Isha, Vîrus, Aurore Vincenti et la magie des mots
Glorification, déformation, esthétisation ou négation : la langue est un matériau très riche pour la création artistique. Dans cette discussion, Isha, Vîrus et la linguiste Aurore Vincenti évoquent l’écriture et les langages dans le rap.
Il est possible de commencer en citant aisément les nombreuses comparaisons avec « ma plume », « mon stylo » ou « écrire c’est » présentes dans les textes de rap, mais ça ne sera pas le cas. Parce que, premièrement, cela aboutirait à trop citer Nekfeu (d’après les recherches sur le site Genius) et, surtout, à s’attarder sur des expressions figées, souvent pensées pour la punchline et l’exercice de style. Même si celles-ci sont représentatives de leur époque, par les références auxquelles elles ont recours et figeant certaines formulations dans le marbre, elles ne permettent pas d’appréhender le cheminement personnel et artistique derrière leur écriture.
Organisée en novembre 2021 par la Compagnie Trous d’Mémoires, la rencontre « Molards et Molière : les langages du rap » a regroupé les rappeurs Isha, Vîrus et la linguiste Aurore Vincenti à La Médiathèque de la Canopée, à Paris. L’idée était de questionner des visions, des pratiques, des obstacles et des déclics, à travers les carrières des deux rappeurs présents. Il a été question de légitimité à se faire entendre, de barrières culturelles et d’imprégnation, non pas sans quelques douleurs. L’apprentissage et l’expérience grandissant, la possibilité de dire et de faire dire s’est transformée en jeu enfantin, recherchant l’émotion au profit de l’admiration, la finesse plutôt que le coup de massue.
Tout comme ces manières de faire, la langue est en perpétuel mouvement, elle se nourrit de tout et se façonne au gré de son usage. Aurore Vincenti, linguiste et autrice du livre Les Mots du bitume. De Rabelais aux rappeurs : petit dictionnaire de la langue de la rue (Le Robert, 2017), a complété par ses analyses les exemples concrets des rappeurs Isha et Vîrus.
Abcdr du Son : Quel a été votre premier rapport au rap ? A-t-il été textuel ?
Isha : Pour ma part, c’était Rapattitude, mes frères l’avaient acheté. Il y avait aussi Ministère A.M.E.R., je me souviens avoir très vite mémorisé « Sacrifice de poulets », le morceau était juste énorme, je le connaissais par cœur à dix ans. Je n’ai pas aimé le rap à ce moment-là, on va dire que c’était une mode. C’est quand il est venu à moi de manière palpable, quand j’ai vu des rappeurs de mes propres yeux, des amis, des grands, que ça m’a donné envie d’en faire.
Vîrus : Pareil, découverte pas très originale avec un grand frère qui écoute du rap, qui a eu la chance de vivre des choses en temps réel et qui a un petit frère qui laisse traîner une oreille. Je suis né in extremis pour découvrir quelques trucs en temps réel, j’ai ensuite rattrapé certaines sorties et Ministère A.M.E.R. fait partie de mes groupes phares aussi. Moi c’est « Brigitte femme de flic » que j’ai retenu, voilà. [Rires] Il y a des écoles. La même année pouvaient sortir Ménélik et peut-être Ministère A.M.E.R. Tout comme ceux qui écoutaient Nirvana et Ministère A.M.E.R. au collège. En fait, ce n’est pas une musique choisie mais une musique territoriale.
A : On choisit de se mettre à l’écriture ou fait-elle aussi partie de cet environnement ?
V : Pas très original non plus mais je pense que c’est par mimétisme. Moi, franchement, je vais vous dire la vérité, avec toute la modestie qui m’entoure : j’écoutais des trucs et je me disais que je pouvais faire mieux. [Rires]
A : C’est un challenge du coup.
V : Ba ouais, sinon ça sert à quoi de le faire ! Le mec qui s’y met se dit forcément qu’il fait mieux que d’autres. C’est par contamination. Même avant d’écrire, on a des textes dans la tête en étant gamin. Et des fois, on les poursuit nous-mêmes. Après, il y a « écrire » et « dire », et ça c’est encore autre chose. Je viens d’un environnement, d’un endroit, d’une époque, peu importe, où tout le monde n’avait pas le droit de dire, il fallait passer un péage. Il y avait une atmosphère assez exigeante, tu ne pouvais pas te pointer comme ça. Et même si ça s’est installé, c’est parce qu’il y a eu beaucoup de monde avant. Donc l’écriture, oui, c’est une contamination.
A : Tu t’es octroyé ce droit de dire rapidement ?
V : Ah non pas du tout, je me cachais. Il y avait les grands qui rappaient, moi je n’osais pas, j’enregistrais en cachette. Puis il faut passer le cap d’oser. C’est de l’audace. Entre « Brigitte femme de flic » et « Sacrifice de poulets », ce que je retiens du Ministère A.M.E.R., c’est l’audace qu’il y a dans les morceaux.
A : Et toi Isha, comment t’est venue cette audace ?
I : Moi, je crois que c’est l’alcool, euh l’école. [Rires] Je peux reprocher beaucoup de choses à l’Éducation nationale dans ma scolarité. Quand je vois mon fils de dix ans, la manière dont ils apprennent et dont l’école arrive à faire en sorte qu’ils soient curieux, c’est beaucoup mieux qu’à mon époque. Mais il y avait quand même un exercice, la rédaction, où tu devais expliquer ce que t’avais fait le week-end ou quel film tu avais vu, c’était un des rares moments où je me sentais bien parce qu’il n’y avait pas de professeur, c’était juste moi et ma feuille. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’aimais bien écrire, ce n’était pas une corvée, je le faisais avec plaisir. Quand on nous demandait de faire deux pages, j’en faisais quatre. Des années plus tard, c’est comme si c’était resté gravé dans ma mémoire, je me suis souvenu que j’aimais écrire quand je voyais des rappeurs expliquer notre quotidien. Pouvoir raconter un truc en étant à Baltimore et qu’un mec de Bruxelles puisse s’identifier, avec des similitudes, c’est magique. C’était aussi l’époque des improvisations, c’était une manière de tuer le temps, de s’exercer, d’affûter un peu sa créativité, on freestylait par rapport aux tenues des gens. À ce moment-là, je me suis engagé pour la vie je pense.
A : Tu avais aussi cette notion de challenge, cette volonté de vouloir faire mieux ?
I : Non, je ne pense pas, parce que je me trouvais très nul au début. J’avais un groupe avec des potes qui avaient quatre ans de plus que moi. J’étais plus en mode « ils vont m’apprendre à bien rapper ».
A : Du coup, tu ne te cachais pas ?
I : Non, non. On a toujours fonctionné en cercle. Même quand il y avait une ambiance un peu rue, quartier, avec tout le monde, il y avait des jours où l’on faisait notre truc à nous sans personne autour, donc zéro complexe.
« Pouvoir raconter un truc en étant à Baltimore et qu’un mec de Bruxelles puisse s’identifier, avec des similitudes, c’est magique. »
Isha
A : Aurore, tu as commencé à écouter du rap pour tes recherches. Pourquoi as-tu choisi ce sujet et comment es-tu entrée dans un univers aussi vaste à rebours ?
Aurore Vincenti : Depuis petite, je me suis toujours intéressée à la langue, les dictionnaires ont fait partie de ma vie très jeune. Je viens d’un milieu très bourgeois où en termes de mixité sociale, ce n’est pas idéal. Mais du côté de ma mère, il y avait un parler populaire des halles, un français argotique des années 1950/1960, les films d’Audiard, une maîtrise de ces jargons. Ma mère était moins d’un milieu aisé et elle avait une façon de passer d’un registre de langue hyper châtié à un registre très argotique voire vulgaire qui m’émerveillait, c’était toujours déconcertant mais aussi très chic. C’était très élégant d’arriver à naviguer entre les deux.
A : Ta mère avait de l’audace comme le Ministère A.M.E.R.
AV : [Rires] Elle avait beaucoup d’audace oui. Mais le dictionnaire m’ennuyait un petit peu donc j’ai cherché très rapidement tout ce qui n’y entrait pas, même les sons, ce qui était de l’ordre de l’onomatopée. Et dans ce monde-là qui échappe à la définition, j’ai voulu faire des recherches sur les argots et je me suis demandée ce qu’était un argot aujourd’hui, un parler populaire, un parler des rues. Ce n’est pas très compliqué à trouver, je prends les transports en commun et je tombe sur ces sons. En revanche, les seules traces écrites, matérielles, des parlers des rues, sont dans le rap, à peu de choses près. Donc le rap représentait pour moi un lieu d’archive. Certes je n’ai pas du tout la même perception que quelqu’un qui a grandi dans le rap mais pour moi, ça a été une découverte, un peu comme quand on entre dans une bibliothèque seule avec tout le mystère de découvrir un trésor. Alors ça n’est pas toujours écrit mais on trouve des traces sonores, ça reste de l’archive.
En plus de la dimension d’archive, il y a surtout une dimension de laboratoire dans le rap. La langue qu’on entend dans la rue passe dans le rap et se transforme. Les rappeurs sont des artistes, ils s’imprègnent de cette langue, la transforment, la manipulent, la bouleversent et la renversent. De voir à la fois comment c’est un matériau d’archive mais aussi un lieu de transformation artistique m’a beaucoup intéressée. Enfin, c’est un espace de diffusion de dingue, le rap est la musique la plus écoutée. Le rap est donc un vecteur de diffusion de ces parlers des rues. C’est un endroit merveilleux à explorer.
A : Concrètement, comment fais-tu tes recherches ?
AV : J’ai commencé par les mots en cherchant dans Genius, ce site est incroyable ! On y entre un mot et on a toutes les occurrences dans les textes qui sont écrits. Ceux qui n’ont pas été retranscrits y échappent mais il y en a déjà énormément. Par l’entrée du mot, je trouvais donc une série de morceaux avec des artistes que je ne connaissais pas. Je tombais sur un morceau, je l’écoutais en le lisant… oui j’écoute du rap en le lisant, ce n’est pas très académique dans le milieu mais tant pis. [Rires] Même encore aujourd’hui, à chaque fois que j’étudie un texte, je passe par ce qui a été retranscrit et par la différence entre ce que j’entends et ce que je lis, parce que souvent il y a des différences.
A : Tu sens que ton oreille s’est affûtée au fur et à mesure des écoutes ?
AV : Oui, quand même. Et j’ai appris à aimer le rap. Quand on ne connaît pas une culture, au début, c’est une découverte, le goût s’affûte aussi. On m’a beaucoup dit : « Pourquoi tu veux travailler sur le rap ? Ce n’est pas de la culture. » Ce que je réponds c’est que ce n’est juste pas la culture que vous connaissez. Quand on ne connaît pas quelque chose, on a du mal à l’aimer, à s’y faire. Je vous donne un exemple un peu transgressif, le mot « autrice », j’ai entendu un certain nombre de personnes me dire que c’est moche. Mais sur quel critère ?
A : C’est juste que l’oreille n’est pas habituée.
AV : Voilà. Donc quand l’oreille n’est pas habituée, on porte des jugements à l’emporte-pièce. Mais quand on s’habitue, on se met à aimer.
V : Je ne suis pas trop d’accord, je pense qu’il y a des mots qui ne sont pas forcément beaux à l’oreille pour des raisons de glotte. Il y a des spécialistes dans ce domaine qui étudient des phonèmes. Même nous, quand on écrit nos textes, notre bouche a une gymnastique et parfois c’est difficile. Et « autrice », et bien on a le nez qui se plie, peut-être que c’est ça.
I : Je pense que tu le sais à partir du moment où tu l’écris, quand tu le travailles, tu sais que ce n’est pas le bon mot.
V : Tu vois « autrice » [il appuie sur la dernière syllabe en grimaçant], alors que « auteure »…
A : « Directrice » non plus ça ne passe pas alors ? « Actrice » aussi ?
V : C’est juste qu’un jour, je suis tombé sur un spécialiste qui était dans la gymnastique de la glotte, des joues, de nez, qui expliquait pourquoi certains mots sonnent ou ne sonnent pas.
AV : Mais, ça sonne bien, c’est beau, ce n’est pas beau, qu’est-ce que c’est que ce jugement de valeur ? C’est purement subjectif. Alors oui, moi aussi il y a des mots que je trouve très moches mais ce n’est pas une raison pour les condamner.
I : C’est comme le goût, on peut faire la comparaison. Il y a des goûts qui sont amers, un peu plus durs, mais je pense que pour une majorité de personnes, le sucre est plus agréable que le poivre.
A : Sauf si tu as été habitué depuis petit au poivre, c’est comme le piment.
I : Mais dans ce cas-là, le jour où tu goûtes le sucre, tu comprends ce qu’est la douceur.
AV : En gros, vous aimez bien la solution de facilité. Quand c’est doux c’est mignon on y va mais quand ça gratte un peu on n’y va pas c’est ça ?
V : C’est une gymnastique.
A : Au final, cette question de glotte et de gymnastique c’est aussi parce que c’est une langue que l’on connaît. Dans la langue arabe par exemple, il y a des sons qu’un Occidental ne saurait même pas reproduire.
AV : Exactement.
« En plus de la dimension d’archive, il y a surtout une dimension de laboratoire dans le rap. La langue qu’on entend dans la rue passe dans le rap et se transforme. »
Aurore Vincenti
A : Est-ce qu’il y a pour vous des langues qui sont plus faciles à rapper que d’autres ?
V : Alors c’est facile mais j’ai l’impression que l’américain, oui. Quand on écoute, il y a une navigation dans la langue qui est plus simple. Parce qu’exemple le rap allemand, je suis désolé… [Rires] Quand le mec rappe, il y a une exclusion directement. En vérité, à part le rap français, américain, anglais… mais il doit y avoir une histoire de francophonie, d’anglophonie, de Romains, de Grecs, je ne sais pas qui a imité qui.
A : Que peux-tu nous dire en tant que linguiste sur ça Aurore ?
AV : On a une langue qui n’est pas tonale, on n’a pas d’accent tonique dans la langue française alors que c’est le cas dans l’anglais. C’est ce qui fait que ça donne l’impression de musicalité de la langue, elle est au sein des mots et des rythmes des phrases parce qu’il y a des accents quand les mots sont scandés et aussi en fonction de leur place dans la phrase. Alors qu’en français, c’est très linéaire. Ça dépend vraiment des langues. En effet, ça peut être plus simple dans une langue chantante comme l’anglais ou l’italien par exemple. L’italien est une langue hyper tonique, il y a de accents partout, c’est pour ça que ça sonne bien à l’opéra. Alors qu’en français, un opéra peut être dur, c’est d’ailleurs pour ça que les chanteurs sont obligés de modifier les sonorités des mots, ce qui fait qu’on ne comprend plus tellement le sens de ce qui est chanté car il faut mettre du ton dans le français.
V : En admettant que le marché francophone soit le deuxième marché au monde du rap, je pense que ça a un rapport avec la langue et avec sa réception.
A : Est-ce que ce n’est pas aussi par rapport à la richesse de la langue ? Au-delà de la forme, est-ce que le fond n’a pas permis cela ? Il y a beaucoup de synonymes, d’homonymes, des langages locaux de la France et des argots provenant d’autres pays.
AV : Je ne peux pas réellement répondre au pourquoi on a une langue qui serait particulière au rap mais peut-être qu’historiquement, le fait que ce soit une musique assez contestataire avec un ancrage social et politique, on a ça en nous dans notre culture politique en France, pourquoi pas ça. Mais sinon, le rap est un rapport au son qui joue aussi beaucoup avec la ligne qui n’est pas censée être chantante. Si je ne m’abuse, je ne suis ni musicienne ni rappeuse, ce que je comprends, l’idée ce n’est pas de la chanson dans le rap, on est d’accord ?
I : Non c’est du texte avant tout.
A : Isha, as-tu déjà été confronté à ces problématiques, à des mots qui peuvent écorcher un peu la bouche ? Peut-être devoir déformer un mot pour qu’il puisse mieux rentrer dans une phrase.
I : Oui bien sûr. Des fois, il faut écourter légèrement ou mâcher volontairement le mot pour le rendre plus agréable comme à l’opéra. Ça arrive très souvent.
A : Et le rap flamand d’ailleurs, qu’en penses-tu ?
I : C’est marrant parce que de base, on n’aimait pas, mais finalement, on s’y est habitué. Je pense que c’est parce que maintenant, le rap est accompagné d’un visuel, d’un univers, d’un dress code, donc forcément on va être influencé par toutes ces choses-là pour aimer. Pareil pour le ghetto français qui je pense est vu d’une certaine manière à travers le monde, donc c’est peut-être pour ça que les gens s’y intéressent, l’actualité, les choses qui s’y passent, le monde peut par moment regarder. Moi, par exemple, je sais que depuis les attentats en Belgique, les gens s’y intéressent un peu plus. Il y a ces facteurs-là aussi, le rap ce n’est pas que du texte et de la langue, c’est un univers. Depuis deux ou trois ans, on parlait de rap japonais, et quand j’ai écouté, j’ai trouvé que ça sonnait bien. Je regarde les clips, je vois qu’il y a un univers, ils sont bien habillés, il y a tout un mouvement et ça me fait aimer le rap japonais.
« J’ai l’impression que pour beaucoup, le rap est une écriture vachement environnementale, on a certains complexes au départ, et ça rend bavard. »
Vîrus
A : On parlait du fait que le rap ne soit pas chantonné, si je prends ton exemple Isha, tu fais plus de refrains chantonnés, des toplines, ton rapport aux mots et aux tonalités est-il différent entre les couplets rap et les refrains chantonnés ?
I : Ouais. Je vais revenir à l’image du piment et du sucre. J’ai l’impression que dans les refrains, il faut faire un peu plus mielleux, pas en termes de mélodies mais de compréhension : on répète les choses pour que les gens comprennent, c’est moins lourd. Et dans les couplets, on se permet d’être un peu plus précis, peut-être même agressif. Pour moi, il y a une vraie différence entre les deux oui.
A : Toi Vîrus, au contraire, tu ne fais pas trop de refrains et ils ne sont pas forcément plus doux.
V : Non mais je galère à faire des refrains moi.
A : Qu’est-ce qui te bloque ?
V : [Il réfléchit] Si, j’ai des refrains quand même un petit peu. J’ai l’impression que pour beaucoup, le rap est une écriture vachement environnementale, on a certains complexes au départ, et ça rend bavard. Le rap reste une musique très bavarde, ne serait-ce qu’en volume de mots par rapport à d’autres courants. Du coup, moi, mon but n’est pas trop d’essayer de faire des refrains, même si des fois ça arrive sur un accident. En réalité, les refrains sont meilleurs dans la rue qu’en studio, quand on est dehors quoi. Mon objectif est d’arriver à réduire les mots, de faire de plus en plus court.
I : Aérer.
V : Ouais, vraiment. Il y a une école de l’air, de l’aération, que j’aime beaucoup. Mais sinon, on parlait de l’écriture chantante tout à l’heure, en fait, c’est plus « musiquée ». Quand Isha dit qu’on fait parfois le deuil d’un sens plus fort, plus violent, pour que le truc sonne, navigue… je pense que ça a dû t’arriver… on essaie mais ça ne rentre pas quoi… mais ce n’est pas grave, on fera mieux plus tard.
A : Qu’y a-t-il au commencement de l’écriture d’un morceau ? Un verbe ? Une émotion ? Une volonté finale qu’on souhaite atteindre ?
I : Je pense qu’on a tous un rapport un peu différent mais pour ma part, il y a vraiment une communion avec l’instru. Je me pose la question de quelle manière l’instru va me servir… je ne sais pas comment expliquer, ce n’est pas une symbiose mais c’est comme un tremplin, voilà, comment je vais rebondir sur la prod. Et à partir de ce moment-là, je sais à peu près si ça va être aéré ou condensé, c’est l’instru qui me dicte ce que je vais faire. Et après avoir vu travailler pas mal de rappeurs, il faut le souligner, ça vient instinctivement, il n’y a pas énormément de réflexion. Ça ne s’explique pas, on met une prod et hop, il y a des jeunes qui font des mélodies comme ça, vraiment du tac au tac. Il y a peut-être un truc cérébral qui se passe, tu te dis « je vais aller à gauche ou à droite », je ne sais pas, mais c’est très peu réfléchi.
A : C’est toujours la prod au départ pour toi ?
I : Ouais, pour moi c’est ça. J’ai un ami d’ailleurs, je n’arrive toujours pas à percer ce mystère, je ne sais pas si t’en connais des comme ça Vîrus, qui écrivent sans musique. C’est incroyable ! Il était toujours au parc avec son carnet, il n’avait même pas de mp3 et il écrivait des kilomètres de textes. Alors que nous, on a toujours rappé sur des morceaux, il y avait obligatoirement de la musique.
V : Moi j’aime bien aussi les prods qui impulsent la chose. Après il y a plusieurs écoles : l’école écolière qui garde les stigmates de la scolarité, c’est-à-dire tu prends un thème et tu fais thèse, synthèse et antithèse. Il y a l’école accidentelle, instinctive ou spontanée, celle-là c’est accueillir quelque chose de presque mystique parfois ; ce n’est pas toujours joyeux, ça peut nécessiter une deuxième lecture. Moi j’écris beaucoup comme ça, souvent les textes s’écrivent en une nuit. Ça met hyper longtemps à ruminer et les gens n’y croient plus quand on s’est engagé pour un projet. La sauce monte, monte, et souvent c’est la veille de la date butoir que ça vient. Le temps d’écriture est rapide et court. J’ai déjà eu d’autres méthodes où je voulais prendre un thème parce qu’on a grandi dans cette école, c’était le cas dans une grande partie du rap et ça m’a marqué. Je pense que l’école nous a transmis des choses, c’est bon, même si on y est resté ou plus ou moins longtemps. Maintenant, il est temps de s’en remettre aux bénédictions.
A : C’est comme s’il fallait que tout soit aligné : le mood, les envies, la musique, tout en étant en adéquation avec vos méthodes et vos rituels.
I : Oui c’est ça. Moi j’ai une fascination pour l’inspiration, je ne comprends pas son mécanisme. J’aimerais bien qu’un jour des scientifiques m’expliquent ce qui se passe, le cheminement qui fait qu’une idée arrive. Dans mon rapport au rap, si j’ai quitté l’école, ce n’est pas pour faire autre chose de manière scolaire, pour me donner des horaires. Par exemple, si je ne connais pas la définition d’un mot, je ne vais juste pas l’utiliser, je vais en choisir un autre que je connais et je vais peut-être regarder la définition pour apprendre un mot…
AV : Je ne vais pas te fliquer, t’inquiète. [Rires]
I : T’as vu, je t’ai regardée en plus. [Rires] L’inspi, c’est tellement magique ! Il y a beaucoup de rappeurs qui vont en studio de manière scolaire parce qu’ils doivent aller en studio. Un jour, un mec m’a demandé un couplet que je mettais du temps à rendre. J’ai dû lui dire : « Gros, on n’est pas à l’usine. » On est des artistes, il y a l’inspiration, le moment. « Donc je ne peux pas te dire quand je vais le pondre ton couplet mais arrête de me mettre la pression parce que t’es en train de niquer ma vibe. » C’est comme si j’attendais le bon moment, que j’allais en studio comme un zombie. J’arrête tout et je vais au studio parce que j’ai de l’inspi. C’est ma manière de créer.
A : C’est marrant de se dire qu’il y a un mot que tu ne connais pas et dont tu vas chercher la définition, mais ce mot est tout de même venu alors qu’il t’est inconnu.
I : Ouais. Je l’ai entendu, il me dit quelque chose, j’ai un mot qui rime avec, mais je ne me l’approprie pas nécessairement.
« C’est comme si j’attendais le bon moment, que j’allais en studio comme un zombie. J’arrête tout et je vais au studio parce que j’ai de l’inspi. C’est ma manière de créer. »
Isha
AV : L’écriture vous met-elle dans un état particulier ? Dans une interview avec Marie Richeux sur France Culture en 2016, tu disais Vîrus qu’écrire te coupait des gens.
V : Ouais. J’ai du mal à écrire quand il y a des gens autour, c’est une espèce de cellule très accueillante. Je barricade, je me mets en mode avion pour ne pas être parasité. C’est pour avoir une base de quelque chose. Mais il n’y a plus rien de valable entre le moment de cette interview et aujourd’hui. S’il y avait vraiment un tampon sur une méthode, « moi c’est comme ça », en fait, on est mort. Moi je n’arrête pas de découvrir d’autres façons de faire, jusqu’à arriver dans l’extrême de l’improvisation, surtout pour des concerts totalement improvisés, qui me sortent carrément du cadre du rap où le couplet démarre là et puis si tu te plantes tu demandes au DJ de recommencer. Le rap est pour moi une sorte de prison et beaucoup d’école. C’est aussi beaucoup de complexes culturelles et intellectuelles, ainsi que beaucoup, pas de gâchis mais… il y a beaucoup de gens dans le rap qui auraient pu mener d’autres carrières scolaires, souvent on n’était pas mauvais en français et se retrouver dans le rap pour faire de l’école, c’est clairement le pire cauchemar. J’y suis passé, il y a des EPs où c’est carré mais c’est bon, c’est fait. C’est pour ça qu’il ne sort pas grand-chose de mon côté, [il sourit] parce que je cherche à chaque fois des méthodes et j’aime bien ce qu’Isha dit : quand tu sais qu’il y a le studio, t’es immergé.
Quelque chose qui existe dans d’autres environnements, c’est l’esprit de résidence, les séminaires. Il y en a de plus en plus dans le rap. Et je me dis, pourquoi on ne fonctionnerait pas comme ça, parce que le rap, tu peux le faire sans voir les gens, c’est quand même terrible, on perd des molécules humaines. Donc c’est possible de faire avec des cadres et ça peut même fonctionner. J’aimerais bien partir un mois, sans être forcément dans une maison de disques, jouer à la console et plonger dans la piscine, mais c’est juste que les rencontres ont vraiment lieu, sans pression. Même si au début du rap il y avait cette manière de faire ses classes, maintenant c’est bon, on a passé notre bac du rap et on l’a eu en vrai, sinon on ne serait même pas là.
I : C’est un peu paradoxal parce qu’on est là pour parler réflexion avant d’écrire et écriture, mais en fait, moi depuis quelques mois, je n’écris plus, je vais dans la cabine directement. Ce sont des petits qui m’ont fait changer d’avis, des jeunes que je produis et à qui je reprochais de ne pas être préparés en allant en studio vu qu’ils se pointaient sans texte et sans instru. Un jour, j’ai essayé et ça a changé mon rap. Donc je vais en cabine, sans stylo, sans téléphone, une phrase vient, je la dis, je demande à l’ingé de laisser couler l’instru. Puis une autre phrase vient, je la mets, etc. Ça me permet, déjà, de prendre confiance en moi. Parce que comme tu disais Vîrus, quand on a quinze ans de rap… On parlait de ça avec Youssoupha, je lui disais : « Mais pourquoi on se prépare en fait, on sait le faire. On a des centaines de morceaux sur lesquels on a mis nos voix, pourquoi on va se préparer pendant un après-midi parce qu’on a une session le lendemain. » Et quand tu essaies cette nouvelle manière, c’est encore mieux, il y a une autre énergie. L’écriture me procure des sentiments douloureux par moment, tu ne trouves pas la rime, tu cherches, et là ça devient trop scolaire… Et les rares fois où je m’amuse, c’est quand je dis des choses qui me font rire. Il y a une légèreté dans le fait d’aller au studio et de se faire confiance, que les gens te fassent confiance, et ça marche.
A : Et la confiance va au-delà des années d’expérience. D’ailleurs, quand je t’ai invité à cette table ronde Isha, il a fallu te convaincre pour que tu acceptes. Tu m’as dit : « Mais j’écris normalement, pourquoi je viendrais ? » Il y a eu de la confiance depuis ?
I : Pas forcément. Mon écriture est juste faite d’images et pour moi ce n’est pas un exploit de se souvenir d’une image et de la chanter.
A : L’exploit est de mettre ces images ensemble et de leur donner du sens.
I : Oui, d’en faire une fresque, de trouver la bonne association. Mais par exemple, des mecs comme Scylla ou Sheldon, ils écrivent vingt fois mieux que moi, il y a vraiment un aspect poétique chez eux. Là où pour ma part, c’est juste une succession d’images.
Isha, Aurore Vincenti, Vîrus et Ouafae Mameche à La Médiathèque de La Canopée, le 10 novembre 2021
A : Tu fais une très bonne transition parce que je voulais évoquer ton morceau avec Scylla, « Clope sur la lune ». Je me souviens d’un post Instagram dans lequel tu disais que c’était l’un des morceaux, peut-être le seul, dont tu étais satisfait. Pourquoi ?
I : Parce que je vois toujours des imperfections. Je ne dis pas que celui-là est parfait mais, souvent, je vois des imperfections qui m’empêchent de kiffer certains couplets. Je me dis que j’aurais pu rimer autrement, que l’image n’est pas top. Mais dans ce couplet, si tu me demandes d’enlever une phrase, je ne sais pas laquelle enlever, c’est le seul couplet où il n’y a rien qui me dérange.
A : Comment l’expliques-tu ?
I : Moi je fonctionne aux coups de pression en fait. Il n’y a que trois mecs avec qui j’ai fait des feats qui m’ont demandé de leur envoyer ce que j’avais écrit avant : Georgio, Scylla et un dernier qui n’est pas sorti. Et ce sont mes deux meilleurs couplets. Je crois que c’est parce que j’avais peur de les décevoir. Georgio, c’est un mec qui m’a dit : « Ouais, rappe-le moi un peu comme ça pour voir. » Ce sont des mecs justement qui ont un truc très scolaire avec le rap et ils peuvent te dire : « Ouais, franchement, cette phrase-là, tu peux faire mieux. » Ce sont des mecs pointilleux, donc j’ai fait un effort.
A : Ça ne te dérange pas d’avoir un avis d’un autre rappeur sur ton texte ?
I : Non, ça ne me dérange pas, tant que ce sont des mecs que je respecte, qui ont une bonne culture musicale, il n’y a pas de souci. Tant que c’est quelqu’un qui connaît et aime ma musique, je le laisse un peu contrôler, et puis c’est son projet en vrai.
I : Toi Vîrus, tu as travaillé en collaboration avec d’autres rappeurs, notamment avec l’Asocial Club, vous vous faisiez des retours ?
V : Des fois oui, des fois non. Il y avait un créneau de studio tel jour, il fallait qu’on essaye de le rentabiliser. Il arrivait qu’on s’envoie des couplets parce qu’il fallait bien qu’il y ait des amorces, écrites sur téléphone, mais c’est le studio qui a mis plus la pression. Mais je suis assez en demande de retour par rapport à mes textes quand j’envoie des trucs. J’ai déjà laissé des gens vraiment modifier des bouts de textes, c’est une proposition en fait. Pour moi, faire des morceaux avec des gens, ce n’est pas simple parce que je suis habitué à faire ça dans mon coin. Et après, ça dépend, qui, quoi. Il n’y a pas longtemps, j’ai essayé de fourguer cinq phrases pour cinq-cents balles, bon ce n’est pas passé quoi, ce n’était pas assez donc j’ai rajouté des phrases. [Rires]
A : Y a-t-il un son ou un couplet dont t’es fier et auquel tu n’enlèverais rien ?
V : Ça fonctionne plus à celui qui aurait le moins d’imperfections entre guillemets. On a d’autres petites bulles qui s’allument sur le texte, mais ce n’est pas grave, elles iront dans un autre texte. Mais ouais, il y a des trucs que je ne laisserai plus jamais passer aujourd’hui, comme des name droppings, ce n’est pas toujours bien senti, il y a moyen de faire plus subtil. Je sais que dans le cd qui est là [Le Choix dans la date, 2011], ah je me suis grillé tout seul… mais je sais qu’il y a deux ou trois phrases qui sont des phrases un peu populaires, qui ne sont pas à moi, et ça pourrait être du vol. [Rires] Tout le monde ne le capte pas mais il y en a où je me suis dit : « Quand même, celle-là, ce n’est pas toi. »
A : Et bizarrement, juste après, tu as sorti un projet dans lequel tu reprenais les mots d’un poète du XIXᵉ siècle. Et là, l’appropriation est totale, voulue, assumée, pour en faire autre chose.
V : Ouais, c’est une visite, une invitation, c’est mon pote quoi. C’était dans ma bouche déjà de base.
A : Vous avez le point commun d’utiliser beaucoup d’images et d’en créer dans la tête des auditeurs. Dans « La Vie augmente », Isha dit : « C’est pas moi, c’est ma plume qui me raconte des images. » Comment se nourrit-on au quotidien pour avoir des images ?
I : Je pense que les rappeurs, on a un truc… tu es un rappeur du matin au soir, même quand tu dors, dans le sens où tu vas voir un truc marquant, tu vas le stocker. Être rappeur c’est l’art de remarquer des choses que d’autres n’ont pas spécialement remarquées, des choses qui peuvent paraître bêtes pour certains. Quand tu remarques un truc, tu peux le rendre drôle ou triste. Je pense qu’il faut avoir un disque dur et stocker des images pour les ressortir quand elles reviennent. Soit elles reviennent un jour, soit tu les as vraiment bien stockées et tu vas devoir les chercher. Mais c’est l’observation avant tout. Les rappeurs, c’est les caméras du ghetto. Quand tu vois un mec qui va chercher un sandwich et se cacher pour le manger, tu l’as vu, c’est tout, mais tu peux l’expliquer avec des tournures de phrases et rendre ça drôle ou triste.
V : Moi je pense que l’inspiration c’est juste de la mémoire.
A : Voilà Isha, tu as ta réponse, toi qui disais ne pas comprendre l’inspiration.
I : Ouais, une mémoire d’émotions peut-être.
V : Ouais, même si ce sont des mémoires corporelles ou visuelles. C’est pour ça que des fois ça ne rime pas mais ce n’est plus grave maintenant qu’on a le bac. C’est parce que c’est tout simplement vrai ! Et puis surtout dans le texte, dans l’esprit, ça joue à Tetris constamment. Même là, on parle, mais il y a presque une dissociation entre ce que vous voyez et cec qui se passe dans la tête qui continue de tourner. C’est complètement une névrose. Et les écrits non névrosés, ba en fait, ça donne de l’encre. [Rires]
Vîrus - Champion’s League
A : Aurore a choisi de parler du titre « Champion’s league ».
V : C’est mon tube. [Rires]
AV : Il parle de langues et de langages, il est politique, c’est ce qui m’intéressait. Ce que je me suis dit en écoutant, et d’ailleurs quand tu parlais de ton dernier album et de certaines formules où tu te disais que ce n’était pas toi, ça rejoint la question du dictionnaire avec ses mots qu’on connaît déjà et comment, et tous les deux vous faites ça à votre façon, susciter des images qui sont les vôtres et qui font que la langue n’est jamais morte dans les images que vous créez, que ça vient raviver par des associations, par des sons, quelque chose de nouveau qui fait que, tout à coup, on a une nouveauté qu’on n’a pas pu anticiper. Alors toi Vîrus tu le fais beaucoup avec des sonorités, des mots qui se ressemblent ou des mots qui sont proches, homophones, que tu associes. Tu as une langue qui fait réfléchir au moment où on l’entend, on se dit : « Ah ouais je n’avais pas vu les choses comme ça. » C’est le mélange de surprise et de révélation qui est très fort dans une langue littéraire, poétique, appelez-ça comme vous voulez, pour moi le rap c’est de la littérature, on peut en débattre, mais pour moi c’est ça la force du texte, c’est quand ça suscite des images nouvelles par des mots qui tout à coup prennent une couleur qu’ils n’ont pas vraiment dans le dictionnaire.
V : Ben ouais, bah merci. [Rires] Tant mieux en vrai parce que franchement, heureusement que de toute cette réflexion il peut jaillir de temps en temps au moins une contamination. « Allez, réfléchis aussi un peu quoi. » Ce n’est pas le but, ça c’est un tube quand même, ce n’est pas fait pour réfléchir, c’est fait pour danser quoi. [Rires] Que ce soit des éclats comme ça, des images un peu accidentelles, elles ne le sont pas tant que ça en réalité. On est des cerveaux qui n’arrêtent pas de gamberger et heureusement que des fois il y a des petits cadeaux.
A : Tout à l’heure, Vîrus, tu parlais d’aération, est-ce que la suite pour toi c’est justement de continuer à faire autant réfléchir avec moins de mots ? Même si ce n’est pas le but premier.
V : Ouais, moi je veux faire des textes où il y a quatre mots, je veux faire des trucs comme ça, il y en a marre. [Rires] On est trop bavard, enfin je dis « on », je ne voudrais pas que ce soit une chapelle mais rap c’est une forme, c’est un débit, c’est des codes, des histoires. C’est peut-être les mots courants qui me font réfléchir aussi à ça. Là on parle d’écriture et elle est universelle. Peut-être que dans cette salle, il n’y a pas que des personnes qui écoutent du rap et qui sont nés dedans mais d’autres qui en écoutent très peu et qui sont là pour les textes. C’est là peut-être que ça devient de la littérature ou de la poésie. Moi j’espère qu’on arrivera juste à faire du rap avec de l’air.
Isha - Les Magiciens
A : Isha, tu as un morceau avec de l’air et de belles images, c’est « Les Magiciens ». C’est une succession d’images qui racontent la colonisation avec des yeux un peu candides. Dans une interview chez Grünt en 2020, tu disais que tu écris de bons morceaux lorsque t’écris comme un enfant.
I : Oui et c’est aussi valable pour les mélodies. Quand tu écoutes des gros tubes, je pense par exemple à un tube absolu du rap français de La Fouine, « Du ferme », c’est une mélodie enfantine. C’est marquant quand tu dis des choses d’une manière un peu directe, simple et efficace. Je pense que les enfants font ça là où les adultes ont plus tendance à chercher la bonne formule, la bonne porte. Des fois, un enfant peut arriver dans une pièce et poser une question qui va mettre tout le monde mal à l’aise et c’est ce que je cherche dans ma musique, d’arriver à vous faire vivre les montagnes russes d’émotions dans un même morceau, dans un même couplet parfois, et ça je n’ai pas encore réussi. Mais dans une même phrase, arriver à jouer avec des émotions, je trouve ça magnifique.
Je n’étais pas du tout sensible à l’art, la peinture, le dessin, ça ne m’intéressait pas trop, et j’ai l’impression qu’il y a peut-être un moment où tu es prêt pour accueillir ce genre de choses. Et là, je découvre la peinture, Léonard de Vinci, et ça me donne des émotions de ouf. Dans un même tableau, tu peux avoir différentes émotions. J’ai regardé un docu sur De Vinci justement et le fait d’avoir une fresque avec une personne heureuse et une personne qui est en train de mourir, qui voit la mort, c’est un truc de ouf. En regardant ça, je me suis dit que c’est ce que je cherche aussi. Quand tu regardes en haut à droite, tu es émerveillé, à gauche, tu as peur, au milieu tu as de l’espoir, c’est pour ça que tu peux pleurer devant ce genre de tableaux.
AV : Et c’est ce qui se passe avec « Les Magiciens », avec l’image que tu choisis, c’est une image qui est merveilleuse. Un magicien c’est connoté hyper positivement. C’est beau la magie, c’est joyeux, c’est heureux et là il y a un changement de regard, un regard d’enfant avec l’horreur derrière de la colonisation et de l’esclavage. Les magiciens sont finalement ceux qui viennent opprimer et tuer.
I : Exactement. Ce titre est parti de mon père qui était au Congo mais qui est allé très jeune en Europe, je crois à 20 ans, dans le cadre d’une bourse d’études. À son retour, sa grand-mère lui dit : « Qu’est-ce tu fais là ? Quand les Blancs prennent quelqu’un, il ne revient jamais. » Elle croyait vraiment que les Blancs nous mangeaient. Et c’est là que tu vois qu’en Afrique, il y a des choses qui relèvent de la magie. Les Blancs viennent en bateau, avec des choses en main ; je parle aussi beaucoup de la Bible, ils ont réussi à faire peur avec un livre, à tendre l’autre joue. Là où n’importe quel parent dira à son enfant : « Si on t’attaque, défends-toi. » Ils ont réussi avec un livre à te dire : « Si on te frappe à droite, donne la gauche », et ça relève de la magie.
A : Comment expliques-tu que ce morceau ait eu une telle résonance auprès du public ? C’est un peu ton tube finalement.
I : Ouais, je crois que c’est l’association d’émotions, comme quand je parlais de fresque, dire des choses très dures avec un langage d’enfant. La performance de ce morceau est peut-être là. Mon père était historien, spécialiste de la colonisation du Congo belge, j’avais toujours su que ce thème était ancré en moi. Mon père était vraiment un produit des colonies, ils lui ont dit ce qu’il devait étudier, tout était dicté à l’époque. Et donc j’avais toujours eu envie de parler de ça, ce sont des choses qui font partie de ma famille, mon père a écrit certains livres là-dessus, mais je ne voulais surtout pas le faire de manière reloue et pas heurter les gens. C’est un thème qui appartient à l’histoire, ce sont des vieux démons qu’il ne faut pas déterrer comme ça, surtout qu’on est en train de faire des choses pour de la réconciliation.
V : Ça me fait penser au morceau « L’Aigle noir » de Barbara qui parle des sévices qu’elle a vécus. Il faut l’écouter, c’est différent que d’être dans le factuel, c’est ça la magie. C’est aussi peut-être une façon de se réconcilier, d’aborder des choses dures de cette façon-là. C’est une forme de paix à rechercher. Mais j’ai vraiment bloqué sur le rapport à l’enfant. Je pense qu’un artiste, son objectif, c’est de se décontaminer de tout ce qu’on lui a mis dessus contre sa volonté. Et il recherche l’enfant en lui, son enfant. Ça peut jouer des tours, sur le rapport à la paternité par exemple. Et c’est bizarre parce que c’est dans ses méthodes enfantines qu’il y a un écho. On est toujours surpris de la réception de tel ou tel titre, alors qu’on a tout mis dans l’un et pas dans l’autre.
« Je pense qu’un artiste, son objectif, c’est de se décontaminer de tout ce qu’on lui a mis dessus contre sa volonté. Et il recherche l’enfant en lui, son enfant. »
Vîrus
A : Le postulat de départ était qu’on rappe parce qu’on est le fruit de notre environnement et on termine en disant il faut se débarrasser de tout cet environnement qu’on a emmagasiné pour avoir un regard neuf, naïf, afin de produire des choses qui touchent.
I : Oui, c’est de l’art brut. Tu vois ce que c’est l’art brut ? Il y a un musée de l’art brut à Lausanne, qu’on m’a conseillé. Ce sont des personnes qui sont diagnostiquées et qui font des œuvres. On a l’impression de voir que des œuvres d’enfants.
A : Donc avoir un œil d’enfant avec une expérience, une sagesse, une maturité, c’est ça l’équilibre que vous tentez de trouver ?
I : Ouais, pour ma part, c’est ça. Mais il est présent, je pense que chez toi aussi l’enfant est là. Il ne s’est pas exprimé dans son enfance, c’est pour ça qu’il est encore là.
V : Tu parlais beaucoup toi quand tu étais jeune ?
I : Non. Je suis le cadet de cinq enfants. Finalement tu ne fais qu’écouter, tu ne dis pas grand-chose.
V : Moi c’était un mutisme terrible. Et j’en reviens à ce lapsus sur l’alcool et l’école, je pense que sans l’alcool, je n’aurais pas osé. C’est une flamme. Après, il faut arriver à le faire sans. Du coup, je vais pouvoir me pencher maintenant sur le sujet de l’enfance, vu que l’alcoolisme est acté. [Rires] On ne fait que cheminer. Si on refait cette discussion dans deux ou cinq ans, c’est sûr qu’on aura traversé d’autres choses. Moi je suis sûr que j’aurais fait mon morceau avec quatre mots et Isha aura fait tout un album de tête. En général, chez les enfants muets, ça mouline, il y a des calvities étranges qui se développent. [Rires] Dans un morceau qui n’est pas sorti, j’ai dit : « Peu à peu je m’enfance, je m’enfance, peu à peu, je m’enfonce. » Parce que quand tu t’enfances, tu passes pour quelqu’un qui s’enfonce aux yeux des gens, tu sembles puéril.
AV : Je ne sais pas, je crois qu’il y a un truc d’apprentissage. Il y a l’enfant et l’apprentissage, la culture, la société, la famille, l’école. On nous dit comment il faut bien faire. Et ensuite, il y a une période de désapprentissage. Je pense que je peux faire le parallèle avec la langue, comment la langue s’encroûte. Il y a un mot qui émerge, on l’emploie au début, il est neuf, c’est l’histoire de tous les mots. Il y a eu une première fois où un mec ou une nana a dit un truc et c’est devenu un mot. On l’emploie ensuite et ça donne des expressions figées.
V : On parlait de ça justement, j’ai revu plein de séquences de jeunesse où par exemple, entre potes, il y a beaucoup d’accidents de langues, et pour certains, ça devient leur surnom à vie, ils vont en souffrir toute leur vie. C’est beaucoup d’inventions de mots comme ça qui ont jailli sur des territoires. Dans le quartier à côté, la rue à côté, des fois le mot n’est plus valable. C’est ça qui est beau.
AV : C’est comment on revient à cette créativité-là une fois qu’on on a réussi à se débarrasser de toutes les couches de la société, de l’éducation, du « apprends ta grammaire comme il faut, conjugue des verbes ». Ça ne veut pas dire tout foutre à la poubelle, mais c’est comment on régénère la langue. Et cet aller-retour pour moi se fait par le son, par la sonorité, par le jeu. J’ai toujours eu un truc avec le rap où je me dis : « C’est fou, les rappeurs ont vachement d’humour », et encore plus en vous écoutant. Je pense que ça tient à cette dimension ludique. On sent ce plaisir du maniement de la langue, du bon mot, de la bonne tournure. Il y a une espèce de jubilation à l’écoute.
A : C’est ce que tu disais Isha, le fait de prendre plus de plaisir à écrire des choses qui font rire.
I : Ouais, c’est de la technique, c’est amusant d’arriver à faire des multisyllabiques à cinq, six, sept syllabes. Ça donne une espèce de compétition entre ceux qui aiment ça. Il y a des mots qui ont été rimés mille fois dans l’histoire du rap français et tu vas arriver à faire celle que personne n’a dit. Et il y a des rappeurs comme ça qui arrivent à faire des combinaisons et tu te dis : « Pourquoi personne n’y a pensé ? »
AV : Je trouve que c’est assez frappant chez toi d’ailleurs. Dans le morceau « Recharger », tu parles d’un calibre qui est gros comme une bouteille d’eau pétillante. Moi je m’attendais à un calibre gros comme une teub, parce que c’est le lieu commun, parce que tous prennent la même route.
V : Mais qui dit qu’en Belgique, une bouteille d’eau pétillante n’est pas spécifique à un quartier en particulier. Voilà, faut faire le dico de l’argot de telle rue. [Rires]
I : Ouais, ça m’a fait rigoler.
A : C’est inattendu, c’est surprenant, ça me bouscule, ça m’étonne, ça me fait rire, c’est réussi.
I : Non mais c’est vrai, t’as pris le bon exemple, parce qu’en fait, il y a quatre ans, j’aurais dit ça justement, ce lieu commun, mais cette comparaison était plus drôle. Donc merci.
V : C’est une chance de pouvoir accueillir ces images-là plutôt que celles d’avant. Franchement, c’est vrai et c’est beau.
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