? Pour moi, toi et Duke, vous êtes un peu les papas de cette génération. [Cet entretien a été réalisé en août 2020, avant le décès de DJ Duke, NDLR]
G : Pour moi, le rap a été très principalement en anglais. Quand tu mixes en soirée, quand tu commences à faire des beats et que tu ne viens pas d’une terre francophone, tu as envie de proposer ce rap en anglais, pour le passer dans ta sélection en soirée, que ça colle à la vibe. Tu veux être dans le même train, le même état d’esprit, ramener tes cinq centimes dans l’univers hip-hop. Alors si je peux aider quelqu’un, lui montrer des directions possibles, je le fais. On est des vieux, donc sans s’imposer jouons notre rôle de parrain si on nous le demande. Quand Koss est venu ici pour se faire l’oreille, avoir des conseils, ses morceaux étaient bons, je n’avais pas grand chose à dire. Mais pourtant, il cherchait des réponses, notamment sur ce qu’est un disque. Je lui ai proposé l’ordre de l’album, où mettre l’interlude. Des fois, aider se résume à ça, et ce n’est pas parce que ça semble basique que ce n’est pas nécessaire. [Il sourit]
A : Côté turntablism, tu as monté un big band scratch comptant jusqu’à douze DJs.
G : On a été même treize à un moment ! [Quatorze d’après certaines sources, NDLR] Tous ces DJs étaient des gens que je connaissais déjà. J’essayais d’avoir un groupe où si je mettais des gens ensemble, ça ne pouvait que matcher. Il fallait que j’identifie qui allait ramener quoi et si ça allait coller. J’ai vraiment cherché une cohésion de groupe et une proximité. C’est pour ça qu’il y a des gars pas vraiment connus. J’aurais pu faire venir des DJs plus connus, mais il y avait avant tout cette recherche de cohésion.
A : Comment conçoit-on le rôle de chacun avec un tel nombre de DJs ? Est-ce que ça se rapproche du rôle de chef d’orchestre ?
G : Avant tout, il y a les prérequis : ici, c’est de bien scratcher afin de comprendre et retranscrire ce qu’on cherche à faire, tout simplement. Lamont était hyper fort en scratch, J to the C et Izerbeat sont super précis dans les cuts, super chauds tout le temps. Ensuite, on a créé quatre sous groupes : un pour les beats, un pour les basses, un pour les instruments – des guitares, des claviers, etc. -, et un qui manipule les voix. Au fur et à mesure, c’est devenu plus souple, tout simplement parce que les morceaux devenaient plus prenants, plus techniques. Mais le challenge, c’était d’abord que la section rythmique arrive à répondre à cette demande : « trouvez un truc qui marche. Je m’en fous de comment vous le faites, mais faites-le et que ça fonctionne. » Quand ils arrivent à poser quelque chose, tu fais entrer la section basse avec le même challenge. Il y avait avec nous un saxophoniste, Fabrizio Cassol, qui servait aussi d’oreille extérieure car moi-même derrière les platines, je ne peux pas tout voir ni tout entendre. Fabrizio était dans Aka Moon [Aka Moon est un groupe de jazz belge qualifié d’avant-gardiste, avec des influences multiples, NDLR], a un vrai vécu, et il sait diriger un groupe. Il a réellement ce côté chef d’orchestre. Il entend les choses, et sait repérer ce qu’il faut garder, ce qu’il faut pousser plus loin. De fil en aiguille, Aka Moon nous a vraiment rejoint, comme je les avais rejoints quelques années plus tôt après avoir rencontré Fabrizio sur la tournée de Rosas, une compagnie de théâtre et de danse que nous accompagnions pour leurs spectacles. Mo’ [Monique, sa femme avec lequel il forme le duo Mo’ & Grazz, NDLR] qui est chanteuse nous a également rejoints, et nous avons combiné ce projet sous plusieurs formules.
A : Comment réussit-on à vendre un projet aussi gros, qui plus est sur le scratch, à des salles de concert, des festivals ?
G : En fait, c’était justement la volonté de ce Big Band : légitimer ce qu’est un DJ. Toute ma vie, dès qu’un projet artistique se terminait et que je me retrouvais au chômage, j’ai pu constater que les DJs étaient vus comme des profiteurs. J’entendais que DJ ce n’était pas un boulot sérieux, qui nécessite du travail, ce genre de choses. J’ai voulu montrer à travers ce groupe qu’être DJ ne demande pas moins de travail que pour n’importe quel musicien, que c’est quelque chose qui porte une démarche artistique autant qu’une recherche d’excellence technique. Je voulais montrer qu’un DJ c’est un musicien, un artiste, avec des skills qui font de lui quelqu’un d’established dans la musique. Ce n’est pas pour rien si une école de danse comme Rosas, des groupes de World ou de Jazz comme Aka Moon te font venir tout de même ! Eux ont une légitimité, d’ailleurs ça se voit à travers leurs budgets. Faire ce big band, avec un orchestre de DJ, mais aussi une chanteuse, un saxophoniste, c’était une manière de montrer que nous sommes des musiciens, que nous sommes légitimes ! Je nous différencie même d’un groupe comme Birdy Nam Nam qui a un côté spectacle, entertainement, alors que moi je visais plus le côté establishment. Quand on joue à La Monnaie [salle d’Opéra de Bruxelles, NDLR], c’est une victoire : être dans ce lieu-là, ça veut dire qu’il n’y a plus de doute sur ce que nous sommes. Et ce groupe, c’est aussi une manière de montrer aux jeunes DJs dans leur chambre que tu as plusieurs options. Tu n’es pas obligé de finir dans une boîte de nuit, ton avenir ne se limite pas à ça. Tu peux faire des dizaines de trucs différents : des soirées bien sûr, faire partie d’un groupe de rap, mais aussi jouer avec des orchestres, des groupes de genres musicaux différents, aller dans des lieux prestigieux. Avec Fabrizio, on a joué en tant que solistes avec des orchestres en Autriche, là où il y a toutes les Rolls Royce du milieu orchestral et de l’opéra. Ce big band était tout simplement une manière d’affirmer la valeur du deejaying. Jouer dans une boite, c’est cool, ça se respecte car tu donnes du plaisir aux gens, ils s’amusent. Mais ce n’est pas la seule perspective ni la limite d’un boulot de DJ. Nous allons beaucoup plus loin que ça, et je voulais le montrer.
A : Une autre manière de se légitimer, cette fois entre DJs, ce sont les breakbeats et loopers. Tu n’es que sporadiquement actif là-dessus
G : J’ai fait deux loopers il n’ y a pas si longtemps [en 2017 et 2018, NDLR], qui sont sortis sous le nom Fila Cuti. Il y a eu le DJ’s From Earth, on avait eu le battle breaks avec Smimooz et Lamont, et on a fait un looper Fila Kuti meets DJ’s From Earth. Je crois que c’est super cool à faire, mais difficile à vendre. Tu fais deux cent copies, tu es sûr que tu en vends entre cinquante et cent, mais les cent autres, c’est compliqué. En ce moment, il y a la mode du portablism qui est cool, les visual vinyls aussi, ces disques avec la forme spectrale du son inscrite dessus. Le monde du turntablism est un monde de fous de toute façon. Le truc c’est que j’ai fait tellement de choses que je ne me sens pas de passages obligés. Plein de gens font des trucs super, on n’a pas toujours le temps de tout faire, donc j’essaie juste de choisir des trucs que j’aime bien et surtout de les finir avant d’en commencer d’autres. [Rires] Je dis ça, mais en même temps, pour survivre, tu es toujours obligé d’avoir plusieurs projets en même temps. Juste avant le lockdown, on avait un show Mo et le Brussels Jazz Orchestra, orchestre de cuivres, super solide, c’était cool. On travaille actuellement sur le disque malgré les conditions.
A : il y a la scène, notamment via le groupe Mo & Grazz, mais comment vit-on sur des scratches et des productions posées essentiellement avec des rappeurs indés et autoproduits ?
G : Je gagne un petit peu de droits sur les beats, mais pas sur les scratches, évidemment, sauf cas particuliers. Il y a beaucoup de débrouille et d’arrangements. Par exemple, quand tu places des cuts pour quelqu’un, tu reçois en plus quelques disques sur lesquels tu viens de scratcher et tu les vends à ton compte. C’est une des manières de faire son argent. Mais ce n’est pas toujours l’argent qui est important. L’argent, c’est un moyen pour faire tes trucs, pour vivre, mais pas une fin. Si tu ne fais rien parce qu’il n’y a pas d’argent, parfois, tu peux attendre longtemps. Il faut rester actif : travaille, pose des sons, fais les choses. Quand il y a de l’argent, prends-le, bien sûr, mais il faut parfois accepter que faire des choses gratuitement ne va pas dans le vide, malgré les apparences. Quand on a fait Mo & Grazz avec Monique, on a fait venir des musiciens. Plein d’entre eux ont joué gratuitement. Pourquoi ? Car ils savent très bien que si on se casse tous la tête et qu’on arrive à tourner avec le disque, là il y aura des cachets pour tout le monde. Alors que si tout le monde avait attendu son billet, il ne se serait rien passé. Et même, les idées changent car les temps changent. Si ça se trouve, il y a vingt ans, tu n’aurais pas accepté de bouger ton cul avant de recevoir l’argent. C’était mon cas à un moment pour faire des cuts : pas d’argent, pas de cuts ! Mais le monde a changé, le modèle économique aussi, et même mes idées. Jamil, je vois qu’il a un truc artistique, que pour lui c’est important qu’il s’exprime. Il a vraiment un truc à dire et une façon de le dire qui est très spéciale. Eh bien, on ne parle pas d’argent, on le fait. On se concentre sur la musique d’abord, et une fois que tout est fait, on en parle. Il a vendu ses CDs aux States, il m’envoie une part via Paypal, et c’est cool. C’est plus cool que se prendre la tête à se mettre d’accord sur un prix. Il n’y a plus de budgets de labels aujourd’hui, alors si tu restes dans cette optique, c’est difficile. Sortir des disques, ça restera toujours le truc à faire, car sans disques, il y a rien : pas de scènes, pas de rencontres, pas de featurings, pas de journalistes comme toi devant moi. Sans disques, tout ça n’existe pas. Le premier truc à faire, c’est sortir des disques, c’est official, c’est ça qui enclenche la mécanique. C’est encore ça mon objectif aujourd’hui : sortir le plus de vinyles possibles. À un moment, plein de trucs étaient digital, même les miens, mais maintenant, quand je fais un truc et que j’arrive à la conclusion « I’ve got to put it on vinyl », c’est cool ! Par contre, les disques sont devenus hyper chers. Quand je vois les disques de Conway se vendre 500€… [Rires] Il fallait remettre de la valeur dans le rap, mais là, c’est parti en couilles. Je ne peux plus me payer de disques de Griselda ! [Rires]
La publication de cet entretien est dédiée à DJ Duke. Repose en paix.
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