DJ Duke, connexions undaground
Interview

DJ Duke, connexions undaground

Dernier (et toujours) DJ en date de la nébuleuse Assassin et de Rockin’ Squat, Duke est aussi l’auteur de titres avec Oxmo, Alchemist, Profecy, La Caution ou Guilty Simpson parmi d’autres. Rencontre avec un oldtimer qui préférera rester indépendant, « undercover » comme il le dit. Afin de mieux explorer l’underground ?

Photographie : archives personnelles de DJ Duke
Sauf photo n° 7 (fumée) par Yko NoTimz

Depuis plus de vingt-cinq ans, Duke est derrière platines et machines. D’abord installé à Dijon, il sera de ces DJs qui montent sur Paris et écument les boutiques de vinyles de Châtelet. Comme quasiment tous, il lorgnera vers New York, qui n’est pas seulement la terre promise des MCs mais aussi celle des DJs. Il ingérera très vite la culture du remix des américains et la développera dès ses premières mixtapes, même si ce ne sont pas les siennes que l’histoire, une fois réécrite, retiendra le plus.

Pendant ce temps, son premier acolyte, Al, est son binôme côté micro. Ensemble, ils réalisent « Les lions vivent dans la brousse ». Le titre deviendra l’hymne des bousillés de hip-hop installés loin de son centre névralgique parisien. Il sera aussi le morceau qui mettra en lumière Al & Duke. Repéré par Cut Killer, le morceau deviendra l’un des sons les plus marquants d’Opération Freestyle.

Ironie de l’histoire, le rappeur se rapprochera de La Rumeur quand le DJ se rapprochera d’Assassin. Duke a abordé le groupe dont il est fan et notamment Squat, dès 1991. Il l’a fait au culot, comme beaucoup de choses qu’il fera durant sa carrière. Durant les six premières années, Duke assistera tantôt de près, tantôt de loin, à l’évolution de « la nébuleuse Assassin ». Jusqu’à ce qu’orphelin de Toty et Wicked Profayt, Squat lui demande de l’accompagner. D’abord sur une tournée radio, puis sur scène. Presque vingt ans plus tard, Duke est toujours le pendant de Squat aux platines. En parallèle, il écume les salles indépendantes et les festivals du monde seul ou en bande. Il monte son label pour réaliser l’album de Profecy, Le cri des briques, et fait le grand écart en réalisant des morceaux aussi bien avec L’Armée des 12 qu’avec Oxmo. Mais surtout, il raconte son Graal, sa lubie : se connecter avec des rappeurs américains.

Au départ c’est en voyageant, en tissant un réseau, en faisant des rencontres et en volant des bandes vierges en radio pour y enregistrer les MCs dont il connaît les morceaux par coeur à force de les passer en soirée. Puis ce sera en les faisant venir en France, à Lyon, troisième plus grande ville de France qui des années durant n’a jamais réussi à marquer au fer rouge l’histoire du rap français. Toujours dans l’ombre des artistes, qu’il soit sur scène avec Assassin, aux manettes de l’album de Profecy, sur les premières démos du Peuple de l’Herbe ou en partageant des titres avec The Alchemist, Keith Murray ou Sean Price, rencontre avec un oldtimer qui a toujours préféré rester undercover. Comme pour mieux explorer l’underground. Qu’il s’exprime !


Rencontre avec le deejaying Dijon, platine à courroie et peuple de l’herbe.

Abcdr du son : Viens-tu au hip-hop par les platines, ou aux platines par le hip-hop ?

DJ Duke : Avant le hip-hop, il y a eu les platines. J’avais un oncle qui était DJ. Lui mixait de la funk, voire du disco. Du coup j’ai eu très tôt ce contact avec les vinyles et les platines. Gamin, j’étais évidemment hyper attiré par cette possibilité de pouvoir enchaîner des disques. Le regarder faire m’a mis en tête de mixer du son.

En 1987, j’ai vu le niveau supérieur en assistant à un concert de Dee Nasty et Lionel D, dans une boite de merde en plus. Ça m’a complètement scotché, il se passait un truc. Là il n’était plus seulement question d’enchaîner des morceaux de funk ou de disco, il était question de rap, de scratches. Je suis sorti de là en me disant : « il faut que j’essaie ! » Je n’avais pas une thune, pas de matos, alors j’ai trouvé une platine à courroie. J’ai compris qu’il fallait un cross-fader pour scratcher, mais à l’époque, ça ne se trouvait pas en France à des prix décents. Il fallait se faire ramener une table depuis New York, sinon tu payais cela une fortune. Du coup, j’ai pris une table de mixage basique, une 4 voies. Je l’ai positionnée à l’horizontale et j’ai utilisé les faders pour scratcher. Je scratchais à l’envers du coup. J’ai été un des premiers en France à le faire. J’ai appris en ouvrant comme ça [Il mime avec ses mains le mouvement inversé, le sens d’ouverture/fermeture du cross fader inversé par rapport à la platine où il y a le disque à scratcher]. C’était très relou en vrai. [Rires] Quand j’arrivais après un DJ, je devais tout débrancher, tout rebrancher, il n’y avait pas encore d’inverseur à l’époque. Ça a été comme ça jusqu’au jour où j’ai trouvé un taf d’été qui m’a permis d’acheter des platines, des vraies. C’était en 1988. Et là, j’ai pu envisager de passer au niveau supérieur. J’ai donc redoublé les heures d’entraînement. Les premières vidéos du DMC sont arrivées, les potes passaient, on a vu Cash Money avec sa nouvelle table de mixage au cross fader intégré, le truc fou. Je ne pensais plus qu’à ça.

A : Tu ne faisais que du deejaying ou tu pratiquais d’autres disciplines ?

D : J’ai bien essayé de danser, mais je fais deux mètres, et c’était moche. J’étais dans le graffiti, mais je n’étais pas très bon et en plus j’étais dans un délire vandale. Si tu veux être vandale, il faut ne faire que ça. On s’est faits attraper avec mon crew, on a fait la une du journal à Dijon. C’est la seule fois où j’ai pensé que ma mère aurait pu me tuer. J’ai arrêté le graffiti mais avec des regrets. Le graffiti me plaisait car tu ne te mets pas en avant. C’est ton nom que tu fous partout, toi on ne te voit pas. J’ai toujours préféré être un peu le mec dans l’ombre, undercover. C’est une des raisons pour lesquelles je suis devenu fan d’Assassin. Les mecs ne montraient pas leur gueule. Et puis les platines sont devenues une passion à plein-temps.

A : Tu vis à Dijon à cette époque. Comment te procures-tu tes disques ? Entres-tu en contact avec d’autres DJs ?

D : Oui et non. Rapidement, j’ai dû monter régulièrement à Paris pour trouver des disques, rencontrer des gens, puis plus tard placer mes mixtapes. Mais le vrai contact à avoir, c’était de connaître quelqu’un qui allait à New York. À Dijon j’ai eu de la chance. Deux DJs, Def Stef et Farid, qui n’ont finalement jamais percé, y allaient régulièrement. Les mecs étaient des vrais pionniers, avaient plein de disques qu’ils ramenaient de leurs voyages réguliers à New York. Les gars partaient, je leur faisais limite une liste des courses.
Pendant qu’ils allaient là-bas, j’allais à Paris, à Urban, LTD ou Sound Records. J’y achetais aussi des disques. On était toujours à la recherche des nouveautés. Je les entendais notamment par les mixtapes que mes potes me ramenaient de New York. À Paris, il n’y avait pas tout mais tout de même pas mal de choses et surtout j’ai commencé à rencontrer des gens. C’est cette époque où les liens se tissaient doucement mais sûrement entre les mecs du mouvement, où tu avais des points de rencontres physiques vers lesquels tout le monde convergeait, notamment les magasins de disques qui étaient le principal endroit où les DJs se croisaient. C’était un peu le seul endroit où les DJs sortaient de leurs tanières, contrairement aux MCs ou aux danseurs. J’ai commencé à sympathiser avec Cut Killer, j’ai pu vraiment rencontrer Dee Nasty. Je faisais des mixtapes bootlegs, comme d’autres, et j’arrivais à en vendre à Paris. Mais il y avait une rivalité sous-jacente entre les DJs. De la compétition quelque part. Sur les disques que tu traques, sur les mixtapes qu’on faisait puis plus tard sur les championnats.

A : On t’a peu vu en championnat. Pourquoi ?

D : J ai fait le DMC une fois, en 1997. J’y suis allé avec la fascination pour les épreuves à l’américaine, ça me faisait rêver. Mais j’ai vu que la réalisation en France n’avait rien à voir avec ce qui se faisait aux USA. Chez nous, c’était plus à l’applaudimètre qu’à la technique. T’avais vraiment l’entourage de chaque DJ qui se déplaçait avec lui, et ça mettait une pression pas possible aux concurrents. 1997 était en plus une grosse année. Crazy B était imbattable. J’ai tout de même fini quatrième, sauf que lorsque le classement a été officialisé, j’ai été rétrogradé cinquième. Ça m’a vexé ! Hey les gars, durant le concours, le jury me positionne quatrième, et lorsque le classement sort, vous faites passer Ralph des Turntables Dragunz devant moi ? C’est quoi ce délire ? Ça m’a déçu. À côté de ça, tu y mettais vraiment de ta personne, autant en termes de temps à s’entraîner que financièrement. C’est un véritable investissement personnel. Par exemple, les trajets n’étaient pas défrayés. Quand tu fais les qualifications à Bordeaux et la finale à Rouen, les frais sont pour toi. À cette époque, rares étaient les DJs à avoir de l’argent.

Finalement, en 1998, j’ai tout de même refait une battle, en demi-finale contre Pone qui commençait à être hyper chaud. Ses skills étaient super agressifs et il te défiait du regard, il avait l’attitude. Moi je ne l’avais pas, loin de là. J’avais la tête baissée sur mes platines, concentré sur ce que je faisais. Lui avait compris la part de spectacle, de posture. Et pourtant, lui aussi s’est fait insulter en championnat par telle ou telle équipe. Il m’a bien niqué et ça m’a bien énervé. Finalement, nous sommes devenus potes. [Rires]

Le Peuple de l’herbe - Herbman Skank feat. DJ Duke

A : Petite curiosité dans ton parcours, la première fois que tu es crédité en tant que DJ sur un disque, ce n’est pas sur un disque de rap, mais avec Le Peuple de l’Herbe.

D : J’avais quitté Dijon pour rejoindre ma copine de l’époque, à Lyon. Je m’installe chez son frère le temps de trouver un appartement. Or son frère est l’un des musiciens du Peuple de l’Herbe, qui n’est pas encore connu. Ensemble, on monte un studio. Moi j’ai des velléités d’enregistrer des rappeurs et  Le Peuple de l’Herbe a besoin d’un local. Un soir, je rentre dans le local et ils sont en session d’écoute. Sur l’un de leurs morceaux, des scratches arrivent. Ce n’est franchement pas terrible et je leur dis. J’avais des skeuds sur place et je fais quelques scratches qu’ils enregistrent. Finalement le morceau est sorti [Sur la première démo puis les premiers maxis du groupe, en 1999, NDLR] ! Ça n’était pourtant pas mon trip de faire quelque chose sur ce type de son, j’étais très strict dans mes goûts musicaux. [Rires] Il n’y avait rien d’autres que le hip-hop pour moi, les trucs hybrides, fusion ne m’intéressaient pas, à l’exception de Rage Against the Machine ! Mais à l’époque, on ne se mélangeait pas avec les rockers. D’une manière ou d’une autre, il y a pourtant des groupes de rock qui m’ont influencé, mais quand c’était le cas tu ne la ramenais pas trop. Limite ce sont des choses que tu écoutais en scred chez toi.

Duke Flava Premières mixtapes, premiers remixes.

A : À la même époque, tu sors tes premières mixtapes, passage obligatoire pour un DJ à l’époque, notamment les Duke Flava, composées de freestyles de rap français.

D : Ma culture musicale a été faite grâce aux cassettes, que ce soit celles obtenues à Paris ou celles ramenées de New York. Les championnats étaient un truc que je voulais faire, mais mon Graal c’était vraiment les mixtapes. Comme d’autres DJs français, j’avais vraiment en tête ce qui se faisait de l’autre côté de l’Atlantique. Alors j’ai invité des gars pour des freestyles inédits, comme le faisait les américains.

A : Comment contactais-tu les MCs ?

D : En faisant mes mixtapes, j’ai fait partie de ceux qui défendaient l’idée de mélanger. Pas seulement de mélanger les gens, mais surtout mélanger les sons, c’est à dire inviter des MCs pour des inédits sur des prod’ de mecs qui ne sont pas de leurs crew, que ce soit des faces B ou mes productions. À côté de ça, j’ai toujours travaillé autour de l’humain. Je ne décrochais pas mon téléphone pour avoir telle ou telle personne. C’est d’abord une rencontre, qui deviendra ou pas une collaboration. À l’époque, dans le mouvement, on se croisait tous autour des mêmes endroits. Par exemple, les 2Bal ou Stomy, tout a commencé par une rencontre avec Passi qui venait de sortir de prison et qui était à Lyon. J’étais le seul à avoir un studio dédié au rap à Lyon et il voulait enregistrer des titres. C’est comme cela qu’on s’est rencontrés et que son titre a fini sur la mixtape. Il m’a ensuite présenté Stomy, qui est également venu au studio, puis les 2Bal 2Neg. Quand ces derniers sont passés à Lyon faire un concert, je les ai branchés et ils sont venus au studio. J’ai toujours fonctionné comme ça, même avec les ricains : « viens on va en studio, on va écouter des sons, on va en faire, on va kicker ».

« J’ai toujours préféré être le mec un peu dans l’ombre, undercover »

IAM - La Saga (DJ Duke Remix)

A : Sur tes premières mixtapes, il y a également des remixes, notamment celui de « La Saga » d’IAM. 

D : Là aussi, je me suis inspiré de ces mixtapes où des DJs américains, qui étaient aussi beatmakers, faisaient des remixes. J’ai aussi remixé « Le témoin d’Assassin », avec qui j’étais déjà directement en contact. Mais si j’ai choisi de remixer La Saga, c’est pour deux raisons. D’abord, même si j’avais pas mal d’échanges avec les rappeurs parisiens, je m’intéressais beaucoup à ce qui se faisait en Province. Aujourd’hui où tout est connecté, ça peut sembler évident, mais je peux te dire qu’à l’époque, quand tu étais le provincial qui faisait des aller/retour sur Paris, certains te faisaient bien sentir que tu n’étais pas tout à fait d’ici, comme si tu ne pouvais pas être complètement dans leur mouvement. IAM était évidemment le principal bastion du rap hors de Paris, et ça m’a poussé à faire ce remix. Mais il y a aussi une explication pratique. À l’époque, si tu regardes bien, IAM et Assassin étaient les seuls parmi les grands groupes de rap français à mettre des a capelas sur leurs disques. NTM ne le faisait pas. Le Secteur Ä ne le faisait pas. Le Minister Âmer ne le faisait pas non plus. Seul IAM filait des a capelas. En France, les rappeurs ont toujours été mis en avant, et les beatmakers devaient rester bien dépendants d’eux. Les crews étaient assez fermés sur eux-mêmes, il y avait vraiment la notion d’équipe avec le même beatmaker qui faisait tous les morceaux. Personne n’osait remixer les titres des autres. Je pense qu’en France, on n’abordait pas le hip-hop comme les Américains. Là-bas, les producteurs et les DJs étaient autant mis en avant que les rappeurs. Les américains ont cette culture du remix, les français ne l’avaient pas, sauf Akhenaton, qui je pense est l’un des rares rappeurs français qui a cette culture new-yorkaise. En termes de rap, il a été élevé là-bas d’une certaine manière. Il avait compris que mettre les a capelas de son groupe sur vinyle, ça avait du sens.

A : Ces mixtapes sortent au moment où c’est l’effervescence parmi les DJs français en la matière. Quel bilan tires-tu des tiennes ?

D : Les mixtapes freestyles rap français ont vraiment bien marché, puisqu’elles se sont vendues à quasiment neuf mille exemplaires, ce qui est pas mal pour de l’indé. Je me finançais avec les billets que je faisais en allant mixer en soirée. Je payais 50% d’acompte au fabricant, puis une fois les ventes amorcées, j’honorais les 50% restants. C’était devenu plus ou moins un partenaire. À l’époque, même si les gens dupliquaient les cassettes, le bouche à oreille était le plus fort. Les auditeurs cherchaient à trouver l’originale. J’avais une manageuse qui m’aidait. De mon côté, j’avais monté mon petit système de vente par correspondance autour de ce bouche à oreille. J’avais fait une carte avec une adresse et un numéro de téléphone. Je la donnais aux gens, et si tu appelais ou écrivais avec un chèque et tes coordonnées, on t’envoyait la K7. Avec ça, j’ai pu étoffer le studio, acheter un vrai micro par exemple. Sur la première mixtape, les prises étaient faites au SM58. Ces mixtapes m’ont permis de construire une petite économie autour du studio et de mon activité de DJ.

Les lions sortent de la brousse Al, Cut Killer et Opération Freestyle.

A : Sur ces mixtapes, il y a aussi une première version de ton morceau avec Al, « Les lions vivent dans la brousse », qui sera ensuite l’un des morceaux phares d’Opération Freestyle.

D : Al est mon pote d’enfance. On se connaît depuis 1990, nous sommes tous les deux dijonnais. En partant de Dijon pour Lyon, j’ai commencé à avoir des plans pour mixer ailleurs. J’ai eu la chance de faire des déplacements et par la même occasion mes premiers billets. Je me suis à mixer régulièrement en soirée avec Cut Killer, qui était vachement plus structuré. Il me demandait de lui faire écouter des trucs de rap français. En 1997 je sors les Duke Flava et il y découvre Al et le morceau « Les Lions vivent dans la brousse ». Il me dit : « ce morceau défonce, je sors une compilation, essaie de le réenregistrer plus propre ». J’ai appelé un ingénieur du son débutant que je connaissais, et avec Al, on a tout refait ensemble. On a réenregistré le morceau et Cut l’a pris. C’est un des morceaux qui a le mieux marché dans la compilation.

A : Comment expliques-tu le succès de ce morceau ?

D : Ses lyrics ! Le texte d’Al représentait tellement la frustration de milliers de keums et de fous de rap qu’il a grave marché. Son texte est une synthèse de tout ce qu’on se dit depuis le début de l’interview. Il parle de la place de New York, du mouvement, du fait d’être de Province, des disques à trouver, des boites merdiques, des montées à Panam’. À côté de ça, il y a aussi sa façon de poser. Al écrit super bien, et il avait ce flow super différent, celui du mec qui se pose juste à côté du rythme. Avec La Rumeur, je pense que c’est le premier en France à avoir eu à la fois ce truc nonchalant dans l’attitude et hyper percutant dans l’écriture. Ils se sont d’ailleurs très vite rapprochés.

Al & Duke - Les lions vivent dans la brousse

A : Al réalise également un très beau featuring avec Fabe dans la même période : « Correspondance ». C’est aussi le résultat de ce lien avec Cut Killer et d’Opération Freestyle, sur lequel Fabe et la Scred avaient fait l’anthem « Scred Connexion » ? 

D : Oui et c’est emblématique de toutes les répercussions qu’a pu avoir « Les lions vivent dans la brousse » pour Al et moi. On a fait la tournée d’Opération Freestyle. C’était mortel et c’est là que Fabe a repéré Alain. Pour moi aussi, tout se goupille. C’est une période où tout se fait de rencontre en rencontre. De toute façon, quand tu te retrouves sur la tournée Opération Freestyle, tu côtoies le 113, Fabe, Oxmo Puccino… Cut Killer nous a offert une véritable exposition nationale, que ce soit avec la compilation ou avec la tournée. On a dû faire une trentaine de dates, avec quatre ou cinq morceaux à chaque fois et entourés de rappeurs qui sont soit confirmés, soit des futurs grands. Pour Al comme pour moi, je pense que c’est un peu la charnière de nos carrières.

A : Tu réalises la production de ce morceau. Comment travailles-tu sur ce titre, et de façon générale à l’époque ?

D : Mes premières prod’, je les ai faites avec les influences héritées de mon oncle. Je n’étais pas un expert en soul et en funk, mais grâce à lui j’avais tout de même des bases, même si à mon sens, il jouait des trucs trop club. Niveau matos, au tout début, c’était à la débrouille. Je prenais des boucles que je découpais sur K7 et que je mettais bout à bout, à la main. J’enregistrais des trucs sur un magnéto puis je coupais les bandes. C’était de l’editing en fait, celui d’avant les ordinateurs. Le magnéto avait quatre pistes à bande mono. À la fin, une fois l’instru finie, une piste servait pour le rappeur, l’autre pour l’instru. C’était avec un vieux micro, j’essayais de mixer du mieux que je pouvais avec une petite table qui permettait trois pauvres réglages. C’est comme ça que j’ai notamment fait la production et la première version de « Les lions vivent dans la brousse ».

A : Al et toi, vous ne referez plus rien ensemble. Pourquoi ?

D : Nous étions partis sur un album mais nous avons eu des divergences pour des histoires à la con. À l’époque, je m’étais déjà rapproché d’Assassin et Al se rapprochait de La Rumeur. Inconsciemment, je pense que les dissensions entre La Rumeur et Squat ont eu un dommage collatéral sur nous. Cut était pourtant chaud pour signer l’album, mais on a foiré, notamment car il y a eu un malentendu entre Al et moi sur les avances du disque. Avec le recul, on aurait très bien pu mettre les choses à plat ensemble, mais à l’époque, on n’a pas réussi.

Malgré ces divergences, aujourd’hui je ne retiens que du bien du chemin qu’Al et moi avons parcouru ensemble. De toute façon, je ne m’embrouille jamais définitivement avec quelqu’un même si j’ai du mal à faire le premier pas, car je suis souvent un peu trop fier pour le faire. Je ne laisse jamais la porte fermée, surtout à un ami d’enfance avec qui j’ai fait les quatre-cent coups.

A : Tu es DJ, tu passes par la case mixtape. Tu n’as jamais eu envie ou l’opportunité de faire une compilation comme celles que Cut a pu faire, et comme beaucoup d’autres DJs ont faits ?

D : Si. J’avais préparé un album en 1998 qui devait sortir en major, mais je me suis fait baiser et il n’est jamais sorti. J’avais préparé des morceaux inédits avec des groupes comme IAM, Soul Swing & Radical, Assassin. C’était un vrai album de collaborations. Mais par manque d’expérience, et par fierté aussi, je n’ai pas réussi à dealer avec Delabel et Sony qui pourtant étaient chauds sur le projet avant de se rétracter au fur et à mesure. Cet échec m’a refroidi de l’industrie. C’est à partir de ce moment là que je suis parti sur un mode complètement indépendant. J’avais déjà ça dans le sang puisqu’à l’origine, je n’avais pas le choix. Mais cette expérience là m’a fait me dire : l’industrie, plus jamais. Je n’ai jamais réussi à avoir de bons rapports avec l’industrie du disque. Ce n’est pas pour moi de faire la girouette, parler avec des gens, expliquer et vendre mon projet. Si mon projet te plaît, on y va. S’il ne te plaît pas, on n’y va pas. Ce n’est pas plus compliqué. Je n’ai pas à convaincre ces gens.

Note son nom sur la liste Entrée dans la nébuleuse Assassin.

A : Tu participes en tant que DJ à la tournée 2000 d’Assassin, et aujourd’hui encore, tu restes le DJ de l’entité Assassin et de Rockin’ Squat. Comment arrives-tu au sein du groupe ?

D : Même si avec la tournée qui se finira en 2001 par l’Olympia, on a pu penser que j’intégrais Assassin en 2000, je les ai rejoints en 1997. La première fois que je rencontre Squat, c’est en 1991, à l’époque de Note mon nom sur ta liste. J’avais un pote qui connaissait Reptil qui a mixé leur premier maxi. Il m’a emmené au studio de La Grande Armée et je donne à Squat mes cassettes démo, me présente en tant que DJ. Le courant passe bien, et quand je remonte à Paris les fois suivantes, on continue à se voir. Je vais le voir en studio, c’est un gros bosseur, déjà à l’époque. Je rencontre tous les mecs autour du groupe. En 1996, 1997, j’ai la chance de les suivre un peu sur la tournée. Puis après cette tournée, le groupe n’a plus de DJ. Wicked Profayt et Toty ne sont plus là. Squat avait une tournée radio de programmée et il me l’a proposée. En fin de compte, on a continué à bosser ensemble et je suis devenu le DJ d’Assassin, jusqu’à ce que ce soit officiel en 1999.

A : Au début de l’interview, tu disais être fan du groupe depuis ses débuts. Comment vis-tu le fait d’en faire partie ?

D : Je suis en kiff total. Ce n’est même pas un rêve de gosse, mais une reconnaissance du travail que je mène depuis plusieurs années. Dans ma tête, je suis en fusion. Le show que nous faisons pour la tournée 2000, nous les montons ensemble avec Squat, de A à Z. Je deviens vraiment un membre du groupe.

Avec lui, j’apprends ce qu’est être un DJ de scène pour un groupe. J’avais eu les prémices avec Al, mais là, c’était d’autres conditions. Delabel donnait des moyens, on avait un local de répétition. La tournée 1999/2000, on l’a répétée huit heures par jour durant deux mois et demi. Squat est un des premiers à avoir monté des shows comme ça. Même en amont des répétitions, c’était un mec que tu pouvais voir huit heures par jour en studio, à écouter des sons, trouver des plans pour enchaîner sur scène, mettre en scène ses chansons, écouter des vinyles. Et quand on arrive à l’Olympia, c’est un truc de fou. De toute façon, partout où nous allions, nous étions super bien accueillis. Assassin est un groupe qui avait une énorme fan-base et qui l’a toujours d’ailleurs. On ne le dit pas assez, mais Assassin a des hits de rue. Parce que la rue, ce n’est pas que celle des cailleras, c’est aussi celle des ouvriers, des balayeurs, des étudiants, des livreurs. On a des gens qui viennent juste pour nous voir jouer « Shoota Babylone » ou « Touche d’espoir ». Parce que pour eux, ce sont des chansons qui correspondent à un moment de leur vie.

Assassin - Intro Live 2001

« On ne le dit pas assez, mais Assassin a des hits de rue »

Rockin’ Squat - Enfant du siècle

A : Tu produiras également pour Squat, notamment sur Perspective en 2002 et Libre vs. Democratie Faciste 2004.

D : Ce que je retiens de ces productions, c’est que ce sont surtout les deux premières que je fais dans un environnement professionnel, dans un vrai bon studio où tu as le temps de bien mixer les choses, de bien les écouter aussi. Je m’étais fait enfler lors de ma première expérience, celle de cet album solo que je préparais en 1998 et qui n’est jamais sorti. J’étais super impressionné et enthousiaste par ce qui sortait du monitoring du studio et ses enceintes d’écoute. Sur du bon matos, tu prends vite une énorme tarte dans ta gueule mais en fin de compte, quand tu réécoute le son sur un système grand public, ce n’est pas bon. C’est quelque chose qu’il faut apprendre à connaître.

A : Que penses-tu de l’image de Rockin’ Squat aujourd’hui ? Et même à l’époque. C’est un personnage qui a toujours fait parler. Un personnage controversé aussi, qui pour certains a une image de « complotiste » aujourd’hui.

D :  L’image que Squat a aujourd’hui ne m’étonne pas. En 1992 déjà, Squat écrit « Au centre des polémiques » et je pense qu’il aime réellement être au centre de polémiques. Les thèmes qu’il choisit de traiter le sont aussi et son écriture est très documentée. Je pense que certains comprennent qu’il aime se saisir de sujets dont peu de MCs parlent, mais que d’autres ne comprennent pas du tout ce choix et le traitement qui va avec. C’était déjà le cas en 1992. Regarde quand Squat parlait de sauver la planète, tout le monde se foutait de sa gueule. Mais vingt ans plus tard, sauver la planète c’est un thème qui fait sens non ? C’est ça que j’ai toujours aimé chez Squat : il a toujours eu les couilles de parler ouvertement et de se saisir de sujets qui impactent. Que ce soit sauver la planète ou quelque chose qui peut sembler plus trouble comme les illuminatis, il n’a jamais fait autre chose que parler de ce dont il voulait. On oublie aussi qu’à la base, Squat a une grande dose d’egotrip, il suffit de voir les premiers maxis d’Assassin. Mais il n’a jamais été dans la tendance. Quand la mode était à l’egotrip, il n’est pas revenu vers ça, il a gardé sa conscience et l’a développée dans ses morceaux. Je pense que les gens ne font pas la bonne analyse sur lui aujourd’hui. C’est facile de réduire un groupe à ses paroles engagées, de réduire un artiste à des sons qui parlent parfois des illuminatis. Mais Squat a assumé ce côté au point de le cultiver, notamment parce qu’il avait envie de donner des informations aux gens. Je pense qu’au fond de lui, il est très humaniste et qu’il fait ses morceaux avec une vraie idée de partage. Il se dit qu’il offre une porte d’entrée sur certains sujets. Aux auditeurs de la prendre ou pas, mais dans tous les cas, ça ne pourra pas les tirer vers le bas. Tu peux me dire qu’il cultive son image complotiste, mais moi, je crois surtout qu’il aime bien aiguiller les gens sur des informations peu connues. Le problème est que quand tu parles d’un sujet avec récurrence, les gens te mettent dans une case, surtout ici en France. Avec le temps, on va aujourd’hui parler de rap politisé, voire complotiste. Pourtant, un mec comme Method Man peut à la fois avoir des titres très conscients, et de l’autre des trucs d’entertainers. Aux USA, c’est possible, on accepte que tu aies plusieurs facettes, ce qui est humain. En France non. C’est d’ailleurs quelque chose dont a un peu souffert Assassin.

A : Que veux-tu dire ? Tu penses que l’étiquette militante peut être un fardeau ?

D : À un moment, l’étiquette militante est devenue un dogme. Quand tu fais du rap très militant tu deviens LE groupe militant. C’est une attente du public, limite un contrat signé avec lui. Une date où on ne jouait pas « Shoota Babylone » ? Les gens étaient choqués. Un texte plus festif, où on rigole un peu ? Les gens étaient désarçonnés. Et même dans la façon de traiter certains thèmes, au fur et à mesure, il fallait suivre une ligne politique presque. C’est l’une des choses qui a fait qu’on s’est séparés avec Madj, qui n’envisageait plus les choses d’une autre façon qu’en dehors d’une ligne politique toute tracée.

Aujourd’hui, cette attente existe encore. Des antifacistes nous ont lapidés parce qu’on avait discuté autour d’une vidéo de Soral sur notre page facebook. Ils ont été jusqu’à appeler des municipalités pour faire annuler certains de nos concerts. Soral dit beaucoup de conneries, mais en l’occurrence, cette vidéo était intéressante pour discuter autour de certains sujets. Mais le meilleur exemple de tout ça est un truc très simple : pour pas mal de gens un duo Rockin’ Squat et Keny Arkana est évident. Ce featuring est une demande récurrente car elle aussi, ses fans veulent la voir dans une position et une seule : la militante, alors obligatoirement Squat devrait poser avec elle. Et je crois que ni l’un ni l’autre n’ont envie de tomber là-dedans.Si un morceau doit se faire il se fera, point. On a une conscience, on défend des idées. Mais on ne veut pas répondre à une demande comme si c’était un marché. On ne veut pas faire dans la nomenclature.

A : Rockin’ Squat s’est aussi régulièrement fait attaquer sur ses origines sociales.

D : Pour certains, c’est un moyen confortable pour discréditer le MC et sa parole militante. À l’époque, il y avait le fait d’être blanc et fils de [Rockin’ Squat est le fils de Jean-Pierre Cassel et le frère de Vincent Cassel, NDLR]. Il était attaqué de toute part et le fait de se définir au centre des polémiques est aussi une réaction à toutes ces attaques qui ne sont pas nouvelles.

Je crois aussi que Rockin’ Squat a représenté plein de petits kiffeurs, un peu frustrés d’avoir l’impression de ne pas être autorisés à aller dans le rap car issus de bonnes familles. Je pense que Squat avait finalement plus de preuves à faire que les autres. D’ailleurs, il avait tout de suite dit d’où il venait dans un de ses premiers morceaux. Parce que tout le monde le connaissait et qu’au lieu d’essayer de noyer le poisson, il fallait au contraire dire : ouais, je viens de là, et alors ? C’était la meilleure chose à faire. Je pense que pour lui, il était hors de question qu’il s’en cache et c’était sa façon de dire : rien à foutre, je suis un rappeur et ce ne sont pas ces trucs qui feront de moi un meilleur ou un moins bon rappeur que les autres. On dit souvent qu’avec Assassin, Squat s’est inventé un personnage, mais c’est complètement faux : il a inventé une identité ! Celle de ne pas montrer sa gueule, une identité visuelle, un logo, une identité sonore en s’associant avec des beatmakers géniaux comme Doctor L. Mais jamais il ne s’est prétendu autre chose que ce qu’il est.

A : Justement, Assassin a toujours été un groupe à géométrie variable, et ça se ressent aussi dans son identité sonore. Comment définirais-tu l’identité sonore d’Assassin ?

D : Quand tu regardes la discographie d’Assassin, tu vois les influences de Squat. Il allait régulièrement à New York et adorait le rap américain. Le premier maxi c’est Ultramagnetic MCs à fond. L’album ensuite c’est Public Enemy avec des grosses prods noisy réalisées par Doctor L. L’Homicide Volontaire, c’est un OVNI pour les gens en France lorsque ça sort. Pour moi, Doctor L est l’autre génie d’Assassin. Quand tu écoutes l’album, je pense que les quarante-huit pistes sont prises sur chaque production. Doctor L sample partout et a un véritable sens du détail. Avec Squat, ils étaient dans une complicité totale, une complémentarité qui tournait presque à l’acharnement. Ils étaient tout le temps enfermés ensemble à bosser sur des sons. Pourtant Solo voulait produire pour Assassin à ce moment-là. Mais Doctor L était tellement fort que, naturellement, ça ne s’est pas fait. Au fur et à mesure, Solo est donc parti. Après, Squat sera aussi influencé par Above the Law puis Touche d’espoir sera lui très hip-hop. Musicalement, Assassin n’a jamais été dans une case. Ça a pu désarçonner et ça rejoint ce dont on parlait tout à l’heure sur le côté engagé et militant : je pense que ces changements de couleur musicale ont aidé les gens à réduire le groupe à ses paroles.

A : Tu parles du départ de Solo, on a parlé de la séparation avec Maître Madj. Le groupe a également été à géométrie variable dans sa composition. Du Assassin des origines, seul Squat reste. Comment expliques-tu qu’Assassin soit à ce point égal à Rockin’ Squat ?

D : Squat a toujours été le leader du groupe car il a un esprit très structuré. Solo était plus un B-Boy, quelqu’un de plus spontané. Squat n’est pas dénué de ce côté B-Boy, mais il a ce côté bouillonnant et plein de concepts. Il est la pierre angulaire d’un groupe qui est finalement une nébuleuse. Parce qu’il se projetait dans les prochains projets quand Solo était plus dans l’instant présent. Squat bossait tout le temps, c’est un énorme bosseur. Dans son cerveau, ça va vite, très vite. Des mecs qui bossaient avec lui se disaient parfois : putain, je ne vais pas pouvoir le suivre. Il est foisonnant d’idées. Son côté indépendant me plaît beaucoup mais c’est quelque chose qui est aussi très exigeant. Il faut suivre son rythme, ce n’est pas toujours évident. Solo avait besoin d’une part de freestyle qu’il ne trouvait peut-être plus. C’est aussi ce qui les a éloignés. Quand L’Homicide volontaire sort et qu’il n’y a pas Solo, ça surprend beaucoup de gens. Finalement, ça colle, il y a une alchimie qui se fait entre les beats de Doctor L et Squat. Squat a de toute façon toujours aimé aller chercher des talents même si parfois ça finit en embrouille. Regarde avec La Rumeur, c’est tout de même Squat qui les a mis en avant. Après la vie est ce qu’elle est. Personnellement, je pense que l’échec que j’ai eu avec Al m’a beaucoup aidé à comprendre que quand tu te structures et avances avec des gens, il y a un moment où l’un veut aller plus vite que l’autre, ou ailleurs. Et ça plante. Moi j’ai ça en tête quand je rejoins le groupe. Je pense que sans le précédent avec Alain, je n’aurais peut-être pas su suivre Squat non plus. Et nous nous sommes rapidement compris.

La Bande des 4 Mixtape, Assassin Productions et Porn Again.

A : Parallèlement à cette période, il y a le projet La Bande des quatre. Tu réalises une mixtape autour de ce projet. Tu y mélanges des sons américains avec des titres d’Assassin Productions ou des groupes à la démarche proche. Le mélange Necro / Monsieur R ou Smut Peddlers / Assassin peut être étonnant au premier abord. 

D : Assassin Productions était un peu le bébé de Maître Madj. Quand il a monté le projet La Bande des 4 avec les maxis L’Avant Garde, il m’a proposé de faire une mixtape. J’ai toujours adoré le rap américain, dont certains trucs qui musicalement tuent mais qui ne volent pas toujours très haut, comme Smut Peddlers. Mighty Mi est une bête de producteur, et j’adore ce qu’ils ont fait avec Smut Peddlers. Quand je vois le clip avec R.A. The Rugged Man qui est complètement barré, je bloque complètement : qu’est-ce que c’est que ces malades ? Et musicalement c’est fou. J’avais envie de mettre en avant ce genre de groupes, underground et cette mixtape était l’occasion de le faire. Tu sais, Assassin, c’était quelque chose de très fouillé et documenté, mais on reste des humains. Ça nous arrive de rire, de bloquer sur des trucs débiles. Sur ce coup, Madj l’a très bien compris et m’a dit : « c’est une mixtape, éclate-toi ». Alors je me suis fait plaisir.

Assassin - Condamné feat. Profecy (DJ Duke remix)

« Doctor L est l’autre génie d’Assassin »

A : La Bande des 4 réalise les maxis L’avant garde, avec notamment des artistes qui vont compter dans ton parcours ou celui d’Assassin. Je pense notamment à La Caution ou à Profecy.

D : Madj et Dawan notamment montent ce projet et mettent en avant Casey, La Caution, Profecy, Kalash, ou encore Pyroman dont le premier album sera d’ailleurs sur Assassin Production. Je pense que certains avaient besoin de lancer un truc en parallèle d’Assassin et Squat leur a laissé la place au sein d’Assassin production. Ils lancent ces maxis, avec du beau monde. La Caution se retrouvera d’ailleurs à faire la tournée avec nous en 2000. On les découvre à ce moment-là, grâce à Madj. Ça n’a d’ailleurs pas toujours été évident, car il y a eu rapidement des soucis entre La Caution et Madj. Madj était vraiment l’autre figure du label. Lui était beaucoup plus dans une vision militante, ou plutôt dans sa vision militante. Mais tout ça date, ce sont un peu des histoires de dinosaures aujourd’hui. Madj avait en tous cas besoin de place à ce moment-là au sein d’Assassin production et il a monté ce projet, qui était très hybride et pour lequel les gens n’étaient pas prêts je pense.

A : C’est-à-dire ?

D : C’est un projet morcelé en plusieurs maxis avec je pense un manque de lisibilité entre ce qu’était Assassin à ce moment-là et ce qu’était ce projet. Ça a peut être crée une confusion. C’est pareil pour Pyroman, dont la musique n’a rien à voir avec Assassin. Profecy d’une certaine manière, ce n’était pas du Assassin non plus. Radical Kicker qui bossait avec Wicked Profayt non plus. Ça a alimenté la nébuleuse Assassin, mais ce n’étaient pas des gens qui venaient faire une copie d’Assassin, ce qui est tout à leur honneur. C’était un projet plein de talents, mais je pense qu’il y avait une distorsion entre ce qu’étaient les disques d’Assassin et les sorties d’Assassin Productions à ce moment-là. Il y avait beaucoup de talents, mais je ne sais pas si c’était lisible pour le public sur le coup.

Collaborations françaises Oxmo, Armée des 12 et frères Mazouz.

A : Avec La Caution, tu réaliseras l’introduction de l’un des projets phares de ce qu’on appelle le rap alternatif : L’armée des 12.

D : En 2000, on est en tournée avec Ahmed et Mohamed [Respectivement Nikkfurie et Hi-tekk de La Caution, NDLR]. Avec eux et Profecy, je développe tout de suite une véritable amitié. Un peu plus tard, les deux frangins de La Caution et DJ Fab et Saphir débarquent chez moi. Je venais de lâcher mon précédent studio et mon précédent appartement, je me suis installé ici [Dans l’appartement lyonnais où se déroule l’interview, NDLR] et le sous-sol est à ce moment à peine aménagé. Ils me parlent de L’Armée des 12, un projet hybride qu’ils ont avec TTC. Ils me disent « puisqu’on est là et qu’il y a ce projet qui arrive, pourquoi ne pas faire du son ? » On décide de descendre au sous-sol, je commence le beat, je réinstalle mon micro que je n’avais même pas encore réinstallé et on finit par enregistrer quelque chose, sur un multi-pistes tout pourri, qui avec le micro est à peu près tout ce qu’il me restait de mon ancien studio. Pour dire vrai, c’est un morceau fait complètement en freestyle. Quand ils repartent, je me dis que c’est quand même con de ne pas le mixer, donc je le mixe et je leur envoie. Quelques semaines avant la sortie, je découvre que le morceau sera sur l’album. Une partie de ma discographie repose sur des histoires comme celle-ci : des moments, avec des gens que j’apprécie vraiment, où se développe une histoire d’amitié. Quelque part, tu ne sais même pas pourquoi tu le fais. Tu le fais, c’est tout. Même Le Peuple de l’Herbe ce n’est pas un OVNI dans ma carrière. C’est : je suis là, vas-y on le fait. Moi à ce moment-là, quand je fais des trucs avec des rappeurs français, je ne pense même pas à une sortie ou quoi. Je fais des sons avec mes potes. Assassin mis à part, j’ai un peu fait le tour en France et ce que j’ai en tête depuis 1994, c’est faire du son avec des américains. J’étais parti au Canada en 1998 et dès ce voyage, j’avais enregistré des gens. Finalement, ce sont des sons qui ne sont jamais sortis.

A : Par exemple ?

D : Non Phixion. Également un obscur canadien que j’avais fait poser avec Fredro Starr. Je connecte avec A-Trak, déjà champion du monde DMC mais avant qu’il soit ce qu’il est aujourd’hui. J’ai en fait rencontré son frère, Dave One, qui était disquaire. On a aussi fait des morceaux ensemble, qui ne sont jamais sortis. J’ai plein de morceaux en fait. Quand je me suis connecté avec lui et son frère, c’était être connecté à 541, un gros tourneur hip-hop canadien de l’époque dans lequel ils étaient investis. Du coup ça m’a donné plein d’opportunités. C’est comme ça que j’ai eu Non Phixion ou Redman. Les mecs sont là le soir, ils sont un peu bourrés, en tournée et veulent faire du son. Toi tu es français, tu fais des beats, que fais-tu à ton avis ? Tu fais écouter et ça finit par rapper sur tes sons !

A : Mais pourquoi ça ne sort pas ?

D : Je n’ai pas de budget pour les sortir comme je veux. Je me dis parfois aussi qu’ils le sortiront d’eux-mêmes. Et puis j’aborde cela comme des expériences de vie. Quelque part, si ça ne sort pas, ce n’est pas la fin du monde. Puis le temps passe et toi-même finalement, tu passes à autre chose. Tu te dis que les sons vieillissent, ou tout simplement, tu ne penses plus à les sortir. Tu n’es plus dedans, c’est trop tard.

L’armée des 12 - Liquide de genèse

A : Pour revenir à « Liquide de Genèse », le titre se termine avec cette phrase : « Dans quelques temps, tout le monde fera ce qu’on fait, attend simplement que tout le monde analyse et voit ce qu’on fait ». C’était à la fois très arrogant, mais ça exprime aussi toute la singularité de La Caution, encore aujourd’hui.

D : Ça résume bien le groupe. Déjà, quand on a découvert « Les rues électriques » à l’époque, on se disait tous : ouh là, il se passe quelque chose sur ce truc. Puis quand j’ai pu écouter Asphalte Hurlante, un peu avant sa sortie, j’ai trouvé ça complètement dingue. Les beats sont dingues. Mohamed est au sommet de son écriture, les flows sont fous. Et ils ont su garder ce côté street. C’est ça le plus fort ! Ils ont développé un truc complètement inédit en France, à contre-courant de tout le rap de rue tout en gardant ce côté street. C’est pour ça que leurs disques ont marqué les gens.

A : D’une certaine manière, grand écart, tu produis l’un des plus gros succès de Cactus de Sibérie, « Toucher l’Horizon ». Comment se produit cette connexion ?

D : Je suis à Nova. Je fais une émission spéciale rap français avec plein de rappeurs. Je suis invité par La Caution. Avec Oxmo, on se connaît un petit peu puisqu’on a fait la tournée Opération Freestyle ensemble. Je prends un peu les platines à l’antenne et je diffuse quelques sons, dont un remix de Big Noyd que j’avais fait. Oxmo flashe dessus et me demande de lui filer le beat. J’avais quelques CDs gravés de mes prod’ avec moi, donc je lui donne direct. Quelques semaines plus tard, j’apprends qu’il a écrit dessus et Delabel m’envoie un billet de train pour monter sur Paris et enregistrer le titre avec lui. On enregistre « Toucher l’horizon ». Il voulait mettre un refrain chanté à la base, j’ai refusé. Il a réécrit un refrain et l’a posé. Et voilà. Il me dit juste « ça va sortir sur mon prochain album ».

Oxmo Puccino - Toucher l’horizon

A : Tu refuses un refrain chanté sur cette production. Jusqu’où as-tu réussi à garder le contrôle de tes beats, de façon générale ?

D : De manière générale, j’évite toujours de donner vingt beats à un MC et de l’y laisser piocher. Ce que je recherche, c’est de travailler avec les gens, pas d’être un simple fournisseur d’instrus. Donc je m’arrange pour qu’on se voit. Tu choisis ton beat, on se pose, on enregistre et on finalise. C’est le seul et unique moyen de garder un vrai contrôle sur tes sons, mais c’est aussi le seul moyen de vivre quelque chose autour de la musique, de lui donner le supplément d’âme dont elle a besoin. Fonctionner comme ça m’a fermé pas mal de portes. À une époque, si j’avais fait tourner mes sons, il y en aurait sûrement un tas qui aurait fini sur des albums. Mais je ne voulais pas fonctionner comme cela. Primo a un jour dit que le travail de beatmaker ne s’arrête jamais à livrer une composition. C’est 25 % du travail. Le rappeur a aussi 25 % du boulot. Et sur les 50 % restants, c’est du travail d’arrangement, d’editing, de réalisation. Les DJs et producteurs ont une oreille et un recul que peu de rappeurs ont. Connaissant Oxmo, j’étais sûr qu’il pouvait faire mieux qu’un refrain chanté par quelqu’un d’autre, d’autant plus que je n’ai jamais été très client de ça. Je pense qu’à un moment, tu ne peux pas faire un bon morceau s’il y a pas un échange entre le beatmaker et le MC. D’ailleurs, je n’ai pas placé tant de productions que ça avec des français, mais quand tu vois  « Les lions vivent dans la brousse », « Toucher l’Horizon » ou « L’Enfer c’est les autres » que j’ai fait avec Youssoupha, ce sont des sons qui ont marqué. Ça fonctionne aussi parce qu’on se rencontre.

Street Trash Records Le cri des briques.

A : En 2003, tu fondes Street Trash Records et sors dessus le premier album de Profecy que tu produis en intégralité. Tout d’abord, le nom du label est-il une référence au film ?

D : Bien sûr ! Je fonde le label Street Trash pour le premier album de Profecy, Le cri des briques. Avec Profecy, on écoutait beaucoup Necro et Street Trash est un de nos films préférés. Je suis fan de ces films des années 80, même des trucs nazes mais où il y a toujours des ambiances de fou. Dans ce cinéma loin d’Hollywood, il y avait souvent un message politique. Dans Street Trash, cette histoire d’alcool frelaté qu’on file aux pauvres pour favoriser l’ascension de certains, c’est porteur d’un message. Dans les mots eux-mêmes, il y a aussi le côté rue et tag, graffiti, qui nous est cher, particulièrement à Profecy qui est un ancien tagueur.

A : Ce label, sur le coup, c’est un one-shot pour l’album de Profecy, ou tu as des ambitions ?

D : Ce label, je l’ai monté sans vraies velléités, mais tout en sachant que j’allais sortir d’autres choses derrière. Faire un album avec un MC, c’est quelque chose que je n’avais plus fait depuis l’aventure avec Al. Sur Le cri des briques je réalise vraiment l’album, on le fait ensemble. Avant de se rencontrer sur la tournée d’Assassin, je l’avais repéré sur un freestyle avec Starflam et savais qu’il était affilié de près ou de loin à Mafia K1’Fry. Il a un flow que j’aime, avec quelque chose de très street et un peu cainri. Il est à contre-courant de la vague très mélancolique dans laquelle le rap français est à ce moment-là. On est arrivé avec cet album très brut, en dehors de l’époque. On a d’ailleurs eu pas mal de mauvais retours. En fait, je pense qu’on était un peu en avance en France pour un disque comme ça. À côté de ça, Pro’ est un peintre, un artiste. Défendre l’album sur scène n’était pas quelque chose qui le bottait. Je le savais déjà quand on faisait le disque, ça n’a pas été une surprise. Mais évidemment, en termes de développement, c’est compliqué. Quand déjà la réception de l’album est mitigée, si tu ne le défends pas sur scène, tu n’as pas vraiment de seconde chance. Pro’ est un très bon backer. Je pense même que c’est le meilleur qu’on ait eu avec Assassin. Il a ce punch qu’il faut pour faire des backs. Mais dans sa culture, notamment graffiti, il y a quelque chose d’undercover, qui le pousse à rester en retrait.

Profecy - 400ml

« Culture graffiti oblige, Profecy restera toujours undercover »

Casus Belli - Vivre et avancer

A : Tu sortiras aussi l’album de Casus Belli. C’est le seul lyonnais avec lequel tu concrétiseras un projet. Et ce seront d’ailleurs les deux seuls disques de rappeurs français de Street Trash Records.

D : Pour Casus Belli, c’est différent d’avec Profecy. Il arrive avec son disque presque prêt. C’est le seul lyonnais avec lequel j’ai vraiment concrétisé un projet au final, mais malheureusement, ça n’a pas pris. Son disque était hyper soulful alors que les précédents projets qui l’avaient fait remarquer étaient bien plus street. Son public n’a pas compris. Plus tard, il retournera d’ailleurs à ses premiers amours et signera avec Foolek Records [Le label de Rohff, NDLR].

Le problème que j’ai eu avec Street Trash est que je ne réussissais qu’à faire tourner mon propre bateau. Je n’arrive pas encore à engranger pour développer des projets, notamment avec mes connexions à l’international. Pourtant, j’ai rencontré des gens qui selon moi valent le coup. Des américains, des brésiliens et même des français. Souffrance, qui est affilié à L’Uzine, c’est par exemple un MC à développer. Mais Street Trash permet seulement de faire des disques. Par contre, quand il s’agit d’investir pour développer des artistes, c’est plus compliqué.

A : Comment expliques-tu que Lyon, l’une des trois plus grandes villes de France, n’ait jamais eu de groupe de rap phare durant toutes ces années ?

D : Je pense qu’il y avait un complexe provincial, vraiment. Et à la différence d’autres villes, comme Nantes, les lyonnais ont attendu les labels. À part Jeff le Nerf, la région Rhône-Alpes n’a rien sorti de majeur durant toutes ces années. Désormais on a une nouvelle génération. L’Animalerie c’est du costaud et surtout, ils se bougent le cul. Ce sont des vrais entrepreneurs. Il y en a d’autres à Lyon qui taffent dur et ça fait plaisir à voir. C’est ce qui a manqué à Lyon. Pendant longtemps, j’ai été quasi le seul ici à avoir un studio opérationnel qui soit orienté rap. Mais moi, je n’étais pas ouvert à tout. Mon but était de sortir des mixtapes régulièrement, mais ça n’allait jamais très loin avec les groupes lyonnais que j’invitais, à part peut-être Kesto et son crew [Medina, NDLR]. Faire du rap avec des potes et enregistrer puis diffuser tes projets, ce n’est pas le même métier. Les home studios et internet ont permis à plein de gens de s’adapter, mais en 2005, le rap français c’est encore maisons de disques et labels. À côté de ça, je n’ai jamais voulu être le fer de lance du rap lyonnais. J’ai bossé avec les lyonnais que je souhaitais. J’ai toujours fait le tri, selon mes goûts. Et parfois ça ne plaît pas. Ce que je peux comprendre, même de leur point de vue. Ce n’est jamais agréable quand quelqu’un te dit « non, ce que tu fais, ce ne sera pas avec moi parce que ton son ne me plaît pas ». Comme j’étais l’un des seuls studios, j’avais beaucoup de demandes, mais ce n’était pas un open-bar. C’est bien que je n’aie pas ouvert à tout le monde, car ça a forcé certaines personnes à se bouger le cul. Et moi, ça m’a permis de ne pas faire du travail à la chaîne dans mon studio tout en finissant par y prendre poussière et faire partie des meubles. Je suis DJ, je me déplace, je fais mes trucs. Une carrière ne peut pas se résumer à tenter de sortir les gens de la merde.

La French Connexion Des américains à Lyon.

A : De 2005 à 2015, discographiquement, tu disparais presque, malgré la mise en ligne de nombreux mixes. Que se passe-t-il à ce moment-là ?

D : Entre 2005 et 2014, j’ai surtout fait des soirées. Moins de production. Je me suis baladé dans le monde entier. Il y a plein de gens qui vont penser que je n’étais pas là, mais en fait, j’étais partout. Même avec Assassin, on a beaucoup tourné en dehors de la France. C’est aussi ce qui m’a permis de continuer. Je serais devenu pompiste sinon. L’autre jour, j’ai fait le truc de la carte du monde sur internet, j’en ai couvert 44%. Parmi mes souvenirs les plus fous, il y a le Brésil, la Chine, le Japon, la Grèce où ils sont bouillants. La Chine j’y suis allé alors que ce n’était pas la mode. Ils venaient de recevoir « In da’ Club » alors que c’était sorti quatre ans plus tôt. J’ai été dans des pays où je n’aurais jamais imaginé mettre les pieds, comme l’Ouzbékistan ou le Kosovo dès la sortie de la guerre. C’était fou, le pays était ruiné, les murs éventrés et criblés de balles. J’ai fait la moitié du voyage en train, l’autre moitié en camion. Les mecs qui m’ont fait venir se sont battus pour ça. Il y avait soixante-dix personnes au concert. Sur le coup tu es un peu déçu. Mais en fait, ils sortent de la guerre, ils ont soif de fête, de liberté, et là, tu as l’impression qu’ils sont mille. Ils te mettent à bloc. C’est une putain de leçon de vie qui te fait relativiser. Mais En France aussi tu vois des trucs particuliers. A Montpellier je me suis fait tirer dessus. Je n’étais pas visé, mais le mec est rentré et a tiré. On a tous fini allongé par terre avec des impacts au dessus des platines. À Strasbourg j’ai vu de belles bastons aussi. Des histoires comme ça, j’en ai plein en stock.

Les tournées prennent du temps. Quand tu commences à voyager, tu disparais vite du milieu des DJs et des beatmakers. À côté de ça, je suis lassé du rap français et de ne pas arriver à développer des artistes. Je ne me voyais pas non plus taper aux portes pour placer des beats, même si je connais beaucoup de monde dans le rap français. J’ai en plus en tête un rejet de l’industrie suite à l’annulation de mon album en major, mais il y a Assassin, avec lequel je suis super épanoui et qui demande beaucoup de travail. J’ai bien essayé avec Profecy de réaliser un album en commun avec un MC, mais en termes de développement, nous n’avons pas réussi. Alors en 2003, je décide de partir quasi uniquement sur le rap américain. Ce n’est pas de l’anti rap-français primaire. J’ai juste voulu me construire sur autre chose.

A : Sur tes mixes publiés en ligne, tu fais des remixes, mais dans un premier temps peu de collaborations directes. Comment rencontres-tu les rappeurs américains avec lesquels tu veux bosser ?

D : Peu de français travaillent avec des américains à ce moment-là. Internet n’est pas développé comme aujourd’hui donc tu ne peux pas te faire connaître en restant chez toi, derrière ton ordinateur. Alors je pars les voir. Tu rencontres des gars et tu manges aussi tes premiers échecs. Mais en même temps, tu construis ton réseau. J’avais rencontré Primo, M.O.P. et Big Daddy Kane quand on est allés mixer un maxi de Squat en 2002 aux D&D Studios. On me parle de Teflon. J’enregistre un morceau avec lui. Des choses se connectent. Avec le temps, Internet commence à exploser, donc quand tu arrives là-bas, tu as au moins une carte de visite qui a pu circuler au préalable. Et en 2006, je me remotive et me dis : je refais des mixtapes. On va faire kiffer les gens et on va leur donner tout gratuit, comme à l’époque en fait, quand on faisait tourner nos cassettes. À ce jour, j’ai 240 remixes quelques 35 mixtapes sur ma page je crois. Je donne du contenu. À côté de ça, j’organise des soirées et des concerts en France, où je fais venir des américains. Finalement, c’est là que je peux le plus me connecter avec eux.

A : Tu parles des soirées. Tu n’as pas commencé à en faire uniquement pour rencontrer des rappeurs américains tout de même ?

D : Non. Avec Paris, ça ne colle pas pour les soirées. En plus, une fois devenu DJ d’Assassin, ça fait encore plus fuir les organisateurs qui se persuadent que tu vas leur matraquer du son militant toute la soirée. Alors dès 1996, j’organise ma première soirée à Lyon. J’ai commencé en faisant venir DJ Abdel, qui est un ami. Les recettes m’ont permis de monter un peu de promo et de pouvoir monter le plateau de la soirée suivante. Abdel m’a vraiment donné un vrai coup de pouce en venant. Idem pour Poska, Goldfinger ou Cut, que j’ai faits venir. Ça fonctionne bien, je me constitue un petit trésor de guerre qui me permet de faire fonctionner le truc. Comme ça fonctionne bien, d’autres mecs se mettent à monter des soirées et ce qui doit finir par arriver arrive : il y a un trop plein de soirées sur Lyon, plus qu’il n’en faut et certaines commencent à connaître des débordements. C’est comme une bulle économique en fait : il y a tellement d’offre que ça explose. Tout s’arrête. En tant que passionné, je ne lâche pas et j’investis le désert. C’est là que je décide de faire venir des cainris. Je suis passionné de rap américain, j’ai envie de bosser avec eux, je ne peux pas passer ma vie à New York ou à Los Angeles, alors que les américains viennent à moi ! [Sourire] Ils viennent à Lyon, font un concert ou une soirée et après, on mange un morceau et direction le studio. Je fais venir Afu-Ra. Je fais venir Large Pro’ à La Marquise. R.A. The Rugged Man, Big Twinz, plein de gens. Je me mets en contact avec des tourneurs. Avec à chaque fois les deux mêmes idées : proposer une bonne soirée à Lyon et si possible pouvoir faire écouter mes sons au rappeur invité.

DJ Duke - American Werewolf feat. Keith Murray

«  Je ne peux pas passer ma vie à New York ou à Los Angeles, alors que les américains viennent à moi ! »

A : Les américains n’ont pas toujours bonne réputation sur leurs concerts en France. Show hyper court, rapping sur les morceaux tels quels, par dessus le lead, formation à moitié complète sur scène…

D : Ça dépend sur qui tu tombes et c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Les américains ne peuvent plus se permettre de venir en se foutant de la gueule du public. Tout se sait avec internet et beaucoup sont aussi en galère de thunes. Ils n’ont aucun intérêt à se cramer dans un pays. Il y a eu un moment où ce que tu racontes arrivait régulièrement. Aujourd’hui, c’est moins le cas. J’ai toujours fait gaffe à passer le message aux artistes lors des soirées : n’oublie jamais que tu n’es pas chez toi et que les gens ici demandent un vrai show. Les américains sont très sensibles à cette idée. En plus, pas mal d’entre eux sont des flippettes dès qu’ils sont en dehors de chez eux. Ils ont peur de la bouffe, du métro, de tout ! C’est bien joli de faire le thug, mais quand on t’invite, ne fais pas de caprices. Deux, trois fois, j’ai eu des petites montées de voix avec des mecs. Avec R.A. the Rugged Man par exemple. Bon, lui n’est pas du genre à avoir peur. Mais j’ai été assez ferme pour lui faire comprendre qu’il fallait se détendre. Et puis, j’ai déjà eu le plan de la condescendance de Paris envers Lyon, alors il est hors de question que ça recommence avec New York ou ailleurs.

Les américains ont désormais compris qu’en France, il y avait de l’oseille à prendre en bossant sérieusement avec des gens qui n’ont pas commencé à faire trois beats hier. Ça les rend humbles. C’est là qu’est tout le jeu : leur faire comprendre qu’ici, en France, ce serait bien de collaborer avec toi. Au final, je n’ai que des bons souvenirs. Les mecs ont toujours joué le jeu, parce qu’ils sentent que t’aimes le hip-hop et eux l’aiment aussi. Je les emmène au studio, je leur fais écouter des sons et je leur dis que si ça leur pète les couilles, ils me le disent et j’appelle un taxi pour les ramener à l’hôtel. La plupart du temps, les mecs restent toujours. Keith Murray par exemple.

A : Avec lequel tu sortiras le maxi American Werewolf. Je vais caricaturer, mais pour faire ça, il suffit de booker une date avec des américains en France ?

D : Non. Mais par contre, pour faire des sons avec des américains, je reconnais qu’il y a une grande part d’improvisation dans ce que je fais. L’esprit, c’est d’abord de faire comprendre à la personne que j’ai en face de moi que je suis son égal. Puis il y a une dose de culot. Ca a été le cas avec Keith Murray. Il était un peu bourré. Je lui explique que j’aimerais bien faire un son avec lui, je m’arrange avec son tour manager et je leurs mets une voiture à dispo pour le lendemain. Ils arrivent à l’heure dite et Keith Murray me calcule pas, il a la tête dans le cul. Il me dit juste : « je suis pas là pour faire de la musique ». Il est là et il lui reste trois heures avant qu’il prenne son train. Ça m’énerve un peu, mais je garde ma bonne humeur, je passe tout de même des sons. On discute de tout et n’importe quoi jusqu’à un moment où il bloque sur un son. Il écrit dans sa tête. Il fait le hook. Il reste une heure avant son train. Il enregistre le morceau en six prises et part à la gare. Je mixe le morceau et ça rend pas si mal. Il m’a fait le même coup pour le clip, à me laisser dans l’incertitude. C’est un gambler. Il teste les gens. [Rires]

A : Tu feras également le maxi Gangrene Syndicate avec Alchemist, Oh No et Sean Price.

D : J’ai croisé plusieurs fois Alchemist avant qu’il ne vienne au studio. On fait des morceaux quand on a envie de les faire, c’est ça mon idée. S’il faut se voir dix fois avant que ça aboutisse à un son, aucun souci tant qu’on passe un bon moment. Alchemist enregistre un couplet chez moi. Je lui demande de me brancher avec Oh No. Il accepte. Il rentre à L.A et je me dis que si Alchemist arrive à m’avoir Oh No, il me faut un troisième gars. À ce moment-là, Sean Price passe à Lyon. Je me dis que ça va être compliqué mais je tente. Contact humain de ouf, Alchemist appuie par un petit tweet. On discute pas mal avec Sean Price, qui m’explique notamment galérer un peu niveau thune et qu’à cause de ça, il fait parfois des featurings qu’il regrette. Mais là, il est chaud. Et ça se fait naturellement. En fait, tous les morceaux que je fais avec des cainris, ceux que je sors en tous cas, ça se fait toujours un peu comme ça : en mode coopérative.

Ça n’a pas toujours pu fonctionner comme ça. Avec d’autres, il y a des morceaux que je n’ai jamais sortis. Si c’est pour que le mec baragouine des phases qu’il a déjà placé ailleurs, je laisse tomber. J’ai éliminé des sons de Large Pro’ ou d’Afu-Ra parce que ça faisait vraiment trop freestyle d’américain qui descend de son avion. Mais tout ça, c’est un cheminement qui part de 1998 où j’enregistre Incognegro [La deuxième formation de The Goats, NDLR], où je vole des bandes vierges dans des radios pour pouvoir enregistrer des gens, jusqu’à aujourd’hui.

DJ Duke - Gangrene Syndicate feat. The Alchemist, Sean Price & Oh No

« Je crois qu’il y a un certain nombre de beatmakers français qui savent vraiment respecter une charte de qualité »

A : Il y a tout un pool de producteurs français qui a développé une relation avec des rappeurs américains. Quel regard portes-tu là-dessus ?

D : En ce moment, il y a pas mal de français qui font des trucs avec des rappeurs cainris. C’est plutôt de la bonne qualité. Regarde ce que font Crown, Brans, Low Cut, Kyo Itachi ou Azaïa, c’est tout de même très carré. Quand je compare à des trucs que font des beatmakers suédois ou anglais avec des américains, je me dis qu’on s’en sort bien, très bien même. Même en Allemagne, les premiers trucs faits par Snowgoons, ce n’est vraiment pas terrible. Ça peut nous arriver aussi, mais je crois qu’on a un savoir-faire, une sorte de charte de qualité. Alors j’essaie de soutenir les autres beatmakers français. Un mec comme Kyo Itachi, je soutiens à mort. Je lui ai fait un remix pour Dirt Platoon et des scratches. Crown, je travaille avec [Duke et Crown sortent notamment l’EP commun Analog Surgery ensemble en 2014, NDLR]. Tous les autres, je ne suis pas proche d’eux mais j’apprends à les connaître. Tous ces beatmakers français qui bossent avec des rappeurs américains, c’est une nébuleuse un peu. Mais si on fait le même métier, on ne le fait pas de la même manière. Tu ne peux pas dire que Marvel Records et Effiscienz font la même chose. Tout comme tu ne peux pas dire que le label de Low Cut et Effiscienz c’est pareil. Les gens font forcément des raccourcis. Mais on se respecte tous et des connexions se font. Kyo Itachi et Low Cut sont ceux avec lesquels je suis le plus connecté. Low Cut est vraiment celui que je vois le plus, parce qu’humainement, c’est aussi celui avec lequel je rigole le plus.

A : Tu réalises également tes propres clips, tu en réalises aussi pour d’autres artistes. À quoi aspires-tu avec la vidéo ?

D : Je ne clippe pas que pour moi, mais aussi pour d’autres personnes. J’apprends tous les jours avec comme idée de faire un jour un court métrage. Quelque chose de noir, d’assez écrit, sûrement un policier, ou mieux l’histoire d’un policier qui part en couilles. Mais j’ai besoin de me roder. Bien sûr quand tu te lances là-dedans, tu découvres qu’il y a toute une logistique, des trucs relous, mais c’est en t’y confrontant que tu apprends. C’est comme lorsque tu es DJ : tant que tu n’as pas galéré sur des soundsets pourris, à avoir des sales surprises avec tes vinyles qui sautent ou des conneries dans le genre, tu n’as pas tout appris. À côté de ça, j’ai aussi l’occasion de fréquenter des tournages professionnels. Je n’hésite pas à y aller pour observer. Tu vois comment les mecs font. Eux ils sont dans la préparation, c’est très écrit, très découpé, quand moi je suis encore très dans l’instant. Je vois aussi comment ils dirigent un acteur. Je prends des notions en fait. Je crois que le cinéma est l’une des choses qui m’excite autant que le beatmaking. Dans le beatmaking, j’ai une barrière inconsciente que je n’ai pas dans la vidéo : j’ai une patte que je ne veux pas perdre. Du coup, c’est un peu comme si j’avais un petit royaume à défendre. Je ne pourrais pas faire de la trap par exemple. Il y a des excellents producteurs de trap, mais je ne me vois pas faire ça. C’est aller contre mon identité et en plus je ne veux pas faire du jeunisme, même si j’en écoute un peu. Alors qu’avec le cinéma et la vidéo, je n’ai pas ce genre de barrière en tête. Je suis vierge en quelque sorte. Une pub pour un déodorant, je serais prêt à tenter. Alors que musicalement, réaliser le morceau d’une pub pour un déodorant ? Impossible !

A : Pour terminer cet entretien, ne vient-on pas de passer quelques heures à discuter comme deux passionnés qui sont un peu devenus des vieux cons de puristes ?

D : Les mecs comme moi passent souvent pour des vieux cons de puristes. Boom-bap, Assassin, deejaying au vinyle, connexion avec des rappeurs américains éternels, on se dit souvent : mais c’est quoi ce mec ? Pourtant, aujourd’hui, quand je fais des soirées, je vois pas mal de jeunes. Des jeunes qui veulent voir des DJs, des vrais. En 2010, il y a eu cette vague où ce sont des stars, des acteurs, des animateurs télé, qui se sont mis à mixer en soirée. C’est la seule fois où j’ai eu l’impression que c’était fini pour nous, la seule fois avec le jour où j’ai entendu « Cross volé » de Jul et où je me suis dit qu’une autre culture arrivait et que peut-être je n’y avais pas ma place. [Rires] Mais quand je fais des soirées, les jeunes sont en demande de voir autre chose que des mecs sur des controlers.

En fait, j’ai l’impression d’assister à un retour du bouche à oreille. Des gamins de 20 ans me voient en soirée et disent : ah c’est donc ça un DJ. Et quand je repasse dans leur coin, ça a réseauté, d’autres rappliquent, sont curieux. J’ai une petite cloche de public qui se crée, des anciens, des passionnés, mais aussi des jeunes qui sont en demande d’autre chose. J’ai aussi la conviction personnelle que jamais la qualité du rap des années 90 n’a été égalée, même si dans les styles de maintenant il y a aussi du bon. Je pense que si dans vingt ans tu passes Biggie puis Gucci Mane, tout le monde kiffera le premier quand le second laissera de marbre. Pourquoi ? Parce que dans les années 90 il y avait le sampling et dans le sampling, il y a de la soul, au sens du genre musical, mais surtout au sens littéral : il y a une âme. Que tu samples de la funk, du jazz, du disco, de la soul, du classique ou quoi que ce soit, il y a une âme qui s’en dégage. La musique électronique ne peut pas rivaliser contre ça. Il y a des génies bien sûr, comme les Daft Punk. Mais c’est bien le sample qui rend leur oeuvre intemporelle. D’autant plus qu’aujourd’hui, on est en période de crise. Et la musique des périodes de crise est soit purement divertissante, soit particulièrement froide et électronique. Les années 80 ont connu la même chose. Qui réécoute de la musique des années 80 pour d’autres raisons que par nostalgie aujourd’hui ? Personne, car c’est temporel. C’est écouté pour le côté kitsch ou pour se rappeler de cette époque, pas parce que c’est encore bourré d’âme aujourd’hui. Les morceaux électroniques de Ludacris, ou « Firemen » de Lil’ Wayne connaissent le même destin : c’est déjà démodé. La culture s’est uniformisée de toute façon. Comme le rock s’est uniformisé dans les années 80. Les gens quand tu leurs parles de rock, c’est quoi leur tube qui vaut encore aujourd’hui ? Scorpion ou les Stones ? C’est les Stones, Hendrix, pas le glam-rock ou le hard-fm. Le rap est en train de vivre la même chose. Et pourtant j’ai kiffé A7 de SCH. Mais je ne pense pas que je l’écouterai encore dans cinq ou dix ans.


Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*